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Les Relations sociales chez John Carpenter
Author : Vincent Avenel
Date : 17 janvier 2012
Au fil d’une carrière cinématographique longue de trente-cinq ans, John Carpenter n’aura jamais
battu sa coulpe, multipliant les films autour d’une certaine idée du cinéma qui ne se sera jamais
éloignée d’une vision sociale et politique du monde – une tendance qui lui aliène, aujourd’hui
encore, une bonne partie du public, mais dont l’intransigeance intellectuelle et artistique lui assure
un vivier d’admirateurs. À la vision de ses premiers brûlots paranoïaques (Assaut, The Thing,
Halloween ou New York 1997), il apparaît que le réalisateur charge avec une bonne santé
anarchiste dans les brancards de la société occidentale. Cet aspect, loin de s’être atténué avec le
temps dans les errements de sa filmographie, reste un facteur central pour appréhender l’ampleur
intellectuelle de l’œuvre d’un réalisateur des plus singuliers.
Contamination: la société comme vecteur
S’il devait y avoir un thème propre au cinéma de John Carpenter, ça serait bien celui de la
contamination: comment se transmet le Mal. Car ce dernier, chez lui, est cette notion abstraite qui
s’infiltre et se propage parmi les individus et les détruit de l’intérieur: une forme invisible et
indicible qui trouve refuge dans le cocon douillet que lui tendent nos esprits, là où elle pourra
éclore bien au chaud. Car si le Mal est une entité à part entière, c’est toujours par rapport à
l’homme qu’il se définit. On retrouve cette idée concrètement matérialisée dans Prince des
Ténèbres, où un démon a besoin d’un réceptacle humain pour se réincarner parmi nous. Cette
notion du Mal, on s’en rend aisément compte, est une idée très chrétienne qui renvoie à l’image
du Malin corrompant les esprits faibles. Carpenter est un cinéaste moins profane que Stanley
Kubrick par exemple – chez qui le Mal est n’est qu’une conséquence de la veulerie de l’homme –
mais tout fervent chrétien qu’il est, il n’en demeure pas moins un réalisateur pragmatique. Ce qui
l’inquiète ce n’est pas tant le Mal en soi, que la capacité de l’homme à le recueillir. Son cinéma
se joue alors entre deux sentiments: la fascination pour la figure maléfique et la répulsion que lui
inspire ce qui permettrait à cette figure d’exister.
Le Mal par intraveineuse
Comprendre comment le Mal se répand est alors l’une des grandes questions qui animent l’œuvre
du cinéaste – qui pourrait s’assimiler à une observation sociologique. Car pour que le Mal se
transmette efficacement (c’est-à-dire toucher le plus grand nombre), il doit contaminer des
individus au sein d’un groupe, et non des cas isolés. En ce sens, la société et tous les éléments
qui la constituent deviennent de parfaits vecteurs de contamination. Un des exemple les plus
parlants est le troisième long-métrage de Carpenter, qu’il réalisa pour la télévision: Meurtre au
42ème étage. Une jeune femme, Leigh Michaels, s’installe à Los Angeles, dans un appartement
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confortable en haut d’un building situé en plein complexe immobilier résidentiel. Carpenter filme
longuement ces immeubles au nombre infini de fenêtres comme autant de compartiments d’une
fourmilière humaine. Y vivre c’est être membre de l’infrastructure qui compose une société. C’est
pourtant l’appartement qui va littéralement exposer Leigh Michaels au danger puisqu’il va
permettre à un pervers de l’observer à travers les grandes baies vitrées de sa fenêtre dont le vis-àvis n’est autre qu’un immeuble voisin. Pire encore, il va même pouvoir s’imposer dans sa vie
sans qu’elle puisse jamais le voir en contrôlant le flux d’électricité qui aliment la lumière, en la
harcelant au téléphone, en s’introduisant à son insu chez elle. En réalité, le pervers n’est autre
qu’un employé de service chargé de la maintenance des différents immeubles. Il fait partie
intégrante de leur fonctionnement, mais du coup il est également capable d’en contrôler les
moindres aspects. Carpenter, comme toutes les figures maléfiques de son cinéma, le
dépersonnalise, allant jusqu’à ne pas clairement révéler ses motivations, ne le réduisant qu’à sa
seule fonction (de fonctionnaire). Il n’est pas une pièce dégénérescente de la mécanique du
système (comme l’ordinateur Hal 9000 de 2001, l’Odyssée de l’espace) mais offre au Mal une voie
d’accès direct vers Leigh Michaels en exerçant sur elle une pression qui va la pousser à adopter
les mêmes méthodes que le pervers pour le combattre, en tentant de l’espionner à son tour et en
pénétrant chez lui par effraction. La proie va finir par se transformer en traqueur, et lors du face à
face final, comme pour achever la contamination, c’est elle, dans un moment de rage, qui le
défenestrera.
