Des monuments en pleine campagne : Marqueurs du paysage ? Marqueurs de la mémoire ? À propos du sanctuaire antique d’Isle-et-Bardais (Allier) et de quelques autres sites de Gaule centrale Laure Laüt Maître de conférences Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne UMR 8546 AOROC (CNRS-ENS, Paris) ____________________________________ Les publications des dernières années sur les lieux de culte en Gaule romaine se sont principalement concentrées sur les pratiques rituelles et les programmes architecturaux de grands sanctuaires urbains ou périurbains1. Mais assez peu de monographies ont été consacrée à des lieux de culte implantés en milieu rural, à quelques exceptions près, qui concernent notamment les sanctuaires de Bennecourt dans les Yvelines2, de la forêt d’Halatte dans l’Oise3 ou du Bois des Noëls à Matagne-la-Grande en Belgique4. Les fouilles entamées depuis dix ans sur un sanctuaire antique, au cœur de l’actuelle forêt domaniale de Tronçais, dans l’Allier5, ont nourri notre réflexion sur un certain nombre de questions : Sur ces thématiques, voir entre autres Baray L. (dir.), Archéologie des pratiques funéraires : Approches critiques, actes de la table ronde de Glux-en-Glenne, juin 2001, Bibracte, 9, Glux-en-Glenne, 2004. Lepetz S., Van Andringa W. (dir.), Archéologie du sacrifice animal en Gaule romaine : rituels et pratiques alimentaires, Archéologie des plantes et des animaux, 2, éd. Monique Mergoil, Montagnac, 2008. Péchoux L., Les sanctuaires de périphérie urbaine en Gaule romaine, Archéologie et Histoire romaine, 18, éd. Monique Mergoil, Montagnac, 2010. Provost A., Mutarelli V., Maligorne Y., Corseul, le monument romain du HautBécherel. Sanctuaire public des Coriosolites, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2010. 1 Bourgeois L. (dir.), Le sanctuaire rural de Bennecourt (Yvelines), Du temple celtique au temple galloromain, Documents d’Archéologie Française, 77, éd. de la Maison des sciences de l'homme, Paris, 1999. 2 Durand M. (dir.), Le Temple gallo-romain de la forêt d'Halatte (Oise), Revue Archéologique de Picardie, n° spécial 18, 2000. 3 Cattelain P., Paridaens N., Le sanctuaire tardo-romain du Bois des Noël à Matagne-la-Grande. Nouvelles recherches (1994-2008) et réinterprétation du site, Études d’archéologie 2 – Artefacts, 12, Bruxelles, Treignes, 2009. 4 Voir Laüt L., Premier bilan des recherches sur le sanctuaire des Petits Jardins à Isle-et-Bardais, en forêt domaniale de Tronçais (Allier), in De Cazanove O., Méniel P. (dir.), Etudier les lieux de culte de la Gaule romaine, éd. Monique Mergoil, Montagnac, 2012, p. 181-196. 5 - Quelles raisons ont poussé les élites gallo-romaines à construire ces édifices en pleine campagne, loin de toute agglomération ? - Quel degré de monumentalité ont pu atteindre de tels sanctuaires, dont les vestiges actuels sont souvent assez modestes ? - Quelle mémoire a-t-on pu garder du lieu de culte antique, après l’abandon du site ou sa reconversion ? Nous proposons ici de faire le point sur ces différentes interrogations, à propos du site d’Isleet-Bardais et de quelques autres sanctuaires de Gaule centrale, eux aussi isolés en pleine campagne. Les éléments de comparaison seront pris sur le territoire des Biturige Cubes, auquel est rattaché le sanctuaire des Petits Jardins, mais aussi sur les territoires voisins des Lémovices et des Arvernes (fig. 1). Fig. 1 : Carte de localisation du site des Petits Jardins et des trois territoires de cités antiques évoqués dans cet article (© L. Laüt) 1. Des monuments en pleine campagne Tout d’abord, il convient de définir un peu plus précisément la notion de « monuments en pleine campagnes ». Les sites dont il va être question ici sont des lieux de culte qui ne se trouvent pas au sein d’une agglomération, ni même en périphérie de celle-ci, mais bien en milieu rural. Encore faut-il pouvoir mesurer le véritable degré