
24 u Hommes & Libertés N° 171 u Septembre 2015
aCtualité
Histoire
fois par les nationalistes turcs 
dont Mustafa Kemal a pris la tête. 
D’abord résolus à punir l’Empire 
pour ses « crimes contre l’huma-
nité et la civilisation » – recon-
nus dès le 24 mai 1915 dans 
une déclaration solennelle – et 
à garantir aux survivants la pro-
tection d’un Etat indépendant 
ou d’un foyer national, les Alliés 
renoncent rapidement à leurs 
engagements et se résolvent à 
abandonner l’Arménie et les 
Arméniens ottomans. Les der-
niers d’entre eux sont condam-
nés à un exil définitif en Syrie, au 
Liban, en Egypte, en Grèce, en 
Europe. Quant à la République 
d’Arménie, née de la proclama-
tion de son indépendance au 
printemps 1918 et située sur les 
territoires de l’ancien Empire 
russe, elle subit les attaques des 
kémalistes et doit se soumettre 
au pouvoir bolchevique. Elle ne 
recouvre sa liberté qu’en 1991, 
et plonge aussitôt dans la guerre 
avec l’Azerbaïdjan qui tente  
de soumettre la province à peu-
plement arménien du Haut- 
Karabagh.
En 1923, le traité de Lausanne 
reconnaît la victoire des kéma-
listes et leur souveraineté sur 
toute l’Asie Mineure, niant qu’une 
civilisation arménienne y a existé 
durant plusieurs millénaires. Le 
bilan du premier génocide est 
à la mesure de cet événement 
inqualifiable – que les contempo-
rains tentent pourtant de définir, 
comme l’historien britannique 
Arnold J. Toynbee, qui constate 
« le meurtre d’une nation » (4). 
L’expression est d’autant plus 
pertinente qu’elle souligne la 
spécificité radicale du premier 
génocide : à la fois l’extermination 
physique de 1,3 million d’Armé-
niens ottomans, par le régime 
en place à Constantinople, entre 
1915 et 1917, et sa poursuite après 
1918 ainsi que l’éradication com-
plète de la présence du peuple 
arménien sur les terres qui ont 
vu naître et s’épanouir sa civili-
sation. Pour ce premier génocide 
du XXe siècle, 1,5 million d’êtres 
humains sont massacrés pour ce 
qu’ils représentent : un groupe 
religieux minoritaire, une société 
civile et culturelle convertie en 
ennemi absolu par les unionistes, 
et dont l’avenir ne réside alors 
que dans leur destruction impla-
cable et totale. Si l’on envisage 
l’hypothèse, que je défends, d’un 
« continuum génocidaire »,  débu-
tant avec les grands massacres de 
1894-1896 – auxquels Jean Jaurès 
s’était alors vivement opposé (5) –, 
ce sont 1,8 million d’Arméniens 
qui périssent, et toute une civi-
lisation d’Asie Mineure qui dis-
paraît. Jamais un génocide ne se 
sera à ce point caractérisé par 
une double destruction, démo-
graphique et humaine, sociale et 
nationale. 
Le long chemin  
vers la reconnaissance
En Lituanie, en Pologne, en 
Ukraine, en Roumanie, au Rwan-
da, on observe aujourd’hui la 
volonté de protéger les dernières 
traces de ces mondes engloutis 
dans la violence de l’inhuma-
nité. Avec le traité de Lausanne 
du 24 juillet 1923, les vainqueurs 
de la Première Guerre mondiale 
acceptent de sacrifier non seule-
ment la vérité sur la destruction 
des Arméniens ottomans, mais 
également le maintien des sur-
vivants et de la présence armé-
nienne dans le nouvel Etat turc 
qui naît de cet acte international. 
Les derniers Arméniens présents 
en Asie Mineure sont soit mas-
sacrés, soit expulsés de Turquie. 
Ils ne peuvent plus espérer dans 
l’avenir d’un foyer national qui 
aurait pu s’édifier en Cilicie, un 
temps détenue par la France puis 
évacuée au profit des kémalistes. 
Une fois signé le traité de Lau-
sanne, les puissances mon-
diales, notamment européennes, 
opposent un silence définitif au 
besoin de justice et de recon-
naissance des rescapés et des 
descendants des victimes. Bien 
qu’informées depuis les grands 
massacres de 1894-1896 des pro-
cessus de destruction anti-armé-
nienne dans l’Empire ottoman, 
bien que mobilisées dès le début 
de la guerre dans une volonté 
de justice internationale par 
leur déclaration solennelle du 
24 mai 1915, elles acceptent de 
renoncer à leurs engagements, et 
donc à une part d’elles-mêmes en 
tant que communauté humaine. 
Seuls quelques écrivains, Paule 
Henry Bordeaux avec L’Immor-
telle de Trébizonde (1930), Franz 
Werfel avec Les Quarante Jours 
du Musa Dagh (1933), main-
tiennent une mémoire de l’his-
toire perdue.
La découverte par le monde, à 
partir de 1943, d’un deuxième 
génocide, cette fois perpétré 
par l’Allemagne nazie accom-
plissant la « Solution finale » des 
juifs d’Europe, ne modifie en 
rien l’amnésie sur le génocide 
des Arméniens ottomans. Alors 
même que Raphaël Lemkin a 
compris le caractère annoncia-
teur des événements de 1915, 
les Alliés n’envisagent pas, après 
la guerre, de reconnaître le pre-
mier génocide contemporain. La 
marche vers la reconnaissance 
sera difficile durant le second 
XXe siècle, entraînant même cer-
tains nationalistes arméniens 
dans le terrorisme (du milieu 
des années 1970 au milieu des 
années 1980). Elle est loin d’être 
achevée aujourd’hui. Mais le 
centenaire de 2015 a marqué 
incontestablement un tournant. 
Le pouvoir de la vérité historique 
s’est grandement renforcé par 
l’engagement des chercheurs. 
Elle a aussi, comme en France, 
déterminé la réponse politique 
comme en a témoigné le discours 
de François Hollande, à Erevan, le 
24 avril. Le négationnisme, certes 
toujours puissant, est un combat 
d’arrière-garde qui se centre sur 
les thèses complotistes et une fal-
sification des faits. Ces acquis sont 
l’héritage d’un long combat où se 
sont illustrés la Ligue des droits 
de l’Homme 
(6) et des historiens 
précurseurs comme Anahide Ter 
Minassian, Yves Ternon ou Pierre 
Vidal-Naquet. 
●
(4) Arnold J. Toynbee, Les Mas-
sacres des Arméniens, 1915-1916, 
préface de Lord Bryce, Payot, 1916 ; 
rééd. Payot-Rivages, 1987, préface 
de Claire Mouradian (titre ori-
ginal : Armenian Atrocities. The 
Murder of a Nation, 1915).
(5) Jean Jaurès, Il faut sauver les 
Arméniens,  textes  édités  par 
Vincent Duclert, Mille et une 
nuits, 2006, rééd. 2015. 
(6)  Emmanuel  Naquet,  Pour 
l’Humanité : La Ligue des droits 
de l’Homme, de l’affaire Dreyfus 
à la défaite de 1940, Pur, 2014.
« 
« 
L’anéantissement 
du peuple 
arménien  
 et de sa 
civilisation  
fait du génocide 
un événement 
total si effrayant 
que la conscience 
occidentale  
a choisi  
de l’occulter.