Interview de Daniel Cohen
Dans votre nouveau livre "la Prospérité du vice. Une introduction (inquiète) à
l'économie", vous embrassez 40 siècles d'histoire, durant lesquels se sont produits de
nombreuses crises. La crise que nous vivons actuellement, dans quelle catégorie la
classez-vous ?
C'est la première crise qui frappe un monde formé d'une unique civilisation. L'humanité tout
entière est entrée dans la civilisation occidentale. Je ne crois pas, comme Huntington, que
nous sommes dans une guerre des civilisations. La mondialisation est une occidentalisation.
Tous les pays de la planète sont en train de suivre le chemin qui a été exploré en Europe
d'abord puis en Amérique à partir du milieu du XVIIIe siècle. Il avait été préparé par une
évolution intellectuelle dans les cinq ou six siècles précédents, mais c'est à partir du
XVIIIème siècle qu'on entre dans un type de civilisation complètement nouveau, celui de la
croissance économique moderne avec tout ce que ça entrne, l'exode rural, l'urbanisation, etc.
C'est ce qui est en train de se passer pour les autre pays. Je ne partage pas non plus le
raisonnement de Fukuyama dans "La fin de l'histoire" : s'il y a occidentalisation du monde,
c'est une garantie de paix et de prospérité.
L'idée que l'occident se fait encore aujourd'hui de lui-même - Montesquieu et le doux
commerce, Condorcet et l'éducation (la scolarisation est de fait un des aliments de la
croissance et se produit partout), lge de la raison -, cette idée qu'on a conçue au XVIIIème
siècle est géniale, mais elle ne s'est pas réalisée. Il n'est pas vrai que la croissance économique
moderne soit facteur de pacification et d'adoucissement des mœurs. Depuis qu'on est entré
dans la croissance économique moderne, on a tendu vers l'apocalypse, le suicide collectif des
deux guerres mondiales. Pas davantage d'Allemagne du Kaiser ne s'est pacifiée alors qu'elle
s'industrialisait, pas davantage on ne doit penser que la Chine va se pacifier au motif qu'elle
s'industrialise.
Il y a des étapes : le passage d'une socté rurale à une société industrielle, d'une société
industrielle à une sociépost-industrielle. Ces étapes comportent des risques. Il n'y a rien de
cessaire à ce qu'on tombe dans ces risques, mais il y a quelque chose de nécessaire à ce que
ces mêmes risques se répètent, c'est aussi simple que ça. Le livre se termine sur cette
interrogation : saurons-nous éviter un nouveau suicide collectif ? Sachant qu'il serait cette fois
planétaire. Cette incertitude, si faible soit-elle, est un élément décisif.
Pourquoi parlez-vous de prospérité du vice ?
Le passage d'une économie prémoderne à une économie moderne de croissance perpétuelle,
c'est le passage d'un âge de la rareté, plasous la loi de Malthus, à un âge de l'abondance,
que je place sous la loi d'Easterlin, un économiste contemporain. Avant, à l'âge de Malthus, au
fur et à mesure qu'une société devenait prospère elle déclenchait une accélération
démographique qui au bout du compte ramenait la population au niveau de revenu par tête
qu'elle avait auparavant. Dans les sociétés malthusiennes il n'y a pas d'enrichissement global.
Paradoxalement, plus elles sont inégalitaires, plus elles sont riches : pour la grande masse il
n'y a pas de différence, et la richesse de quelques uns fait monter la moyenne. De même, plus
il y a de guerres et d'épidémies mieux c'est parce que ça fait moins de bouches à nourrir et
donc plus de ressources pour ceux qui restent. Voilà la prospéridu vice première manière.
Dans ces sociétés, aucun progrès n'est durable. Il suffit de comparer la taille des squelettes des
chasseurs-cueilleurs d'avant le néolithique et des Européens au XIXème siècle pour voir qu'il
n'y a pas eu d'évolution de la richesse calculée en quantité de calories disponibles. La seule
différence c'est que les chasseurs-cueilleurs travaillaient deux heures par jour et les ouvriers
du XIXe siècle 18 heures par jour pour un revenu équivalent.
