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Les Champs d’honneur,
texte et intertextes
Alain PAYEUR1
Univ Lille Nord de France, F-59000 Lille, France
ULCO, HLLI, F-62200 Boulogne-sur-Mer, France
Lobjet de cet article est de repérer à partir du roman de Jean Rouaud - Les Champs
d’honneur, quelques intertextes qui ne sont pas seulement convoqués dans l’espace
d’une intertextualité close, mais qui ouvrent sur d’autres scènes avec des enjeux so-
ciaux. D’un côté, les intertextes confortent le projet littéraire d’un écrivain refusant
lévacuation de l’auteur et lévacuation du réel au profit dune productivité formelle
revendiquée dans les années 70. De lautre, le recours à des formes sémiotiques
différentes de celle du roman comme celle d’une bande dessinée et à dautres média-
tisations faisant intervenir par exemple de l’oralisation, donne à ces intertextes des
dimensions communicationnelles qui s’éloignent du projet strictement littéraire affiché
par l’écrivain.
mots-clés: diFFusion, identité littéraire, intertextes, productivité, transmission
The object of the article is to highlight - starting from Jean Rouaud’s novel Les Champs
d’Honneur - a few intertexts which are not just called upon within the space of a closed
intertextuality, but which open up onto other scenes with social stakes. On the one
hand, the intertexts reinforce the literary project of a writer who refuses to eliminate
both author and reality for a formal productivity which was demanded in the 1970s. On
the other hand, resorting to semiotic forms which are different from those of the novel
as well as the comic strip’s and to other mediatisations where, for instance, oralisation
occurs, gives the intertexts communicative dimensions which are drifting away from
the strictly literary project drawn up by the writer.
Key words: diFFusion, literary identity, intertexts, productivity, transmission,
production, transmission
1 Alain PAYEUR, agrégé de Lettres Modernes, est Maître de Conférences à l’université du Littoral Côte
d’Opale. Membre du laboratoire HLLI, ses travaux menés dans les perspectives ouvertes par le Sémi-
naire sur l’Industrialisation de la Formation (SIF) portent sur la circulation sociale et le déplacement
des savoirs, et sur la problématique de la distance dans les dispositifs de médiation.
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Les Champs d’honneur 2 relève ouvertement d’une ambition littéraire. Les quali-
tés littéraires de ce premier roman de Jean Rouaud, couronné par l’attribution
du Prix Goncourt en 1990, ont dailleurs été saluées unanimement par la cri-
tique. Pourtant, si le travail d’élaboration littéraire propre à cet auteur mérite
l’attention, la position importante qu’il occupe actuellement comme écrivain sur
la scène publique et médiatique, invite à sortir de la seule sphère du littéraire.
L’ie est qu’il ne convient pas de lire ce roman - pas plus que les œuvres qui
l’ont suivi, seulement dans la clôture du texte ou de la fiction. Pour bien com-
prendre cette littérature, il faut en même temps élargir l’analyse en faisant,
par exemple, le lien avec une figure particulière, celle de l’écrivain, figure que
Rouaud s’efforce par différents moyens de recomposer et de faire exister dans
l’espace public en la rendant manifeste. Autrement dit, il s’agit de traiter «deux
problèmes qui vont ensemble», à savoir : «l’étude des conditions de production
de l’oeuvre» mais aussi «la question de sa communication à des lecteurs»
(Macherey, 1970: 87), c’est-à-dire plus largement celle des processus de partici-
pation à un environnement social dans lequel l’écrivain est doté d’un certain sta-
tut. On pourrait aussi parler d’un capital symbolique, capital que Bourdieu (1994)
faisait reposer «sur la connaissance et la reconnaissance» (rééd., 1996: 161).
De manière générale, articuler les problèmes de production littéraire et ceux de
transmission soulève de réelles difficultés dont certaines avaient déjà été iden-
tifiées par Pierre Macherey : l’une est la confusion entre transmission à base
culturelle et cognitive et un autre processus, celui de la diffusion, de nature plus
nettement économique ou marchande; une autre difficulté, plus fondamentale
encore, tient à la nécessité d’éviter la séparation, ou la coupure, entre production
et transmission dans la mesure où «en même temps que le livre, sont produites
les conditions de sa communication» (1970: 88) et de ses manifestations dans
l’espace public. On le voit, la question de la transmission se trouve au croise-
ment de la production et de la communication.
Fondée de manière générale, cette problématique théorique est particulièrement
pertinente pour aborder une oeuvre complexe comme celle de Rouaud. Lexer-
cice est délicat, mais il peut aider à revenir sur une notion comme celle d’inter-
texte, quitte à la transformer pour la rendre opératoire. La notion d’intertexte
sera donc ici doublement sollicitée, comme un point d’appui pour une analyse à
la fois du cadre énonciatif (celui de la production du texte) et du cadre discursif
(celui de sa communication en contexte).
2 Dans cet article, nous nous référerons à l’édition de poche, avril 1996, Paris: Editions de Minuit,
coll. Double n°12.
