Erich Fromm
MÉTHODE ET TÂCHE D'UNE
PSYCHOSOCIOLOGIE ANALYTIQUE (i)
(...) A l'origine, mais surtout par la suite, Freud
s'est
penché sur la psychologie de
l'individu. Pourtant, après avoir découvert que les mobiles du comportement humain résidaient
dans
l'instinctif,
et que les sources cachées des idéologies et comportements se situaient au
niveau de l'inconscient, les auteurs de manuels d'analyse ne purent manquer de tenter de partir
du problème individuel pour aboutir aux problèmes de la société, puis de la psychologie
subjective pour se lancer dans le domaine de la psychosociologie. Il fallut donc entreprendre
une démarche qui, utilisant les moyens de la psychanalyse, visait à rechercher le sens caché et les
causes profondes de comportements, aussi irrationnels et répandus dans la société, que ceux qui
se manifestent dans les religions et les coutumes populaires, mais aussi en politique et dans
l'éducation.
Certes,s difficultés sont apparues qu'on a pu éviter, du moins tant qu'on se limitait au
domaine de la psychologie subjective. Mais ces difficultés n'ont rien changé au fait que le
problème posé était la conséquence légitime, scientifique et correcte des positions psychanaly-
tiques. Ayant découvert que la clé permettant de comprendre le comportement humain se
trouvait au niveau des pulsions et de l'inconscient, il est légitime que la psychanalyse soit en
mesure de révéler les raisons profondes du comportement social. Car la « société » est elle aussi
constituée d'individus vivants qui ne peuvent être soumis à d'autres lois psychologiques que
celles que la méthode analytique a découvertes chez l'individu.
Par conséquent, il nous semble que W. Reich a une vision erronée lorsqu'il cantonne la
HERMÈS 5-6, 1989 301
ERICH FROMM
psychanalyse au domaine de la psychologie subjective et qu'il conteste par principe son
application aux phénomènes sociaux tels la politique, la conscience de classe, etc. (2) Le fait que
l'on traite de certains phénomènes en sociologie ne signifie en aucun cas que ces phénomènes ne
puissent faire l'objet de la psychanalyse (on ne peut prétendre qu'un objet étudié sous l'angle de
la physique ne peut être examiné d'un point de vue chimique). Ceci signifie que dans cette
mesure, et dans cette mesure seulement, les facteurs psychiques jouent un rôle lors de
l'apparition de ces phénomènes, qu'ils font l'objet de la psychologie et plus spécifiquement de la
psychosociologie dont la fonction est de définir les causes profondes et les fonctions des
phénomènes psychiques. La thèse, selon laquelle la psychologie ne traiterait que de l'individu
isolé tandis que la « société » serait l'affaire de la sociologie, est fausse. Car c'est bien la
psychologie qui, sans cesse, a affaire avec l'individu socialisé et c'est la sociologie qui a affaire
avec la multitude des individus isolés dont la structure et les mécanismes psychiques devraient
entrer en ligne de compte dans toute réflexion sociologique.
Nous traiterons par la suite du rôle que jouent les facteurs psychologiques sur les
phénomène sociaux et nous montrerons que c'est le domaine d'application de la méthode de la
psychosociologie analytique. La sociologie, avec laquelle la psychanalyse semble avoir le plus de
points communs, mais aussi le plus de points contraires, est le matérialisme historique.
Le plus de points communs, car elles sont toutes deux des sciences matérialistes. Elles ne
partent pas de Idée », mais de la vie concrète et des besoins réels. Elles se rejoignent, car elles
fournissent une évaluation de la conscience qui leur est commune, la conscience semblant être
bien moins le moteur du comportement humain que le reflet d'autres forces plus obscures. Mais
c'est sur ce point, lorsqu'on s'interroge sur la nature des facteurs qui déterminent le conscient,
qu'il semble que la psychologie et la psychanalyse soient inconciliables. Le matérialisme
historique voit dans le conscient l'expression du social, la psychanalyse, elle y voit celle de
l'inconscient, des instincts. D'où la question inévitable, à savoir si ces deux thèses sont en
contradiction, et si ce n'est pas le cas, de définir les rapports qu'elles entretiennent entre elles et,
enfin, de savoir si l'utilisation de la psychanalyse en tant que méthode enrichit le matérialisme
historique et pourquoi.