Au-delà des individus dont la profession est directement liée aux différents rouages de la société,
la symbolisation de cette dernière peut aussi passer par des objets emblématiques. Une voiture
par exemple, comme dans Christine. Arnie est un jeune lycéen rejeté, qui n’arrive pas à s’intégrer
à son environnement familial et social. Il tombe un jour par hasard sur une vieille automobile (une
Plymouth Fury 1958), à laquelle il va directement s’attacher. L’automobile est la représentation la
plus iconique de la société de consommation, ayant notamment contribué à son développement et
incarnant ses différentes composantes hiérarchiques. La voiture est un signe très distinctif
d’appartenance à la société. C’est ce qui permet ici à Arnie de se trouver une activité qui le
passionne (il travaille dans un garage de récupération de vieilles pièces détachées) mais surtout
d’affirmer son identité (il arrive enfin à sortir avec une fille). La Plymouth est filmée comme un être
démoniaque, capable de se régénérer toute seule mais surtout de tuer quiconque s’interposerait
entre elle et son propriétaire. Va naître entre elle et le jeune homme, un rapport quasi fusionnel et
aliénant. Arnie, de plus en plus possédé par sa “liaison” avec son engin motorisé, va, sous son
influence, se métamorphoser en un impitoyable meurtrier vengeur.
Là où on ne l’attend pas
Le Mal, parfois, peut emprunter les aspects les plus retors pour s’infiltrer. Dans son film le plus
explicite sur la contamination, The Thing, c’est sous l’apparence d’un chien, fidèle ami de
l’homme, soit l’un des rares animaux à être toléré dans les sociétés humaines, qu’il franchit
l’enceinte qui abrite un petit groupe de personnes isolées en Antarctique. Plus pervers encore,
dans Prince des Ténèbres, c’est dans une église qu’un démon doit se réveiller, lieu symbolique
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par excellence, dont l’utilité est de préserver spirituellement la société du mal et de ses tentations.
De même dans Assaut, un commissariat devient l’étau qui se ressert sur un groupe d’individus
qui s’y sont réfugiés pour se protéger d’une bande de voyous. Dans Ghosts of Mars, c’est une
exploitation minière dans laquelle travaillent plusieurs ouvriers qui recèle une substance les
transformant en zombies brutaux. Plus vicieux: dans L’Antre de la folie, c’est l’imagination d’un
romancier qui cache le Mal, et dans La Fin absolue du monde, l’épisode qu’il réalisa pour la
première saison de la série Masters of Horror, c’est un film mystérieux qui rend fou au point de
faire se mutiler tous ceux qui le regardent [1].
Mais Carpenter va encore plus loin dans Halloween où le Mal apparaît directement au sein du
foyer familial [2], soit la première cellule qui constitue une société mais aussi ce par quoi elle se
renouvelle. Michael Myers, un jeune garçon d’une huitaine d’années, assassine sauvagement et
sans raison apparente sa grande sœur tandis qu’elle se préparait pour un rendez-vous. Plus tard,
alors devenu un tueur sanguinaire dépourvu de sentiments, il détruira implacablement tous ceux
qui ont des aspirations sexuelles (seule la frigide et dépourvue de désir Jamie Lee Curtis lui
échappera). Le milieu petit-bourgeois – l’idéal de la société capitaliste – engendre ce qui veut lui
empêcher de se reproduire. Le puritanisme (dont on est autorisé à voir en Michael Myers une
métaphore) qui est la base impulsive des films catastrophes ou d’horreurs américains (style Les
Dents de la mer), n’est plus ici ce qui conduit le récit mais en devient le sujet: rien d’autre qu’une
des nombreuses apparences dont se revêt le Mal.
Le totalitarisme pour une contamination totale
Dans New York 1997 et Los Angeles 2013, sa suite/remake, une Amérique tombée dans le
totalitarisme absolu envoie les criminels et les opposants au régime en place sur une île
(Manhattan ou Los Angeles) totalement isolée, livrant à eux-mêmes ses détenus. Sur l’île s’est
créé un microcosme dominé par un tyran mégalomane, où règne la violence et la terreur. Une
société qui serait définitivement contaminée, en rejetant radicalement ce qui est issu d’elle mais
qu’elle estime gênant à son fonctionnement, engendre une autre société directement imprégnée
du Mal, ce qui renforce la représentation qu’en fait Carpenter comme porteuse d’un virus.