Le monde dans lequel nous vivons est complètement différent : l'enrichissement des sociétés
correspond à un enrichissement de tous leurs membres. C'est qu'intervient la loi d'Easterlin,
une autre forme de prospéridu vice. Le revenu par tête augmente, mais le bonheur par tête
n'augmente pas dans la même proportion. Les enquêtes montrent que les sentiments de plaisir
ou de frustration n'évoluent pas, malgré l'élévation du niveau de vie. Il y a deux explications
possibles. L'une, c'est que la consommation est comme une drogue : elle fait plaisir au début,
mais cinq ans plus tard l'effet est retom. La seconde, c'est qu'on est heureux à concurrence
de la comparaison avec ses voisins. Selon la phrase d'un humoriste anglais du XIXe siècle,
être heureux, c'est gagner dix dollars de plus que son beau-frère. Dans ces conditions,
comment voulez-vous que la société soit pacifiée ?
Trop blasé et trop envieux pour être heureux, tel est l'homme moderne ?
J'ajouterai trop anxieux. Quand la croissance s'accélère, il est très heureux parce qu'il gagne
plus que ce à quoi il s'attendait : les Trente Glorieuses ont été un grand moment de bonheur.
En revanche, s que la croissance ralentit, alors même qu'il est beaucoup plus riche qu'au
départ, il est malheureux. La France se pense comme un pays pauvre, déclinant, alors que le
revenu médian est à 1500 euros, le triple de ce qu'il était il y a trente ans.
Si on bute toujours sur les mêmes difficuls, est-ce parce que l'homme est homme, ou
bien peut-on concevoir un autre mode d'organisation social ou économique qui aurait
des résultats différents ?
Je pense que c'est parce que l'homme est homme. Jean-Pierre Vernant raconte le mythe
suivant : lorsque Prométhée a volé le feu aux dieux, c'est-à-dire la richesse, ceux-ci se sont
vengés en envoyant à son frère Epiméthée la première femme, inventée pour la circonstance,
dénommée Pandora. Au feu volé ils ont répondu par un feu voleur, celui de la femme,
perpétuelle insatisfaite, qui empêche l'homme d'être heureux. Le mythe montre qu'il y a
quelque chose de fondamentalement humain dans ce qu'Easterlin a observé. Les économistes
ont d'ailleurs réagi en disant : eh bien, où est le problème, l'appétit insatiable des humains est
un moteur pour la croissance. J'accepte ce raisonnement en agnostique, sauf que quelque
chose change tout, et c'est la contrainte écologique. A partir du moment où cinq milliards
d'être humains veulent vivre dans une société de consommation comme la nôtre, on bute sur
les ressources de la terre (on revient à Malthus). Voilà qui nous ramène aux dangers qui
menacent la civilisation planétaire qu'on est en train de construire, et à la question: serons-
nous capables d'instaurer une contrainte de façon à réduire les appétits humains ?
Vous nous offrez vraiment "une introduction inquiète à l'économie", pour reprendre le
sous-titre de votre livre !
Même en mettant de côté la contrainte écologique, si le monde entier entre dans l'âge de la
croissance et de l'enrichissement, il va conntre ces hauts et ces bas qui sont si difficiles à
vivre. Lorsque la croissance ralentit ou disparaît, on se sent comme seul au monde, appauvri,
il n'y a plus de solidarité qui fonctionne. Les sociétés peuvent complètement se déliter sous le
choc d'une récession majeure, on l'a vu en Allemagne dans les années 30. Les sociétés
industrielles sont doublement fragiles. Quand cela va mal il n'y a plus de solidarité entre leurs
membres et quand ça va bien, c'est presque pire : il y a du surplus social qui peut être mis au
service de grands projets collectifs, soit pacifiques comme la sécuri sociale ou la
construction européenne, soit guerriers si les vieux problèmes de frontières n'ont pas été
réglés. La Première guerre mondiale se clenche en pleine prospérité, la Seconde dans un
contexte de crise économique et sociale : les deux ne se ressemblent pas du tout, elles
expriment chacune un aspect de la fragilité des sociétés industrielles.
Mais nous sommes déjà passés à des sociétés qui ne sont plus essentiellement
industrielles.
