Erich Fromm MÉTHODE ET TÂCHE D`UNE PSYCHOSOCIOLOGIE

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Erich Fromm
MÉTHODE ET TÂCHE D'UNE
PSYCHOSOCIOLOGIE ANALYTIQUE (i)
(...) A l'origine, mais surtout par la suite, Freud s'est penché sur la psychologie de
l'individu. Pourtant, après avoir découvert que les mobiles du comportement humain résidaient
dans l'instinctif, et que les sources cachées des idéologies et comportements se situaient au
niveau de l'inconscient, les auteurs de manuels d'analyse ne purent manquer de tenter de partir
du problème individuel pour aboutir aux problèmes de la société, puis de la psychologie
subjective pour se lancer dans le domaine de la psychosociologie. Il fallut donc entreprendre
une démarche qui, utilisant les moyens de la psychanalyse, visait à rechercher le sens caché et les
causes profondes de comportements, aussi irrationnels et répandus dans la société, que ceux qui
se manifestent dans les religions et les coutumes populaires, mais aussi en politique et dans
l'éducation.
Certes, dès difficultés sont apparues qu'on a pu éviter, du moins tant qu'on se limitait au
domaine de la psychologie subjective. Mais ces difficultés n'ont rien changé au fait que le
problème posé était la conséquence légitime, scientifique et correcte des positions psychanalytiques. Ayant découvert que la clé permettant de comprendre le comportement humain se
trouvait au niveau des pulsions et de l'inconscient, il est légitime que la psychanalyse soit en
mesure de révéler les raisons profondes du comportement social. Car la « société » est elle aussi
constituée d'individus vivants qui ne peuvent être soumis à d'autres lois psychologiques que
celles que la méthode analytique a découvertes chez l'individu.
Par conséquent, il nous semble que W. Reich a une vision erronée lorsqu'il cantonne la
HERMÈS 5-6, 1989
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psychanalyse au domaine de la psychologie subjective et qu'il conteste par principe son
application aux phénomènes sociaux tels la politique, la conscience de classe, etc. (2) Le fait que
l'on traite de certains phénomènes en sociologie ne signifie en aucun cas que ces phénomènes ne
puissent faire l'objet de la psychanalyse (on ne peut prétendre qu'un objet étudié sous l'angle de
la physique ne peut être examiné d'un point de vue chimique). Ceci signifie que dans cette
mesure, et dans cette mesure seulement, les facteurs psychiques jouent un rôle lors de
l'apparition de ces phénomènes, qu'ils font l'objet de la psychologie et plus spécifiquement de la
psychosociologie dont la fonction est de définir les causes profondes et les fonctions des
phénomènes psychiques. La thèse, selon laquelle la psychologie ne traiterait que de l'individu
isolé tandis que la « société » serait l'affaire de la sociologie, est fausse. Car c'est bien la
psychologie qui, sans cesse, a affaire avec l'individu socialisé et c'est la sociologie qui a affaire
avec la multitude des individus isolés dont la structure et les mécanismes psychiques devraient
entrer en ligne de compte dans toute réflexion sociologique.
Nous traiterons par la suite du rôle que jouent les facteurs psychologiques sur les
phénomène sociaux et nous montrerons que c'est le domaine d'application de la méthode de la
psychosociologie analytique. La sociologie, avec laquelle la psychanalyse semble avoir le plus de
points communs, mais aussi le plus de points contraires, est le matérialisme historique.
Le plus de points communs, car elles sont toutes deux des sciences matérialistes. Elles ne
partent pas de Y« Idée », mais de la vie concrète et des besoins réels. Elles se rejoignent, car elles
fournissent une évaluation de la conscience qui leur est commune, la conscience semblant être
bien moins le moteur du comportement humain que le reflet d'autres forces plus obscures. Mais
c'est sur ce point, lorsqu'on s'interroge sur la nature des facteurs qui déterminent le conscient,
qu'il semble que la psychologie et la psychanalyse soient inconciliables. Le matérialisme
historique voit dans le conscient l'expression du social, la psychanalyse, elle y voit celle de
l'inconscient, des instincts. D'où la question inévitable, à savoir si ces deux thèses sont en
contradiction, et si ce n'est pas le cas, de définir les rapports qu'elles entretiennent entre elles et,
enfin, de savoir si l'utilisation de la psychanalyse en tant que méthode enrichit le matérialisme
historique et pourquoi.
Avant de nous engager nous-même dans la discussion du problème posé, il semble
nécessaire d'évoquer les hypothèses que la psychanalyse peut nous fournir si on veut l'appliquer
aux problèmes de société (3). Freud n'a jamais supposé l'homme, soit l'objet de la psychologie
comme étant isolé et détaché du contexte social. «La "psychologie subjective" est certes
adaptée à chaque personne et explore les chemins par lesquels elle tentera de satisfaire ses
pulsions instinctuelles, mais il est rare qu'elle y parvienne seule, sauf dans certaines situations
d'exception, il est également rare qu'elle soit en mesure de faire abstraction des rapports entre
cette personne et les autres individus. Dans la vie psychique de chacun, l'autre apparaît très
fréquemment comme modèle, comme soutien et comme adversaire, et la psychologie subjective
est, dès le départ en même temps, une psychosociologie au sens large du terme. »
Freud a également fait table rase de l'illusion d'une psychosociologie dont l'objet serait un
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Méthode et tâche d'une psychosociologue analytique
groupe en tant que tel, « la » société ou toute autre configuration sociale possédant sa propre
« âme », celle des masses ou 1'« âme sociale ». En revanche, il part toujours du fait que chaque
groupe n'est constitué que d'individus et que seuls les individus en tant que tels sont des sujets
possédant des caractéristiques psychiques (5). Freud n'a jamais supposé l'existence d'un
« instinct social ». Pour Freud, ce que l'on définit comme instinct social n'est ni « inné » ni
« indécomposable » ; il le voit « naître et se constituer dans un cercle restreint, celui de la
famille ». Sa thèse a pour conséquence que l'on considère que les caractéristiques sociales
doivent leur naissance, leur renforcement ou leur atténuation à l'influence qu'exerce un
environnement déterminé et certaines conditions de vie sur les structures instinctuelles.