Mais c’est encore dans Invasion Los Angeles que cette vision se radicalise. Un vagabond (c’est-àdire quelqu’un exclu de la société), John Nada, grâce à une paire de lunettes spéciales voit ce que
les autres ne voient pas: des extra-terrestres maintiennent les humains sous contrôle en
dissimulant leurs aspirations fascistes sous les apparats du monde capitaliste. Chaque affiche
publicitaire, chaque panneau de signalisation, chaque journal télévisé “cache” une volonté de
soumission à une pensée unique. Carpenter explicite l’illusion métonymique des médias, la façon
dont, sous la variété des informations qu’ils divulguent, tous ne convergent que vers un seul sens.
Serge Daney explique: «Mais lorsque manque la possibilité de la métaphore, lorsque c’est la
métonymie qui l’a emporté, les choses se gâtent. Revient alors (c’est l’intégrisme) la nostalgie
d’un noyau dur, d’un vrai objet, d’une vérité incarnée, d’une sortie catastrophique de la
consommation du sociétal vers la consumation du social. Revient alors la bigoterie de la terreur.»
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[3] C’est sous l’emprise d’une peur inconsciente que les humains sont canalisés par les extraterrestres. Nada, en voulant dévoiler la vérité, lutte contre des moulins: non seulement les E.T.
tentent de l’arrêter, mais les humains ne veulent pas voir les choses telles qu’elles sont. À la fin
du film, au prix de son propre sacrifice il détruit l’émetteur qui permet de tronquer la vision des
humains. Tous alors finissent par se rendre compte de l’odieuse réalité de la situation, le regard
médusé par cette prise de conscience soudaine. Cette fin sonne comme l’aveu ultime de
Carpenter sur la vocation de son cinéma: parvenir à ouvrir les yeux des peuples occidentaux, dont
la peur du fascisme est telle qu’ils le nient, sur la réalité du monde. C’est un véritable fantasme de
gauche comme on en trouve peu dans le cinéma américain. C’est ce qui rend l’œuvre de John
Carpenter si précieuse.
Ensemble, le pire est possible
Une chose frappe dans l’œuvre de Carpenter: sous divers genres, revient une prédilection pour les
menaces posées dans une multitude. Évidemment, sa filmographie comporte quelques exceptions
restées fameuses (tel Halloween et son tueur solitaire aux victimes isolées). Il reste que la question
du collectif, ceux qui assaillent ou ceux qui se défendent, s’invite régulièrement dans ses films. Le
simple mot «plusieurs» semble être une menace pour les protagonistes, soit parce qu’ils font face
à une multitude organisée, soit parce que l’équilibre précaire de leur propre collectivité, au fond un
assemblage artificiel d’individualités disparates, ne fait qu’accélérer leur chute. Des états de fait
dont le cinéaste n’hésitera pas, dès que l’occasion s’en présente, à poser en une certaine vision
des conflits d’intérêt entre l’individu et le collectif, notamment dans la société américaine.
Son nom est Légion
Les groupes humains uniformes sont toujours suspects chez Carpenter. Il se peut que ce ne soit
qu’une unité de surface (cela concerne généralement les personnages «bons»), façade qui finit
par se craqueler face à l’adversité, révélant des disparités morales génératrices de conflits.
Dans Assaut déjà, les très honnêtes occupants du commissariat, assaillis par une bande de
malfrats à la recherche du père de famille qui a tué l’un des leurs, en viennent à se disputer sur la
question de leur livrer ou non le quidam pour sauver leur peau… Mais plus fréquemment, on se
trouve en face d’une foule aux objectifs, mouvements et actions coordonnés. Cependant, cette
coordination même pose problème: fruit de rites ou d’une puissance supérieure, elle est aussitôt
pointée comme contre-nature, malsaine, signe d’une force malfaisante en marche. Dans Assaut,
New York 1997 et Ghosts of Mars, les assaillants contre lesquels il faut lutter – gangs, mineurs
possédés – observent de concert des rites primitifs et barbares, comme hérités d’âges obscurs de
l’Humanité: parfois reconnaissables (les combats de gladiateurs dans New York 1997), mais au
sens souvent énigmatique pour le spectateur moderne dont ils brusquent la notion de civilisation
policée. Les adorateurs du Prince des Ténèbres, eux, obéissent à une force mystique d’essence
maléfique, mais utilisant le décorum de la religion (le lieu sacré de ce culte n’est autre qu’une
église catholique, laissée intacte, la foi dans le Bien et celle dans le Mal ne pouvant qu’aller de
pair…). Dans ces films-là, l’attitude inébranlable de la foule menaçante n’est pas sans évoquer, à
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des degrés divers, la démarche aveugle des morts-vivants chers à George Romero, autre
réalisateur de genre marqué à gauche pour qui Carpenter se fend parfois d’une citation
nominative (notamment à la fin d’Invasion Los Angeles): une forme d’hommage d’un franc-tireur à
un autre, les discours critiques des œuvres des deux cinéastes s’avérant complémentaires sur
plusieurs points, notamment dans leurs regards mordants sur la société américaine. Sous une
autre forme, dans Invasion Los Angeles justement, la foule consommatrice écho direct de
l’époque (reaganienne) sert de couverture à une autre collectivité, plus réduite mais plus
puissante, qui manipule la première de l’intérieur.
