Erich Fromm MÉTHODE ET TÂCHE D'UNE PSYCHOSOCIOLOGIE ANALYTIQUE (i) (...) A l'origine, mais surtout par la suite, Freud s'est penché sur la psychologie de l'individu. Pourtant, après avoir découvert que les mobiles du comportement humain résidaient dans l'instinctif, et que les sources cachées des idéologies et comportements se situaient au niveau de l'inconscient, les auteurs de manuels d'analyse ne purent manquer de tenter de partir du problème individuel pour aboutir aux problèmes de la société, puis de la psychologie subjective pour se lancer dans le domaine de la psychosociologie. Il fallut donc entreprendre une démarche qui, utilisant les moyens de la psychanalyse, visait à rechercher le sens caché et les causes profondes de comportements, aussi irrationnels et répandus dans la société, que ceux qui se manifestent dans les religions et les coutumes populaires, mais aussi en politique et dans l'éducation. Certes, dès difficultés sont apparues qu'on a pu éviter, du moins tant qu'on se limitait au domaine de la psychologie subjective. Mais ces difficultés n'ont rien changé au fait que le problème posé était la conséquence légitime, scientifique et correcte des positions psychanalytiques. Ayant découvert que la clé permettant de comprendre le comportement humain se trouvait au niveau des pulsions et de l'inconscient, il est légitime que la psychanalyse soit en mesure de révéler les raisons profondes du comportement social. Car la « société » est elle aussi constituée d'individus vivants qui ne peuvent être soumis à d'autres lois psychologiques que celles que la méthode analytique a découvertes chez l'individu. Par conséquent, il nous semble que W. Reich a une vision erronée lorsqu'il cantonne la HERMÈS 5-6, 1989 301 ERICH FROMM psychanalyse au domaine de la psychologie subjective et qu'il conteste par principe son application aux phénomènes sociaux tels la politique, la conscience de classe, etc. (2) Le fait que l'on traite de certains phénomènes en sociologie ne signifie en aucun cas que ces phénomènes ne puissent faire l'objet de la psychanalyse (on ne peut prétendre qu'un objet étudié sous l'angle de la physique ne peut être examiné d'un point de vue chimique). Ceci signifie que dans cette mesure, et dans cette mesure seulement, les facteurs psychiques jouent un rôle lors de l'apparition de ces phénomènes, qu'ils font l'objet de la psychologie et plus spécifiquement de la psychosociologie dont la fonction est de définir les causes profondes et les fonctions des phénomènes psychiques. La thèse, selon laquelle la psychologie ne traiterait que de l'individu isolé tandis que la « société » serait l'affaire de la sociologie, est fausse. Car c'est bien la psychologie qui, sans cesse, a affaire avec l'individu socialisé et c'est la sociologie qui a affaire avec la multitude des individus isolés dont la structure et les mécanismes psychiques devraient entrer en ligne de compte dans toute réflexion sociologique. Nous traiterons par la suite du rôle que jouent les facteurs psychologiques sur les phénomène sociaux et nous montrerons que c'est le domaine d'application de la méthode de la psychosociologie analytique. La sociologie, avec laquelle la psychanalyse semble avoir le plus de points communs, mais aussi le plus de points contraires, est le matérialisme historique. Le plus de points communs, car elles sont toutes deux des sciences matérialistes. Elles ne partent pas de Y« Idée », mais de la vie concrète et des besoins réels. Elles se rejoignent, car elles fournissent une évaluation de la conscience qui leur est commune, la conscience semblant être bien moins le moteur du comportement humain que le reflet d'autres forces plus obscures. Mais c'est sur ce point, lorsqu'on s'interroge sur la nature des facteurs qui déterminent le conscient, qu'il semble que la psychologie et la psychanalyse soient inconciliables. Le matérialisme historique voit dans le conscient l'expression du social, la psychanalyse, elle y voit celle de l'inconscient, des instincts. D'où la question inévitable, à savoir si ces deux thèses sont en contradiction, et si ce n'est pas le cas, de définir les rapports qu'elles entretiennent entre elles et, enfin, de savoir si l'utilisation de la psychanalyse en tant que méthode enrichit le matérialisme historique et pourquoi. Avant de nous engager nous-même dans la discussion du problème posé, il semble nécessaire d'évoquer les hypothèses que la psychanalyse peut nous fournir si on veut l'appliquer aux problèmes de société (3). Freud n'a jamais supposé l'homme, soit l'objet de la psychologie comme étant isolé et détaché du contexte social. «La "psychologie subjective" est certes adaptée à chaque personne et explore les chemins par lesquels elle tentera de satisfaire ses pulsions instinctuelles, mais il est rare qu'elle y parvienne seule, sauf dans certaines situations d'exception, il est également rare qu'elle soit en mesure de faire abstraction des rapports entre cette personne et les autres individus. Dans la vie psychique de chacun, l'autre apparaît très fréquemment comme modèle, comme soutien et comme adversaire, et la psychologie subjective est, dès le départ en même temps, une psychosociologie au sens large du terme. » Freud a également fait table rase de l'illusion d'une psychosociologie dont l'objet serait un 302 Méthode et tâche d'une psychosociologue analytique groupe en tant que tel, « la » société ou toute autre configuration sociale possédant sa propre « âme », celle des masses ou 1'« âme sociale ». En revanche, il part toujours du fait que chaque groupe n'est constitué que d'individus et que seuls les individus en tant que tels sont des sujets possédant des caractéristiques