Correspondant à l’étranger Découvrir-Rencontrer-Témoigne Sarajevo 2016 Jeux d’ombre et de lumière sur Sarajevo Par Samuelle Dubois-Riopel Dzeko Hodzio, ‘’Apokalipsa’’ (1950) Musée d’Histoire de Sarajevo Page 1 Correspondant à l’étranger Découvrir-Rencontrer-Témoigne Sarajevo 2016 VESTIGES Ce bâtiment de grande taille, situé au centre-ville de Sarajevo, laisse entrevoir l’apogée qu’atteignit la guerre de 1992-1995 en Bosnie, ce pays de rivières et de ponts, de ruines et d’espoir. La folie des hommes est comme l’eau salée de la mer, immense et impossible à avaler d’un seul coup (Velibor Colic, Sarajevo Omnibus) Ici, à Sarajevo, l’expérience inattendue de la vie quotidienne (comme elle n’aurait pas pu l’être davantage) m’échappe. La ville, rangée au creux de montagnes densément boisées, se déploie aujourd’hui en un amas de symboles commémoratifs : roses de Sarajevo immortalisées sur le sol et bouquets de fleurs déposés ci et là aux pieds des statues, afin de ne jamais bien sûr oublier. Pourtant, sur Sniper Alley, m’avait-on dit, les gens ne s’attardent plus aux décors. Je m’y suis donc rendue à pied, déambulant silencieusement sous le regard triste des buildings. Peuton réellement se sentir bien à la vue de ces immenses cratères? Sommes-nous bien sur terre? « La nuit, j’entends encore le bruit des balles siffler. Ce n’est que dans ma tête, mais ça ne me fait pas moins peur », me confie Mirza, propriétaire d’un petit café dans le vieux quartier. Chaque ville, chaque village de Bosnie aura payé, et paye encore, son lot à la folie meurtrière de la guerre. À l’heure actuelle, Sarajevo se relève, mais seulement au prix d’un très grand effort; les plaies sont encore ouvertes et le retour à la ‘’normalité’’ laisse place à un vide que chacun chacune défie à sa manière. Une chose est sure, alors qu’au pays la politique divise, les initiatives artistiques et culturelles aident à resserrer les liens entre les communautés, redonnant un sens aux choses de la vie. Page 2 Correspondant à l’étranger Découvrir-Rencontrer-Témoigne Sarajevo 2016 LES PETITS MATINS BLEUTÉS SUR LA VILLE QUI LENTEMENT S’ÉVEILLE En retardant la levée du rideau, une timide lumière vient gentiment animer l’aube. C’est l’attente d’un jour meilleur. Après la pluie, le beau temps peut être. Page 3 Correspondant à l’étranger Découvrir-Rencontrer-Témoigne H.A.D. Sarajevo 2016 H.A.D. UN ESPACE MILLÉNAIRE DE DIVERSITÉ La diversité culturelle bosniaque, issue d’une histoire complexe et mélangée, est en fait l’héritage des grands empires qui se sont succédés au cours des derniers siècles. - Ça, je l’ai appris dans un livre d’histoire Au début du mois de juin, j’ai longé la rivière Miljacka, celle qui traverse la ville d’Est en Ouest. D’un côté comme de l’autre, le vent soufflait de la même manière, n’excluant personne... Entre les hommes, bien sûr, ce n’est pas pareil. Or, prendre part à la vie de tous les jours, jours et nuits, décortiquer le quotidien des habitués du café Tito, venir à bout d’une langue qu’on ne parle même pas, ça c’est une autre histoire. Sarajevo : une cité à la croisée des cultures dont les vestiges racontent encore pour certains l’époque d’une coexistence pacifique. Comme quoi les choses ne tiennent parfois qu’à un fil. Autant d’ombre que de lumière projetée par cette ville mosaïque aux parfums étranges. Arômes parfois d’Occident, parfois d’Orient, les contrastes ressortent et s’entremêlent entre ruines et gratte-ciels, visages voilés et mini-jupes, minarets et clochers. Aujourd’hui, l’ancienne capitale artistique et intellectuelle des Balkans ressemble à un vieux bouquet de roses un peu fané. Pourtant, même à ses heures les plus sombres, l’âme de la ville ne s’est jamais complètement éteinte. Page 4 Correspondant à l’étranger Découvrir-Rencontrer-Témoigne Sarajevo 2016 TOURNOI SUR UN JEU D’ÉCHEC GÉANT Dans un parc campé à l’entrée du vieux quartier ottoman, de nombreux habitués passent leur journée à inventer des stratégies, les yeux rivés sur l’énorme planche. À Sarajevo, on n’oublie guère le bruit des cartouches qui tombent, mais on ne s’empêche pas non plus de jouer. Page 5 Correspondant à l’étranger Découvrir-Rencontrer-Témoigne Sarajevo 2016 22 