Avant de nous engager nous-même dans la discussion du problème posé, il semble
nécessaire d'évoquer les hypothèses que la psychanalyse peut nous fournir si on veut l'appliquer
aux problèmes de société (3). Freud n'a jamais supposé l'homme, soit l'objet de la psychologie
comme étant isolé et détaché du contexte social. «La "psychologie subjective" est certes
adaptée à chaque personne et explore les chemins par lesquels elle tentera de satisfaire ses
pulsions instinctuelles, mais il est rare qu'elle y parvienne seule, sauf dans certaines situations
d'exception, il est également rare qu'elle soit en mesure de faire abstraction des rapports entre
cette personne et les autres individus. Dans la vie psychique de chacun, l'autre apparaît très
fréquemment comme modèle, comme soutien et comme adversaire, et la psychologie subjective
est,s le départ en même temps, une psychosociologie au sens large du terme. »
Freud a également fait table rase de l'illusion d'une psychosociologie dont l'objet serait un
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Méthode et tâche d'une
psychosociologue
analytique
groupe en tant que tel, « la » société ou toute autre configuration sociale possédant sa propre
« âme », celle des masses ou 1'« âme sociale ». En revanche, il part toujours du fait que chaque
groupe n'est constitué que d'individus et que seuls les individus en tant que tels sont des sujets
possédant des caractéristiques psychiques (5). Freud n'a jamais supposé l'existence d'un
« instinct social ». Pour Freud, ce que l'on définit comme instinct social n'est ni « inné » ni
« indécomposable »
;
il le voit « naître et se constituer dans un cercle restreint, celui de la
famille ». Sa thèse a pour conséquence que l'on considère que les caractéristiques sociales
doivent leur naissance, leur renforcement ou leur atténuation à l'influence qu'exerce un
environnement déterminé et certaines conditions de vie sur les structures instinctuelles.
Ainsi, pour Freud, c'est toujours l'homme socialisé, l'homme vivant au sein d'un tissu
social qui fait l'objet de la psychologie; donc, comme nous venons de l'évoquer ci-dessus,
l'environnement et les conditions de vie de l'individu jouent un rôle décisif sur son développe-
ment psychique mais aussi lors de l'étude théorique de ce développement. Certes, Freud a
reconnu le conditionnement biologique et physiologique des pulsions, mais c'est surtout lui qui
a démontré à quel point ces pulsions pouvaient être modifiées et que le facteur déterminant ces
modifications était l'environnement, la réalité sociale.
Ainsi, la psychanalyse semble apporter toutes les conditions préalables qui permettent son
application méthodologique dans la recherche en psychosociologie, ce qui exclut donc tout
conflit avec la sociologie. Elle s'interroge sur les caractéristiques psychiques communes à tous
les membres d'un groupe et tente d'expliquer un comportement psychique commun à partir
d'une expérience vécue commune. Mais, plus le groupe est grand, moins cette expérience vécue
se situe au niveau du hasard et de la personnalité
;
en revanche, elle est le calque de la situation
socio-économique de ce même groupe. Ainsi donc, la psychosociologie analytique a pour rôle
d'interpréter la structure instinctuelle, la libido et le comportement inconscient d'un groupe en
partant de l'étude de sa structure socio-économique.
C'est là que l'objection semble justifiée. La psychologie explique le développement des
instincts à partir de l'expérience vécue durant les premières années de la vie, donc à une époque
où l'individu a encore à peine affaire à « la société », mais vit presque exclusivement dans le
cercle familial. Comment donc, selon les conceptions de la psychanalyse, les conditions
socio-économiques pourraient-elles avoir une telle importance
?