L’unisson, pour Carpenter, ne peut être qu’un danger, synonyme d’aveuglement et d’absence de
pensée destructeurs à terme. Par cette figure, le cinéaste suggère une tendance ancienne de
l’être humain à commettre le pire dès qu’il fait fi de son individualité pour adopter un esprit de
corps – d’où sa préférence marquée pour les héros «outsiders» farouchement individualistes,
même quand ceux-ci sont amenés à collaborer. Il a pu aussi par cet biais, au moins dans ses films
les plus frontalement contestataires, renvoyer aisément aux réflexes communautaires les plus
discutables (telle la ferveur religieuse pour Prince des Ténèbres, la soumission aux diktats de la
publicité et de l’information tronquée dans Invasion Los Angeles…) qui tendent à animer les ÉtatsUnis contemporains.
Par élimination, l’assimilation
Carpenter n’a pas l’extrémisme de rejeter sans nuance l’idée d’individus rassemblées par une
cause commune. Mais dans toutes ces alliances de circonstance, il met en avant les disparités et
les conflits d’intérêts qui les mettront en danger – et qui contribueront, directement ou non, à les
réduire graduellement et inexorablement à deux ou trois survivants à la fin. La mise en évidence de
ces difficultés à être ensemble devient chez le cinéaste un acte militant, en opposition avec les
discours fédérateurs en usage en politique et dans le cinéma grand public, par lesquels on voudrait
tout simplifier. En témoigne sa seule insistance à mettre en scène des groupes multi-ethniques
(dans tous ses films, tout rassemblement de plus de trois personnes est sûr de l’être). Ces
portraits collectifs, alors rares dans une imagerie américaine où on n’usait pas encore de la
présence de minorités pour satisfaire aux hypocrites exigences du «politiquement correct», valent
comme remises en question des représentations standardisées du peuple américain, mais aussi
comme images de la disparité et de l’exposition inévitable aux tensions internes de toute
communauté humaine. Ironiquement, dissemblance et individualisme en viennent d’ailleurs à être
les dénominateurs communs qui unissent in fine ceux qui auront survécu à l’horreur et à la
violence – ainsi d’Assaut, de The Thing et de Ghosts of Mars qui s’achèvent sur deux
protagonistes survivants de couleur et de milieu différents. The Thing radicalise cette conclusion
jusqu’à l’absurde en faisant de MacReady (Kurt Russell) et Childs (Keith David) les deux uniques
survivants dans un désert glacé, alors que, contredisant la convention voulant que «l’union fait la
force», ils n’auront pas franchement œuvré de concert pour leur survie, constamment séparés par
une méfiance mutuelle. On trouvera d’ailleurs un envers intéressant et tout aussi radical à la fin
de The Thing dans celle d’Invasion Los Angeles, où les personnages blanc et noir incarnés
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respectivement par Roddy Piper et Keith David – encore lui –, seuls et alliés face au complot
extraterrestre visant à contrôler les masses, paient tous deux de leurs vies une amère victoire…
Depuis New York 1997 où l’équipe mal assortie de fuyards finit décimée parce qu’ils ne peuvent
pas s’entendre sur les positions des mines sur leur route, les protagonistes des collectifs des films
de Carpenter finissent immanquablement, pour des raisons toutes personnelles, par prendre
chacun une direction divergeant de celle du reste du groupe, et c’est sur ce chemin isolé que
beaucoup d’entre eux connaissent une fin brutale. Ironiquement – mais symptomatiquement –, la
sanction sera, plus que la perte de la vie, celle de son individualité, de soi. La chose de The Thing
ne se contente pas de dévorer ses victimes: non seulement elle s’approprie leurs formes en les
ingérant et les imite, mais elle jette le doute sur l’identité et l’intégrité de chacun des survivants,
puisque chacun pourrait être ça. Quant aux victimes de Prince des Ténèbres (et, dans une
moindre mesure, de Ghosts of Mars, où on est menacé autant de mort atroce que de subir la
même contamination que ses agresseurs), elles sont condamnées à rejoindre une de ces foules
anonymes, possédées et terrifiantes qui nourrissent chez Carpenter une vraie phobie.