Ainsi, pour Freud, c'est toujours l'homme socialisé, l'homme vivant au sein d'un tissu
social qui fait l'objet de la psychologie; donc, comme nous venons de l'évoquer ci-dessus,
l'environnement et les conditions de vie de l'individu jouent un rôle décisif sur son développement psychique mais aussi lors de l'étude théorique de ce développement. Certes, Freud a
reconnu le conditionnement biologique et physiologique des pulsions, mais c'est surtout lui qui
a démontré à quel point ces pulsions pouvaient être modifiées et que le facteur déterminant ces
modifications était l'environnement, la réalité sociale.
Ainsi, la psychanalyse semble apporter toutes les conditions préalables qui permettent son
application méthodologique dans la recherche en psychosociologie, ce qui exclut donc tout
conflit avec la sociologie. Elle s'interroge sur les caractéristiques psychiques communes à tous
les membres d'un groupe et tente d'expliquer un comportement psychique commun à partir
d'une expérience vécue commune. Mais, plus le groupe est grand, moins cette expérience vécue
se situe au niveau du hasard et de la personnalité ; en revanche, elle est le calque de la situation
socio-économique de ce même groupe. Ainsi donc, la psychosociologie analytique a pour rôle
d'interpréter la structure instinctuelle, la libido et le comportement inconscient d'un groupe en
partant de l'étude de sa structure socio-économique.
C'est là que l'objection semble justifiée. La psychologie explique le développement des
instincts à partir de l'expérience vécue durant les premières années de la vie, donc à une époque
où l'individu a encore à peine affaire à « la société », mais vit presque exclusivement dans le
cercle familial. Comment donc, selon les conceptions de la psychanalyse, les conditions
socio-économiques pourraient-elles avoir une telle importance ? Mais il ne s'agit ici que d'un
problème apparent. Les premières influences décisives exercées sur l'évolution de l'enfant
proviennent assurément de la famille, mais la structure globale de la famille, tous les rapports
relationnels types, tous les idéaux qu'elle défend en matière d'éducation, sont eux-mêmes
conditionnés par le milieu social et l'appartenance à une classe, par les structures sociales où elle
évolue. (A titre d'exemple: dans une famille bourgeoise et patriarcale, les rapports affectifs
entre le père et le fils diffèrent de ceux que l'on rencontre dans une « famille » régie par la loi du
matriarcat.) La famille est le moyen, l'intermédiaire par lequel la société, en l'occurrence la
classe, imprègne l'enfant de cette structure spécifique qui lui correspond, et façonne ainsi
l'adulte. La famille est l'agence psychologique de la société.
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Les travaux effectués jusqu'à présent en matière de psychanalyse cherchent à appliquer la
psychanalyse dans le cadre des problèmes sociaux, mais, pour l'essentiel, ils ne répondent pas
aux exigences ni à ce que Ton attend de la psychosociologie analytique (6). L'erreur commence
dès l'évaluation de la fonction de la famille. On a certes vu que l'individu ne pouvait être
appréhendé qu'en tant qu'être socialisé, on a découvert que ce sont les relations entre l'enfant et
les différents membres de la famille qui déterminent l'évolution de sa structure instinctuelle,
mais on a presque totalement ignoré que la famille, quant à elle, possède une structure
psychologique et sociale globale, avec ses objectifs spécifiques en matière d'éducation et ses
propres habitudes affectives, qu'elle est le produit d'une certaine structure sociale et, au sens
plus restreint du terme, d'une certaine classe qu'en réalité elle n'est que l'agence psychologique
de la société et de sa classe d'origine. On avait trouvé le point de départ à partir duquel on
pouvait comprendre l'influence psychologique exercée par la société sur l'enfant, mais on ne
l'avait pas remarqué. Comment était-ce possible ? Sur ce point, les chercheurs psychanalystes
partageaient les préjugés de tous les autres chercheurs du camp des sciences bourgeoises, mais
aussi ceux de leurs collègues progressistes : ils considéraient la société bourgeoise capitaliste
comme un absolu en soi et croyaient plus ou moins consciemment qu'elle était la société
« normale » et que les structures psychiques en présence étaient « les » caractéristiques-types de
cette société.
Mais il y a encore une autre raison particulière qui suggéra cette erreur aux analystes. En
effet, leurs recherches portaient surtout sur des malades et des individus sains de la société
bourgeoise moderne, et appartenant principalement aux classes bourgeoises, donc sur des
personnes dont les origines étaient semblables et constantes et déterminaient la structure
familiale (7). Ce qui déterminait et faisait la différence entre les expériences vécues étaient donc
les événements, des événements individuels, personnels, ayant leurs racines dans les fondements
communs, mais qui, du point de vue de la société, sont des événements fortuits. Tous les sujets
sur lesquels portaient ces recherches avaient ceci en commun que leurs caractéristiques
psychiques étaient le produit de la réalité d'une société autoritaire organisée selon des principes
de domination et de subordination de classe, de l'acquisition de méthodes rationnelles et
pragmatiques, etc. Ce qui les différenciait était le fait que l'un avait eu un père abusivement
sévère, qu'il redoutait étant enfant, et que l'autre avait une sœur aînée à laquelle il vouait tout
son amour ou, le troisième, une mère qui avait établi des liens si forts qu'il ne pouvait plus
renoncer à cette relation libidineuse. Certes, ce vécu personnel était des plus importants pour le
développement individuel de ces sujets, et l'analyse qui supprime les difficultés psychiques
résultant de ce vécu avait bien rempli sa mission thérapeutique, c'est-à-dire avait transformé le
malade en une personne adaptée aux réalités de la société existante.