Mais il ne
s'agit
ici que d'un
problème apparent. Les premières influences décisives exercées sur l'évolution de l'enfant
proviennent assurément de la famille, mais la structure globale de la famille, tous les rapports
relationnels types, tous les idéaux qu'elle défend en matière d'éducation, sont eux-mêmes
conditionnés par le milieu social et l'appartenance à une classe, par les structures sociales où elle
évolue. (A titre d'exemple: dans une famille bourgeoise et patriarcale, les rapports affectifs
entre le père et le fils diffèrent de ceux que l'on rencontre dans une « famille » régie par la loi du
matriarcat.) La famille est le moyen, l'intermédiaire par lequel la société, en l'occurrence la
classe, imprègne l'enfant de cette structure spécifique qui lui correspond, et façonne ainsi
l'adulte. La famille est l'agence psychologique de la société.
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ERICH FROMM
Les travaux effectués jusqu'à présent en matière de psychanalyse cherchent à appliquer la
psychanalyse dans le cadre des problèmes sociaux, mais, pour l'essentiel, ils ne répondent pas
aux exigences ni à ce que Ton attend de la psychosociologie analytique (6). L'erreur commence
s l'évaluation de la fonction de la famille. On a certes vu que l'individu ne pouvait être
appréhendé qu'en tant qu'être socialisé, on a découvert que ce sont les relations entre l'enfant et
les différents membres de la famille qui déterminent l'évolution de sa structure instinctuelle,
mais on a presque totalement ignoré que la famille, quant à elle, possède une structure
psychologique et sociale globale, avec ses objectifs spécifiques en matière d'éducation et ses
propres habitudes affectives, qu'elle est le produit d'une certaine structure sociale et, au sens
plus restreint du terme, d'une certaine classe qu'en réalité elle n'est que l'agence psychologique
de la société et de sa classe d'origine. On avait trouvé le point de départ à partir duquel on
pouvait comprendre l'influence psychologique exercée par la société sur l'enfant, mais on ne
l'avait pas remarqué. Comment était-ce possible
?
Sur ce point, les chercheurs psychanalystes
partageaient les préjugés de tous les autres chercheurs du camp des sciences bourgeoises, mais
aussi ceux de leurs collègues progressistes
:
ils considéraient la société bourgeoise capitaliste
comme un absolu en soi et croyaient plus ou moins consciemment qu'elle était la société
« normale » et que les structures psychiques en présence étaient « les » caractéristiques-types de
cette société.
Mais il y a encore une autre raison particulière qui suggéra cette erreur aux analystes. En
effet, leurs recherches portaient surtout sur des malades et des individus sains de la société
bourgeoise moderne, et appartenant principalement aux classes bourgeoises, donc sur des
personnes dont les origines étaient semblables et constantes et déterminaient la structure
familiale (7). Ce qui déterminait et faisait la différence entre les expériences vécues étaient donc
les événements, des événements individuels, personnels, ayant leurs racines dans les fondements
communs, mais qui, du point de vue de la société, sont des événements fortuits. Tous les sujets
sur lesquels portaient ces recherches avaient ceci en commun que leurs caractéristiques
psychiques étaient le produit de la réalité d'une société autoritaire organisée selon des principes
de domination et de subordination de classe, de l'acquisition de méthodes rationnelles et
pragmatiques, etc. Ce qui les différenciait était le fait que l'un avait eu un père abusivement
sévère, qu'il redoutait étant enfant, et que l'autre avait une sœur aînée à laquelle il vouait tout
son amour ou, le troisième, une mère qui avait établi des liens si forts qu'il ne pouvait plus
renoncer à cette relation libidineuse. Certes, ce vécu personnel était des plus importants pour le
développement individuel de ces sujets, et l'analyse qui supprime les difficultés psychiques
résultant de ce vécu avait bien rempli sa mission thérapeutique, c'est-à-dire avait transformé le
malade en une personne adaptée aux réalités de la société existante.