Étonnamment, Vampires, où cette perche de la contamination et de l’assimilation après le meurtre
était également tendue, ne creuse pas vraiment le sujet. En fait, dans ce film, Carpenter semble
même prendre à rebrousse-poil son propos récurrent sur le collectif. Ce qui aurait pu être la
reproduction d’un schéma connu de lui (au commencement: un groupe de chasseurs de vampires
sur la piste d’un des pires de l’espèce) se voit contrarié par le massacre brutal de la quasi-totalité
de la bande dès les premières minutes. Le chef survivant incarné par James Woods décide alors
de partir en chasse seul ou presque, ses deux compagnons devant lutter pour trouver leur place à
ses côtés dans un combat devenu tout personnel. Ici, c’est par son individualisme forcené que le
héros se met en danger.
Meutes, hordes et troupeau
La légende et Pierre Desproges attribuent, à raison, à Georges Brassens la délicieuse citation:
«~sitôt qu’on est plus de quatre, on est une bande de cons.~» Ce qui est moins connu, en
revanche, c’est l’estime dans laquelle John Carpenter tient certainement cette maxime du
chansonnier français. Mais la connaît-il seulement? Carpenter, jeune homme aurait-il penché pour
la carrière de chansonnier à texte? Connaissant sa tendance prononcée à être un contestataire
franc-tireur, ce ne serait guère étonnant. Mais à Critikat, nous n’inventons pas les scoops ex nihilo
pour le plaisir de l’effet. Conséquemment, ne créons pas une légende de plus: il y a fort à parier
que l’œuvre de Brassens soit inconnue à Carpenter – ce qui n’empêche pas d’associer au
réalisateur l’aphorisme précité du philosophe de Sète. Les rapports sociaux dans le cinéma de
Carpenter obéissent en effet à une dynamique héritée du western, et qui illustre à merveille son
monde, dans lequel le salut réside avant tout dans la résistance d’un individu seul face à la norme,
que celle soit définie par une société corrompue, ou par un groupe en opposition à une telle norme,
mais par rapport auquel il convient pour l’individu de se démarquer pour prendre réellement le
contrôle de son destin.
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Parnurges et Cassandres
Dans ses premiers films (de Dark Star à Halloween), Carpenter ne prend pas encore soin de
définir la déliquescence de la société manipulée, qui deviendra une figure récurrente de ses films
les plus virulents, dans les années 1980. Un notable changement de ton intervient avec New York
1997: d’une tendance prononcée à l’effet de style pour et par lui-même, il radicalise
complètement sa thématique avec la création de Snake Plissken, son héros mythique, mais aussi
par la peinture minutieuse, portée par une galerie de seconds rôles beaucoup plus écrits, d’une
faune remplie de caractères tour à tour menteurs, lâches, veules, profiteurs, ou, pour certains,
morts, en général parce qu’ils sont honnêtes. Héritier d’une culture punk alors totalement
d’actualité (nous sommes en 1981), NY 1997 présente le premier exemple réel d’opposition entre
la Norme, le groupe d’oppression sourd et insaisissable, et le groupe de résistance, ici les NewYorkais (Assaut, en effet, fonctionnant en huis-clos minimaliste, ne se payait pas ce luxe).
Avec NY 1997, le cinéma de Carpenter se révèle autre que le seul talent remarquable d’un
metteur en scène de l’angoisse avec de très bonnes idées de scénario – il prouve la capacité du
réalisateur à agrémenter son propos narratif et politique grâce à une méthode qui a fait ses
preuves depuis le Zombie de Romero: multiplier les personnages; les rendre, via une écriture
scénaristique pertinente, porteurs de valeurs et de symboles. Comme Romero, Carpenter tend, via
ce biais, un miroir à peine déformant à la société à laquelle il adresse son œuvre. Le point commun
à toutes ces castes aveuglées est l’absence totale de volonté de révolte: Carpenter stigmatise
l’immobilisme d’une société occidentale aux prises avec des manipulateurs de la trempe de
Reagan ou de Thatcher. NY 1997 dépeint ainsi cette société comme celle qui soutient un régime
égoïste (ainsi que le montre la réaction du président des États-Unis, une fois sauvé), manipulatrice
et sans pitié (voir les méthodes de coercition utilisées contre Snake). Qu’est-ce qui peut mener un
tel régime au pouvoir? Carpenter répond, rapidement, par un prologue lapidaire. Il s’intéresse bien
plus à la dynamique humaine créée dans les murs du New York prison. De fait, la sauvagerie
décadente de la cour du Duc de New York répond à celle, qu’on devine plus organisée mais aussi
féroce, de la cour du président des États-Unis. Par atavisme, l’homme reproduit toujours les
mêmes luttes de pouvoir internes.
