AVANT-PROPOS Il rendit illustres les canons de l’Hermione... C e livre raconte l’histoire des canons qui termineront leur vie sur l’Hermione et cet avantpropos a pour objet de fournir à son lecteur quelques clefs de compréhension en traçant la toile de fond de leur destinée. Celle-ci se profile dès 1762 et prend fin en 1793, soit plus de trente années fortement agitées, notamment pour ce qui est des relations franco-anglaises. Cette histoire prend corps dans un petit coin aux confins de l’Angoumois et du Périgord. Elle est celle des procédés et des techniques d’extraction du minerai de fer, de l’abattage des arbres pour le charbon de bois et le combustible, du savoir-faire de l’eau et des moulins pour l’énergie, de la maîtrise du haut fourneau, du traitement du métal et de son usinage 1. C’est aussi celle des ingénieurs, hommes de savoir, des industriels, maîtres du feu de la forge, et des innombrables et laborieux hommes du fer. Loin du pouvoir central mais sous l’emprise des soubresauts de la grande histoire du siècle des Lumières, ces hommes courageux et tenaces perfectionnent l’art de transformer le minerai de fer en bouches à feu. Maîtrise de la qualité des approvisionnements, technique de la conduite des hauts fourneaux, invention de machines 1. Christian Magne, Au temps où le Périgord-Limousin-Angoumois canonnait en Atlantique, CPIE Périgord Limousin, 2004. Et aussi David Plouviez, La Marine française et ses réseaux économiques au XVIIIe siècle, Les Indes savantes, collection Rivages des Xantons, préface de Martine Acerra, 2014. 13 à usiner « l’âme et la lumière » des canons, mise au point de dispositifs originaux de manutention et de transport, tout fait de leur métier une des gloires méconnues de leur époque. Sortis de ce véritable enfer, certains fûts deviendront, sur leurs affûts, les fameux canons de 12 de type Maritz 1766. Ces canons, on les installe sur des frégates virevoltantes conçues par des constructeurs brillants, dans les chantiers navals alors les plus performants du monde. Puis c’est l’odyssée d’une longue vie de batailles sur presque toutes les mers du globe. Leurs servants, les canonniers, œuvrent à des cadences de forçats pour accabler de boulets de fer l’ennemi du moment – presque toujours l’Anglais. Et ils meurent à leur tour, souvent dans des conditions effroyables. C’est la fabuleuse histoire de ces canons glorieux, sur près de trente ans, de leur lieu de naissance à la frégate du Levant, l’Engageante, puis à leur transfert vers l’Hermione, la frégate devenue le symbole des libertés américaine et française. Les deux cousins Choiseul Tout commence avec deux cousins, ministres qui travaillent la main dans la main, l’un signant un traité de paix avec la Grande-Bretagne, désastreux pour la France, l’autre préparant les conditions industrielles et militaires favorables à la revanche. L’occasion s’en présente douze ans plus tard avec les débuts de la guerre d’Indépendance américaine. Côté français, ce sont d’abord quatre années de manigances et de tractations plus ou moins clandestines où les services secrets tiennent le premier rôle. Grâce à quelques hommes parfois troubles, parfois lumineux, elles débouchent sur trois années pendant lesquelles s’écrit une des plus belles pages de l’histoire de France. Avec son héros, un jeune homme enthousiaste du nom de La Fayette 2 et une frégate de légende, l’Hermione. 2. Gilbert du Motier, marquis de La Fayette, préférait écrire son nom en un seul mot, Lafayette, et ce dès 1776. C’est sous cette forme que la tradition américaine le retient. Ce livre adopte l’écriture en deux mots comme le veut la tradition familiale, magnifiquement illustrée par Madame de La Fayette, l’auteur de La Princesse de Clèves, et comme c’est le cas le plus fréquent chez les historiens français. 14 Le 10 février 1763, est signé le traité de Paris qui met fin à la guerre de Sept Ans. La cérémonie a lieu à la résidence de l’ambassadeur de Grande-Bretagne, le duc de Bedford, Hôtel de Grimbergh, 1 rue Saint-Dominique 3. Certes, l’adresse se situe à Paris mais la puissance invitante est la Grande-Bretagne, tout est dit... Cette guerre avait opposé les principaux pays européens sur terre comme sur mer ; elle reste un des événements majeurs de l’histoire européenne. Ratifiant la domination des mers par l’Angleterre, elle entraîna la dislocation du premier empire colonial français. La guerre de Sept Ans entre la France et l’Angleterre concerna cinq grands secteurs d’affrontement maritime : par ordre d’importance les