Marqueurs du paysage - Université Paris 1 Panthéon

Des monuments en pleine campagne :
Marqueurs du paysage ? Marqueurs de la mémoire ?
À propos du sanctuaire antique d’Isle-et-Bardais (Allier)
et de quelques autres sites de Gaule centrale
Laure Laüt
Maître de conférences
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
UMR 8546 AOROC (CNRS-ENS, Paris)
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Les publications des dernières années sur les lieux de culte en Gaule romaine se sont
principalement concentrées sur les pratiques rituelles et les programmes architecturaux de
grands sanctuaires urbains ou périurbains1. Mais assez peu de monographies ont été consacrée
à des lieux de culte implantés en milieu rural, à quelques exceptions près, qui concernent
notamment les sanctuaires de Bennecourt dans les Yvelines2, de la forêt d’Halatte dans
l’Oise3 ou du Bois des Noëls à Matagne-la-Grande en Belgique4.
Les fouilles entamées depuis dix ans sur un sanctuaire antique, au cœur de l’actuelle forêt
domaniale de Tronçais, dans l’Allier5, ont nourri notre réflexion sur un certain nombre de
questions :
1 Sur ces thématiques, voir entre autres Baray L. (dir.), Archéologie des pratiques funéraires : Approches
critiques, actes de la table ronde de Glux-en-Glenne, juin 2001, Bibracte, 9, Glux-en-Glenne, 2004. Lepetz S.,
Van Andringa W. (dir.), Archéologie du sacrifice animal en Gaule romaine : rituels et pratiques alimentaires,
Archéologie des plantes et des animaux, 2, éd. Monique Mergoil, Montagnac, 2008. Péchoux L., Les
sanctuaires de périphérie urbaine en Gaule romaine, Archéologie et Histoire romaine, 18, éd. Monique
Mergoil, Montagnac, 2010. Provost A., Mutarelli V., Maligorne Y., Corseul, le monument romain du Haut-
Bécherel. Sanctuaire public des Coriosolites, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2010.
2 Bourgeois L. (dir.), Le sanctuaire rural de Bennecourt (Yvelines), Du temple celtique au temple gallo-
romain, Documents d’Archéologie Française, 77, éd. de la Maison des sciences de l'homme, Paris, 1999.
3 Durand M. (dir.), Le Temple gallo-romain de la forêt d'Halatte (Oise), Revue Archéologique de Picardie,
spécial 18, 2000.
4 Cattelain P., Paridaens N., Le sanctuaire tardo-romain du Bois des Noël à Matagne-la-Grande. Nouvelles
recherches (1994-2008) et réinterprétation du site, Études d’archéologie 2 Artefacts, 12, Bruxelles,
Treignes, 2009.
5 Voir Laüt L., Premier bilan des recherches sur le sanctuaire des Petits Jardins à Isle-et-Bardais, en forêt
domaniale de Tronçais (Allier), in De Cazanove O., Méniel P. (dir.), Etudier les lieux de culte de la Gaule
romaine, éd. Monique Mergoil, Montagnac, 2012, p. 181-196.
- Quelles raisons ont poussé les élites gallo-romaines à construire ces édifices en pleine
campagne, loin de toute agglomération ?
- Quel degré de monumentalité ont pu atteindre de tels sanctuaires, dont les vestiges
actuels sont souvent assez modestes ?
- Quelle mémoire a-t-on pu garder du lieu de culte antique, après l’abandon du site ou
sa reconversion ?
Nous proposons ici de faire le point sur ces différentes interrogations, à propos du site d’Isle-
et-Bardais et de quelques autres sanctuaires de Gaule centrale, eux aussi isolés en pleine
campagne. Les éléments de comparaison seront pris sur le territoire des Biturige Cubes,
auquel est rattaché le sanctuaire des Petits Jardins, mais aussi sur les territoires voisins des
Lémovices et des Arvernes (fig. 1).
Fig. 1 : Carte de localisation du site des Petits Jardins et des trois territoires de cités antiques évoqués dans cet
article (© L. Laüt)
1. Des monuments en pleine campagne
Tout d’abord, il convient de définir un peu plus précisément la notion de « monuments en
pleine campagnes ». Les sites dont il va être question ici sont des lieux de culte qui ne se
trouvent pas au sein d’une agglomération, ni même en périphérie de celle-ci, mais bien en
milieu rural.
Encore faut-il pouvoir mesurer le véritable degré d’isolement de ces lieux de culte. A
l’évidence, le sanctuaire des Petits Jardins n’entretient aucun rapport de proximité avec une
agglomération connue, les plus proches étant éloignées d’au moins 20 km (fig. 2). Aucun
autre sanctuaire n’est d’ailleurs formellement identifié dans ce rayon. Si l’on se rapproche un
peu du sanctuaire, on constate qu’il se trouve à 800m à l’ouest d’une voie secondaire encore
bien visible dans le paysage et qui devait permettre de rejoindre plus ou moins directement
Avaricum (Bourges) au nord et Augustonemetum (Clermont-Ferrand) au sud. Les prospections
pédestres menées en forêt de Tronçais6 on également révélé une occupation assez dense dans
les environs du sanctuaire, avec une moyenne de 1,3 habitats ruraux/km² dans ce secteur.