mai 1992. Sarajevo est assiégée depuis déjà 1 mois et 17 jours; elle le restera encore durant quatre ans. Sous le soleil de midi, 22 personnes font la file devant une boulangerie quand soudain, sans même crier gare, un projectile vient s’écraser sur la boutique. Ce n’était rien qu’un peu de pain Étouffé par les tragédies du quotidien qui s’accumulent, l’évènement parait malheureusement presque banal. Pourtant, un homme –violoncelliste de profession-, refuse cette banalité. Dans le cratère creusé par la bombe, habillé de ses habits les plus propres, il fait vibrer les cordes sensibles de son instrument afin d’enterrer les bruits de la guerre. LE VIOLONCELLISTE DE SARAJEVO Smajlovic jouant sur les ruines de la bibliothèque nationale. (Photo prise par Evstafiev Mikhail) Si la culture meurt, nous serons tous orphelins (Selman Rueshdie, 1994) Véritable légende ici à Sarajevo, Vedran Smajlovic n’a jamais cessé de défier l’insoutenable légèreté, -pardonlourdeur de l’être, risquant sa peau sous les balles des snipers, avec ou sans public. Et il n’est pas le seul. Durant le siège, malgré la peur qui ne s’endort pas le soir, la résistance morale et collective aura été presque aussi importante que l’emprise du jeu militaire. À Sarajevo, les manifestations culturelles semées à gauche et à droite ont modelé une forme de résistance : la résistance de l’âme. Car il n’y a pas que les besoins primaires qui comptent en temps de guerre : ‘’Les gens pouvaient marcher des kilomètres pour aller voir un spectacle’’, raconte Harris Pasovic, celui qui durant le siège conduisit de nombreuses pièces de théâtre. Chaque jour ou presque, vernissages, expositions et projections de films dans les sous-sol de la faculté des arts de la scène à Sarajevo, se tinrent au milieu des creusets. Plus d’un eurent la conviction que l’art pourrait les sauver. Sans doutes fut-elle une arme contre la barbarie humaine. Page 6 Correspondant à l’étranger Découvrir-Rencontrer-Témoigne Sarajevo 2016 Au loin la guerre. En mains l’art, afin de libérer les horizons étroits. Au musée d’histoire, je parcours en silence les pièces qui se succèdent les unes derrière les autres. 100 ans d’histoire nationale à me mettre sous la dent; de quoi me couper l’appétit pour un moment. Le bâtiment n’est plus que l’ombre de lui-même, défraichi à l’aune des subventions qui, unes à unes, lui sont retirées par les gouvernements. La dernière salle révèle une série de scènes figées dans le temps : par-là, un homme tenant au creux de ses bras le corps frêle-froid de son fils. Plus loin, une femme remplissant sa chaudière d’eau à même la rivière Miljacka. En détournant la tête, j’aperçois sur le mur jaune, autrefois blanc, quelques affiches d’art rangées côte à côte. Elles semblent indiquer la venue d’évènements artistiques ou culturels. Sur l’une d’entre elles on peut lire: « Audelà de la fin du monde! » En avril de l’année 1993, au-delà de la fin du monde, le festival de théâtre et de cinéma renaissait de ses cendres à Sarajevo. L’histoire raconte qu’au beau milieu d’une scène (En attendant Godot), une pluie de bombardements aurait fait vibrer les planchers de la salle. Personne n’aurait bougé, et le spectacle aurait simplement continué. Ces images me touchent. GANTS SUR MUR Sur Sniper Alley, le musée d’Histoire de Sarajevo a peine à tenir encore debout. L’œuvre ci-haut, installée à l’entrée du monument, nous surprend par son air faussement naïf. 115 mains à la défense du patrimoine de tout un peuple aujourd’hui menacé par la désinvolture d’un gouvernement un peu trop préoccupé par ses intérêts personnels. Page 7 Correspondant à l’étranger Découvrir-Rencontrer-Témoigne Sarajevo 2016 À LA GUERRE COMME AU THÉÂTRE Déjà en germe avant la période de conflit, les initiatives culturelles et artistiques se sont nettement multipliées durant le siège. Aussi pouvons-nous en déduire que l’art joua un rôle indispensable dans le quotidien des gens, rendant à la fois possible et soutenable l’expression de leur vécu. Pensons seulement au Sarajevo War Teater (SARTR) qui, à la lueur des chandelles, servit en quelque sorte d’arme spirituelle contre le désespoir, ou bien à l’ouverture du centre André Malraulx