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MORT DU COMMUNISME
par Philippe Raynaud*
Le communisme, l’amour et la terreur
D
de la crise économique de 2008, il
manque le plus souvent, par la force des choses, une analyse de ce qui ne s’est
pas produit et que beaucoup attendaient: le retour massif d’une contestation
radicale du « capitalisme », qui aurait mis en danger la stabilisation du système en
faisant renaître des aspirations révolutionnaires. Les élections européennes ne se sont
nullement traduites par un progrès global des courants les plus radicaux, et elles
donnent plutôt le sentiment que les électeurs européens se fient davantage à la droite
modérée, supposée bonne gestionnaire, qu’aux défenseurs de la rupture ou même
aux tenants d’un retour aux politiques de redistribution. En France même, où l’extrême gauche est supposée puissante ou du moins visible, les efforts de celle-ci pour
s’adapter à la conjoncture nouvelle ne semblent pas, pour l’instant, avoir donné
grand-chose: l’influence du NPA ne va guère au-delà de celle de la LCR et la stratégie
du « Parti de Gauche » est assez proche de celle du PCF, dont il apparaît comme un
double plus ouvert et plus moderne, servi par le talent de tribun de Jean-Luc
Mélenchon, qui est évidemment trop indépendant pour adhérer à un vieux parti
dont il ne serait pas dirigeant. Le NPA a, pour l’instant, échoué à transformer en engagement anticapitaliste (c’est-à-dire, en fait, communiste) la sensibilité antilibérale qui
a, elle, des racines profondes, dans la culture française; le « Parti de gauche » bute, lui,
sur la même difficulté qui avait empêché les gauches radicales de présenter un
candidat unique à la présidentielle de 2007: la stratégie de ceux qui, comme le PCF et
le Parti de gauche lui-même, veulent reconstituer une nouvelle « union de la gauche »
par un accord avec le PS pour un programme de gouvernement, reste incompatible
avec celle du NPA, qui, comme naguère la LCR, met son point d’honneur à refuser
toute alliance de ce type. Il n’en reste pas moins que la crise donne un certain écho
*
ANS LES ANALYSES DES CONSÉQUENCES
Professeur de sciences politiques à l’Institut d’Études politiques.
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aux discours radicaux dans les différentes strates de l’intelligentsia. Ce succès avait en
fait commencé avant la crise de 2008, dès l’élection de Nicolas Sarkozy, qu’il était
assez facile de présenter en croque-mitaine néo-conservateur, capable – coupable – à
la fois de réactiver un nationalisme régressif de nature évidemment « pétainiste » et
de plonger la société française dans la « marchandisation » de toutes les activités
humaines ; il s’est évidemment accentué depuis, avec des traits apparemment
nouveaux: Marx redevient un auteur important, le capitalisme en tant que tel est
attaqué, et non plus simplement l’« ultra-libéralisme », on présente à nouveau le
communisme comme le spectre qui hante l’Europe (et même la planète), et, dès lors
que l’on récuse la notion de totalitarisme, il n’est pas surprenant que certains ne craignent plus de trouver quelques vertus au « mouvement communiste » et même au
« socialisme réel » d’autrefois. Peut-on dire pour autant que l’intelligentsia revient à
ses tropismes d’autrefois? Ce serait exagéré car il reste vrai, malgré les apparences, que
rien ne peut plus être comme avant, après la chute du Mur.
Le retour de Marx
Le Nouvel Observateur a publié cet été un dossier sur « le grand retour de Marx », où
l’on voyait très bien les raisons qui poussent à relire le grand critique du « capitalisme »
et de ses crises, mais aussi les limites de cette redécouverte, dans un contexte qui reste
dominé par le souci écologique et où peu de gens se hasardent à remettre explicitement
en cause la démocratie formelle. Dans la proliférante littérature qui illustre cette renaissance de Marx, on lira avec un intérêt particulier le petit livre de Christian Laval[1], qui
donne une idée assez précise de ce que Marx peut représenter pour les nouveaux
critiques du capitalisme. Laval dresse un portrait avantageux de Marx, présenté à la fois,
non sans quelque emphase[2], comme un penseur génial et comme un militant
héroïque, qui a su penser le capitalisme mais qui n’a jamais voulu se réconcilier avec lui,
et qui a donc cherché à ruiner toutes les illusions réformistes en montrant son incapacité à surmonter ses « contradictions » et ses crises. On retrouve donc dans Marx au
combat tous les grands thèmes du Marx que l’on aimait dans les années 1970, du matérialisme à la théorie de la plus-value (devenue « survaleur » du fait de la coquetterie des
nouveaux traducteurs) en passant par la « lutte de classes » que Marx emprunte aux
historiens « bourgeois » pour la retourner contre eux en annonçant l’« abolition » finale
