Le monde dans lequel nous vivons est complètement différent : l'enrichissement des sociétés
correspond à un enrichissement de tous leurs membres. C'est là qu'intervient la loi d'Easterlin,
une autre forme de prospérité du vice. Le revenu par tête augmente, mais le bonheur par tête
n'augmente pas dans la même proportion. Les enquêtes montrent que les sentiments de plaisir
ou de frustration n'évoluent pas, malgré l'élévation du niveau de vie. Il y a deux explications
possibles. L'une, c'est que la consommation est comme une drogue : elle fait plaisir au début,
mais cinq ans plus tard l'effet est retombé. La seconde, c'est qu'on est heureux à concurrence
de la comparaison avec ses voisins. Selon la phrase d'un humoriste anglais du XIXe siècle,
être heureux, c'est gagner dix dollars de plus que son beau-frère. Dans ces conditions,
comment voulez-vous que la société soit pacifiée ?
Trop blasé et trop envieux pour être heureux, tel est l'homme moderne ?
J'ajouterai trop anxieux. Quand la croissance s'accélère, il est très heureux parce qu'il gagne
plus que ce à quoi il s'attendait : les Trente Glorieuses ont été un grand moment de bonheur.
En revanche, dès que la croissance ralentit, alors même qu'il est beaucoup plus riche qu'au
départ, il est malheureux. La France se pense comme un pays pauvre, déclinant, alors que le
revenu médian est à 1500 euros, le triple de ce qu'il était il y a trente ans.
Si on bute toujours sur les mêmes difficultés, est-ce parce que l'homme est homme, ou
bien peut-on concevoir un autre mode d'organisation social ou économique qui aurait
des résultats différents ?
Je pense que c'est parce que l'homme est homme. Jean-Pierre Vernant raconte le mythe
suivant : lorsque Prométhée a volé le feu aux dieux, c'est-à-dire la richesse, ceux-ci se sont
vengés en envoyant à son frère Epiméthée la première femme, inventée pour la circonstance,
dénommée Pandora. Au feu volé ils ont répondu par un feu voleur, celui de la femme,
perpétuelle insatisfaite, qui empêche l'homme d'être heureux. Le mythe montre qu'il y a
quelque chose de fondamentalement humain dans ce qu'Easterlin a observé. Les économistes
ont d'ailleurs réagi en disant : eh bien, où est le problème, l'appétit insatiable des humains est
un moteur pour la croissance. J'accepte ce raisonnement en agnostique, sauf que quelque
chose change tout, et c'est la contrainte écologique. A partir du moment où cinq milliards
d'être humains veulent vivre dans une société de consommation comme la nôtre, on bute sur
les ressources de la terre (on revient à Malthus). Voilà qui nous ramène aux dangers qui
menacent la civilisation planétaire qu'on est en train de construire, et à la question: serons-
nous capables d'instaurer une contrainte de façon à réduire les appétits humains ?
Vous nous offrez vraiment "une introduction inquiète à l'économie", pour reprendre le
sous-titre de votre livre !
Même en mettant de côté la contrainte écologique, si le monde entier entre dans l'âge de la
croissance et de l'enrichissement, il va connaître ces hauts et ces bas qui sont si difficiles à
vivre. Lorsque la croissance ralentit ou disparaît, on se sent comme seul au monde, appauvri,
il n'y a plus de solidarité qui fonctionne. Les sociétés peuvent complètement se déliter sous le
choc d'une récession majeure, on l'a vu en Allemagne dans les années 30. Les sociétés
industrielles sont doublement fragiles. Quand cela va mal il n'y a plus de solidarité entre leurs
membres et quand ça va bien, c'est presque pire : il y a du surplus social qui peut être mis au
service de grands projets collectifs, soit pacifiques comme la sécurité sociale ou la
construction européenne, soit guerriers si les vieux problèmes de frontières n'ont pas été