il y a cent ans, le génocide des Arménie

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ACTUALITÉ
Histoire
Il y a cent ans, le génocide
Le 24 avril 2015, le monde a commémoré le centenaire
du génocide d’un million et demi d’Arméniens.
L’occasion de revenir sur le long silence de l’Occident
et sur les progrès de la (re)connaissance.
H
istoriens et chercheurs
en sciences sociales s’accordent massivement
pour reconnaître la qualité de génocide à la destruction
planifiée, intentionnelle et niée
par ses auteurs de 1,5 million
d’Arméniens dans l’Empire ottoman, de 1915 à la fin définitive de
la civilisation arménienne d’Anatolie, consacrée par le traité de
Lausanne de 1923 et la naissance
de la Turquie nouvelle.
Cette reconnaissance par la
recherche se fonde sur de très
importants travaux comme la
somme de l’historien français
Raymond Kévorkian (1), traduite
dans de nombreux pays. Elle a
connu une forte accélération en
cette année de commémoration
avec la tenue en mars dernier, en
France également, d’un colloque
international sur « Cent ans de
recherche », ouvert à la Sorbonne
par la ministre de l’Education
nationale, de l’Enseignement
supérieur et de la Recherche. Il
a déjà donné lieu à une première
publication d’actes (2) incluant
des travaux de chercheurs de Turquie très en pointe sur ce sujet,
en attendant une seconde par les
soins de la revue Etudes arméniennes contemporaines.
A mesure que progresse ce travail des chercheurs, on découvre
l’ampleur du premier génocide
du XXe siècle, précédé à la fin du
XIXe siècle et dans les premières
années du siècle nouveau d’un
ensemble de meurtres de masse
* Auteur de La France face au
génocide des Arméniens, Paris,
Fayard, 2015 et de Comprendre le
génocide des Arméniens, Paris,Tallandier, 2015 (avec Hamit Bozarslan et Raymond H. Kévorkian).
à dimension génocidaire comme,
à nouveau contre les Arméniens,
les « grands massacres » de 18941896 décidés par le sultan Abdülhamid II, ou bien le « génocide
colonial » perpétré par le colonisateur allemand dans l’actuelle
Namibie contre les Hereros et
les Namas, en 1904-1905. Les
travaux sur Raphaël Lemkin
démontrent en parallèle que l’inventeur du concept juridique de
génocide (définitivement adopté
par les Nations unies à travers la
Convention pour la prévention et
la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948) a commencé par enquêter et réfléchir,
dès le début des années 1930,
sur la destruction des Arméniens
ottomans.
Ne pas froisser
la Turquie…
(1) Le Génocide des Arméniens,
Odile Jacob, 2006.
(2) Armand Colin, 2015.
22 u H ommes & L ibertés N° 171 u S eptembre 2015
A cet engagement de la recherche
a répondu, en cette année de
commémoration, une faible
mobilisation civile et surtout
politique dans le monde. Seuls
chefs d’Etat de grande puissance,
François Hollande et Vladimir
Poutine, étaient présents aux
cérémonies d’Erevan en Arménie, le 24 avril dernier. Si le Président allemand Joachim Gauck a
reconnu, la veille du 24 avril, lors
d’une cérémonie religieuse à Berlin, le « génocide » des Arméniens,
soulignant même « une coresponsabilité, et même, potentiellement,
une complicité » allemande dans
ce crime, en revanche la chance-
© Marco Fieber, licence CC
Vincent DUCLERT, historien, chercheur à l’Ecole des hautes études en sciences socialesEHESS (Centre d’études sociologiques et politiques Raymond-Aron)*
lière s’est employée à ménager la
Turquie, indispensable selon elle
à la diplomatie moyen-orientale
de l’Allemagne, et les quatre millions de Turcs ou d’Allemands
d’origine turque vivant en Allemagne. Seule concession de la
part d’Angela Merkel, l’engagement de soutenir au Bundestag
une proposition de résolution
minimale « qui fait du sort des
Arméniens durant la Première
Guerre mondiale un exemple des
meurtres collectifs, des nettoyages
ethniques, des expulsions, et,
oui, des génocides du XXe siècle »
(20 avril 2015). Le gouvernement
allemand redoute également
d’être accusé de vouloir atténuer ses responsabilités dans la
Shoah, en paraissant relativiser
la destruction des juifs d’Europe
avec l’introduction du premier
génocide. A cela Josef Schuster,
président du Conseil central des
des Arméniens ottomans
La « Flamme
éternelle »,
mémorial
du génocide
arménien
à Erevan.
« juifs d’Allemagne, a répondu :
« Il y a cent ans, plus d’un million
d’Arméniens ont été déportés à la
demande de l’Empire ottoman.