qui, encore aujourd’hui, demeure un important lieu de résistance culturelle. ÉPREUVE FINALE DE DANSE À LA FACULTÉ DES ARTS DE LA SCÈNE DE SARAJEVO Héritière d’une ambiance d’aprèsguerre lourde comme une encre, la jeunesse n’a malheureusement pas encore décroché le plus beau rôle. Pourtant, sur scène, la relève artistique se prête courageusement au langage de l’âme, défiant l’apathie ainsi que le désengagement. Page 8 Correspondant à l’étranger Découvrir-Rencontrer-Témoigne Sarajevo 2016 L’art de ne pas se taire Vers la fin du mois de mai, à l’occasion du festival ‘’Dani Jurislava Korenica’’, le théâtre Kamerni 55 présentait 7 pièces de théâtre, apparemment les 7 meilleures de l’Europe du Sud-Est. Ce fut, bien sûr, une fin de mois haute en couleurs et chargée en émotions. DERNIÈRE PERFORMANCE DU FESTIVAL ‘’JURISLAVA KORENICA’’ Une dizaine de minutes avant le début de la pièce, un groupe de spectateurs fait soulever la poussière le long de l’escalier. Les gens s’esclaffent, de bonne humeur; ils ont hâte de se remettre entre les mains des acteurs. Pour la dernière soirée du festival, la pièce Mrešćenje Sarana était mise à l’honneur, ce drame familial interprété par une solide troupe de Banja Luka. Je fus chavirée comme une barque en haute mer, autant par la justesse du jeu que par le désarroi dans la salle. Rappelant les évènements compris entre la Deuxième Guerre mondiale et la guerre de Bosnie, la pièce évoquait le triste destin d’une famille un peu trop emportée par le jeu du pouvoir, lequel sème peu à peu la dislocation entre ses membres. Comme quoi l’acrimonie ne mène franchement à rien de bon. …en effet, l’art n’a pas encore dit son dernier mot. ÉMOTIONS DANS LA SALLE CE SOIR Le rideau tombe; les gens se lèvent. Applaudissements. À mes côtés, une femme ne retient plus ses sanglots. Je crois comprendre que la pièce ce soir était aussi un peu son histoire. Page 9 Correspondant à l’étranger Découvrir-Rencontrer-Témoigne Sarajevo 2016 LA PLACE AUX PIGEONS À l’entrée du vieux quartier ottoman, les plus curieux s’arrêtent un moment pour contempler l’étonnante masse de pigeons qui, contre toute attente, s'accommode aux allées et venues des piétons. Page 10 Correspondant à l’étranger Découvrir-Rencontrer-Témoigne Sarajevo 2016 UN PONT ENTRE LES CULTURES Le pont sur la Drina, écrit par Ivo Andric au temps de la Yougoslavie et lauréat du prix Nobel de la littérature en 1961, est probablement le héros le plus célèbre d’une langue et d’une littérature à présent dépassée dans les Balkans. Contrairement au mur qui, par métaphore, oblige la notion de seuil et de division, le pont constitue un espace symbolique de dialogue et de continuité entre les communautés, de rencontre ou d’affrontements qui, de tous les hasards possibles, maintien une liaison entre les êtres. Cette image est bien belle, inspirante à la fois, mais ne peut malheureusement pas masquer la réalité d’univers divisés – autant par aspect géographique qu’idéologique. Pourtant, si la réouverture du pont intercepta fort bien l’attention internationale, Mostar demeure encore et toujours une ville profondément divisée ou malheureusement tout existe en double : réseaux scolaires, services de santé et de téléphone, etc. Selon l’écrivain croate Predrag Matvejevitch, ‘’le pont ne trouvera son aspect réconciliateur que lorsque fouleront de leurs pas des citoyens libres, libérés des préjugés nationalistes et religieux’’. La reconstruction du pont de Mostar en 2004, qui durant la guerre de Bosnie avait subi les attaques des forces militaires serbes pour finalement succomber sous celles des milices croates, avait créée des élans de joie, précisément de fortes attentes quant au triomphe d’une vie intercommunautaire entre croates et bosniaque. INSTRUMENT DE PAIX Le fameux pont de Mostar, que l’on appelle aussi le ‘’vieux pont’’, considéré comme un trésors architectural dans le pays et dont la reconstruction récente symbolise un espoir de réconciliation entre les communautés en conflit. Page 11 Correspondant à l’étranger Découvrir-Rencontrer-Témoigne Sarajevo 2016 FANTÔMES À MOSTAR Le carnage perpétré il y a de cela 25 ans continue de hanter villes et villages de Bosnie-Herzégovine qui, bien