psychiques (5). Freud n'a jamais supposé l'existence d'un « instinct social ». Pour Freud, ce que l'on définit comme instinct social n'est ni « inné » ni « indécomposable » ; il le voit « naître et se constituer dans un cercle restreint, celui de la famille ». Sa thèse a pour conséquence que l'on considère que les caractéristiques sociales doivent leur naissance, leur renforcement ou leur atténuation à l'influence qu'exerce un environnement déterminé et certaines conditions de vie sur les structures instinctuelles. Ainsi, pour Freud, c'est toujours l'homme socialisé, l'homme vivant au sein d'un tissu social qui fait l'objet de la psychologie; donc, comme nous venons de l'évoquer ci-dessus, l'environnement et les conditions de vie de l'individu jouent un rôle décisif sur son développement psychique mais aussi lors de l'étude théorique de ce développement. Certes, Freud a reconnu le conditionnement biologique et physiologique des pulsions, mais c'est surtout lui qui a démontré à quel point ces pulsions pouvaient être modifiées et que le facteur déterminant ces modifications était l'environnement, la réalité sociale. Ainsi, la psychanalyse semble apporter toutes les conditions préalables qui permettent son application méthodologique dans la recherche en psychosociologie, ce qui exclut donc tout conflit avec la sociologie. Elle s'interroge sur les caractéristiques psychiques communes à tous les membres d'un groupe et tente d'expliquer un comportement psychique commun à partir d'une expérience vécue commune. Mais, plus le groupe est grand, moins cette expérience vécue se situe au niveau du hasard et de la personnalité ; en revanche, elle est le calque de la situation socio-économique de ce même groupe. Ainsi donc, la psychosociologie analytique a pour rôle d'interpréter la structure instinctuelle, la libido et le comportement inconscient d'un groupe en partant de l'étude de sa structure socio-économique. C'est là que l'objection semble justifiée. La psychologie explique le développement des instincts à partir de l'expérience vécue durant les premières années de la vie, donc à une époque où l'individu a encore à peine affaire à « la société », mais vit presque exclusivement dans le cercle familial. Comment donc, selon les conceptions de la psychanalyse, les conditions socio-économiques pourraient-elles avoir une telle importance ? Mais il ne s'agit ici que d'un problème apparent. Les premières influences décisives exercées sur l'évolution de l'enfant proviennent assurément de la famille, mais la structure globale de la famille, tous les rapports relationnels types, tous les idéaux qu'elle défend en matière d'éducation, sont eux-mêmes conditionnés par le milieu social et l'appartenance à une classe, par les structures sociales où elle évolue. (A titre d'exemple: dans une famille bourgeoise et patriarcale, les rapports affectifs entre le père et le fils diffèrent de ceux que l'on rencontre dans une « famille » régie par la loi du matriarcat.) La famille est le moyen, l'intermédiaire par lequel la société, en l'occurrence la classe, imprègne l'enfant de cette structure spécifique qui lui correspond, et façonne ainsi l'adulte. La famille est l'agence psychologique de la société. 303 ERICH FROMM Les travaux effectués jusqu'à présent en matière de psychanalyse cherchent à appliquer la psychanalyse dans le cadre des problèmes sociaux, mais, pour l'essentiel, ils ne répondent pas aux exigences ni à ce que Ton attend de la psychosociologie analytique (6). L'erreur commence dès l'évaluation de la fonction de la famille. On a certes vu que l'individu ne pouvait être appréhendé qu'en tant qu'être socialisé, on a découvert que ce sont les relations entre l'enfant et les différents membres de la famille qui déterminent l'évolution de sa structure instinctuelle, mais on a presque totalement ignoré que la famille, quant à elle, possède une structure psychologique et sociale globale, avec ses objectifs spécifiques en matière d'éducation et ses propres habitudes affectives, qu'elle est le produit d'une certaine structure sociale et, au sens plus restreint du terme, d'une certaine classe qu'en réalité elle n'est que l'agence psychologique de la société et de sa classe d'origine. On avait trouvé le point de départ à partir duquel on pouvait comprendre l'influence psychologique exercée par la société sur l'enfant, mais on ne l'avait pas remarqué. Comment était-ce possible ? Sur ce point, les chercheurs psychanalystes partageaient les préjugés de tous les autres chercheurs du camp des sciences bourgeoises, mais aussi ceux de leurs collègues progressistes : ils considéraient la société bourgeoise capitaliste comme un absolu en soi et croyaient plus ou moins consciemment qu'elle était la société « normale » et que les structures psychiques en présence étaient « les » caractéristiques-types de cette société. Mais il y a encore une autre raison particulière qui suggéra cette erreur aux analystes. En effet, leurs recherches portaient surtout sur des malades et des individus sains de la société bourgeoise moderne, et appartenant principalement aux classes bourgeoises, donc sur des personnes dont les origines étaient semblables et constantes et déterminaient la structure familiale (7). Ce qui déterminait et faisait la différence entre les expériences vécues étaient donc les événements, des événements individuels, personnels, ayant leurs racines dans les fondements communs, mais qui, du point de vue de la société, sont des événements fortuits. Tous les sujets sur lesquels portaient ces recherches avaient ceci en commun que leurs caractéristiques psychiques étaient le produit de la réalité d'une société autoritaire organisée