Mais son objectif thérapeutique ne dépassait pas ce cadre, il n'était pas non plus nécessaire
qu'elle le dépassât, et la théorie n'allait pas plus loin non plus. Il n'était pas utile d'aller plus loin
en ce qui concerne la psychologie subjective, domaine essentiel des travaux de l'analyse
;
car
même si on négligeait les structures sociales déterminant la structure familiale, la source d'erreur
était quasiment insignifiante pour la psychologie subjective.
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Méthode et tâche d'une
psychosociologue
analytique
Mais les choses étaient très différentes si Ton passait de la psychologie de l'individu aux
recherches psychosociologiques. Ce qui d'un côté était une négligence quasiment insignifiante
devenait, de l'autre, une source d'erreur lourde de conséquences pour l'ensemble de la
démarche.
Une fois que l'on avait admis que la structure de la société bourgeoise et de la famille
patriarcale correspondait à la « normalité »
;
une fois que dans le cadre des travaux réalisés en
psychologie subjective, on avait appris que les différences individuelles pouvaient être
comprises à partir de traumatismes fortuits, on commença à étudier également les divers
phénomènes psychosociologiques en les interprétant sous l'angle du traumatisme, donc comme
des hasards sociaux. Cette démarche devait obligatoirement conduire à l'abandon de la
véritable méthode analytique. Étant donné que l'on ne se préoccupait guère de la diversité des
« expériences vécues », c'est-à-dire de la situation socio-économique des autres configurations
sociales, et que, par conséquent, on n'essayait pas d'interpréter leur structure psychique en
partant de leurs structures sociales, on était bien obligé « d'analogiser » au lieu d'analyser
;
on
traitait l'humanité ou la société comme un individu, on transposait les mécanismes spécifiques
que l'on avait constatés chez l'homme contemporain sur toutes les formations sociales, et on
« expliquait » ensuite leur structure psychique à partir de l'analogie avec certains phénomènes,
surtout les phénomènes de nature pathologique, typiques chez l'individu vivant dans notre
société.
En procédant par analogie, on négligeait un aspect essentiel et fondamental de la
psychologie analytique: le fait que la névrose, le symptôme névrotique ou le caractère
névrotique soit, chez l'individu « anormal », le résultat d'une adaptation insuffisante de la
structure instinctuelle à une réalité donnée, tandis que dans le cas d'une masse, donc de
« personnes saines », il y a aptitude à s'adapter, et que par conséquent, les phénomènes
psychologiques observés dans les masses ne peuvent en principe pas être interprétés par
analogie avec les phénomènes névrotiques, mais comme n'étant que le résultat de l'adaptation
de la structure instinctive à la réalité sociale et, souvent, à une réalité qui dévie plus ou moins de
la norme existante.
Ce procédé nous livre un exemple frappant
:
celui de la valeur d'absolu que l'on accorde au
« complexe d'Œdipe » (qui naît de la rivalité entre l'enfant et le père pour obtenir les faveurs de
la mère, puis se transforme en haine du père) qui devient ainsi un mécanisme commun à tous les
êtres humains, bien que des études comparatives effectuées en sociologie et en psychoeth-
nologie démontrent qu'il était probable que ce comportement affectif correspondît bien à
l'attitude type de la famille patriarcale et qu'il n'était pas une caractéristique humaine
universelle. Considérant le complexe d'Œdipe comme un absolu, Freud a été amené à concevoir
le développement de l'humanité entière à partir du mécanisme de la haine du père et des
réactions qui en découlent (8) sans pour autant consacrer la moindre attention aux conditions
de vie matérielles du groupe concerné.
Même si le génie du regard de Freud a toujours été fécond et essentiel dans ses découvertes
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