maladroitement certes, se défait de ses fantômes. Le processus de réconciliation entre les communautés parait toujours fragile; il faut avouer que la situation économique alourdit les démarches et brouille toute perspective de coordination. Des voix rapportent qu’un habitant sur quatre vit sous le seuil de la pauvreté. Imaginez. En marchant à Mostar, je me retrouve nez à nez avec cette scène. Pincements au cœur j’éprouve en imaginant la vie qui autrefois balayait la pièce. Des exemples comme celui-ci, en Bosnie, il y en a des milliers. Étrange quand même de penser que cette scène, en Amérique du Nord peut être, aurait pu être l’œuvre exposée d’un artiste contemporain… Maison de ville poubelle ¢ Fresque conçue lors du Street Art Festival à Mostar Page 12 Correspondant à l’étranger Découvrir-Rencontrer-Témoigne Sarajevo 2016 À Mostar, le Festival des arts de la rue devait avoir lieu le même jour, pourtant, au bout de 5 heures de marche, je n’avais dérobé de mon appareil que de vieux graffitis oubliés depuis déjà longtemps. Juste avant de rattraper le dernier bus vers Sarajevo, j’ai pris en photo ce plan. L’art pour ceux et celles qui en ont le courage. Page 13 Correspondant à l’étranger Découvrir-Rencontrer-Témoigne Sarajevo 2016 MÉMOIRE MÉMOIRE Évidemment, l’art ne résout pas tous les problèmes, mais peut certainement contribuer à enrichir le quotidien des gens, et surtout, à équilibrer les bases d’une société en reconstruction. Dans les Balkans, précisément en Bosnie-Herzégovine, la vie culturelle n’a, en soi, jamais vraiment cessée d’être. Sarajevo, cette ville métaphorique qui longtemps fut décrite comme étant un lieu ouvert aux différences, affronte aujourd’hui de plein fouet la réalité, mais avec, toujours à l’œil, une lueur d’espoir. Si la jeunesse hérite d’un lourd passé, - en partie empoisonné par la haine et tordu par une compréhension étrange de la dignité nationale - elle hérite également d’un espace millénaire de diversité. Actuellement, de nombreux jeunes prennent place sur la scène culturelle et artistique, tentant d’édifier un cadre propice à l’expression et dépasser la crise culturelle. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, diton! Mémorial. Aux enfants disparus durant le conflit JEUNESSE INSTALLÉE AUX ABORDS DE LA RIVIÈRE MILJAKA Page 14 Correspondant à l’étranger Découvrir-Rencontrer-Témoigne Sarajevo 2016 L`art de la rue : rendre personnel l’impersonnelle froideur. Page 15 Correspondant à l’étranger Découvrir-Rencontrer-Témoigne Sarajevo 2016 L’EXEMPLE DE H.A.D Ils ont tous les 3 grandi à Visoko, un petit village aux abords de la grande ville, et étudiés à l’université de Sarajevo. Damir, Anel et Muhamed ont récemment entamé un projet artistique qui, depuis, fait sensation dans la région. Leur art, plein de poésie et de mélancolie, revêt en fait la fonction d’une arme; une arme destinée à faire tomber les murs, car des murs, en Bosnie-Herzégovine, il y en a des tonnes. Selon eux, la plupart ne veulent pas les briser, ne veulent pas entendre parler de changements. S’arrogeant de piques et de marteaux, ils creusent donc le béton à la recherche de nouveaux visages à offrir à la jeunesse. H.A.D Page 16 Correspondant à l’étranger Découvrir-Rencontrer-Témoigne Sarajevo 2016 H.A.D Yesterday. Today / Tomorrow ? « Pourtant la poésie des cimetières trouvera ses poètes et ce ne seront pas les poètes de la mort, mais des poètes de la vie. Car elle est toujours vraie, la vieille maxime qui dit que "la mort n'est pas plus poétique que la vie". » -Ivo Andric (Titanic et autres contes juifs de Bosnie) Page 17 Correspondant à l’étranger Découvrir-Rencontrer-Témoigne Sarajevo 2016 Merci tout spécial à : Srdan Vuletic, réalisateur et professeur de la faculté des arts de la scène à Sarajevo Muhamed Beslagic, Anel Lepic et Damir Sarac, membres fondateurs du collectif artistique H.A.D Mirza, propriétaire d’un petit café dans le vieux quartier Pour leur temps et leur humilité THÉÂTRE KAMERNI 55, ESCALIERS Sans oublier bien sûr Samuel, Véronik, Étienne et Daniela pour leur support et leur présence MENANT À LA SALLE Un peu avant la pièce de théâtre, la tension monte. Les gens ont hâte d’assister à la Page 18