selon des principes de domination et de subordination de classe, de l'acquisition de méthodes rationnelles et pragmatiques, etc. Ce qui les différenciait était le fait que l'un avait eu un père abusivement sévère, qu'il redoutait étant enfant, et que l'autre avait une sœur aînée à laquelle il vouait tout son amour ou, le troisième, une mère qui avait établi des liens si forts qu'il ne pouvait plus renoncer à cette relation libidineuse. Certes, ce vécu personnel était des plus importants pour le développement individuel de ces sujets, et l'analyse qui supprime les difficultés psychiques résultant de ce vécu avait bien rempli sa mission thérapeutique, c'est-à-dire avait transformé le malade en une personne adaptée aux réalités de la société existante. Mais son objectif thérapeutique ne dépassait pas ce cadre, il n'était pas non plus nécessaire qu'elle le dépassât, et la théorie n'allait pas plus loin non plus. Il n'était pas utile d'aller plus loin en ce qui concerne la psychologie subjective, domaine essentiel des travaux de l'analyse ; car même si on négligeait les structures sociales déterminant la structure familiale, la source d'erreur était quasiment insignifiante pour la psychologie subjective. 304 Méthode et tâche d'une psychosociologue analytique Mais les choses étaient très différentes si Ton passait de la psychologie de l'individu aux recherches psychosociologiques. Ce qui d'un côté était une négligence quasiment insignifiante devenait, de l'autre, une source d'erreur lourde de conséquences pour l'ensemble de la démarche. Une fois que l'on avait admis que la structure de la société bourgeoise et de la famille patriarcale correspondait à la « normalité » ; une fois que dans le cadre des travaux réalisés en psychologie subjective, on avait appris que les différences individuelles pouvaient être comprises à partir de traumatismes fortuits, on commença à étudier également les divers phénomènes psychosociologiques en les interprétant sous l'angle du traumatisme, donc comme des hasards sociaux. Cette démarche devait obligatoirement conduire à l'abandon de la véritable méthode analytique. Étant donné que l'on ne se préoccupait guère de la diversité des « expériences vécues », c'est-à-dire de la situation socio-économique des autres configurations sociales, et que, par conséquent, on n'essayait pas d'interpréter leur structure psychique en partant de leurs structures sociales, on était bien obligé « d'analogiser » au lieu d'analyser ; on traitait l'humanité ou la société comme un individu, on transposait les mécanismes spécifiques que l'on avait constatés chez l'homme contemporain sur toutes les formations sociales, et on « expliquait » ensuite leur structure psychique à partir de l'analogie avec certains phénomènes, surtout les phénomènes de nature pathologique, typiques chez l'individu vivant dans notre société. En procédant par analogie, on négligeait un aspect essentiel et fondamental de la psychologie analytique: le fait que la névrose, le symptôme névrotique ou le caractère névrotique soit, chez l'individu « anormal », le résultat d'une adaptation insuffisante de la structure instinctuelle à une réalité donnée, tandis que dans le cas d'une masse, donc de « personnes saines », il y a aptitude à s'adapter, et que par conséquent, les phénomènes psychologiques observés dans les masses ne peuvent en principe pas être interprétés par analogie avec les phénomènes névrotiques, mais comme n'étant que le résultat de l'adaptation de la structure instinctive à la réalité sociale et, souvent, à une réalité qui dévie plus ou moins de la norme existante. Ce procédé nous livre un exemple frappant : celui de la valeur d'absolu que l'on accorde au « complexe d'Œdipe » (qui naît de la rivalité entre l'enfant et le père pour obtenir les faveurs de la mère, puis se transforme en haine du père) qui devient ainsi un mécanisme commun à tous les êtres humains, bien que des études comparatives effectuées en sociologie et en psychoethnologie démontrent qu'il était probable que ce comportement affectif correspondît bien à l'attitude type de la famille patriarcale et qu'il n'était pas une caractéristique humaine universelle. Considérant le complexe d'Œdipe comme un absolu, Freud a été amené à concevoir le développement de l'humanité entière à partir du mécanisme de la haine du père et des réactions qui en découlent (8) sans pour autant consacrer la moindre attention aux conditions de vie matérielles du groupe concerné. Même si le génie du regard de Freud a toujours été fécond et essentiel dans ses découvertes 305 ERICH FROMM bien qu'il partît de prémisses sociologiques erronées (9). Cette source d'erreur devait conduire les autres analystes à un résultat qui compromettait l'analyse aux yeux de la sociologie et surtout aux yeux des sciences sociales marxistes. Mais cela a été une erreur de dénoncer la psychanalyse en tant que telle. Car, au contraire, il suffisait d'appliquer systématiquement la méthode classique de la psychologie analytique en psychosociologie pour parvenir à des résultats irréprochables. La faute n'était pas imputable à la méthode analytique, mais au fait que les auteurs spécialisés cessaient de l'utiliser concrètement et correctement dès qu'ils effectuaient des recherches sur les sociétés, les groupes, les classes, bref, sur les phénomènes sociaux au lieu de réfléchir sur les individus. Il est nécessaire ici de faire une remarque complémentaire. Au centre de notre exposé, nous avons placé la modificabilité du système instinctuel qui subit l'influence de facteurs externes, c'est-à-dire finalement de facteurs sociaux. Mais on n'a pas le droit d'ignorer que le système pulsionnel possède certaines