Mais son objectif thérapeutique ne dépassait pas ce cadre, il n'était pas non plus nécessaire
qu'elle le dépassât, et la théorie n'allait pas plus loin non plus. Il n'était pas utile d'aller plus loin
en ce qui concerne la psychologie subjective, domaine essentiel des travaux de l'analyse ; car
même si on négligeait les structures sociales déterminant la structure familiale, la source d'erreur
était quasiment insignifiante pour la psychologie subjective.
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Méthode et tâche d'une psychosociologue analytique
Mais les choses étaient très différentes si Ton passait de la psychologie de l'individu aux
recherches psychosociologiques. Ce qui d'un côté était une négligence quasiment insignifiante
devenait, de l'autre, une source d'erreur lourde de conséquences pour l'ensemble de la
démarche.
Une fois que l'on avait admis que la structure de la société bourgeoise et de la famille
patriarcale correspondait à la « normalité » ; une fois que dans le cadre des travaux réalisés en
psychologie subjective, on avait appris que les différences individuelles pouvaient être
comprises à partir de traumatismes fortuits, on commença à étudier également les divers
phénomènes psychosociologiques en les interprétant sous l'angle du traumatisme, donc comme
des hasards sociaux. Cette démarche devait obligatoirement conduire à l'abandon de la
véritable méthode analytique. Étant donné que l'on ne se préoccupait guère de la diversité des
« expériences vécues », c'est-à-dire de la situation socio-économique des autres configurations
sociales, et que, par conséquent, on n'essayait pas d'interpréter leur structure psychique en
partant de leurs structures sociales, on était bien obligé « d'analogiser » au lieu d'analyser ; on
traitait l'humanité ou la société comme un individu, on transposait les mécanismes spécifiques
que l'on avait constatés chez l'homme contemporain sur toutes les formations sociales, et on
« expliquait » ensuite leur structure psychique à partir de l'analogie avec certains phénomènes,
surtout les phénomènes de nature pathologique, typiques chez l'individu vivant dans notre
société.
En procédant par analogie, on négligeait un aspect essentiel et fondamental de la
psychologie analytique: le fait que la névrose, le symptôme névrotique ou le caractère
névrotique soit, chez l'individu « anormal », le résultat d'une adaptation insuffisante de la
structure instinctuelle à une réalité donnée, tandis que dans le cas d'une masse, donc de
« personnes saines », il y a aptitude à s'adapter, et que par conséquent, les phénomènes
psychologiques observés dans les masses ne peuvent en principe pas être interprétés par
analogie avec les phénomènes névrotiques, mais comme n'étant que le résultat de l'adaptation
de la structure instinctive à la réalité sociale et, souvent, à une réalité qui dévie plus ou moins de
la norme existante.
Ce procédé nous livre un exemple frappant : celui de la valeur d'absolu que l'on accorde au
« complexe d'Œdipe » (qui naît de la rivalité entre l'enfant et le père pour obtenir les faveurs de
la mère, puis se transforme en haine du père) qui devient ainsi un mécanisme commun à tous les
êtres humains, bien que des études comparatives effectuées en sociologie et en psychoethnologie démontrent qu'il était probable que ce comportement affectif correspondît bien à
l'attitude type de la famille patriarcale et qu'il n'était pas une caractéristique humaine
universelle. Considérant le complexe d'Œdipe comme un absolu, Freud a été amené à concevoir
le développement de l'humanité entière à partir du mécanisme de la haine du père et des
réactions qui en découlent (8) sans pour autant consacrer la moindre attention aux conditions
de vie matérielles du groupe concerné.
Même si le génie du regard de Freud a toujours été fécond et essentiel dans ses découvertes
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bien qu'il partît de prémisses sociologiques erronées (9). Cette source d'erreur devait conduire
les autres analystes à un résultat qui compromettait l'analyse aux yeux de la sociologie et surtout
aux yeux des sciences sociales marxistes.
Mais cela a été une erreur de dénoncer la psychanalyse en tant que telle. Car, au contraire, il
suffisait d'appliquer systématiquement la méthode classique de la psychologie analytique en
psychosociologie pour parvenir à des résultats irréprochables. La faute n'était pas imputable à la
méthode analytique, mais au fait que les auteurs spécialisés cessaient de l'utiliser concrètement
et correctement dès qu'ils effectuaient des recherches sur les sociétés, les groupes, les classes,
bref, sur les phénomènes sociaux au lieu de réfléchir sur les individus.