1. Christian LAVAL, Marx au combat, Éd. Thierry Magnier, 2009.
2. [Marx] « acheta la liberté de sa pensée au prix de l’exil, de la pauvreté, de la précarité, de la dépendance financière
de ses amis », op. cit., p. 37.
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de toutes les classes par l’avènement du « communisme » qui, tout en étant une « nécessité historique », n’en est pas moins le fruit d’une lutte consciente qui se déroule dans des
conditions très largement « contingentes ». Peut-on dire pour autant que Marx peut
vraiment inspirer les nouveaux critiques du capitalisme? Cela n’est pas certain, si du
moins on prend au sérieux les quelques réserves de Christian Laval, qui me semblent
pour ma part assez largement dévastatrices. Marx, dit-il, « a cherché à tenir ensemble
deux modèles de pensée: celui de la science moderne qui entend dégager des lois générales des phénomènes observés et celui de la politique moderne qui présuppose que les
hommes font eux-mêmes leur histoire. Cette tension entre les deux modèles traverse
toute l’œuvre de Marx et constituera un problème constant pour le marxisme ultérieur » (p. 109); comme on ne nous dit pas comment cette « tension » peut être
surmontée, on est tenté de se dire que Marx est un penseur qui n’est original que parce
qu’il combine des idées antérieures à lui dans une construction contradictoire, dont on
ne sait pas trop quoi faire une fois que l’on a reconnu sa puissance critique: si le
communisme est la « démocratie étendue aux rapports de production » ou la « constitution démocratique généralisée » (p. 111), on aimerait en savoir plus sur les moyens de
cette extension. Peut-on dire au moins que Marx a donné une analyse convaincante des
vices irrémédiables du capitalisme? Cela non plus n’est pas certain, puisqu’il est douteux
que les prolétaires n’aient à perdre que leurs chaînes (p. 136) et que, surtout, la principale
thèse de Marx semble aujourd’hui controuvée: « Pour Marx, le capitalisme était
condamné parce qu’il ne pouvait qu’empêcher, à un certain moment, l’expansion des
forces productives. S’il est aujourd’hui condamné, n’est-ce pas parce qu’il est incapable de
s’autolimiter? » (p. 137). Marx nous laisse donc une théorie socio-économique fausse,
étayée sur une philosophie aporétique; il n’est donc exemplaire que par sa radicalité qui
fait que sa pensée, à défaut d’être vraie ou même éclairante, a le mérite de n’être pas
« soluble dans le capitalisme »: « le nom de Marx est le synonyme d’une guerre contre un
système d’exploitation qui n’est pas amendable dans son principe même » (p. 139).
L’« hypothèse communiste »: de la terreur à l’amour
Il est donc finalement peu probable que l’on revienne vraiment à l’idée althussérienne
selon laquelle, pour fonder la « science de l’histoire » sur laquelle doit s’appuyer le
parti de la classe ouvrière, il faut d’abord « lire Le Capital »; il n’en est que plus significatif que fasse retour une « idée du communisme » qu’on avait pu croire disparue, et
qui a réuni récemment, dans un brillant social event qui s’est tenu à Londres[3] (en
3. Du 13 au 15 mars 2009, à l’Institut Birbeck.
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hommage à Marx, il est vrai) tout un aréopage de penseurs
radicaux qui communiaient dans le refus de tout compromis
avec le monde du marché et du capitalisme. Comme il se doit, le
plus radical de ces penseurs est français – et il triomphe sur le
marché académique américain: c’est Alain Badiou qui, après
avoir produit une sorte de poupée vaudou à l’effigie de Nicolas
Sarkozy[4], nous explique maintenant ce qui peut redonner vie à
L’hypothèse communiste[5], en même temps qu’il nous donne un
Éloge de l’amour[6], qui n’est pas dénué de beauté.