limites de modificabilité quantitatives et qualitatives, biologiquement et physiologiquement conditionnées, et qu'il n'est soumis à l'influence des facteurs sociaux qu'au sein de ces limites. En raison de la puissance des énergies emmagasinées en lui, le système des pulsions représente en soi une force extrêmement active qui possède la faculté inhérente de modifier les conditions de vie pour aller dans le sens des cibles instinctuelles (10). Dans l'alternance des influx réciproques entre les stimulations psychiques et les conditions économiques, ces derniers sont prioritaires. Non pas qu'elles soient les mobiles les plus forts, cette thèse concernerait un problème fictif, mais parce que ces « mobiles » ne peuvent être quantitativement comparés, n'étant pas situés au même niveau. Ils sont prioritaires au sens où la satisfaction d'une grande partie des besoins, spécialement des plus urgents, de besoins liés à la survie, est en rapport avec la production matérielle, et que la modificabilité de la réalité économique extérieure à l'homme est bien moindre que celle du système pulsionnel humain et plus spécialement celle des pulsions sexuelles. Si l'on applique systématiquement la méthode de la psychologie analytique aux phénomènes sociaux, on obtient la méthode psychosociologique suivante: il faudra considérer les phénomènes psychosociologiques comme étant des processus d'adaptation active et passive du système instinctuel à une situation socio-économique. Certaines bases du système instinctuel sont elles-mêmes données biologiquement, mais sont extrêmement modifiables, et le rôle de facteur constitutif primaire revient aux conditions économiques. La famille est le moyen déterminant par l'intermédiaire duquel la situation économique exerce son influence et façonne le psychisme de l'individu. La mission de la psychosociologie est d'expliquer les attitudes psychiques et les idéologies communes et socialement déterminantes, et surtout leurs racines inconscientes en partant de l'influence exercée par les conditions économiques sur les tendances libidinales. Si, dans une certaine mesure, la méthode de la psychosociologie semble s'accorder autant avec la méthode de la psychanalyse freudienne qu'avec les exigences de la conception matérialiste de l'Histoire, de nouvelles difficultés apparaissent dès que la méthode analytique se 306 Méthode et tâche d'une psychosociologue analytique trouve confrontée à une interprétation erronée mais très répandue, de la théorie marxiste : à savoir, considérer le matérialisme historique comme étant une théorie de la psychologie et spécialement comme une psychologie économique. S'il est vrai, comme le pense Bertrand Russell que Marx aurait vu le mobile décisif de toute action humaine dans le fait de « faire de Pargent » et Freud dans l'amour, alors ces deux sciences seraient en vérité inconciliables, ce que Russell croit d'ailleurs. Mais si l'éphémère, citée par Russell lui-même, était capable de penser, elle expliquerait, au lieu de répondre ce qu'on lui avait suggéré, que Russell ne comprend ni la psychanalyse ni le marxisme, que la psychanalyse étudie l'adaptation de facteurs biologiques, des instincts au contexte social, alors que le marxisme, lui, n'est en rien une théorie de psychologie (11). Russell n'est pas le seul à mal comprendre ces deux théories ; en cela, il figure sur une longue liste aux côtés de théoriciens et d'opinions très répandus. Hendrik de Man affirme catégoriquement que la conception matérialiste de l'histoire est celle d'une psychologie économique (12) (...). Ce que Hendrik de Man considère comme la « thèse marxiste tacitement acceptée », tacitement parce que tous les économistes nationaux (à vrai dire bourgeois) de l'époque la considéraient comme évidente, ne reflète en rien les idées de Marx qui, sur certains autres points, partageait lui-même les opinions des théoriciens « de son temps ». Il en va de même pour Bernstein, bien que sa formulation soit moins exhaustive, mais qui toutefois n'est pas très loin de l'interprétation psychologique, et qui entreprend une sorte de sauvetage de l'honneur du matérialisme historique en notant la remarque suivante (13): La conception économique de Vhistoire ne signifie pas que Von ne reconnaisse que les seules forces économiques, les seules motivations économiques, mais uniquement que Véconomie qui représente toujours la force déterminante, est le pivot de tous les grands mouvements de l'Histoire Derrière cette formulation confuse se cache l'idée d'un marxisme étant une psychologie économique, que Bernstein aurait épurée et corrigée dans un sens idéaliste (14). Penser que P« instinct d'acquisition » serait le mobile unique et essentiel de toute action humaine est une idée qui vient du libéralisme. Cette thèse étant d'une part utilisée dans le camp bourgeois comme argument psychologique afin de réfuter toute possibilité de réalisation du socialisme (15), mais d'autre part, les partisans petit-bourgeois du marxisme l'interprétaient dans le sens de cette psychologie économique. En réalité, le matérialisme historique est bien loin d'être une théorie psychologique. Il ne comporte que quelques hypothèses d'ordre psychologique. Tout d'abord, ce sont les hommes qui font l'histoire, ce sont ensuite les besoins qui motivent l'homme à agir et à ressentir (la faim et l'amour), puis ces besoins augmentent à mesure du développement de la société et l'accroissement des besoins est la condition nécessaire à l'accroissement des activités économiques (16). Dans le contexte des rapports entre la psychologie et le matérialisme historique, le facteur 307 ERICH FROMM économique ne joue un rôle que dans la mesure où les besoins