d’isolement de ces lieux de culte. A l’évidence, le sanctuaire des Petits Jardins n’entretient aucun rapport de proximité avec une agglomération connue, les plus proches étant éloignées d’au moins 20 km (fig. 2). Aucun autre sanctuaire n’est d’ailleurs formellement identifié dans ce rayon. Si l’on se rapproche un peu du sanctuaire, on constate qu’il se trouve à 800m à l’ouest d’une voie secondaire encore bien visible dans le paysage et qui devait permettre de rejoindre plus ou moins directement Avaricum (Bourges) au nord et Augustonemetum (Clermont-Ferrand) au sud. Les prospections pédestres menées en forêt de Tronçais6 on également révélé une occupation assez dense dans les environs du sanctuaire, avec une moyenne de 1,3 habitats ruraux/km² dans ce secteur. Fig. 2 : Carte de localisation du site des Petits Jardins dans l’actuelle forêt domaniale de Tronçais et le réseau des agglomérations secondaires antiques du secteur (© L. Laüt) Quant au sanctuaire lui-même, peut-il être considéré comme vraiment isolé ? À proximité immédiate de l’aire sacrée des deux temples, accolé à leur mur de clôture, se trouve en effet une structure d’habitat (fig. 3, bâtiment 3), dont la présence semble intimement liée aux Laüt L., Le paysage antique de la forêt de Tronçais, bilan des travaux d’Elie Bertrand et des recherches récentes , Bulletin de la société des amis de la forêt de Tronçais, 49, 2004, p. 49-86. Gandini C., Dumasy F., Laüt L., Paysages économiques du territoire des Bituriges Cubes, approche comparée de trois modes d’occupation du sol, in Plana R., Revilla V., Fiches J.L. (dir.), Paysages ruraux et territoires dans les cités de l’Occident romain, actes du colloque AGER IX, Barcelone, 25-27 mars 2010, Montpellier, Presses Universitaires de La Méditerranée, collection « Mondes Anciens », à paraître. 6 activités du sanctuaire (accueil, hébergement, préparation culinaires rituelles, …). Nous avons également observé quelques indices d’activités artisanales ou domestiques en marge immédiate du sanctuaire : fosses, structures en matériaux légers ou canalisations. Pour le moment, aucune trace d’occupation importante n’a été identifiée aux abords immédiats du sanctuaire. Toutefois, la couverture forestière actuelle, qui empêche les grands dégagements en aire ouverte, ne permet guère d’avoir de certitude au sujet de l’isolement de ce sanctuaire. Fig. 3 : Plan schématique du site des Petits Jardins à Isle-et-Bardais, dans l’Allier (© L. Laüt) Pour examiner la situation d’autres sanctuaires isolés en Gaule centrale, il faut tout d’abord se pencher sur les travaux de Simon Girond, doctorant de Fr. Dumasy à Paris 1, qui étudie les sanctuaires, cultes et pratiques rituelles dans la cité des Bituriges Cubes. Celui-ci distingue, parmi les 63 sanctuaires répertoriés sur le territoire, ceux qui sont associés au chef-lieu (Bourges), à une agglomération secondaire, à un espace suburbain, un hameau ou une villa. Il relève aussi 21 sanctuaires considérés comme isolés, en tout cas jusqu’à preuve du contraire7. En effet, les prospections qu’il a menées autour de certains se ces sanctuaires ont régulièrement livré des indices d’occupation proches des bâtiments cultuels. La fouille récente du sanctuaire des Hauts de Buffon à Montluçon illustre également bien ce phénomène8. Le sanctuaire se trouve près de la voie Néris-les Bains/Evaux-les-Bains, sur une hauteur dominant le confluent d’un ruisseau et du Cher ainsi que la ville actuelle de Montluçon (qui n’est toutefois pas une agglomération antique connue). Le lieu de culte est délimité par un péribole contenant deux temples de type fanum et un puits. Aux abords immédiats de cette aire sacrée de 1800m², de nombreuses constructions, pour la plupart en matériaux légers, ont été mises au jour. Ces bâtiments, puits, zones de stockage et enclos sont interprétés par U. Cabezuello comme des annexes du culte, vouées à