Ils ont été froidement assassinés
ou sont morts de faim et de soif
dans le désert. Ce terrible événement devrait être appelé comme
il se doit : c’était un génocide. »
(15 avril 2015)
Une faible mobilisation
de l’Occident
Absent lui aussi à Erevan, le
Premier ministre britannique
David Cameron a résolument
occulté l’événement tandis que
le Président américain, pourtant
très déterminé lors de sa campagne présidentielle de 2008 à
défendre la reconnaissance du
génocide des Arméniens par les
Etats-Unis, a refusé de le qualifier ainsi dans sa déclaration du
centième anniversaire. La décla-
ration pontificale de reconnaissance du 12 avril 2015 n’a pas
entraîné une vague de reconnaissance internationale, soulignant
à la fois la puissance des actes
d’intimidation de la Turquie et
la permanence d’un désintérêt
des opinions publiques pour cet
événement annonciateur du XXe
siècle des génocides et des totalitarismes. C’est en Turquie même,
cependant, que sont venus les
signes les plus encourageants
d’une évolution positive. Le 24
avril a été commémoré place
Taksim, à Istanbul, notamment
par l’Association des droits de
l’Homme (IHD), tandis que les
études, témoignages et traductions sur le génocide se sont
multipliés ces dernières années,
et non des moindres (3), attestant
d’une volonté collective, certes
minoritaire, de s’attaquer au
tabou majeur de la société éta-
Les études,
témoignages
et traductions
sur le génocide
se sont multipliés
en Turquie
ces dernières
années, attestant
d’une volonté
collective, certes
minoritaire,
de s’attaquer
au tabou majeur
de la société
étatique turque.
«
(3) Voir Hasan Cemal, 1915. Le
génocide arménien, traduit du
turc, Les Prairies ordinaires, 2015.
tique turque, conditionnant la
mise en question d’autres tabous
(dont le tabou kurde).
La raison profonde qui explique
ce relatif désintérêt de l’humanité
pour le génocide des Arméniens
tient dans la disparition complète
de l’Arménie ottomane après la
destruction des trois quarts de
sa population. Les rescapés
deviennent de misérables réfugiés sans retour possible dans
leurs foyers, systématiquement
spoliés par la nouvelle puissance
turque, que personne n’écoute ni
ne regarde, hormis quelques écrivains, historiens et intellectuels,
et qui tentent de survivre dans les
camps de transit de Grèce ou du
Liban, dans l’attente d’un hypothétique asile en France ou aux
Etats-Unis. Cet anéantissement
d’un peuple et d’une civilisation
matérielle autant que culturelle et
sociale (avec notamment la destruction systématique des cimetières arméniens en Turquie) fait
du génocide un événement total
si effrayant que la conscience occidentale a choisi de l’occulter. A la
négation organisée de l’Etat turc
s’est donc ajoutée l’occultation
généralisée de l’événement par
l’Occident, incapable d’assumer
le poids d’une dette inqualifiable.
L’histoire du
« meurtre d’une nation »
L’abandon des rescapés arméniens et la disparition de l’Arménie ottomane ont leur histoire.
Après l’armistice de Moudros du
30 octobre 1918, qui met fin à la
guerre en Orient, le génocide des
Arméniens se poursuit malgré la
victoire des Alliés. L’Asie Mineure
n’étant pas occupée, contrairement à Constantinople, ou à
la Cilicie et à la Syrie qui seront
bientôt sous mandat français, les
massacres des rescapés arméniens reprennent, perpétrés cette
H ommes & L ibertés N° 171 u S eptembre 2015 u
23
A C TUALITÉ
Histoire
fois par les nationalistes turcs
dont Mustafa Kemal a pris la tête.
D’abord résolus à punir l’Empire
pour ses « crimes contre l’humanité et la civilisation » – reconnus dès le 24 mai 1915 dans
une déclaration solennelle – et
à garantir aux survivants la protection d’un Etat indépendant
ou d’un foyer national, les Alliés
renoncent rapidement à leurs
engagements et se résolvent à
abandonner l’Arménie et les
Arméniens ottomans. Les derniers d’entre eux sont condamnés à un exil définitif en Syrie, au
Liban, en Egypte, en Grèce, en
Europe. Quant à la République
d’Arménie, née de la proclamation de son indépendance au
printemps 1918 et située sur les
territoires de l’ancien Empire
russe, elle subit les attaques des
kémalistes et doit se soumettre
au pouvoir bolchevique. Elle ne
recouvre sa liberté qu’en 1991,
et plonge aussitôt dans la guerre
avec l’Azerbaïdjan qui tente
de soumettre la province à peuplement arménien du HautKarabagh.
En 1923, le traité de Lausanne
reconnaît la victoire des kémalistes et leur souveraineté sur
toute l’Asie Mineure, niant qu’une
civilisation arménienne y a existé
durant plusieurs millénaires. Le
bilan du premier génocide est
à la mesure de cet événement
inqualifiable – que les contemporains tentent pourtant de définir,
comme l’historien britannique
Arnold J. Toynbee, qui constate
« le meurtre d’une nation » (4).