Il est nécessaire ici de faire une remarque complémentaire. Au centre de notre exposé, nous
avons placé la modificabilité du système instinctuel qui subit l'influence de facteurs externes,
c'est-à-dire finalement de facteurs sociaux. Mais on n'a pas le droit d'ignorer que le système
pulsionnel possède certaines limites de modificabilité quantitatives et qualitatives, biologiquement et physiologiquement conditionnées, et qu'il n'est soumis à l'influence des facteurs sociaux
qu'au sein de ces limites. En raison de la puissance des énergies emmagasinées en lui, le système
des pulsions représente en soi une force extrêmement active qui possède la faculté inhérente de
modifier les conditions de vie pour aller dans le sens des cibles instinctuelles (10). Dans
l'alternance des influx réciproques entre les stimulations psychiques et les conditions économiques, ces derniers sont prioritaires. Non pas qu'elles soient les mobiles les plus forts, cette
thèse concernerait un problème fictif, mais parce que ces « mobiles » ne peuvent être
quantitativement comparés, n'étant pas situés au même niveau. Ils sont prioritaires au sens où la
satisfaction d'une grande partie des besoins, spécialement des plus urgents, de besoins liés à la
survie, est en rapport avec la production matérielle, et que la modificabilité de la réalité
économique extérieure à l'homme est bien moindre que celle du système pulsionnel humain et
plus spécialement celle des pulsions sexuelles.
Si l'on applique systématiquement la méthode de la psychologie analytique aux phénomènes sociaux, on obtient la méthode psychosociologique suivante: il faudra considérer les
phénomènes psychosociologiques comme étant des processus d'adaptation active et passive du
système instinctuel à une situation socio-économique. Certaines bases du système instinctuel
sont elles-mêmes données biologiquement, mais sont extrêmement modifiables, et le rôle de
facteur constitutif primaire revient aux conditions économiques. La famille est le moyen
déterminant par l'intermédiaire duquel la situation économique exerce son influence et façonne
le psychisme de l'individu. La mission de la psychosociologie est d'expliquer les attitudes
psychiques et les idéologies communes et socialement déterminantes, et surtout leurs racines
inconscientes en partant de l'influence exercée par les conditions économiques sur les tendances
libidinales.
Si, dans une certaine mesure, la méthode de la psychosociologie semble s'accorder autant
avec la méthode de la psychanalyse freudienne qu'avec les exigences de la conception
matérialiste de l'Histoire, de nouvelles difficultés apparaissent dès que la méthode analytique se
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Méthode et tâche d'une psychosociologue analytique
trouve confrontée à une interprétation erronée mais très répandue, de la théorie marxiste : à
savoir, considérer le matérialisme historique comme étant une théorie de la psychologie et
spécialement comme une psychologie économique.
S'il est vrai, comme le pense Bertrand Russell que Marx aurait vu le mobile décisif de toute
action humaine dans le fait de « faire de Pargent » et Freud dans l'amour, alors ces deux sciences
seraient en vérité inconciliables, ce que Russell croit d'ailleurs. Mais si l'éphémère, citée par
Russell lui-même, était capable de penser, elle expliquerait, au lieu de répondre ce qu'on lui
avait suggéré, que Russell ne comprend ni la psychanalyse ni le marxisme, que la psychanalyse
étudie l'adaptation de facteurs biologiques, des instincts au contexte social, alors que le
marxisme, lui, n'est en rien une théorie de psychologie (11).
Russell n'est pas le seul à mal comprendre ces deux théories ; en cela, il figure sur une
longue liste aux côtés de théoriciens et d'opinions très répandus.
Hendrik de Man affirme catégoriquement que la conception matérialiste de l'histoire est
celle d'une psychologie économique (12) (...).
Ce que Hendrik de Man considère comme la « thèse marxiste tacitement acceptée »,
tacitement parce que tous les économistes nationaux (à vrai dire bourgeois) de l'époque la
considéraient comme évidente, ne reflète en rien les idées de Marx qui, sur certains autres
points, partageait lui-même les opinions des théoriciens « de son temps ».
Il en va de même pour Bernstein, bien que sa formulation soit moins exhaustive, mais qui
toutefois n'est pas très loin de l'interprétation psychologique, et qui entreprend une sorte de
sauvetage de l'honneur du matérialisme historique en notant la remarque suivante (13):
La conception économique de Vhistoire ne signifie pas que Von ne reconnaisse que les seules
forces économiques, les seules motivations économiques, mais uniquement que Véconomie qui
représente toujours la force déterminante, est le pivot de tous les grands mouvements de l'Histoire
Derrière cette formulation confuse se cache l'idée d'un marxisme étant une psychologie
économique, que Bernstein aurait épurée et corrigée dans un sens idéaliste (14). Penser que
P« instinct d'acquisition » serait le mobile unique et essentiel de toute action humaine est une
idée qui vient du libéralisme. Cette thèse étant d'une part utilisée dans le camp bourgeois
comme argument psychologique afin de réfuter toute possibilité de réalisation du socialisme (15), mais d'autre part, les partisans petit-bourgeois du marxisme l'interprétaient dans le
sens de cette psychologie économique.
En réalité, le matérialisme historique est bien loin d'être une théorie psychologique. Il ne
comporte que quelques hypothèses d'ordre psychologique. Tout d'abord, ce sont les hommes
qui font l'histoire, ce sont ensuite les besoins qui motivent l'homme à agir et à ressentir (la faim
et l'amour), puis ces besoins augmentent à mesure du développement de la société et
l'accroissement des besoins est la condition nécessaire à l'accroissement des activités économiques (16).