l’hébergement des prêtres et des pèlerins, à la gestion des animaux destinés aux sacrifices, etc. Mais, en raison du nombre et du caractère structuré de ces constructions, on peut aussi envisager le développement d’une véritable petite agglomération, dont la seule composante monumentale serait le sanctuaire. Concernant le territoire arverne, nous disposons d’un premier bilan publié par Claire Mitton9, doctorante de Fr. Trément à Clermont-Ferrand, qui étudie les sanctuaires, hors chef-lieu, dans l’ensemble du Massif Central. Elle y recense 24 sanctuaires ruraux arvernes et note aussi que plus de la moitié de ces lieux de cultes ruraux se trouve en bordure des voies principales. Et le phénomène est sans doute encore plus important car les voies secondaires n’ont pas été prises en compte ici. Le même constat peut aussi être fait pour les sanctuaires ruraux des territoires biturige et lémovice10. Il semble donc que la proximité du réseau routier soit un des paramètres privilégiés pour l’implantation des sanctuaires ruraux, dans ces cités de Gaule centrale. 2. Des marqueurs du paysage ? Girond S., Sanctuaires, territoire et peuplement : réflexions sur l’implantation des lieux de culte dans la cité biturige, in Gandini C., Laüt L. (dir.), Sites, réseaux, territoires, regards croisés sur le Berry ancien, supplément à la Revue Archéologique du Centre de la France, à paraître. 7 Cabezuello U., Wittmann A., Le sanctuaire gallo-romain des Hauts de Buffon à Montluçon, in Carnet de fouilles, l’actualité de l’archéologie dans l’Allier, catalogue de l’exposition du musée Anne de Beaujeu à Moulins, 30 juin-8 janvier 2011, Moulins, p. 70-79. 8 Mitton Cl., Les sanctuaires arvernes et vellaves hors des chefs-lieux de cités du Ier s. av. J.-C. au IVe s. ap. J.C. : approche typologique et spatiale, Revue archéologique du Centre de la France, 45-46, 2006-2007, mis en ligne le 08 avril 2008 (http://racf.revues.org/680). 9 10 Pour le territoire biturige, voir Caron M., Les religions dans la cité des Bituriges Cubi, in Batardy et al. (dir.), Le Berry antique, Milieu, hommes, espaces, 21ème suppl. à la Revue Archéologique du Centre de la France, 2001, p. 86-91. Pour le territoire lémovice, voir notamment Desbordes J.M., Le rôle des cheminements de long parcours dans la romanisation des campagnes lémovices, Travaux d’Archéologie Limousine, 16, 1996, p. 2137 et Desbordes J.M., Sur les traces des cultes routiers au premier millénaire, Travaux d’Archéologie Limousine, 25, 2005, p. 43-54. Pour estimer à présent le niveau de monumentalité de ces sanctuaires ruraux, il faut commencer par examiner leur position topographique dans le paysage environnant. Le sanctuaire des Petits Jardins occupe un très léger relief, sur un plateau en pente douce vers le petit cours d’eau de la Marmande à l’est (fig. 4). D’autres positions plus remarquables auraient pu être choisies dans le secteur, si la visibilité avait été un critère vraiment important. Le champ de vision du sanctuaire, déterminé sous SIG, couvre une large zone, à l’est du site. Il était donc possible d’apercevoir les édifices de loin, lorsqu’on l’on arrivait depuis la voie romaine et la vallée de la Marmande, en direction des entrées principales du sanctuaire. On pouvait théoriquement les voir aussi bien au-delà du cours d’eau, mais tout dépend aussi du paysage dans lequel était implanté le sanctuaire, à l’époque romaine. Or, plusieurs paramètres environnementaux11 indiquent que dès cette période, la forêt devait tenir une place importante dans ce secteur. Si tel était bien le cas, la visibilité du site était donc sensiblement réduite ! Fig. 4 : Position du sanctuaire des Petits Jardins sur fond de carte topographie au 1/ 25 000 de l’ING (© Géoportail de l’IGN, L. Laüt) Pour d’autres sanctuaires de Gaule centrale en revanche, la position topographique dominante semble relever d’un choix délibéré, notamment sur les