côtes du Bengale, les côtes canadiennes, les côtes atlantiques françaises, la mer des Caraïbes et la Méditerranée occidentale et ses abords. Dans chacun de ces secteurs, les nombreuses batailles se sont toutes terminées par de lourdes pertes françaises. Une seule a été clairement gagnée par la Royale, celle de Port Mahon à Minorque, le 20 mai 1756, remportée par le Rochefortais Michel Barrin de La Galissonnière, le petit-fils du célèbre intendant Bégon. Pendant que César Gabriel de Choiseul, duc de Praslin, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, engage les négociations devant aboutir au traité de Paris, son cousin Étienne-François, duc de Choiseul, ministre de la Guerre et de la Marine, n’a qu’une idée en tête, celle de restaurer la puissance militaire française, principalement sur mer. Il est clair que les deux cousins travaillent en harmonie, le duc de Praslin cherchant à minimiser les pertes de la guerre, le duc de Choiseul à rebâtir une marine apte à disputer son rang à la Royal Navy. C’est particulièrement évident en 1762, l’année où s’engagent les discussions avec les Anglais et où se prend la décision d’armer la flotte française en renouvelant la fabrication de ses canons grâce à une série de mesures techniques et à un financement largement amplifié dont les forges d’Angoumois et du Périgord seront les bénéficiaires. En effet, les défaites répétées de la guerre de Sept Ans ont plongé Versailles dans un profond désarroi et la volonté de revanche sur l’Anglais va s’appuyer sur le renouveau de la Royale grâce à de nouvelles frégates et à leurs canons beaucoup plus performants. La guerre d’Indépendance américaine en fournit l’occasion rêvée. 3. L’indication du lieu est tirée de l’Almanach royal de 1763. Merci à Pascal Even, responsable des Archives diplomatiques au ministère des Affaires étrangères de l’avoir retrouvée. 15 Des Insurgents à la Déclaration d’Indépendance La guerre de Sept Ans a aussi comme conséquence les difficultés financières de la GrandeBretagne. Sitôt signé le traité de Paris, il lui faut gagner la paix. Tâche d’autant plus délicate que les caisses sont presque vides et la dette publique préoccupante. Qui plus est, le Parlement connaît des heures agitées pour résoudre la crise budgétaire, sans véritable premier ministre indiscuté comme l’était William Pitt l’Ancien du temps des victoires sur mer. Comme toujours en ces circonstances, la confusion aboutit à des mesures impopulaires. Contrairement à l’avis de Pitt, désormais dans l’opposition, le gouvernement choisit de faire supporter à ses « Treize Colonies » américaines une part importante de l’effort financier pour couvrir le coût de la guerre : les taxes se multiplient, dont la plus célèbre, le Tea Act qui aboutit au boycott des importations de thé puis à la fameuse Boston Tea Party 4 qui reste un des symboles initiaux de la révolte des Insurgents. La répression s’accroît, la révolte s’étend, un premier « Congrès continental » s’organise tandis que des milices se mettent efficacement en place. Le massacre d’une colonne anglaise suivi en avril 1775 du blocus de Boston par une véritable armée de seize mille miliciens ouvre la guerre que consolide la Déclaration d’Indépendance du 4 juillet 1776, date devenue le jour de la fête nationale des États-Unis. La guerre d’Indépendance va durer d’avril 1775 à novembre 1782. Une autre guerre de sept ans... Les Anglais dominent jusqu’à la bataille de Saratoga du 17 octobre 1777 tandis que les Insurgents essaient de trouver des appuis à l’étranger et organisent leur dispositif militaire en intégrant les milices dans une véritable armée dont le commandement est confié à George Washington. La reddition à Saratoga du général anglais Burgoyne et de son armée change totalement la donne. Jusqu’à la victoire décisive de Yorktown du 19 octobre 1781... La conclusion finale de la guerre prendra encore deux ans, principalement marqués par des manœuvres diplomatiques aboutissant au traité de Paris du 3 septembre 1783. 4. Le 16 décembre 1773, une soixantaine de jeunes Bostoniens déguisés en Iroquois montent à bord de trois cargos et jettent à l’eau près de 45 tonnes de thé. Ils restent connus comme étant les Fils de la Liberté (Sons of Liberty). 