Le charme qu’exerce Badiou auprès de ses admirateurs est
inséparable de son goût pour la provocation, qui relie ce néo-communiste autoproclamé à une longue lignée bien française d’esthètes extrémistes: lui au moins ne se
paye pas de mots et est capable de dire, dans un monde où tout un chacun jure par les
droits de l’homme et par la démocratie, qu’il faut avoir le courage de n’être pas démocrate, et que les vrais modèles de la politique sont, bien sûr, Spartacus et Toussaint
Louverture, mais aussi Robespierre, Mao et, avec quelques réserves, Staline, sans
oublier les sages légistes de l’Empereur Wou, grands « révolutionnaires d’État » qui
surent défendre, contre les « conservateurs » confucéens, « la répression la plus féroce
dans l’application implacable des lois »[7]. Ce sont ces modèles qu’il faut avoir à l’esprit lorsqu’on lit L’hypothèse communiste, dont les thèses prolongent une réflexion
que Badiou avait esquissée dans une lettre-Préface à un livre de son ami Slavoj Žižek,
où l’on pouvait lire notamment cette sentence dorée: « S’agissant de figures comme
Robespierre, Saint-Just, Babeuf, Blanqui, Bakounine, Marx, Engels, Lénine, Trotski,
Rosa Luxemburg, Staline, Mao Tsé-Toung, Chou En-lai, Tito, Enver Hoxha, Guevara
et quelques autres, il est capital de ne rien céder au contexte de criminalisation et
d’anecdotes ébouriffantes dans lesquelles la réaction tente, depuis toujours, de les
enclore et de les annuler »[8]. L’hypothèse communiste se présente comme un livre de
philosophie, et non pas simplement comme un texte politique (la philosophie politique n’étant, quant à elle, que la « servante érudite du capitalo-parlementarisme »,
p. 32); l’ouvrage s’appuie, en effet, sur l’appareil déployé dans les livres les plus « théoriques » de Badiou, mais il n’est pas certain que cela contribue durablement à sa
gloire philosophique. Le lecteur non prévenu qui aura été enivré par la « logique des
mondes » sera peut-être un peu déçu de voir que toute la réflexion, au demeurant fort
4.
5.
6.
7.
8.
10
Alain BADIOU, De quoi Sarkozy est-il le nom?, Paris, Lignes, 2007.
Alain BADIOU, L’hypothèse communiste, Paris, Lignes, 2009.
Alain BADIOU, avec Nicolas Truong, Éloge de l’amour, Paris, Flammarion, Quai Voltaire, 2009.
Alain BADIOU, Logique des mondes, Paris, Le Seuil, 2006, p. 32.
In Slavoj Žižek présente: Mao, De la pratique et de la contradiction, Paris, La Fabrique Éd., 2008.
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LE COMMUNISME, L’AMOUR ET LA TERREUR
intéressante, sur les mathématiques, le concept de point, le théorème de Fermat etc.,
aboutit à dire qu’aucune expérience ne réfutera jamais l’hypothèse communiste, dès
lors que la philosophie, c’est-à-dire Alain Badiou, l’a posée comme vraie et qu’il suffit
donc, pour relancer l’idée communiste, de « localiser, trouver et reconstituer le point à
propos duquel le choix fut désastreux » (p. 33). Si l’on cherche où se situe ce point, on
ne sera guère surpris de voir que, lorsque ces « politiques d’émancipation » – incapables de se donner des « buts de pouvoir »[9] et d’aller dans le sens de l’« association
libre » – ne sont pas purement et simplement défaites, elles peuvent connaître deux
autres types d’échec : soit la « restauration du terrorisme de l’État-Parti », soit
l’abandon final de toute référence au communisme – voire, finalement les deux: le
premier préparant le second »[1] (p. 30). Comme tout cela s’accompagne finalement de
la reconnaissance, au milieu des vitupérations contre les laquais antitotalitaires de la
bourgeoisie, du fait qu’il y a eu dans l’histoire du communisme d’assez fâcheux
moments de « nihilisme » et de « cruauté sans limites » (p. 28), on est finalement
ramené à ce très vieux problème des courants « critiques » de la tradition communiste
qui est celui de la synthèse entre la révolution et l’activité « autonome » des masses
(sinon la démocratie). À lire ce qui est dit des trois exemples de grands moments – et
d’échecs – de l’idée communiste, il n’est pas certain que l’on a beaucoup avancé :
Mai 1968 et la Commune ont posé des exigences incontournables, la Révolution
culturelle a mal tourné et il faut donc reprendre à nouveau frais l’hypothèse du
communisme.