reliefs volcaniques du Massif Central 11 Voir les données recueillies à partir d’analyses polliniques, floristiques et pédologiques dans : - Laüt L., Dupouey J.L., Dambrine E., Humbert L., L’occupation antique en forêt domaniale de Tronçais, approches archéologiques et environnementales, in : Silva et Saltus en Gaule romaine : Dynamique et gestion des forêts et des zones rurales marginales (friches, landes, marais…), actes du 7ème colloque AGER de Rennes, 27-28 octobre 2004, à paraître. - Laüt L., Caractérisation des sites antiques dans les forêts du Berry et du Bourbonnais, in Dupouey J.-L., Dambrine E., Dardignac C., Georges-Leroy M. (dir.), La mémoire des forêts, actes du colloque « Archéologie, forêt et environnement », 14-16 décembre 2004, coéd. ONF, INRA, DRAC Lorraine, 2007, p. 77-85. - Dambrine E., Dupouey J.L., Laüt L., Humbert L., Thinon M., Beaufils T., Richard H., Present forest biodiversity patterns in France related to former Roman agriculture , Ecology, 88, 2007, 1430– 1439. - Diedhiou A., Dupouey J.L., Buée M., Dambrine E., Laüt L., Garbaye J., The functional structure of ectomycorrhizal communities in an oak forest in central France witnesses ancient Gallo-Roman farming practices, Soil Biology and Biocemistry, 42, 2010, p. 860-862. (par exemple, et parmi beaucoup d’autres : sanctuaires du Puy-Lautard dans la Creuse à 775 mètres d'altitude12, ou de La Chapelle-Marcousse dans le Cézallier à 1 163 m d’altitude 13). Citons aussi le cas extrême du temple de Mercure, au sommet du Puy de Dôme, lieu de culte lié à la ville d’Augustonemetum (Clermont-Ferrand), chef-lieu antique des Arvernes, qu’il surplombe, à quelque 1400m d’altitude14. ************ Après avoir évoqué de quelle manière, plus ou moins discrète, les sanctuaires ruraux s’intégraient dans le paysage, il faut considérer la monumentalité des constructions ellesmêmes, pour compléter cette réflexion. Le sanctuaire des Petits Jardins présente un programme architectural d’ensemble assez cohérent : - Pratiquement tous les bâtiments présentent la même orientation. - Les deux temples, ouverts à l’est, sont à peu près de mêmes dimensions. - Les techniques de construction sont semblables, qu’il s’agisse des temples, des murs périboles et du porche d’entrée ou du bâtiment d’habitat, avec des parements montés en petit appareil de grès, des murs de 50 cm d’épaisseur environ présentant une assise de réglage débordante et des fondations de 50 à 80 cm de profondeur. - Quelques éléments ont été trouvés plus ponctuellement : différents types de revêtements de sols en pavement de pierre15, cailloutis16 ou béton17, des enduits muraux18, ou encore de rares éléments de grand appareil19. Comment estimer les élévations de ces bâtiments à partir des vestiges conservés ? La profondeur des fondations ne semble pas être un critère déterminant car elle dépend beaucoup de la nature du substrat. C’est donc plutôt la dimension des bâtiments et la largeur des murs qu’il faut prendre en compte. Ceux-ci ne sont pas très épais, et sont conservés en élévation sur un maximum de cinq assises, soit moins de 1m (fig. 5). La dissolution du mortier de chaux dans l’acidité du terrain n’a, hélas, pas permis ici une meilleure conservation des murs. En Marquaire J., Le sanctuaire gallo-romain du Puy-Lautard (Creuse), Travaux d’archéologie limousine, 14, Limoges, 1994, p. 23-63. 12 Mitton Cl., Les sanctuaires ruraux gallo-romains en territoire arverne et vellave, notice d’opération de prospection thématique, Archéologie de la France – Informations, Gallia, 2006 (http://www.adlfi.fr). 13 Voir Paillet J.L., Tardy D., Pontet A. : Un site archéologique en milieu extrême : le temple de Mercure au sommet du Puy-de-Dôme, in Vestiges archéologiques en milieu extrême, INP / Monum, éd. du patrimoine, Paris 2003, p. 32-49. Paillet J.L., Tardy D. : Le sanctuaire de Mercure au sommet du Puy-de-Dôme : le cadre architectural d’un circuit processionnel, in Cazanove O. de, Méniel P. (dir.) : Etudier les lieux de culte en Gaule romaine, Archéologie et Histoire romaine, 24, éd. Monique Mergoil, Montagnac, 2012, p. 197-207. 