16 Du côté français, un double mouvement se produit : dans les milieux gouvernementaux, on se réjouit des difficultés anglaises, puis on voit pointer une opportunité de revanche qui se concrétisera par l’envoi en 1780 d’une armée de six mille hommes sous le commandement du lieutenant général Rochambeau. Mais tout sera décidé à petits pas par peur de bouleversements de l’ordre établi qui pourraient en découler et qui surviendront en effet treize ans plus tard avec la Révolution. Les intellectuels et la jeunesse dorée se montrent en effet sensibles au vent de liberté qui souffle d’Amérique. « Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par leur Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. » À lire ces mots simples et vigoureux qui constituent le paragraphe phare de la Déclaration d’Indépendance, on comprend l’impact émotionnel et politique qu’ils ont pu créer dans un pays corseté comme la France. De Broglie et La Fayette Vus de Versailles, les événements paraissent incertains, surtout jusqu’à la bataille de Saratoga. Les services secrets, appelés sous Louis XV le « Secret du roi », sont alors en alerte permanente. Ils sont dirigés par un des plus curieux personnages de l’époque, Charles de Broglie, marquis de Ruffec (1719-1781). Petit-fils, fils et frère de trois maréchaux de France, il est presque nain et souffre aussi de sa qualité de cadet. À la Cour, on le surnomme « le petit comte », mais on apprécie sa vision du monde, souvent caustique, drôle et toujours pertinente. Dès le début des événements américains, Charles de Broglie envoie ses agents en Amérique et met en place un trafic d’armes en particulier avec Beaumarchais. En août 1775, quelques mois après le début des hostilités, il organise un grand dîner à Metz, en l’honneur de William, duc de Gloucester, le frère cadet du roi George III, exilé d’Angleterre à cause de son mariage avec une roturière. Le but en est de faire parler le prince sur les difficultés que rencontre son pays en Amérique, ce qu’il fera au-delà de toute espérance... C’est à Metz que le petit comte rencontre un jeune officier de dix-huit ans venu rejoindre son régiment, le Noailles-Dragons, c’est-à-dire celui de son beau-père le maréchal de camp 17 Jean de Noailles, duc d’Ayen (1739-1824). Il s’agit de Gilbert Motier, marquis de La Fayette, dont Broglie avait connu le père tué le 1er août 1759, lors de la bataille de Minden, une lourde défaite des Français face aux Anglo-Prussiens. La Fayette représente alors le profil idéal pour être recruté à l’ancien Secret du roi. Il est officier, jeune, noble, riche et franc-maçon. Il se déclare ébloui par les Insurgents et favorable à l’idée d’aller les aider, sans savoir vraiment comment y parvenir. Qui plus est, il est beau et sait séduire comme se laisser séduire, ce qui n’est nullement pour déplaire au marquis de Ruffec qui l’invite au dîner offert à Gloucester ; il est le plus jeune des convives. Il en deviendra le plus célèbre. Un départ agité pour l’Amérique Lorsque la Fayette embarque sur l’Hermione en mars 1780, il est déjà un héros de l’Indépendance américaine, son voyage revêt un caractère officiel, celui d’un marquis français devenu major général de l’armée des Insurgents, chargé de confirmer officiellement au Congrès l’arrivée prochaine du renfort d’un corps expéditionnaire. Et s’il possède déjà ce statut de héros, c’est parce que trois ans plus tôt il était parti clandestinement de Bordeaux pour un voyage devant le mener à Charleston, en Caroline du Sud. Clandestin et organisé par les services secrets de Broglie, ce premier voyage est nettement moins documenté, donc beaucoup moins connu que le second. Or il est fondamental pour l’histoire personnelle de La Fayette comme pour celle des relations franco-américaines de cette époque. Comme dans toute bonne histoire d’espionnage, l’intrigue est si complexe que les protagonistes qui l’ont racontée, à commencer par La Fayette lui-même dans ses Mémoires, se sont contredits et ont oublié et sans doute même dissimulé certains de leurs manquements, si bien que les historiens d’aujourd’hui restent prudents, car perplexes et en désaccord entre eux. Après quelques envois d’armes et d’officiers vers l’Amérique à travers une filière organisée par Beaumarchais, le roi Louis XVI décide d’y mettre un terme, sous la menace de l’ambassade britannique de déclarer leur poursuite casus belli. Mais il ferme les yeux sur l’initiative que prend Charles de Broglie d’organiser un nouveau voyage américain comprenant des armes et des officiers de son service, dont La Fayette. Ses agents achètent un bateau à Bordeaux et, par 18 sécurité le baptisent d’un nouveau nom, la Victoire. Il appareille de la Pointe de Grave le 26 mars 1777, mouille plusieurs jours dans le port de Pasajès, près de Saint-Sébastien, en Espagne, puis réussit