Dans le contexte des rapports entre la psychologie et le matérialisme historique, le facteur
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ERICH FROMM
économique ne joue un rôle que dans la mesure où les besoins des hommes, et surtout le besoin
de survivre, trouvent satisfaction dans la production de biens divers, c'est donc là qu'il faut
chercher le mobile et l'incitation à la production. Marx et Engels ont eux-mêmes souligné que
de tous les besoins, celui d'assurer sa propre survie précédait tous les autres, mais ils ne se sont
pas exprimés dans le détail quant à la qualité des divers instincts et besoins. Toutefois, ils n'ont
très certainement jamais considéré Γ« instinct d'acquisition », donc le besoin de s'approprier,
l'appropriation en tant que fin en soi comme le besoin unique et le plus important. Cette vision
naïve et absolue d'une caractéristique psychique acquiert une force inouïe dans la société
capitaliste dès qu'on la déclare avec tant d'insistance comme étant universelle. On ne peut guère
soupçonner Marx et Engels d'avoir transfiguré des caractéristiques bourgeoises et capitalistes et
de leur avoir conféré une valeur universelle. Ils savaient très bien la place qui revenait à la
psychologie au sein de la sociologie, mais ils n'étaient pas psychologues et ne voulaient pas le
devenir, ne souhaitaient pas formuler des affirmations plus précises et dépassant le cadre des
généralités sur les contenus et les mécanismes des instincts de l'homme. Exception faite de
certains points qu'il ne faut certes pas négliger et qui proviennent de la littérature des
philosophes français du XVIIIe siècle (surtout Helvetius), ils ne disposaient d'aucun matériau
permettant une science matérialiste de la psychologie. C'est la psychanalyse qui, la première, a
fourni ces éléments et a démontré que Γ« instinct d'acquisition » était certes important, mais
que comparé aux autres besoins (génitaux, sadiques, narcissiques et autres), il ne jouait en
aucun cas le rôle prédominant dans l'équilibre psychique de l'homme. Elle a pu surtout prouver
que la cause profonde de Γ« instinct d'acquisition » n'est absolument pas le besoin d'acquérir
ou de posséder, mais que cet instinct n'est que l'expression de besoins narcissiques, du désir
d'être reconnu par les autres et de se reconnaître soi-même. Il est évident que dans une société
qui vénère et admire les possédants et les riches, les tendances narcissiques des membres de
cette société doivent obligatoirement conduire à une extraordinaire intensification du désir de
posséder, tandis que dans une société dans laquelle la propriété n'est pas la base de la
considération sociale, mais le travail fourni pour la communauté, les pulsions narcissiques ne
s'expriment pas sous la forme d'un « instinct d'acquisition », mais sous la forme de « l'instinct »
de travailler pour la société. Etant donné que les pulsions narcissiques font partie des plus
puissantes et des plus élémentaires, il est particulièrement important d'admettre que les cibles
et, par conséquent, les contenus concrets du narcissisme dépendent de certaines structures de la
société et que par conséquent, Γ« instinct d'acquisition » est en grande partie dû à l'importance
accordée à la propriété et à son rôle dans la société bourgeoise.
Donc si, dans le contexte d'une vision matérialiste de l'histoire, on parle de causes
économiques en faisant abstraction des points évoqués ci-dessus, il faudra bien admettre que
l'économie n'est pas un mobile psychologique subjectif, mais la condition objective des activités
vitales humaines. Toute action humaine, toute forme de satisfaction de tous les besoins, dépend
des conditions économiques en présence, et ce sont ces conditions qui commandent le comment
de la vie de l'homme. Pour Marx, la conscience de l'homme ne peut être comprise qu'à partir de
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Méthode et tâche d'une psychosociologue analytique
son existence sociale, à partir de la vie réelle et terrestre, en fait, à partir de l'existence
conditionnée par le niveau de développement des forces productives (17) (...).
Le matérialisme historique conçoit le processus de PHistoire comme étant l'adaptation
passive et active des individus aux conditions de vie naturelles environnantes. « Le travail est
d'abord un processus entre l'homme et la nature, un processus dans lequel l'homme, par ses
actes, communique son métabolisme à la nature, la régit et la contrôle (18). » L'homme et la
nature sont des pôles qui exercent une influence l'un sur l'autre, se modifient et se conditionnent mutuellement. Le processus historique reste toujours lié aux circonstances naturelles,
indépendantes de l'homme et à sa condition propre. Bien que Marx partît du fait que l'homme
apporte de gigantesques modifications à la nature et à lui-même à mesure du développement de
la société, il a toujours affirmé avec insistance que toutes ces modifications sont liées aux
conditions naturelles. Cela distingue son point de vue de celui de certains idéalistes qui croient
la volonté humaine capable d'un pouvoir illimité (19).
Dans Γ« Idéologie allemande », Marx et Engels affirment (20) :
« Les hypothèses dont nous partons ne sont pas arbitraires, ce ne sont pas des dogmes, ce sont
des bases réelles dont on ne peut faire abstraction que par l'imagination. Ce sont les individus réels,
leurs actes, et leurs conditions matérielles de vie, tant celles déjà présentes que celles qu'ils ont
créées grâce à leur propre action. Ces hypothèses sont donc vérifiables par la seule méthode
empirique.
« La première condition pour toute histoire humaine est évidemment l'existence d'individus
vivants. Et la première chose qu'il faudra constater est donc l'organisation biologique (physique)
des êtres humains et les rapports qu'ils entretiennent de ce fait avec le reste de la nature. Ici, nous
ne pouvons naturellement pas traiter en détail ni la constitution physique de l'homme ni les
conditions naturelles qu'il a pu rencontrer: les conditions géologiques, orographiques, hydrographiques, climatiques et autres. Lorsqu'on écrit l'Histoire, il faut partir de ces bases naturelles et
de leur modification par l'action des hommes au cours de l'Histoire. »
Une fois les malentendus les plus grossiers écartés, comment les rapports entre la
psychanalyse et le matérialisme historique se présentent-ils?