Fig. 2 : Carte de localisation du site des Petits Jardins dans l’actuelle forêt domaniale de Tronçais et le réseau
des agglomérations secondaires antiques du secteur (© L. Laüt)
Quant au sanctuaire lui-même, peut-il être considéré comme vraiment isolé ? À proximité
immédiate de l’aire sacrée des deux temples, accolé à leur mur de clôture, se trouve en effet
une structure d’habitat (fig. 3, bâtiment 3), dont la présence semble intimement liée aux
6 Laüt L., Le paysage antique de la forêt de Tronçais, bilan des travaux d’Elie Bertrand et des recherches
récentes , Bulletin de la société des amis de la forêt de Tronçais, 49, 2004, p. 49-86. Gandini C., Dumasy F.,
Laüt L., Paysages économiques du territoire des Bituriges Cubes, approche comparée de trois modes
d’occupation du sol, in Plana R., Revilla V., Fiches J.L. (dir.), Paysages ruraux et territoires dans les cités de
l’Occident romain, actes du colloque AGER IX, Barcelone, 25-27 mars 2010, Montpellier, Presses
Universitaires de La Méditerranée, collection « Mondes Anciens », à paraître.
activités du sanctuaire (accueil, hébergement, préparation culinaires rituelles, …). Nous avons
également observé quelques indices d’activités artisanales ou domestiques en marge
immédiate du sanctuaire : fosses, structures en matériaux légers ou canalisations. Pour le
moment, aucune trace d’occupation importante n’a été identifiée aux abords immédiats du
sanctuaire. Toutefois, la couverture forestière actuelle, qui empêche les grands dégagements
en aire ouverte, ne permet guère d’avoir de certitude au sujet de l’isolement de ce sanctuaire.
Fig. 3 : Plan schématique du site des Petits Jardins à Isle-et-Bardais, dans l’Allier (© L. Laüt)
Pour examiner la situation d’autres sanctuaires isolés en Gaule centrale, il faut tout d’abord se
pencher sur les travaux de Simon Girond, doctorant de Fr. Dumasy à Paris 1, qui étudie les
sanctuaires, cultes et pratiques rituelles dans la cité des Bituriges Cubes. Celui-ci distingue,
parmi les 63 sanctuaires répertoriés sur le territoire, ceux qui sont associés au chef-lieu
(Bourges), à une agglomération secondaire, à un espace suburbain, un hameau ou une villa. Il
relève aussi 21 sanctuaires considérés comme isolés, en tout cas jusqu’à preuve du contraire7.
En effet, les prospections qu’il a menées autour de certains se ces sanctuaires ont
régulièrement livré des indices d’occupation proches des bâtiments cultuels.
La fouille récente du sanctuaire des Hauts de Buffon à Montluçon illustre également bien ce
phénomène8. Le sanctuaire se trouve près de la voie Néris-les Bains/Evaux-les-Bains, sur une
hauteur dominant le confluent d’un ruisseau et du Cher ainsi que la ville actuelle de
Montluçon (qui n’est toutefois pas une agglomération antique connue). Le lieu de culte est
délimité par un péribole contenant deux temples de type fanum et un puits. Aux abords
immédiats de cette aire sacrée de 1800m², de nombreuses constructions, pour la plupart en
matériaux légers, ont été mises au jour. Ces bâtiments, puits, zones de stockage et enclos sont
interprétés par U. Cabezuello comme des annexes du culte, vouées à l’hébergement des
prêtres et des pèlerins, à la gestion des animaux destinés aux sacrifices, etc. Mais, en raison du
nombre et du caractère structuré de ces constructions, on peut aussi envisager le
développement d’une véritable petite agglomération, dont la seule composante monumentale
serait le sanctuaire.
Concernant le territoire arverne, nous disposons d’un premier bilan publié par Claire Mitton9,
doctorante de Fr. Trément à Clermont-Ferrand, qui étudie les sanctuaires, hors chef-lieu, dans
l’ensemble du Massif Central. Elle y recense 24 sanctuaires ruraux arvernes et note aussi que
plus de la moitié de ces lieux de cultes ruraux se trouve en bordure des voies principales. Et le
phénomène est sans doute encore plus important car les voies secondaires n’ont pas été prises
en compte ici. Le même constat peut aussi être fait pour les sanctuaires ruraux des territoires
biturige et lémovice10. Il semble donc que la proximité du réseau routier soit un des
paramètres privilégiés pour l’implantation des sanctuaires ruraux, dans ces cités de Gaule
centrale.
2. Des marqueurs du paysage ?
7 Girond S., Sanctuaires, territoire et peuplement : réflexions sur l’implantation des lieux de culte dans la
cité biturige, in Gandini C., Laüt L. (dir.), Sites, réseaux, territoires, regards croisés sur le Berry ancien,
supplément à la Revue Archéologique du Centre de la France, à paraître.
8 Cabezuello U., Wittmann A., Le sanctuaire gallo-romain des Hauts de Buffon à Montluçon, in Carnet de
fouilles, l’actualité de l’archéologie dans l’Allier, catalogue de l’exposition du musée Anne de Beaujeu à
Moulins, 30 juin-8 janvier 2011, Moulins, p. 70-79.
9 Mitton Cl., Les sanctuaires arvernes et vellaves hors des chefs-lieux de cités du Ier s. av. J.-C. au IVe s. ap. J.-
C. : approche typologique et spatiale, Revue archéologique du Centre de la France, 45-46, 2006-2007, mis
en ligne le 08 avril 2008 (http://racf.revues.org/680).
10 Pour le territoire biturige, voir Caron M., Les religions dans la cité des Bituriges Cubi, in Batardy et al. (dir.),
Le Berry antique, Milieu, hommes, espaces, 21ème suppl. à la Revue Archéologique du Centre de la France, 2001,
p. 86-91. Pour le territoire lémovice, voir notamment Desbordes J.M., Le rôle des cheminements de long
parcours dans la romanisation des campagnes lémovices, Travaux d’Archéologie Limousine, 16, 1996, p. 21-
37 et Desbordes J.M., Sur les traces des cultes routiers au premier millénaire, Travaux d’Archéologie
Limousine, 25, 2005, p. 43-54.
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