des hommes, et surtout le besoin de survivre, trouvent satisfaction dans la production de biens divers, c'est donc là qu'il faut chercher le mobile et l'incitation à la production. Marx et Engels ont eux-mêmes souligné que de tous les besoins, celui d'assurer sa propre survie précédait tous les autres, mais ils ne se sont pas exprimés dans le détail quant à la qualité des divers instincts et besoins. Toutefois, ils n'ont très certainement jamais considéré Γ« instinct d'acquisition », donc le besoin de s'approprier, l'appropriation en tant que fin en soi comme le besoin unique et le plus important. Cette vision naïve et absolue d'une caractéristique psychique acquiert une force inouïe dans la société capitaliste dès qu'on la déclare avec tant d'insistance comme étant universelle. On ne peut guère soupçonner Marx et Engels d'avoir transfiguré des caractéristiques bourgeoises et capitalistes et de leur avoir conféré une valeur universelle. Ils savaient très bien la place qui revenait à la psychologie au sein de la sociologie, mais ils n'étaient pas psychologues et ne voulaient pas le devenir, ne souhaitaient pas formuler des affirmations plus précises et dépassant le cadre des généralités sur les contenus et les mécanismes des instincts de l'homme. Exception faite de certains points qu'il ne faut certes pas négliger et qui proviennent de la littérature des philosophes français du XVIIIe siècle (surtout Helvetius), ils ne disposaient d'aucun matériau permettant une science matérialiste de la psychologie. C'est la psychanalyse qui, la première, a fourni ces éléments et a démontré que Γ« instinct d'acquisition » était certes important, mais que comparé aux autres besoins (génitaux, sadiques, narcissiques et autres), il ne jouait en aucun cas le rôle prédominant dans l'équilibre psychique de l'homme. Elle a pu surtout prouver que la cause profonde de Γ« instinct d'acquisition » n'est absolument pas le besoin d'acquérir ou de posséder, mais que cet instinct n'est que l'expression de besoins narcissiques, du désir d'être reconnu par les autres et de se reconnaître soi-même. Il est évident que dans une société qui vénère et admire les possédants et les riches, les tendances narcissiques des membres de cette société doivent obligatoirement conduire à une extraordinaire intensification du désir de posséder, tandis que dans une société dans laquelle la propriété n'est pas la base de la considération sociale, mais le travail fourni pour la communauté, les pulsions narcissiques ne s'expriment pas sous la forme d'un « instinct d'acquisition », mais sous la forme de « l'instinct » de travailler pour la société. Etant donné que les pulsions narcissiques font partie des plus puissantes et des plus élémentaires, il est particulièrement important d'admettre que les cibles et, par conséquent, les contenus concrets du narcissisme dépendent de certaines structures de la société et que par conséquent, Γ« instinct d'acquisition » est en grande partie dû à l'importance accordée à la propriété et à son rôle dans la société bourgeoise. Donc si, dans le contexte d'une vision matérialiste de l'histoire, on parle de causes économiques en faisant abstraction des points évoqués ci-dessus, il faudra bien admettre que l'économie n'est pas un mobile psychologique subjectif, mais la condition objective des activités vitales humaines. Toute action humaine, toute forme de satisfaction de tous les besoins, dépend des conditions économiques en présence, et ce sont ces conditions qui commandent le comment de la vie de l'homme. Pour Marx, la conscience de l'homme ne peut être comprise qu'à partir de 308 Méthode et tâche d'une psychosociologue analytique son existence sociale, à partir de la vie réelle et terrestre, en fait, à partir de l'existence conditionnée par le niveau de développement des forces productives (17) (...). Le matérialisme historique conçoit le processus de PHistoire comme étant l'adaptation passive et active des individus aux conditions de vie naturelles environnantes. « Le travail est d'abord un processus entre l'homme et la nature, un processus dans lequel l'homme, par ses actes, communique son métabolisme à la nature, la régit et la contrôle (18). » L'homme et la nature sont des pôles qui exercent une influence l'un sur l'autre, se modifient et se conditionnent mutuellement. Le processus historique reste toujours lié aux circonstances naturelles, indépendantes de l'homme et à sa condition propre. Bien que Marx partît du fait que l'homme apporte de gigantesques modifications à la nature et à lui-même à mesure du développement de la société, il a toujours affirmé avec insistance que toutes ces modifications sont liées aux conditions naturelles. Cela distingue son point de vue de celui de certains idéalistes qui croient la volonté humaine capable d'un pouvoir illimité (19). Dans Γ« Idéologie allemande », Marx et Engels affirment (20) : « Les hypothèses dont nous partons ne sont pas arbitraires, ce ne sont pas des dogmes, ce sont des bases réelles dont on ne peut faire abstraction que par l'imagination. Ce sont les individus réels, leurs actes, et leurs conditions matérielles de vie, tant celles déjà présentes que celles qu'ils ont créées grâce à leur propre action. Ces hypothèses sont donc vérifiables par la seule méthode empirique. « La première condition pour toute histoire humaine est évidemment l'existence d'individus vivants. Et la première chose qu'il faudra constater est donc l'organisation biologique (physique) des êtres humains et les rapports qu'ils entretiennent de ce fait avec le reste de la nature. Ici, nous ne pouvons naturellement pas traiter en détail ni la constitution physique de l'homme ni les