14 15 Dans la galerie du temple 1 et une pièce du bâtiment 3. 16 Dans la galerie du temple 2. 17 Dans la cella du temple 1 et deux pièces du bâtiment 3. 18 Sur les parements externes de la cella du temple 1. Seuil de la galerie du temple 2, fût de demi-colonne « chaperon », blocs en remploi dans le four de tuilier du haut Moyen Âge, aménagé dans la cella du temple 1. 19 outre, il est bien difficile de dire si la construction maçonnée s’élevait jusqu’à la charpente, ou s’il s’agissait d’un simple mur-bahut, support de structures plus légères. Fig. 5 : Vue générale du temple 1 du sanctuaire des Petits Jardins, depuis le nord-est (© L. Laüt) Même si une première proposition de restitution a été réalisée en 2010 pour les besoins d’une exposition20 et la diffusion à un large public d’une plaquette sur le site21, à l’heure actuelle, rien n’est tranché concernant la restitution de ces hauteurs d’édifices. Trois options, parmi sans doute beaucoup d’autres, sont présentées ici (fig. 6). Premièrement, on peut envisager que les constructeurs ont voulu restituer en élévation les dimensions au sol de la cella, ce qui donnerait un volume cubique de 5m de côté. Deuxièmement, si l’on applique un rapport entre largeur et élévation du mur de 1/12, qui correspond à la géométrie d’élancement admise à l’époque moderne pour ce type de construction, on obtient une cella de 6m de hauteur. Troisièmement, il est possible de se référer aux proportions du temple dit de Janus à Autun, un fanum dont la cella paraît entièrement conservée en élévation. Celle-ci Voir Laüt L., Le site des Petits Jardins à Isle-et-Bardais (forêt domaniale de Tronçais, Allier), in : Carnet de fouilles, l’actualité de l’archéologie dans l’Allier, catalogue de l’exposition du musée Anne de Beaujeu à Moulins, 30 juin-8 janvier, Moulins, 2011, p. 82-87. Voir aussi Besson J., Cabezuelo U., Dacko M., Fourvel A., Gaime S., Lallemand D., Laüt L., Martinez D., Wittmann A. : Aux racines de l’Allier, l’actualité des recherches, Archéologia, 492, octobre 2011, p. 36-49 (présentation du site des Petits Jardins p. 47). 20 Laüt L., Le site des Petits Jardins à Isle-et-Bardais (03), du sanctuaire antique à l’atelier de tuilier du haut Moyen Âge, Archéologie en Auvergne, 1, Ministère de la culture et de la communication, DRACAuvergne, 2011. 21 présente un rapport entre longueur et hauteur de 1,422. Cette formule, appliquée aux temples des Petits Jardins, donnerait une cella de 7m de haut. Fig. 6 : Trois propositions de restitution en élévation des temples du sanctuaire des Petits Jardins (© L. Laüt) En territoire biturige, le sanctuaire des Mersans à Argentomagus (Saint-Marcel, Indre) a lui aussi fait l’objet d’une restitution par J. Cl. Golvin23. Ce lieu de culte se trouve certes, au cœur d’une agglomération, mais la comparaison avec le sanctuaire des Petits Jardins paraît intéressante car les deux ensembles cultuels sont assez proches, par leur organisation, leurs dimensions et leurs techniques de constructions. Mais J. Cl. Golvin précise que les élévations ont été restituées de façon aléatoire et nous n’avons donc pas là matière à réflexion fondée des arguments techniques précis. Quelles que soient ces approximations inévitables en termes de restitution, il est bien évident que des sanctuaires comme ceux des Mersans à Argentomagus, des Hauts de Buffon à Montluçon ou des Petits Jardins à Isle-et-Bardais présentent une monumentalité bien différente de celles des très grands sanctuaires comme celui des Chenevières, dans l’agglomération de Cassinomagus (Chassenon) en territoire lémovice. Il suffit, pour s’en convaincre, de noter les dimensions (22m de diamètre) et l’épaisseur des murs (1,8m