Oui, après le passage de la société préindustrielle à la société industrielle, il y a eu le passage
à une société post-industrielle qui est une société qui se dématérialise. De la terre, aux
marchandises, au virtuel. Le paradoxe du monde actuel est qu'on vit simultanément une
percée dans ce nouveau monde virtuel, qui est la conséquence logique de l'enrichissement :
tout devient de plus en plus simple à produire si bien qu'il ne reste plus à produire que de
l'esprit pur, et dans le même temps on est rattrapé par le mal des origines. La donnée
fondamentale du XXIe siècle, pour moi, c'est trois niveaux de risque majeurs. Un, celui de la
répétition de nos violences par les pays émergents. Deux, le retour aux origines malthusiennes
du monde, la terre devenant trop étroite ce qui entrnerait un effondrement comme on en a
connu dans l'histoire. Trois, la schizophrénie. Une partie de l'humanité migre vers un
cybermonde où il n'y a ni rareté, ni violence. Est-ce que les nouvelles générations qui naissent
dans ce cybermonde vont être dans l'oubli du monde réel, ou au contraire vont être capables
de construire un lien entre le virtuel et les ours polaires (comme symboles de la dégradation
du climat) ?
Votre démarche est ambitieuse !
J'ai essayé de faire le livre total, mais de façon modeste. Je m'explique : je n'ai pas essayé
d'avoir d'idées originales sur ce sujet. On ne peut pas embrasser l'histoire du néolithique au
XXIème siècle en prétendant avoir une vision à laquelle personne n'aurait jamais pensé. Je
voulais être sûr que chacune des étapes était bien comprise. Malthus. Easterlin. Le retour de la
contrainte écologique. Ce qui veut dire que les Chinois ne vont pas pouvoir consommer
comme des Américains, ça voudrait dire qu'il n'y aurait plus de forêts, plus d'air respirable.
Et la crise actuelle, elle s'inscrit dans quel schéma ?
La crise nous sommes - les bonus, les divers excès de la finance - est celle d'un système
qui, à partir des années 80, a pensé qu'il pouvait abolir les leçons de l'histoire. Refermer la
parenthèse ouverte en 1929 et suivie par les années 30, l'apocalypse, et la reconstruction d'un
monde complètement habité par le souvenir des catastrophes qui s'étaient produites. Au but
des années 80 on a pensé qu'on pouvait construire un monde nouveau : plus besoin de penser
la solidarité, la coopération sociale, il suffit de mettre en place les bonnes incitations.
L'économiste Maya Beauvallet, dans "les Stratégies absurdes" (Seuil), donne l'exemple d'une
école où certains parents arrivaient toujours en retard pour amener leurs enfants. Le directeur
a eu l'idée de dire : le retard sera tarifé, 20 euros de l'heure. Le lendemain, le nombre de
parents en retard avait triplé. On avait monétisé ce qui était auparavant une contrainte morale,
avec pour résultat un comportement égoïste. C'est l'une des leçons de mon livre. On ne s'en
sortira pas juste avec le bon système de carotte et de bâton. S'il n'y a pas de conscience
morale, les gens vont uniquement répondre aux incitations et s'en laver les mains. Les bonus
des traders fonctionnent comme ça : le contrat entre eux et leur banque, c'est maximiser les
profits à court terme. Si le monde s'effondre derrière, ils n'en ont rien à faire.
Les deux grands moments de l'histoire économique humaine, la volution néolithique et la
révolution industrielle, ont émergé d'une crise morale très profonde. La révolution néolithique
fait suite à plusieurs dizaines de millénaires au cours desquels les hommes ont découvert les
divinités. L'agriculture n'est pas e d'une simple nurie. C'est l'idée de la divinité qui l'a
rendue possible, l'idée qu'être créé permet de créer à son tour. A l'inverse, la révolution
industrielle correspond à la découverte des lois scientifiques, c'est une sortie de la divinité.
Elle a été précédée d'un long moyen-âge qui va jusqu'au XVIème siècle et qui est un pont
entre deux mondes. Et aujourd'hui, avec la finitude de la planète, nous sommes confrontés à
une nouvelle volution morale. Les humains devront apprendre à gérer ensemble la
contrainte écologique, ou disparaître.
http://www.latribune.fr/actualites/economie/international/20090904trib000418181/daniel-cohen-rien-
ne-nous-garantit-la-paix-et-la-prosperite.html
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