conditions naturelles qu'il a pu rencontrer: les conditions géologiques, orographiques, hydrographiques, climatiques et autres. Lorsqu'on écrit l'Histoire, il faut partir de ces bases naturelles et de leur modification par l'action des hommes au cours de l'Histoire. » Une fois les malentendus les plus grossiers écartés, comment les rapports entre la psychanalyse et le matérialisme historique se présentent-ils? La psychanalyse peut enrichir les conceptions globales du matérialisme historique sur un certain point, à savoir lui faire prendre connaissance d'un facteur agissant sur le processus de développement de la société : l'essence même de l'homme, sa propre « nature ». Elle place le système instinctuel humain dans la catégorie des conditions naturelles qui contribuent à modifier, mais dans la nature desquelles résident aussi les limites de la modificabilité. Le système instinctuel de l'homme est l'une des conditions « naturelles » appartenant à l'infrastructure d'une société. Mais il ne s'agit pas du système instinctuel « en général » dans sa « forme originelle » biologique. En réalité, celui-ci n'apparaît jamais au grand jour, mais sous une forme définie, donc déjà modifiée par la société. Le psychisme humain, ses racines, les forces de la libido font donc elles aussi partie de ces fondements, mais il ne faut pas croire qu'elles sont « le fondement » comme on le prétend dans les interprétations psychologistes ; « le » psychisme 309 ERICH FROMM humain est toujours un psychisme modifié par le processus de développement de la société. Le matérialisme historique exige une psychologie, c'est-à-dire une science qui traite des caractéristiques psychiques de l'homme. La psychanalyse est la première à avoir livré un type de psychologie utilisable pour le matérialisme historique. Ces remarques complémentaires sont particulièrement importantes pour les raisons suivantes : Marx et Engels ont constaté que tous les événements idéologiques dépendaient de l'infrastructure économique, et ont vu dans la spiritualité « la matérialité transformée par le cerveau humain ». Certes, dans de nombreux cas, le matérialisme historique n'a pas pu donner des réponses justes sans faire appel à des bases psychologiques. Mais pourtant, il n'y a réussi que là où l'idéologie avait un caractère plus ou moins pragmatique et rationnel ayant trait à certains objectifs de classe, ou, là où il s'agissait d'établir une juste hiérarchie entre l'infrastructure économique et la superstructure idéologique sans pourtant expliquer comment s'effectue le parcours allant de l'économie vers le cerveau ou le cœur de l'homme (21). Mais en ce qui concerne le comment de cette transformation de la matérialité dans le cerveau humain, Marx et Engels — faute d'une psychologie adéquate — n'ont pu, ni voulu, donner de réponse. La psychanalyse peut démontrer que les idéologies sont les produits de certains souhaits, pulsions instinctuelles, intérêts et besoins qui, pour la plupart, ne sont pas conscients et apparaissent sous forme d'idéologie, comme étant une « rationalisation », et que ces pulsions instinctuelles se développent d'abord à partir d'instincts biologiquement conditionnés, mais qui par leur qualité et leur contenu, portent l'empreinte de la situation socio-économique de l'individu, donc de sa classe. Si, comme le dit Marx, les hommes sont les producteurs de leur idéologie, la psychosociologie analytique est bien en mesure de décrire et d'expliquer les particularités de ce processus de production des idéologies et la manière dont les facteurs « naturels » et sociaux se combinent entre eux. La psychanalyse peut donc montrer comment en passant par l'instinctuel, une situation économique peut se transformer en idéologie. Mais il faut bien souligner le fait que ce « métabolisme » entre le monde des instincts et l'environnement amène l'homme à se transformer tout comme le « travail » transforme la nature environnante. Dans ce contexte, on ne peut guère indiquer dans quelle direction les hommes se transforment. Elle dépend surtout de l'évolution de l'organisation du Moi, soulignée à diverses reprises par Freud, et de l'évolution de la faculté de sublimer qui en découle. Donc, la psychanalyse nous permet de considérer la naissance d'une idéologie comme une sorte de « processus de travail », comme l'une des phases du métabolisme entre l'homme et la nature, sa spécificité résidant dans le fait que, dans le cas présent, la « nature » est inhérente à l'homme et non extérieure. La psychanalyse peut également tirer les conclusions des effets des idéologies ou des idées sur la société. Elle peut mettre en évidence le fait que l'influence exercée par une idée dépend essentiellement de son contenu qui, lui-même, fait appel à certaines tendances instinctuelles et inconscientes, et que c'est le type et le pouvoir de la libido sous-jacente dans une société ou une classe qui contribuent à déterminer l'influence des idéologies sur la société (...). 310 Méthode et tâche d'une psychosociologue analytique En résumé, nous conclurons en donnant les résultats de cette étude sur la méthode et les tâches de la psychosociologie analytique. La méthode employée est celle de la psychanalyse classique freudienne qui, une fois transposée aux phénomènes sociaux, signifie: la compréhension des comportements psychiques, déterminants et communs à une société en partant du processus d'adaptation active et passive de la structure instinctuelle aux conditions socio-économiques existantes dans une société. Les tâches de la psychosociologie analytique sont d'abord de dégager les tendances significatives de la libido au niveau de la société, en d'autres termes, de présenter le schéma de la structure de la libido d'une société. De plus, la psychosociologie se doit d'expliquer la genèse de la structure de la libido et sa fonction dans le processus de développement de la société. La réflexion théorique sur la naissance des idéologies à partir de l'action conjuguée de la structure instinctuelle du psychisme et des conditions socio-économiques constituera une part particulièrement importante de ce programme. (traduit de l'allemand par Catherine MÉTHAIS-BUHRENDT.) NOTES 1. Erich Fromm, « Méthode et tâche d'une psychosociologie analytique », in Zeitschrift für Sozialforschung, I, n° 1/2, Leipzig, Verlag Von C.L. Hirschfeld, 1932, pp. 28-54. 