à 3m) de la cella du temple de Montélu. Pour restituer l’édifice en élévation, P. Aupert a lui aussi appliqué les proportions observées sur le temple de Janus (en retenant quant à lui, un rapport entre longueur et hauteur de la cella de 1,7) et propose une hauteur totale de 35,50 m24. Même si l’élévation réelle du temple de Montélu était peut-être sensiblement moins importante, l’édifice était à l’évidence autrement plus spectaculaire que le modeste sanctuaire des Petits Jardins… Les exemples du même type auraient pu être multipliés, mais cette seule comparaison confirme que du point de vue technique en tout cas, nous avons affaire à deux catégories bien Elévation de la cella : 22,72m ; longueur des deux murs de cella conservés : 16,07 et 16,35m (Duthu C. : Le temple dit de Janus à Autun, recherches sur les élévations, in Cazanove O. de, Méniel P. (dir.), op. cit., p. 140. 22 Publiée notamment dans Coulon G., Argentomagus, du site gaulois à la ville gallo-romaine, Hauts Lieux de l’Histoire, éd. Errance, Argenton-sur-Creuse, 1996 et dans Golvin J.Cl., peintre de la Gaule romaine, catalogue de l’exposition du musée d’Argentomagus, Saint-Marcel, 2005. 23 24 Aupert P., Le temple octogonal de Chassenon, Aquitania, 22, 2006, p. 131-169. distinctes : d’un côté les sanctuaires comme celui des Petits Jardins, dont le mode de construction est très proche de ceux mis en œuvre pour d’autres établissements ruraux, fermes ou villae ; de l’autre, des sanctuaires comme celui de Chassenon, qui présentent un programme architectural exceptionnel et une monumentalité beaucoup plus forte. 3. Des marqueurs de la mémoire ? Qu’en est-il maintenant des traces laissées par ces sanctuaires ruraux dans le paysage et dans la mémoire des populations locales, après leur abandon ? La période d’activité du sanctuaire des Petits Jardins se situe entre le 1er et le 3ème s. apr. J.C. au moins. Des traces de destruction par incendie ont été observées dans le secteur 3, à l’est des temples, au niveau de la structure d’habitat et du porche d’entrée. Elles marquent peutêtre une destruction brutale d’une partie des édifices. Après l’abandon du lieu de culte païen, le site va faire l’objet d’une seconde phase d’occupation, au haut Moyen Âge. Des artisans tuiliers ont en effet aménagé leur atelier dans les ruines du temple 1, profitant des structures encore en place pour aménager deux fours, contre les murs antiques (fig. 7). Une datation par archéomagnétisme permet de situer la dernière utilisation du four n°1 entre le milieu du 6ème et le début du 7ème siècle25. Quant à l’activité du four 2, elle vient d’être datée par C14 du milieu du 7ème siècle. À une époque où les constructions en dur se faisaient rares, les tuiles produites ici devaient être destinées à la couverture d’un bâtiment public assez important. Or, dans le récit de la vie de SaintColomban par Jonas de Bobbio, il est fait mention d’un monastère, fondé sans doute au début du 7ème s. par un disciple du moine irlandais, à un emplacement localisé « in insula super fluvium milmandram »26 qui peut se traduire par « dans une île sur la Marmande ». Selon les historiens27, le lieu correspond à l’actuel village d’Isle (rattaché à celui de Bardais en 1844), sur les rives de la Marmande (fig. 8). Reste encore à prouver – et ce ne sera pas chose facile le lien entre l’atelier de tuilier et ce monastère, dont l’emplacement exact n’est pas encore connu. Marin Fr., Etude archéomagnétique d’un four de tuilier mis au jour à Isle-et-Bardais, site des Petits Jardins, forêt domaniale de Tronçais (Allier), rapport inédit, laboratoire de paléomagnétisme du Parc de SaintMaur, Institut de physique du Globe de Paris, Paris, 2004. 25 Jonas de Bobbio, Vitae Colombani abbatis disciplorumque eius liber II, Krusch B. (éd.), Monumenta Germaniae Historica (MGH), Scriptorum Rerum Merovingicarum (SRM), 1905, t. 4, p. 129. 