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Le projet littéraire de Rouaud.
Le fait est qu’il s’agit pour Rouaud de composer à nouveau une figure de l’écrivain
ou encore: de la ré-accréditer. Rouaud confronté à ce qu’il présente comme la doxa
des années 70, a eu le projet de ré-inscrire cette figure de l’auteur et conjointement,
celle de l’écrivain. Pour un «postulant écrivain» comme Rouaud (La fiane juive,
2008: 54)3, il était impératif de s’émanciper des thèses défendues par les courants
formalistes qui ont fait du texte un système programmant la disparition de lauteur.
D’où la question qu’il pose: comment dans des conditions où «le romancier était
bien peu considéré, à deux doigts de l’idiot» (op.cit.: 55), répondre au désir d’écrire?
Comment sortir de l’impasse qui faisait croire que «la littérature n’était plus là où
on la situait autrefois (…) mais dans ses marges – roman de gare, Pieds Nickelés et
compagnie» et «que parler de Flaubert valait mieux que d’être Flaubert» (ibid.).
Le projet littéraire de Rouaud, son «vouloir-écrire», est conditionné par ces para-
mètres qui codifient l’activité littéraire et dont il refuse l’orientation: soit vers les
marges du paralittéraire soit vers les avant-gardes théorisantes.
Rouaud rapporte, dans un entretien4, queses «tout débuts romanesques (…) re-
lèvent d’une décision d’écrire des romans» survenue «à la fin des années 70».
Ainsi, le moment où se forge son «envie d’être reconnu comme un écrivain»,
fait qu’il se «heurte de plein fouet avec les théories littéraires en vogue, à savoir
Tel Quel, le structuralisme, etc.». Les théories littéraires récusées sont présen-
tées comme des théories «qui repoussent l’idée même de raconter une histoire
puisque le référentiel (le réel) était évacué, l’auteur était évacué». Rouaud est alors
amené à revenir sur la notion d’intertextualité: «Il y avait cette idée qu’un texte
ne renvoie qu’à d’autres textes, c’est l’intertextualité et donc qu’on puisse raconter
sa propre histoire, c’était le comble de l’hérésie puisque s’il n’y avait pas d’auteurs,
il ne pouvait y avoir de récits autobiographiques». Autrement dit, le désir d’écrire
de Rouaud se fonde explicitement sur une réaffirmation complexe, celle de l’auteur
mais aussi sur la prise en compte d’une réalité à découvrir, d’un réel qui puisse
être pris dans le cadre d’une autobiographie. Ces deux questions traversent celle
de l’intertextualité que nous proposons de déplacer, en montrant qu’il y a, à côté du
texte proprement littéraire, - un roman, en l’occurrence : Les Champs d’honneur, des
objets particuliers, des intertextes, ensembles textuels qui complètent, corrigent,
confortent la textualité à l’œuvre dans le roman mais qui, dans le même temps,
postulent une extériorité. En position d’interfaces, de tels intertextes entrent dans
le système d‘organisation formelle mis en place par l’écrivain Rouaud.
3 Dans cet article, nous nous référerons à l’édition de 2008. Paris: Editions Gallimard.
4 Voir la « transcription de l’enregistrement de la rencontre avec Jean Rouaud, animée par Jean-
Claude Lebrun le 13 mai 2000», consultable sur le site de l’auteur
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De fait, son roman entre dans la perspective d’une ré-affirmation de l’auteur
qui engage Rouaud à renouveler le pacte autobiographique. C’est ce qu’il fait
en renouant avec les jeux de la filiation et de la mémoire familiale. Pour
Sylvie Ducas (2006: 44), «ce qui frappe d’emblée dans Les Champs d’hon-
neur, c’est un propos décentré (…) qui n’emploie presque jamais le récit à la
première personne»; préférant le nous ou le on, Rouaud ancre ainsi le moi
dans le temps, ou plus exactement, «dans une durée générationnelle». Les
Champs d’honneur deviennent ainsi un «récit transpersonnel» (ibid.). S’ap-
puyant sur cette première observation, Sylvie Ducas (2009: 3-4) a prolongé
sa réflexion en faisant remarquer cette conséquence qui éclaire le projet litté-
raire de Rouaud: « s’il n’a pas lieu d’être, l’écrivain de la filiation vise à s’en
approprier un, à investir un nouveau territoire littéraire: il s’agira pour lui
de repenser un terroir, un champ et un espace d’écriture afin de retrouver un
lieu pour se légitimer. Processus par lequel tout auteur se situe et s’institue
en écrivain» et elle ajoute: « la paratopie joue ainsi à des niveaux multiples
de la scène d’énonciation» (ibid.). Cest ce qui lui permet également, repre-
nant une formule de Dominique Maingeneau, d’attirer l’attention sur le point
suivant:«cette posture qu’il adopte et ce scénario qu’il invente sur la scène
de l’écriture, (…) sont aussi ‘une manière d’habiter ‘l’espace social’ (...) et de
prendre position par rapport aux conditions d’exercice de la littérature de son
époque» (ibid.).