Comme dans la mythologie du western, malgré l’Eldorado toujours présent de la poussée à
l’Ouest, il ne faut que peu de temps à l’humain pour rétablir les liens du pouvoir et de la corruption
– quand bien même cet Eldorado serait l’écran de cinéma, l’espace de création idéaliste. Arnie,
dans Christine, devient un monstre violent sous l’influence de sa voiture possédée, sans le
moindre scrupule dans sa poursuite de ses désirs: mettez-lui un costume-cravate, et Arnie devient
le symbole du yuppie modèle, la créature 80’s par excellence dans son besoin atavique et
paradoxal de conformité individuelle. Le héros de Starman, qui n’est lui pas méchant pour un sou,
sera chassé, humilié, et finalement voué à la dissection. Plus insidieuses, les sociétés-fantômes de
L’Antre de la folie et de Prince des Ténèbres se révèlent comme un groupe atone, sans
personnalité, jusqu’à l’élément déclencheur: les livres de Sutter Cane qui déclenchent chez ses
lecteurs des pulsions assassines, l’avènement sur Terre du mal primordial qui révèle des
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multitudes de cultistes déjà convertis. Une fois cet élément avéré, la société-norme oppressive
persiste, avec de nouvelles valeurs, éloignées de toute humanité – la norme idéalisée des enfants
surnaturels du Village des damnés, totalement inhumains, présente pourtant un caractère d’utopie
paisible. Le père de famille anti-avortement de Pro-Life mène une croisade au nom du dieu
chrétien alors qu’il est tout du long inspiré à son insu par le diable: peu importent les raisons
morales, seuls comptent finalement les actes. La société occidentale moderne dans le cinéma de
Carpenter, dans sa vision du monde, n’est donc pas affaire de civilisation, de morale ou de valeur,
mais bien uniquement de rapport de force entre les êtres: nous ne différons finalement pas des
animaux les plus primitifs.
Invasion Los Angeles se révèle être la pierre angulaire de cette peinture sociétale. Carpenter y
dresse le portrait de l’Amérique de Reagan, percluse de consumérisme exacerbé et d’inhumanité
bon teint, qui se révèle infiltrée en profondeur par une race extraterrestre se servant de messages
hypnotiques subliminaux pour contrôler la population. Plus que de donner dans le symbolique,
Carpenter va avec ce film dépeindre la société au premier degré. Le consumérisme égoïste et
matérialiste règne en maître? Cela ne tient pas en premier lieu aux messages subliminaux, au
contrôle médiatique exercé par les extra-terrestres – mais simplement au besoin avoué du groupe
d’être contrôlé. Les masses occidentales n’attendent plus que d’être manipulées par les jougs
qu’elles se sont elles-même imposés: la loi de la consommation et les médias. La seule victoire de
ceux qui résistent – en la personne de «Nada» («Rien») – ne sera aucunement définitive: une fois
révélé le complot, rien ne dit que la masse se révoltera contre ses oppresseurs. Pourquoi le feraitelle? Invasion Los Angeles, comme L’Antre de la folie, ne sont aucunement des appels à la révolte:
ce sont à cet égard les films les plus noirs de John Carpenter, ceux dans lesquels il diagnostique
avec acuité l’état de la masse. Une masse manipulée, consciente de l’être, pour laquelle le fait
même de montrer les ficelles du complot qui la lie dans la coulisse n’a plus d’importance – une
masse qui recherche non pas le bonheur mais la conformité, au prix fort: celui de sa liberté. Et ce,
des années avant que la société américaine se laisse prendre par les mensonges si visibles des
armes de destruction massive.
Singularisation et paranoïa
De fait, la figure du groupe chez Carpenter est une structure sociale vouée à l’échec: soit elle nie
toute forme d’individualité, lorsqu’elle est considérée à grande échelle, soit la paranoïa prend
place lorsqu’on la limite à un nombre restreint. L’exemple type intervient dans la maîtresse œuvre
de Carpenter, The Thing, avec les rapports hautement paranoïaque, en huis clos, entre ses
protagonistes. Carpenter se livre ici à un exercice de style sur la figure du monstre, du rejeté: la
tension entre les individus existe dès avant l’arrivée de «la chose» parmi les membres de la
mission antarctique. John Carpenter et son scénariste Bill Lancaster envisageaient au départ de
faire du personnage central de Kurt Russell, MacReady, un ex-pilote ayant fait le Viêt-Nam, le
singularisant ainsi dès le départ par rapport aux autres, mais ils ont finalement renoncé. Nul n’est
besoin, en effet, de singulariser chacun puisqu’il s’agit, finalement, du nœud dramatique central du
film. Peu importe que son aspect soit des moins ragoûtants, la véritable terreur venue de la chose
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est avant tout qu’elle détruit l’individu, impose une conformité ultime, la mort du soi.