L’expression est d’autant plus
pertinente qu’elle souligne la
spécificité radicale du premier
génocide : à la fois l’extermination
physique de 1,3 million d’Arméniens ottomans, par le régime
en place à Constantinople, entre
1915 et 1917, et sa poursuite après
1918 ainsi que l’éradication complète de la présence du peuple
arménien sur les terres qui ont
vu naître et s’épanouir sa civilisation. Pour ce premier génocide
du XXe siècle, 1,5 million d’êtres
« L’anéantissement
du peuple
arménien
et de sa
civilisation
fait du génocide
un événement
total si effrayant
que la conscience
occidentale
a choisi
de l’occulter.
«
(4) Arnold J. Toynbee, Les Massacres des Arméniens, 1915-1916,
préface de Lord Bryce, Payot, 1916 ;
rééd. Payot-Rivages, 1987, préface
de Claire Mouradian (titre original : Armenian Atrocities. The
Murder of a Nation, 1915).
(5) Jean Jaurès, Il faut sauver les
Arméniens, textes édités par
Vincent Duclert, Mille et une
nuits, 2006, rééd. 2015.
(6) Emmanuel Naquet, Pour
l’Humanité : La Ligue des droits
de l’Homme, de l’affaire Dreyfus
à la défaite de 1940, Pur, 2014.
24 u H ommes & L ibertés N° 171 u S eptembre 2015
humains sont massacrés pour ce
qu’ils représentent : un groupe
religieux minoritaire, une société
civile et culturelle convertie en
ennemi absolu par les unionistes,
et dont l’avenir ne réside alors
que dans leur destruction implacable et totale. Si l’on envisage
l’hypothèse, que je défends, d’un
« continuum génocidaire », débutant avec les grands massacres de
1894-1896 – auxquels Jean Jaurès
s’était alors vivement opposé (5) –,
ce sont 1,8 million d’Arméniens
qui périssent, et toute une civilisation d’Asie Mineure qui disparaît. Jamais un génocide ne se
sera à ce point caractérisé par
une double destruction, démographique et humaine, sociale et
nationale.
Le long chemin
vers la reconnaissance
En Lituanie, en Pologne, en
Ukraine, en Roumanie, au Rwanda, on observe aujourd’hui la
volonté de protéger les dernières
traces de ces mondes engloutis
dans la violence de l’inhumanité. Avec le traité de Lausanne
du 24 juillet 1923, les vainqueurs
de la Première Guerre mondiale
acceptent de sacrifier non seulement la vérité sur la destruction
des Arméniens ottomans, mais
également le maintien des survivants et de la présence arménienne dans le nouvel Etat turc
qui naît de cet acte international.
Les derniers Arméniens présents
en Asie Mineure sont soit massacrés, soit expulsés de Turquie.
Ils ne peuvent plus espérer dans
l’avenir d’un foyer national qui
aurait pu s’édifier en Cilicie, un
temps détenue par la France puis
évacuée au profit des kémalistes.
Une fois signé le traité de Lausanne, les puissances mondiales, notamment européennes,
opposent un silence définitif au
besoin de justice et de reconnaissance des rescapés et des
descendants des victimes. Bien
qu’informées depuis les grands
massacres de 1894-1896 des processus de destruction anti-armé-
nienne dans l’Empire ottoman,
bien que mobilisées dès le début
de la guerre dans une volonté
de justice internationale par
leur déclaration solennelle du
24 mai 1915, elles acceptent de
renoncer à leurs engagements, et
donc à une part d’elles-mêmes en
tant que communauté humaine.
Seuls quelques écrivains, Paule
Henry Bordeaux avec L’Immortelle de Trébizonde (1930), Franz
Werfel avec Les Quarante Jours
du Musa Dagh (1933), maintiennent une mémoire de l’histoire perdue.
La découverte par le monde, à
partir de 1943, d’un deuxième
génocide, cette fois perpétré
par l’Allemagne nazie accomplissant la « Solution finale » des
juifs d’Europe, ne modifie en
rien l’amnésie sur le génocide
des Arméniens ottomans. Alors
même que Raphaël Lemkin a
compris le caractère annonciateur des événements de 1915,
les Alliés n’envisagent pas, après
la guerre, de reconnaître le premier génocide contemporain. La
marche vers la reconnaissance
sera difficile durant le second
XXe siècle, entraînant même certains nationalistes arméniens
dans le terrorisme (du milieu
des années 1970 au milieu des
années 1980). Elle est loin d’être
achevée aujourd’hui. Mais le
centenaire de 2015 a marqué
incontestablement un tournant.
Le pouvoir de la vérité historique
s’est grandement renforcé par
l’engagement des chercheurs.
Elle a aussi, comme en France,
déterminé la réponse politique
comme en a témoigné le discours
de François Hollande, à Erevan, le
24 avril. Le négationnisme, certes
toujours puissant, est un combat
d’arrière-garde qui se centre sur
les thèses complotistes et une falsification des faits. Ces acquis sont
l’héritage d’un long combat où se
sont illustrés la Ligue des droits
de l’Homme (6) et des historiens
précurseurs comme Anahide Ter
Minassian, Yves Ternon ou Pierre
Vidal-Naquet. ●
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