26 De Vogüe A., Aux sources du monachisme colombanien, I, Vie de Saint Colomban et de ses disciples, Introduction, traduction et notes., Collection Vie monastique 19, Abbaye de Bellefontaine, 1988, p. 201-202. PÉRICARD J., Ecclesia Bituricensis. Le diocèse de Bourges des origines à la réforme grégorienne, Fondation Varenne, Clermont-Ferrand, 2006, p. 127 et 332. Péricard J., Bouissière A. (avec la collaboration de Laüt L.), L’expansion chrétienne de l’Antiquité tardive au haut Moyen Âge (IVe-XIe s.), in Gandini C. et Laüt L. (dir.), op. cit. , à paraître. 27 Fig. 7 : A : Four de tuilier n°1, dans la cella du temple 1 du sanctuaire des Petits Jardins. B : Four de tuilier n°2, entre deux murs périphériques de la cella du temple 1 du sanctuaire des Petits Jardins (© L. Laüt) Fig. 8 : Situation du village d’Isle par rapport à l’atelier de tuilier du site des Petits Jardins (© Géoportail de l’IGN, L. Laüt) A défaut de certitude, les pistes actuelles nous amènent malgré tout à réfléchir sur la place que pouvait tenir cet ancien lieu de culte antique dans la mémoire collective des populations du premier Moyen Âge. Le phénomène de réoccupation tardive, sous diverses formes, d’établissements ruraux du Haut-Empire est un phénomène bien connu grâce, notamment, aux travaux de Paul Van Ossel sur le Nord de la Gaule28. Mais cela concerne essentiellement des Voir notamment Van Ossel P. : Etablissements ruraux de l'Antiquité tardive dans le nord de la Gaule, 51ème suppl. à Gallia, éd. du CNRS, Paris, 1992. 28 habitats ruraux de type villa. La chose est beaucoup plus rarement observée sur les édifices cultuels antiques. À notre connaissance, aucun scénario du même type n’a encore pu être observé sur un autre sanctuaire de Gaule centrale. Faut-il en déduire que, exception faite du site des Petits Jardins, on a soigneusement évité les anciens lieux de cultes pour de telles reconversions ? Et dans ce cas, pour quelles raisons ? En dehors des trois territoires de cité sur lesquels a porté notre attention, nous n’avons relevé qu’un cas de figure assez similaire. Il concerne le fanum récemment mis au jour aux abords de Lyon, à l’emplacement du futur stade de l’Olympique Lyonnais29. Ce temple a été édifié à la fin du 4ème s., mais l’édifice, sans doute rapidement reconverti, a subi des transformations au 5ème s. avec l’aménagement d’un petit séchoir dans l’angle de la cella et une construction sur poteau voisine. La proximité temporelle des deux occupations laisse supposer que, dans ce cas, la mémoire du lieu de culte était encore vive au moment de ce réaménagement, contrairement à ce que l’on peut supposer pour le sanctuaire des Petits Jardins. ********** Cette approche de quelques sanctuaires ruraux de Gaule centrale, sous différents angles, a permis de mettre en évidences quelques caractéristiques intéressantes. Nous avons pu constater tout d’abord que, même à l’écart de toute agglomération, ces sanctuaires ne sont pas isolés, mais intégrés au tissu rural. On peut même dire qu’ils naissent et disparaissent au rythme des dynamiques du peuplement dans chaque secteur, comme ce fut le cas du lieu de culte des Petits Jardins. Ces « monuments en pleine campagne » sont d’ailleurs souvent construits avec les mêmes techniques et les mêmes matériaux que les habitats ruraux voisins et ne constituent donc pas toujours des éléments extraordinaires dans le paysage. C’est donc une monumentalité toute relative qui se dessine pour ces lieux de culte, par comparaison avec d’autres types de sanctuaires, beaucoup plus ostentatoires et qui ont aussi laissé une empreinte bien plus forte dans le paysage et dans la mémoire collective. Fouille préventive INRAP menée en 2011 à Décines-charpieu (Rhône), sous la direction d’Emmanuel Ferber (www.inrap.fr/archeologie-preventive/Actualites/Actualites-des-decouvertes/p-14836-Untemple-antique-sous-le-futur-stade-de-l-Olympique-lyonnais.htm). 29