L’Éloge de l’amour est la transcription d’un dialogue avec Nicolas Truong qui a eu
lieu au Festival d’Avignon et qui peut émouvoir des lecteurs en général peu sensibles à
la rhétorique révolutionnaire d’Alain Badiou[12]. C’est un texte assez touchant, et
même parfois assez beau, en ce qu’il s’en prend à une certaine vision « démocratique »
et utilitariste du sentiment amoureux, sans craindre de critiquer la grande tradition
qui, des philosophes classiques aux moralistes français, réduit l’amour à sa base
pulsionnelle, et en récusant aussi l’illusion romantique d’un amour intense qui ne
prendrait pas le risque de s’inscrire dans la durée. Tout cela est enveloppé dans un
platonisme de bon aloi, qui fait qu’il n’y a rien de choquant à dire que l’amour est, par
définition, au-delà de l’intérêt bien entendu et que, sans confondre l’amour et la poli9. On reconnaît un grand thème léniniste, amplement repris après 68 par tous les mouvements issus du bolchevisme,
du PCF aux lambertistes: les aspirations des étudiants sont sympathiques mais illustrent aussi les limites de la
« petite bourgeoisie », qui est irrémédiablement incapable de poser la « question du pouvoir ».
10. Pour quoi, du reste, la « restauration »? Les régimes renversés par les communistes n’étaient pas toujours, loin s’en
faut, des régimes de parti unique.
11. Badiou pense évidemment à l’évolution de la Chine.
12. V. Élisabeth LÉVY, Le Point du 5 novembre 2009, et Charlotte LIÉBERT-HELLMAN, « L’amour, cette vieille lune? »,
Causeur, 7 novembre 2009.
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Marx, Engels, Lénine, Staline et Mao.
« Longue vie au marxisme-léninisme et à la pensée de Mao »…
tique, on peut rapprocher Éros des passions politiques. Badiou donne notamment une
lecture intéressante de Lacan (s’il n’y a pas de « rapports sexuels », « l’amour vient à la
place de ce non-rapport ») et il rappelle quelques bonnes raisons de penser que, dans
certaines conditions, la politique peut, elle aussi faire voir que la communauté humaine
va au-delà du calcul rationnel[13]. Peut-on pour autant se satisfaire de la manière dont il
distingue de l’amour le « problème politique »? Les quelques indications données dans
l’Éloge de l’amour sont un peu courtes pour cela: la politique présuppose la haine, mais
il ne faut rien exagérer (p. 62), et il faut entendre par communisme « tout devenir qui
fait prévaloir l’en-commun sur l’égoïsme » (p. 76). Du moins peut-on comprendre ce
qui fait le succès de l’œuvre de Badiou: un regard critique platonisant sur la démocratie
moderne, qui sape les fondements sceptiques de la démocratie, tout en laissant de côté
la manière dont Platon a lui-même montré les limites du communisme de la
République et du modèle de l’« art royal ». Souhaitons donc à Alain Badiou de renoncer
à sa posture radicale, d’oser être vraiment platonicien – et de nous donner enfin la vraie
œuvre philosophique que l’on attend de lui.