Si Carpenter développe un véritable réquisitoire contre la volonté d’être manipulé dans sa peinture
de sociétés à grande échelle, sa véritable haine est destinée au réflexe de conformisme qui
intervient dans toute relation dès qu’elle implique un groupe. C’est un procédé physique,
traumatisant dans The Thing, ainsi que de Ghosts of Mars et Prince des Ténèbres, ou chacun est
à plus ou moins long terme contaminé par l’essence du Mal. C’est également un procédé moral,
insidieux, dans les groupes de résistance d’Assaut, d’Invasion Los Angeles, ou même de
Vampires. Aucun de ces groupes ne pourra survivre en tant que tel, car le salut carpenterien est
avant tout celui de l’individu – et que la séparation doit être résolument traumatique. La Fin absolue
du monde présente un héros en demi-teinte, désabusé, fatigué du monde et laissé intérieurement
détruit par sa rupture avec sa femme: le salut lui viendra comme celui de John Trent dans L’Antre
de la folie. Une plongée dans un monde alternatif ambigu, destructeur – le procédé n’est pas sans
rappeler l’aliénation volontaire des héros de Terry Gilliam dans Brazil ou dans Les Aventures du
Baron de Munchausen. Mais là où le réalisateur anglais oppose un monde oppressant à un
individu qui finit par céder de façon totalement elliptique, Carpenter met en scène le trauma de
l’isolement.
Souffrance, désillusion et délire de la paranoïa marquent donc toutes les tentatives de cohésion de
groupe dans la filmographie de John Carpenter. Peut-on, dès lors, considérer rétrospectivement le
regard porté par le réalisateur sur son anti-héros le plus glaçant, le Michael Myers de Halloween
comme similaire à celui porté sur Snake Plissken, Trent ou MacReady? Le mal essentiel qui se
dégage des actions de Myers serait-il subordonné au mal de la conformité, de l’absence de
personnalité qui frappe comme une évidence ceux que décime le tueur d’Halloween? Dans ce
cas, cela ferait du Dr. Loomis l’alter ego de Carpenter, l’ambiguë figure paternelle qui couve
Myers – et qui poserait le tueur en figure extrême du besoin traumatique de singularisation de
l’individu chez Carpenter. Des grands ensembles de société destinés à vivre dans le mensonge à
la cellule sociale rapprochée, le groupe chez Carpenter est toujours voué à l’échec, et l’individu la
seule rédemption possible. Cet individualisme est bien sûr celui de ses héros, foncièrement
solitaires, mais également celui de Carpenter, réalisateur singulier et dont la carrière n’a que si
peu dévié de son côté franc-tireur. Comme l’artiste sans compromis qu’est le réalisateur, le héros
de Carpenter se doit de définir sa propre vision du monde, et de l’assumer jusqu’au bout.
Mon nom est Personne
Bob Hauk: «Réfléchis bien. Nous sommes toujours en guerre. On a besoin de lui vivant.»
Snake Plissken: «Rien à foutre de ta guerre… ni même de ton président.»
New York 1997
En 1981, avec Snake Plissken, Carpenter crée sa première figure de l’outsider, une figure qui se
dessine fugitivement dans Assaut mais qui prend son plein envol avec le personnage interprété par
Kurt Russell. Présente en filigrane ou bien plus évidemment, elle hantera dès ce moment la
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filmographie de Carpenter – à la fois, comme on l’a vu, comme antidote aux faillites intrinsèques
de la vie en société, mais également comme figure de l’héroïsme, école Carpenter. Un héroïsme
triste, contraint, cynique, nihiliste – un caractère dans lequel le réalisateur semble réellement se
retrouver.
Contraints et forcés
L’outsider, le héros solitaire, hérité en partie de la fascination de Carpenter pour l’univers du
western, est de fait un travestissement de cette figure purement héroïque. Le héros chez
Carpenter est un héros résolument non-Byronien, dénué de toute volonté de retrouver les voies de
l’Arcadie perdue, de toute nostalgie du passé – c’est au contraire une figure profondément solaire
mais destructrice, positive (objectivement, non moralement), qui va de l’avant… parce ce qu’elle
sait que ce qui constitue son passé ne lui vaut rien, ne lui apportera rien. Que ce soient Snake
Plissken dans New York 1997 et Los Angeles 2013, MacReady de The Thing, Jack Burton dans
Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin, Melanie Ballard dans Ghosts of Mars,
John Trent dans L’Antre de la folie ou John Nada d’Invasion Los Angeles, aucun de ces héros ne
fait jamais mine de vouloir se laisser aller à un comportement héroïque attendu. Snake, Ballard,
MacReady luttent avant tout pour leur survie propre, et tant mieux si d’autres personnes profitent
de leurs actions, mais ce n’est pas une nécessité morale. Jack Burton se défendra toujours de
vouloir autre chose que récupérer son camion lorsqu’il affronte les milices surnaturelles de Lo
Pan, Nada se bat contre les envahisseurs avant tout dans un simple esprit de revanche vacharde
et brutale – en témoigne son ultime geste avant sa mort, un superbe doigt d’honneur au premier
plan.
