la désolation d'une ville entière, au milieu des larmes et des funérailles qui se renouvellent sans cesse,
je reste seul debout sur les débris de tout un peuple. Condamné comme je le suis par la bouche
d'Apollon, pouvais-je attendre une royauté plus heureuse pour prix de si grands crimes? C'est moi qui
empoisonne l'air qu'on respire ici. Le souffle pur de la brise ne rafraichit plus les poitrines essoufflées
et brûlantes; les légers Zéphyrs ont fui; le soleil s'embrase de tous les feux de l'ardent Sirius ue
précède le terrible Lion de Némée; les fleuves ont perdu leurs eaux et les prés leur verdure; la
fontaine de Dircé est tarie, et l'Ismène n'a plus qu'un filet d'eau qui peut à peine humecter son lit. La
soeur d'Apollon passe invisible à travers le ciel, et une obscurité inconnue attriste l'univers. Les nuits,
même les plus sereines, sont sans étoiles; une lourde et sombre vapeur enveloppe la terre; des
ténèbres infernales voilent l'Olympe et les demeures des dieux. Cérès nous refuse ses trésors.
Au moment où les blonds épis se balancent dans l'air, le fruit meurt sur sa tige desséchée. Personne
n'échappe à ce fléau désastreux. Il frappe sans distinction d'âge ni de sexe, moissonne les jeunes
gens et les vieillards, les pères et les enfants, joint l'époux et l'épouse sur le même bûcher. Le deuil et
les pleurs n'accompagnent point les funérailles. Que dis-je? la rigueur obstinée de ce mal terrible a
tari la source des larmes, et (ce qui est le dernier terme de la douleur) les yeux demeurent secs. Ici
c'est un père mourant, là une mère éperdue, qui portent leur enfant sur le bûcher, et se hâtent d'en
aller prendre un autre pour lui rendre le même devoir. La mort même naît de la mort : ceux qui
conduisent les convois tombent sans vie à côté de leur fardeau. On voit aussi des infortunés jeter
leurs morts sur des bûchers allumés pour d'autres. On se dispute la flamme funéraire : le malheur
étouffe tout sentiment. Les restes sacrés des morts ne sont point ensevelis dans des tombes
séparées on se contente de les brûler, et encore ne les brûle-t-on pas tout entiers. L'espace manque
pour les sépultures et le bois pour les bûchers. Ni prières, ni soins ne peuvent adoucir la violence du
mal.
L'art succombe, et le malade entraîne avec lui le médecin. Prosterné au pied des autels, j'étends des
mains suppliantes pour demander que la mort me fasse devancer la ruine de ma patrie, et m'épargne le
malheur de périr le dernier, après avoir suivi les obsèques de mes sujets, 0 dieux cruels ! ô Destins
impitoyables! c'est à moi seul que vous refusez la mort, si prompte à frapper autour de moi. Fuis donc,
malheureux, ce royaume souillé par tes mains criminelles. Dérobe-toi à ces larmes, à ces funérailles, à
cet air empoisonné que tu portes partout.
Hâte-toi de fuir, quand tu devrais ne trouver d'asile qu'auprès de tes parents.