2. « Le véritable objet de la psychanalyse est la vie intérieure de l'homme socialisé. Elle ne prend la vie psychique des masses en considération que dans la mesure où les phénomènes individuels se manifestent dans la masse (le problème du chef), et que si elle peut expliquer les manifestations de la «psychologie des masses», telles la peur, la panique, l'obéissance, etc., à partir des connaissances acquises sur l'individu. Il semble que c'est comme si le phénomène de la conscience de classe ne lui était guère accessible, et les problèmes tels les mouvements de masse, la politique, la grève qui font partie des sciences sociales, ne pouvaient pas faire l'objet de sa méthode (matérialisme dialectique et psychanalyse. Unter dem Banner des Marxismus ΠΙ, 5, p. 737). En raison de l'importance fondamentale de ce problème méthodologique, nous tenons à souligner cette différence par rapport aux positions défendues par Reich, positions qui, comme l'indiquent ses derniers travaux, semblent avoir été révisées et sont devenues plus productives. Nous reviendrons par la suite sur les multiples convergences avec les protocoles établis lors de ses recherches empiriques en matière de psychosociologie. 3. Cfren ce qui concerne la méthodologie, l'exposé détaillé in: Fromm « Die Entwicklung des Christusdogmas » (le dogme du Christ), Vienne 1931 ; puis Bernfêld: « Sozialismus und Psychoanalyse mit Diskussionsbemerkungen von Ε. Simmel und B. Laníos » (Der sozialistischer Arzt, II, 2/3, 1926); W.Reich: «Dialektischer Materialismus und Psychoanalyse» (Unter dem Banner des Marxismus III, 5). 4. Freud: Massenpsychologie und Ich-Analyse. Ges. Sehr, (œuvres complètes) VI, p. 261. 5. Cf. les remarques explicatives de Georg Simmel: über das Wesen der Sozialpsychologie. Archiv f. Sozialwissenschaft und Sozialpolitik XXVI, 1908, p. 287. 6. Même si l'on fait abstraction de tentatives scientifiques sans intérêt (comme les écrits superficiels de A. Kolnai sur la psychanalyse et la sociologie, auteur qui, un jour, fit son entrée en scène en tant que psychanalyste, ou de l'ouvrage de Vergin sur la « psychanalyse de la politique européenne », ouvrage au maigre savoir), cette critique s'adresse à des auteurs tels que Reik, Roheim et autres, qui ont traité de sujets psychosociologiques. Outre S. Bernfeld qui a signalé les limites sociales de tous les efforts entrepris en pédagogie 311 ERICH FROMM (Sisyphe ou les limites de l'éducation), W. Reich, surtout, dont la thèse sur le rôle de la famille correspond sous maints aspects avec les points de vue que nous avons développés ici, constitue une exception. Reich a surtout fait une étude détaillée sur le problème du conditionnement par la société et sur les fonctions sociales de la morale sexuelle. Cf. «Geschlechtsreife, Enthaltsamkeit, Ehemoral » (maturité sexuelle, abstinence, morale conjugale » et le texte qui vient de paraître sous le titre de (Einbruich der Sexualmoral) « Brèche dans la morale sexuelle ». 7. D'un point de vue psychologique, il faut faire la différence entre les caractéristiques types de l'ensemble de la société et celles qui sont spécifiques à la classe sociale d'un individu, mais étant donné que la structure psychique de l'ensemble de la société marque les diverses classes de son empreinte et lui appose certaines caractéristiques fondamentales, ces caractéristiques spécifiques à une classe bien qu'elles pèsent lourd, n'ont qu'une importance secondaire comparée à celles de l'ensemble de la société. C'est bien la contradiction entre l'homogénéité relative de la structure psychologique des diverses classes (homogénéité à laquelle on aspire) et leurs intérêts économiques antagonistes qui est l'une des caractéristiques de la société de classes, caractéristiques que masquent les idéologies. En réalité, plus une société se désintègre économiquement, socialement et psychologiquement, plus la force de cohésion qui marque l'ensemble de cette société disparaît et plus les différences dans la structure psychique des classes deviennent importantes. 8. Cf. « Totem et tabous ». 9. Dans Γ« Avenir d'une illusion» (1927), Freud s'écarte de positions qui négligeaient la réalité sociale et ses transformations; il arrive, en reconnaissant l'importance des conditions économiques et en parlant de la psychologie individuelle, à se demander comment la religion peut être possible d'un point de vue psychologique (individuel), (à savoir en tant que réitération d'une attitude infantile par rapport au père) soit à un problème d'ordre psychosociologique et se demande pourquoi la religion est socialement possible et nécessaire. D y répond en disant que la religion a été nécessaire tant que l'homme, impuissant face à la nature, donc à cause du faible niveau de développement des forces productives, avait besoin de l'illusion religieuse, mais que cette illusion, à mesure de l'évolution technologique, mais aussi à mesure de l'évolution de l'homme devenant par conséquent plus adulte, est devenue superflue et nuisible. Certes, même si dans ce texte