Trent, quant à lui, est cette figure du héros malgré lui poussée à l’extrême, dans un récit
profondément mis en abyme. Trent se voit en effet transporté subrepticement tout au long du film
dans l’univers torturé du romancier lovecraftien Sutter Cane, jusqu’à ce que cet univers devienne
la réalité. Il passe donc du statut de personnage représentant un individu réel à celui de
personnage représentant un personnage: la folie qui étreint Trent au fur et à mesure du film est
véritablement celle de l’individu placé dans une case prédéterminée, sans possibilité aucune de
sortir du cercle vicieux. Tous autant qu’ils sont, ces personnages sont des anti-héros, figures
centrales réticentes à leur propre destin, et dont la description passe par une série d’indices plus
ou moins subtils.
Melanie Ballard, dans un Ghosts of Mars datant de 2001, se voit ainsi décrite comme une forte tête
de son unité militaire, lesbienne et droguée. On accusera Carpenter de forcer le trait dans ce film –
voire de donner dans la caricature, mais qu’est ce personnage, sinon la continuation de la figure
du rebelle dans la filmographie de Carpenter? Le cinéaste propose, au fil de son œuvre, les antihéros dont est censé accoucher la société. Snake Plissken est un soldat héroïque patriote, décoré
à de multiples reprises, devenu braqueur de banque (qui n’est d’ailleurs pas sans évoquer un
autre grand héros nihiliste: Kowalski dans Point limite zéro, en 1971); MacReady un ex du ViêtNam dont le passé militaire, s’il n’est pas explicitement développé dans le film, transparaît dans
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son comportement sans scrupule et dans sa méthode efficace; Burton et Nada, les rejetés
économiques de la société reaganienne. Tous, Ballard comprise, sont les fantômes des héros
oubliés de l’Amérique, leur côté sombre, une tentative de décrire avec bien moins de pompe et de
simplisme que la norme cinématographique ces caractères. Ils et elle se dressent, fiers et droits, à
l’aune d’une morale qui leur est avant tout propre – et non celle d’une société politiquement
correcte, achetant cette grandeur et cette liberté au prix de leur immense solitude.
Plus encore que leur personnification de l’American Nightmare, les anti-héros de Carpenter se
distinguent par la vacuité de leurs actions. Snake termine chacun de ses films avec une dureté de
ton sans pareille, une absence redoutable d’empathie et de générosité: par deux fois, le fils chéri
de l’Amérique de la guerre froide va précipiter la décadence du monde, que ce soit alors qu’il
condamne le monde à la famine (New York 1997), ou au chaos (Los Angeles 2013). MacReady et
Melanie Ballard ne se font guère d’illusion sur leurs possibilités de survie contre la chose et contre
les fantômes de Mars – mais les confrontent tous deux avec dignité. Jack Burton refuse de se
ranger et de devenir intégré, alors même que l’American Middle Class Dream lui tend les bras (et
nous sommes en 1986, année de l’American Way of Life triomphante); John Nada, enfin, laisse
l’humanité régler ses propres problèmes, ayant accompli ce qu’il lui semblait être son devoir. Le
héros carpenterien est donc avant tout pétri d’intégrité – la seule qualité réellement rédemptrice
aux yeux de Carpenter. Le temps des héros mythiques conquérants a passé pour les États-Unis,
voici venu celui des héros qui n’en sont que parce que eux n’ont jamais tourné le dos à leurs
idéaux, à leur morale – quelle qu’elle soit. À l’image de ses héros, Carpenter poursuit aujourd’hui,
avec plus ou moins de bonheur, une carrière elle aussi pénétrée d’une intégrité toujours plus rare,
seule réelle façon de politiser son discours cinématographique – et qui force le respect, que l’on
aime on non.
De toutes façons, qu’on aime ou non, Carpenter s’en fout.
Notes
1. [1] Il faut mettre ça sur le compte du rapport que Carpenter entretient avec le cinéma, dont
les images traumatiques n’ont cessé de le hanter. L’exorcisme auquel se livrent ses films
pourrait d’ailleurs être l’objet d’un autre dossier.
2. [2] On retrouve cette idée dans Le Village des damnés, remake d’un classique du cinéma
fantastique des années 1960, où tout un village donne naissance en même temps à une
centaine de marmots au pouvoir télékinésique.
3. [3] Serge Daney, Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Aléas, 1991.
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