13. Éloge de l’amour, op. cit., p. 76; en ce sens-là, nous dit Badiou, l’amour, mais aussi le théâtre, sont « communistes »:
si le communisme se confond avec le monde de Jacques RIVETTE dans Paris nous appartient, beaucoup seront prêts
à être communistes, sans souhaiter pour autant la révolution…
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LE COMMUNISME, L’AMOUR ET LA TERREUR
Slavoj Žižek, un stalinien postmoderne
Alain Badiou aime à rappeler que son œuvre est aujourd’hui largement traduite, et
qu’elle jouit aux États-Unis d’une grande renommée. Comme tout penseur transatlantique, il a quelques interlocuteurs attitrés, dont le plus célèbre est sans doute
Slavoj Žižek (dont la gloire doit d’ailleurs beaucoup à ses relations avec le philosophe
français). Cet auteur, lacanien slovène, a commencé sa carrière comme un honnête
démocrate avant de se poser comme un prophète de la critique sociale, dont l’œuvre
tout entière est une dénonciation des faux-semblants du libéralisme et des horreurs
du capitalisme. On a pu lire de lui, dans Le Monde du 9 novembre, un bilan nostalgique, et assez touchant, de la déception des dissidents de l’Est européen devant les
suites de la chute du Mur, qui a débouché sur un monde moins fraternel que celui
dont ils avaient rêvé. Les ressorts de son succès en France semblent assez différents de
ce que suggère ce texte presque « humaniste ». Pour ce qui est de ses œuvres philosophiques, elles illustrent assez bien un mécanisme de la mondialisation économique
qui n’a sans doute pas échappé à cet interprète oraculaire du « capitalisme »: il s’agit
d’un cas classique de réimportation dans le pays d’origine (la France) de produits que
l’on a acclimatés sur un autre marché après quelques habiles opérations de contrefaçon; on en trouvera un bon exemple dans La parallaxe[14], qui recycle des produits
français des années 1970 en y ajoutant quelques considérations sur la physique quantique et sur les méfaits des neurosciences – le tout au service de l’exaltant projet de
« renouveler le matérialisme dialectique, tout en restant fidèle au projet communiste ». Ses œuvres plus proprement politiques ressemblent davantage à une version
rustique (et à certains égards plus modérée) des thèmes favoris d’Alain Badiou: on y
trouve le même culte pour les grandes figures de la Terreur et du communisme[15],
combiné chez lui avec une certaine nostalgie pour les acquis passés de la social-démocratie, dont la destruction néo-libérale montre bien, cependant, que les communistes
n’avaient pas tort de n’avoir pas confiance dans la démocratie bourgeoise. De sa
longue bibliographie, on retiendra notamment son essai sur le totalitarisme, dont la
lecture rajeunira tous ceux qui sont attachés à ce concept. Voilà enfin quelqu’un qui
n’a pas peur de déplorer le succès de l’œuvre de Hannah Arendt, qui montre bien
combien on a régressé depuis les années 1970, quand il suffisait, dans un colloque de
Cultural Studies, de rapprocher les propos d’un intervenant de la pensée d’Arendt
pour savoir que les choses allaient « mal tourner » pour lui (p. 12). On conclura donc
14. Slavoj Žižek, La parallaxe, Fayard, coll. Ouvertures, 2008.
15 Slavoj Žižek présente: Mao, De la pratique et De la contradiction, op. cit.; Robespierre entre vertu et terreur: Slavoj
Žižek présente les plus beaux discours de Robespierre. Stock, « L’Autre pensée », 2008.
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cette incursion dans la nouvelle pensée radicale par ces quelques lignes remarquables,
qui préludent à une analyse ébouriffante de l’avenir du projet communiste à l’époque
du cyberespace: « La notion de totalitarisme a toujours été une notion idéologique au
service de l’opération complexe visant à neutraliser les « radicaux libres », à garantir
l’hégémonie libérale-démocrate, et à dénoncer comme pendant ou double de la
dictature fasciste de droite la critique de gauche de la démocratie libérale. Loin d’être
un concept valable, la notion de totalitarisme est une sorte de subterfuge théorique;
au lieu de nous donner les moyens de réfléchir, de nous contraindre à appréhender
sous un jour nouveau la réalité historique qu’elle désigne, elle nous dispense de
penser, et même nous empêche activement de le faire. »
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