La psychanalyse peut enrichir les conceptions globales du matérialisme historique sur un
certain point, à savoir lui faire prendre connaissance d'un facteur agissant sur le processus de
développement de la société : l'essence même de l'homme, sa propre « nature ». Elle place le
système instinctuel humain dans la catégorie des conditions naturelles qui contribuent à
modifier, mais dans la nature desquelles résident aussi les limites de la modificabilité. Le système
instinctuel de l'homme est l'une des conditions « naturelles » appartenant à l'infrastructure
d'une société. Mais il ne s'agit pas du système instinctuel « en général » dans sa « forme
originelle » biologique. En réalité, celui-ci n'apparaît jamais au grand jour, mais sous une forme
définie, donc déjà modifiée par la société. Le psychisme humain, ses racines, les forces de la
libido font donc elles aussi partie de ces fondements, mais il ne faut pas croire qu'elles sont « le
fondement » comme on le prétend dans les interprétations psychologistes ; « le » psychisme
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humain est toujours un psychisme modifié par le processus de développement de la société. Le
matérialisme historique exige une psychologie, c'est-à-dire une science qui traite des caractéristiques psychiques de l'homme. La psychanalyse est la première à avoir livré un type de
psychologie utilisable pour le matérialisme historique.
Ces remarques complémentaires sont particulièrement importantes pour les raisons
suivantes : Marx et Engels ont constaté que tous les événements idéologiques dépendaient de
l'infrastructure économique, et ont vu dans la spiritualité « la matérialité transformée par le
cerveau humain ». Certes, dans de nombreux cas, le matérialisme historique n'a pas pu donner
des réponses justes sans faire appel à des bases psychologiques. Mais pourtant, il n'y a réussi que
là où l'idéologie avait un caractère plus ou moins pragmatique et rationnel ayant trait à certains
objectifs de classe, ou, là où il s'agissait d'établir une juste hiérarchie entre l'infrastructure
économique et la superstructure idéologique sans pourtant expliquer comment s'effectue le
parcours allant de l'économie vers le cerveau ou le cœur de l'homme (21). Mais en ce qui
concerne le comment de cette transformation de la matérialité dans le cerveau humain, Marx et
Engels — faute d'une psychologie adéquate — n'ont pu, ni voulu, donner de réponse. La
psychanalyse peut démontrer que les idéologies sont les produits de certains souhaits, pulsions
instinctuelles, intérêts et besoins qui, pour la plupart, ne sont pas conscients et apparaissent sous
forme d'idéologie, comme étant une « rationalisation », et que ces pulsions instinctuelles se
développent d'abord à partir d'instincts biologiquement conditionnés, mais qui par leur qualité
et leur contenu, portent l'empreinte de la situation socio-économique de l'individu, donc de sa
classe. Si, comme le dit Marx, les hommes sont les producteurs de leur idéologie, la
psychosociologie analytique est bien en mesure de décrire et d'expliquer les particularités de ce
processus de production des idéologies et la manière dont les facteurs « naturels » et sociaux se
combinent entre eux. La psychanalyse peut donc montrer comment en passant par l'instinctuel,
une situation économique peut se transformer en idéologie. Mais il faut bien souligner le fait que
ce « métabolisme » entre le monde des instincts et l'environnement amène l'homme à se
transformer tout comme le « travail » transforme la nature environnante. Dans ce contexte, on
ne peut guère indiquer dans quelle direction les hommes se transforment. Elle dépend surtout
de l'évolution de l'organisation du Moi, soulignée à diverses reprises par Freud, et de l'évolution
de la faculté de sublimer qui en découle. Donc, la psychanalyse nous permet de considérer la
naissance d'une idéologie comme une sorte de « processus de travail », comme l'une des phases
du métabolisme entre l'homme et la nature, sa spécificité résidant dans le fait que, dans le cas
présent, la « nature » est inhérente à l'homme et non extérieure.
La psychanalyse peut également tirer les conclusions des effets des idéologies ou des idées
sur la société. Elle peut mettre en évidence le fait que l'influence exercée par une idée dépend
essentiellement de son contenu qui, lui-même, fait appel à certaines tendances instinctuelles et
inconscientes, et que c'est le type et le pouvoir de la libido sous-jacente dans une société ou une
classe qui contribuent à déterminer l'influence des idéologies sur la société (...).
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Méthode et tâche d'une psychosociologue analytique
En résumé, nous conclurons en donnant les résultats de cette étude sur la méthode et les
tâches de la psychosociologie analytique.
La méthode employée est celle de la psychanalyse classique freudienne qui, une fois
transposée aux phénomènes sociaux, signifie: la compréhension des comportements psychiques, déterminants et communs à une société en partant du processus d'adaptation active et
passive de la structure instinctuelle aux conditions socio-économiques existantes dans une
société. Les tâches de la psychosociologie analytique sont d'abord de dégager les tendances
significatives de la libido au niveau de la société, en d'autres termes, de présenter le schéma de la
structure de la libido d'une société. De plus, la psychosociologie se doit d'expliquer la genèse de
la structure de la libido et sa fonction dans le processus de développement de la société. La
réflexion théorique sur la naissance des idéologies à partir de l'action conjuguée de la structure
instinctuelle du psychisme et des conditions socio-économiques constituera une part particulièrement importante de ce programme.
(traduit de l'allemand par Catherine MÉTHAIS-BUHRENDT.)