Plus modestement, il s’agira pour nous d’être attentif à tout un espace com-
plexe, littéraire et social en nous demandant quels objets, placés à la fois à côté
du texte et dans l’espace social, peuvent être qualifiés d’intertextes. Prendre en
compte les intertextes chez Rouaud présente à notre sens un double intérêt:
a) fortement liés au texte et à ses marges, les intertextes, offrent d’une part,
l’occasion d’analyser un travail énonciatif caractérisé aussi bien par les types
d’«énoncés rapportés» (Maingueneau, 1983) que par les effets liés à leur
intégration; b) d’autre part, les intertextes montrent que la question littéraire
de l’identité narrative et de l’écriture biographique, se double d’un processus
de nature historique de construction d’une individualité littéraire (Barthes,
1971)5.
2- Intertextes et production littéraire.
Le travail énonciatif entrepris par Rouaud met en jeu des intertextes en relation
avec la question de l’auteur d’une part et avec le traitement du réel d’autre part.
D’un côté, il s’agit d’interroger les relations intertextuelles à travers le modèle
du palimpseste; de l’autre, c’est le modèle de l’archive qui est convoqué.
5 Pour Barthes, notre littérature reposerait sur la production «d’individuations stéréotypées: les
auteurs, les mouvements, les écoles» (op. cit.: 172) qu’il faudrait «paradigmatiser».
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2.1- Les intertextes en tant que palimpseste
Le texte qui constitue un roman comme Les Champs d’honneur s’ouvre sur d’autres
textes dont la critique littéraire a déjà commencé à faire le recensement. Confor-
mément au projet littéraire de l’auteur, le premier espace intertextuel, presque im-
médiatement repérable, inscrit une relation forte avec «le récit autobiographique
(A la Recherche du Temps perdu, pour situer)», (La fiancée juive: 57). Toutefois, la
critique littéraire a aussi montré que l’intertextualité ne fonctionne pas de manière
homogène et unique mais qu’elle convoque aussi d’autres espaces. S’attachant à ce
récit considéré sous l’angle d’un palimpseste, Sylvie Ducas repère d’autres strates
qu’elle fait fonctionner comme des «références culturelles implicites» (2006: 58),
largement partagées, comme la Bande Dessinée ou le cinéma burlesque, de Chaplin
à Tati. Signalons quon trouve également des exemples d’insertion dautres énoncés
comme ceux tirés de la presse régionale. Une des dernières sections du roman de
Rouaud s’ouvre explicitement sur une citation: «l’hiver 1929 fut parmi les plus
terribles recensés. Le 2 février, un ivrogne fut retrouvé gelé debout contre un arbre
(Le Courrier de l’estuaire)»; quelques lignes plus bas, l’auteur renvoie à un autre
titre de presse, La presqu’île de l’Ouest (p.163). On pourrait élargir encore lespace
intertextuel à des expressions enfantines à l’allure de comptine («de Pampelune
derrière la lune», p.10) ou au domaine de la chanson poétique et populaire (ici
Trenet) :«Qu’y a-t-il à l’intérieur d’une noix? L’imagination s’emballe: La caverne
d’Ali Baba? Le bois de la vraie Croix?... (p.136). Du point de vue de l’énonciation,
les intertextes ainsi repérés fonctionnent à un premier niveau sur le modèle de la
citation-culture. « Signes de connivence (…), selon la formulation de Jakobson, on
pourrait dire que le ‘fonction phatique’ y prédomine» (Maingueneau, 1983: 127).
A un second niveau, on peut dire également que ces intertextes permettent à la
fois de centrer le texte dans l’espace de la littérature tout autant que de le décentrer
en le déportant dans ses marges, produisant ainsi des effets de distanciation. Ils
permettent de construire et déconstruire le texte signé par un auteur qui se présente
comme «un postulant» intimidé par la liste des «grands auteurs, comme autant
de bornes imposantes» (La fiane juive: 57). Les intertextes venus des marges
ouvrent l’espace littéraire et éloignent le risque de tomber dans«une approche
très guindée de l’écriture» (ibid.). Ces intertextes convoqués directement dans le
travail de production énonciatif ont donc une seconde fonction, plus opératoire et
comme libératrice.
Avec la consécration obtenue grâce au roman Les Champs d’honneur, une étape a
été franchie par Rouaud, un espace littéraire s’est ouvert mais un nouveau défi
s’est rapidement présenté à lui en tant qu’auteur: «Je craignais, comme certains
le pensaient alors, d’être réduit à l’homme d’un seul livre»6. D’où la nécessité
«de diversifier mes domaines d’expression. Et j’ai presque tout fait» (ibid.): des
chansons, des documentaires, des pièces de théâtre, des scénarios; on y retrouve la
6 Mohammed Aissaoui, «Jean Rouaud, le touche à tout littéraire», Le Figaro, 1 janvier 2009.
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