à éviter le blocus anglais et parvient le 18 juin à Charleston. Le premier séjour américain de La Fayette « Les soupirs vers la gloire et la liberté » exprimés par La Fayette 5 sont maintenant prêts à se réaliser. Le 25 juin, il part de Charleston pour Philadelphie, soit près de 1 100 kilomètres à parcourir. Il est à cheval, accompagné de ses aides de camp, et met un mois pour y parvenir. Le 27 juillet 1777, il est reçu au Congrès, ce qui est loin d’être simple, car « dégoûtés par la conduite de plusieurs Français, les Américains étaient révoltés de leurs prétentions ; l’impudence des premiers choix, la jalousie de l’armée, les préjugés nationaux, tout servait à confondre le zèle avec l’intérêt, les talents avec la charlatanerie. Appuyées sur les promesses de M. Deane 6, une foule nombreuse assiégeait le Congrès », écrit La Fayette dans ses Mémoires 7. Pour obtenir la confirmation de sa nomination comme major général, il déclare refuser toute solde et consent à être nommé sans commandement effectif. Il est accepté, alors que plusieurs membres de l’expédition de la Victoire sont récusés. Le 31 juillet, il reçoit l’agrément du Congrès puis rencontre Washington lors d’un dîner. C’est la première fois qu’ils se voient. Forte impression des deux côtés... Le lendemain, le général l’invite à l’accompagner pour une tournée d’inspection sur les bords de la Delaware. « Un accueil affable et noble ne le distinguait pas moins. M. de Lafayette le suivit dans ses reconnaissances ; invité par le général à s’établir dans sa maison, il la regarda dès ce jour comme la sienne », écrit le marquis 8. Tous ses biographes insistent dès lors sur cette relation chaleureuse entre un général plutôt bourru de quarante-cinq ans et un jeune marquis français 5. La Fayette, Mémoires, p. 20. Dans ses Mémoires, La Fayette, comme César, parle de lui à la troisième personne, bien qu’il leur donne le titre de « Mémoires de ma main ». 6. Le premier ambassadeur américain à Paris, avant l’arrivée de Benjamin Franklin. 7. Ibid. p. 33. 8. Ibid. p. 35. 19 au charme exalté, comme celle d’une « amitié indéfectible à l’antique 9 », prude euphémisme, ou plus fréquemment celle d’un père à son fils adoptif. À la demande de Franklin, La Fayette se voit nommé aide de camp de Washington. Puis il participe à son premier combat lors de la bataille de Brandywine le 11 septembre 1777. Il y est blessé à la jambe. Ce n’est que le début de dix-huit mois de campagnes avec des hauts et des bas en termes de réussite militaire mais une certitude : La Fayette conserve son enthousiasme et gagne une popularité croissante, tant au sein de ses troupes qu’auprès des Français. Ce qui, dans ses écrits, le fait sourire : « La Cour de France ayant exigé que les envoyés américains écrivissent en Amérique pour empêcher que Lafayette ne fût employé dans leur armée, ils ne pressèrent pas l’arrivée de cette lettre, et quand on en eut connaissance, la popularité de Lafayette était déjà trop grande pour qu’elle pût produire aucun effet. 10 » Le reste est bien connu : à la demande de Washington, il embarque le 11 janvier 1779 pour demander à Versailles l’envoi d’un véritable corps expéditionnaire ; le 12 février il est reçu par Vergennes et Maurepas ; en juin il rejoint son régiment de Noailles-Dragons stationné à Saint-Jean-d’Angély ; le 9 mars 1780 il arrive à Rochefort, missionné pour un second voyage américain, grandement officiel celui-ci. La toute neuve Hermione est mise à sa disposition, elle le salue avec treize coups de canons... Les canons de l’Hermione ne relèvent pas seulement d’une technique manufacturière ni d’une affaire de puissance militaire, de même que l’Hermione d’aujourd’hui n’est pas seulement une réponse au fameux « La Fayette, here we are », « La Fayette nous voilà ». Les canons de l’Hermione, c’est toute une histoire. Une belle histoire, avec ses personnages prestigieux ou inconnus. Qu’ils soient devenus un symbole comme La Fayette ou qu’ils aient été les simples rouages d’une épopée, ils croyaient en ce qu’ils faisaient, ingénieurs, charbonniers, forgerons, gabariers, canonniers ou matelots, la plupart hommes d’en bas, souvent illettrés, mi-paysans, mi-artisans, qui vont lutter jour et nuit dans des conditions détestables pour fondre en série des milliers de canons et participer ainsi à l’éclosion des États-Unis d’Amérique. Ce livre est dédié à leur souvenir. 9. François Hagnéré, « Rochefort-USA-Friendship », 21 mars 2013. 10. La Fayette, Mémoires, « Fragments extraits de divers manuscrits », p. 94. 20