NOTES
1. Erich Fromm, « Méthode et tâche d'une psychosociologie analytique », in Zeitschrift für Sozialforschung, I, n° 1/2, Leipzig, Verlag
Von C.L. Hirschfeld, 1932, pp. 28-54.
2.
« Le véritable objet de la psychanalyse est la vie intérieure de l'homme socialisé. Elle ne prend la vie psychique des masses en
considération que dans la mesure où les phénomènes individuels se manifestent dans la masse (le problème du chef), et que si elle
peut expliquer les manifestations de la «psychologie des masses», telles la peur, la panique, l'obéissance, etc., à partir des
connaissances acquises sur l'individu. Il semble que c'est comme si le phénomène de la conscience de classe ne lui était guère
accessible, et les problèmes tels les mouvements de masse, la politique, la grève qui font partie des sciences sociales, ne pouvaient
pas faire l'objet de sa méthode (matérialisme dialectique et psychanalyse. Unter dem Banner des Marxismus ΠΙ, 5, p. 737). En
raison de l'importance fondamentale de ce problème méthodologique, nous tenons à souligner cette différence par rapport aux
positions défendues par Reich, positions qui, comme l'indiquent ses derniers travaux, semblent avoir été révisées et sont devenues
plus productives. Nous reviendrons par la suite sur les multiples convergences avec les protocoles établis lors de ses recherches
empiriques en matière de psychosociologie.
3.
Cfren ce qui concerne la méthodologie, l'exposé détaillé in: Fromm « Die Entwicklung des Christusdogmas » (le dogme du Christ),
Vienne 1931 ; puis Bernfêld: « Sozialismus und Psychoanalyse mit Diskussionsbemerkungen von Ε. Simmel und B. Laníos » (Der
sozialistischer Arzt, II, 2/3, 1926); W.Reich: «Dialektischer Materialismus und Psychoanalyse» (Unter dem Banner des
Marxismus III, 5).
4.
Freud: Massenpsychologie und Ich-Analyse. Ges. Sehr, (œuvres complètes) VI, p. 261.
5.
Cf. les remarques explicatives de Georg Simmel: über das Wesen der Sozialpsychologie. Archiv f. Sozialwissenschaft und
Sozialpolitik XXVI, 1908, p. 287.
6. Même si l'on fait abstraction de tentatives scientifiques sans intérêt (comme les écrits superficiels de A. Kolnai sur la psychanalyse et
la sociologie, auteur qui, un jour, fit son entrée en scène en tant que psychanalyste, ou de l'ouvrage de Vergin sur la « psychanalyse
de la politique européenne », ouvrage au maigre savoir), cette critique s'adresse à des auteurs tels que Reik, Roheim et autres, qui
ont traité de sujets psychosociologiques. Outre S. Bernfeld qui a signalé les limites sociales de tous les efforts entrepris en pédagogie
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ERICH
FROMM
(Sisyphe ou les limites de l'éducation), W. Reich, surtout, dont la thèse sur le rôle de la famille correspond sous maints aspects avec
les points de vue que nous avons développés ici, constitue une exception. Reich a surtout fait une étude détaillée sur le problème du
conditionnement par la société et sur les fonctions sociales de la morale sexuelle. Cf. «Geschlechtsreife, Enthaltsamkeit,
Ehemoral » (maturité sexuelle, abstinence, morale conjugale » et le texte qui vient de paraître sous le titre de (Einbruich der
Sexualmoral) « Brèche dans la morale sexuelle ».
7. D'un point de vue psychologique, il faut faire la différence entre les caractéristiques types de l'ensemble de la société et celles qui
sont spécifiques à la classe sociale d'un individu, mais étant donné que la structure psychique de l'ensemble de la société marque les
diverses classes de son empreinte et lui appose certaines caractéristiques fondamentales, ces caractéristiques spécifiques à une classe
bien qu'elles pèsent lourd, n'ont qu'une importance secondaire comparée à celles de l'ensemble de la société. C'est bien la
contradiction entre l'homogénéité relative de la structure psychologique des diverses classes (homogénéité à laquelle on aspire) et
leurs intérêts économiques antagonistes qui est l'une des caractéristiques de la société de classes, caractéristiques que masquent les
idéologies. En réalité, plus une société se désintègre économiquement, socialement et psychologiquement, plus la force de cohésion
qui marque l'ensemble de cette société disparaît et plus les différences dans la structure psychique des classes deviennent
importantes.