toutes les fonctions socialement déterminantes de la religion n'ont pas été traitées, en particulier, le problème des rapports entre certaines formes de religion et certaines constellations sociales, ce texte de Freud est cependant celui qui, par la méthode et le contenu se rapproche le plus de la psychosociologie matérialiste. Nous nous contenterons de rappeler la phrase suivante : « Il est inutile de dire qu'une civilisation qui ne satisfait pas la majorité de ses membres et les pousse à la rébellion, ne peut envisager ni de se maintenir durablement ni de mériter de durer. » L'ouvrage de Freud rejoint une thèse du jeune Marx qui pourrait presque lui servir de devise : « Le peuple qui revendique son véritable bonheur, revendique la suppression de la religion en tant qu'illusion de son bonheur. En revendiquant le refus de toute illusion sur sa condition, il signifie qu'il revendique la suppression d'une condition qui a besoin de l'illusion. La critique de la religion est donc le germe de la critique de la vallée des larmes dont la religion est l'auréole. » (Critique de la philosophie hégélienne du droit. Éds posthumes, 1923, vol. I, p. 385.) Mais dans l'essai suivant sur « le malaise de la civilisation », traitant de problèmes psychosociologiques, Freud ne suit ni la méthode ni le contenu de cette démarche. Cet ouvrage devrait plutôt être considéré comme l'antithèse de Γ« Avenir d'une illusion ». 10. Cf. la phrase de Marx citée plus loin. Extraite du « Capital » elle traite de l'accroissement des besoins en tant que source du développement économique ! 11. Dans un essai publié en 1927, dans la revue juive « Forward » et intitulé : « Warum ist die Psychoanalyse populär ? » (Pourquoi la psychanalyse est-elle populaire ?) (cité chez Kautzky, « Der Historische Materialismus, vol. I, pp. 340/1), Russell écrit : « Elle est (la psychanalyse) de toute évidence inconciliable avec le marxisme. Car Marx insiste sur les mobiles économiques qui, tout au plus, ont rapport avec la conservation de soi-même; en revanche, la psychanalyse souligne les mobiles biologiques qui sont liés à la conservation de soi-même par le biais de la reproduction de l'espèce. Ces deux points de vue sont indubitablement partiaux, car ces mobiles jouent tous deux un rôle. » Russell parle ensuite de l'éphémère qui, au stade de larve, ne possède que des organes servant à absorber la nourriture, mais aucun organe de l'amour, tandis qu'en tant qu'insecte à maturité, elle ne possède au contraire que des organes reproducteurs mais n'a pas d'appareil digestif. Elle n'en a pas besoin étant donné qu'à ce stade, il ne lui reste plus que quelques heures à vivre. Que se passerait-il si l'éphémère était capable de penser théoriquement ? « En tant que larve, elle serait marxiste et freudienne en tant qu'imago. » Russell ajoute que Marx, « le ver rongeur des volumes de la bibliothèque du British Museum » est le véritable représentant de la philosophie de la larve. Russell, lui-même, se sentait plus d'attirance pour Freud car il « n'était pas insensible aux joies de l'amour, mais en revanche, ne s'y entendait guère à faire de l'argent, donc ne comprenait pas l'économie orthodoxe, telle qu'elle avait été conçue par cet homme vieillissant et desséché ». 12. « Zur Psychologie des Sozialismus » (De la psychologie du socialisme), 1927, p. 281. 312 Méthode et tâche d'une psychosociologue analytique 13. « Die Voraussetzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozialdemokratie » (les conditions nécessaires au socialisme et les tâches de la social-démocratie), Stuttgart, 1899, p. 13. 14. Dès le début de son livre, « Der historische Materialismus » (le matérialisme historique), Kautsky réfute catégoriquement l'interprétation psychologique, mais complète le matérialisme historique en y ajoutant une conception purement idéaliste de la psychologie, il émet l'hypothèse de l'existence d'un « instinct social » originel. Cf. ci-dessous, p. 48. 15. Tout comme bon nombre des attaques lancées contre le matérialisme historique, celles-ci en réalité ne le concernent pas mais concernent une mixture spécifiquement bourgeoise introduite de manière frauduleuse par ses « amis » ou bien ses adversaires. 16. « Tout comme le sauvage doit lutter contre la nature afin de satisfaire ses besoins, pour se maintenir en vie et se reproduire, le civilisé le doit aussi, et il doit le faire dans toutes les formes de société et sous tous les modes possibles de production. A mesure de son développement, le domaine des nécessités naturelles s'étend, parce que (...) qu'il y a en même temps extension des forces productives qui les satisfont. » (D'après Marx, Capital, Hambourg 1922, III, 2, p. 355.) 17. Marx et Engels, « L'idéologie allemande ». 18. Marx, « Le Capital », p. 000. 19. Cf. un texte de Boucharine : « Die Theorie des historischen Materialismus », 1922, qui souligne particulièrement l'élément Nature et un essai de K.A. Wittvogel qui traite de ce problème spécifique : « Geopolitik, geographischer Materialismus und Marxismus », (Unter dem Banner des Marxismus III, 1, 4, 5). 20. Marx, Engels : « L'idéologie allemande ». 21. En ce qui concerne le problème de la nature de la superstructure idéologique, voir lettre de Engels adressée à Mehring (14 juillet 1893), citée d'après Duncker « über historischen Materialismus », Berlin 1930: « En vérité, nous avons tous d'abord mis et dû mettre l'accent sur le fait de déduire des conceptions politiques, juridiques et autres idéologies à partir de faits fondamentaux de l'économie puis les actes liés à ces conceptions ; en cela, nous avons favorisé le côté formel et négligé l'essentiel : la manière dont ces conceptions sont nées». 313