8. Cf. « Totem et tabous ».
9. Dans Γ« Avenir d'une illusion» (1927), Freud s'écarte de positions qui négligeaient la réalité sociale et ses transformations; il
arrive, en reconnaissant l'importance des conditions économiques et en parlant de la psychologie individuelle, à se demander
comment la religion peut être possible d'un point de vue psychologique (individuel), (à savoir en tant que réitération d'une attitude
infantile par rapport au père) soit à un problème d'ordre psychosociologique et se demande pourquoi la religion est socialement
possible et nécessaire. D y répond en disant que la religion a été nécessaire tant que l'homme, impuissant face à la nature, donc à
cause du faible niveau de développement des forces productives, avait besoin de l'illusion religieuse, mais que cette illusion, à
mesure de l'évolution technologique, mais aussi à mesure de l'évolution de l'homme devenant par conséquent plus adulte, est
devenue superflue et nuisible. Certes, même si dans ce texte toutes les fonctions socialement déterminantes de la religion n'ont pas
été traitées, en particulier, le problème des rapports entre certaines formes de religion et certaines constellations sociales, ce texte de
Freud est cependant celui qui, par la méthode et le contenu se rapproche le plus de la psychosociologie matérialiste. Nous nous
contenterons de rappeler la phrase suivante : « Il est inutile de dire qu'une civilisation qui ne satisfait pas la majorité de ses membres
et les pousse à la rébellion, ne peut envisager ni de se maintenir durablement ni de mériter de durer. » L'ouvrage de Freud rejoint
une thèse du jeune Marx qui pourrait presque lui servir de devise : « Le peuple qui revendique son véritable bonheur, revendique la
suppression de la religion en tant qu'illusion de son bonheur. En revendiquant le refus de toute illusion sur sa condition, il signifie
qu'il revendique la suppression d'une condition qui a besoin de l'illusion. La critique de la religion est donc le germe de la critique
de la vallée des larmes dont la religion est l'auréole. » (Critique de la philosophie hégélienne du droit. Éds posthumes, 1923, vol. I,
p. 385.) Mais dans l'essai suivant sur « le malaise de la civilisation », traitant de problèmes psychosociologiques, Freud ne suit ni la
méthode ni le contenu de cette démarche. Cet ouvrage devrait plutôt être considéré comme l'antithèse de Γ« Avenir d'une
illusion ».
10. Cf. la phrase de Marx citée plus loin. Extraite du « Capital » elle traite de l'accroissement des besoins en tant que source du
développement économique !
11.
Dans un essai publié en 1927, dans la revue juive « Forward » et intitulé : « Warum ist die Psychoanalyse populär ? » (Pourquoi la
psychanalyse est-elle populaire ?) (cité chez Kautzky, « Der Historische Materialismus, vol. I, pp. 340/1), Russell écrit : « Elle est (la
psychanalyse) de toute évidence inconciliable avec le marxisme. Car Marx insiste sur les mobiles économiques qui, tout au plus, ont
rapport avec la conservation de soi-même; en revanche, la psychanalyse souligne les mobiles biologiques qui sont liés à la
conservation de soi-même par le biais de la reproduction de l'espèce. Ces deux points de vue sont indubitablement partiaux, car ces
mobiles jouent tous deux un rôle. » Russell parle ensuite de l'éphémère qui, au stade de larve, ne possède que des organes servant à
absorber la nourriture, mais aucun organe de l'amour, tandis qu'en tant qu'insecte à maturité, elle ne possède au contraire que des
organes reproducteurs mais n'a pas d'appareil digestif. Elle n'en a pas besoin étant donné qu'à ce stade, il ne lui reste plus que
quelques heures à vivre. Que se passerait-il si l'éphémère était capable de penser théoriquement ? « En tant que larve, elle serait
marxiste et freudienne en tant qu'imago. » Russell ajoute que Marx, « le ver rongeur des volumes de la bibliothèque du British
Museum » est le véritable représentant de la philosophie de la larve. Russell, lui-même, se sentait plus d'attirance pour Freud car il
« n'était pas insensible aux joies de l'amour, mais en revanche, ne s'y entendait guère à faire de l'argent, donc ne comprenait pas
l'économie orthodoxe, telle qu'elle avait été conçue par cet homme vieillissant et desséché ».
12. « Zur Psychologie des Sozialismus » (De la psychologie du socialisme), 1927, p. 281.
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Méthode et tâche d'une psychosociologue analytique
13.
« Die Voraussetzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozialdemokratie » (les conditions nécessaires au socialisme et les
tâches de la social-démocratie), Stuttgart, 1899, p. 13.
14. Dès le début de son livre, « Der historische Materialismus » (le matérialisme historique), Kautsky réfute catégoriquement
l'interprétation psychologique, mais complète le matérialisme historique en y ajoutant une conception purement idéaliste de la
psychologie, il émet l'hypothèse de l'existence d'un « instinct social » originel. Cf. ci-dessous, p. 48.
15.
Tout comme bon nombre des attaques lancées contre le matérialisme historique, celles-ci en réalité ne le concernent pas mais
concernent une mixture spécifiquement bourgeoise introduite de manière frauduleuse par ses « amis » ou bien ses adversaires.
16. « Tout comme le sauvage doit lutter contre la nature afin de satisfaire ses besoins, pour se maintenir en vie et se reproduire, le
civilisé le doit aussi, et il doit le faire dans toutes les formes de société et sous tous les modes possibles de production. A mesure de
son développement, le domaine des nécessités naturelles s'étend, parce que (...) qu'il y a en même temps extension des forces
productives qui les satisfont. » (D'après Marx, Capital, Hambourg 1922, III, 2, p. 355.)
17. Marx et Engels, « L'idéologie allemande ».
18. Marx, « Le Capital », p. 000.
19. Cf. un texte de Boucharine : « Die Theorie des historischen Materialismus », 1922, qui souligne particulièrement l'élément Nature
et un essai de K.A. Wittvogel qui traite de ce problème spécifique : « Geopolitik, geographischer Materialismus und Marxismus »,
(Unter dem Banner des Marxismus III, 1, 4, 5).
20.
Marx, Engels : « L'idéologie allemande ».
21.
En ce qui concerne le problème de la nature de la superstructure idéologique, voir lettre de Engels adressée à Mehring (14 juillet
1893), citée d'après Duncker « über historischen Materialismus », Berlin 1930: « En vérité, nous avons tous d'abord mis et dû
mettre l'accent sur le fait de déduire des conceptions politiques, juridiques et autres idéologies à partir de faits fondamentaux de
l'économie puis les actes liés à ces conceptions ; en cela, nous avons favorisé le côté formel et négligé l'essentiel : la manière dont ces
conceptions sont nées».
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