ERICH FROMM
Les travaux effectués jusqu'à présent en matière de psychanalyse cherchent à appliquer la
psychanalyse dans le cadre des problèmes sociaux, mais, pour l'essentiel, ils ne répondent pas
aux exigences ni à ce que Ton attend de la psychosociologie analytique (6). L'erreur commence
dès l'évaluation de la fonction de la famille. On a certes vu que l'individu ne pouvait être
appréhendé qu'en tant qu'être socialisé, on a découvert que ce sont les relations entre l'enfant et
les différents membres de la famille qui déterminent l'évolution de sa structure instinctuelle,
mais on a presque totalement ignoré que la famille, quant à elle, possède une structure
psychologique et sociale globale, avec ses objectifs spécifiques en matière d'éducation et ses
propres habitudes affectives, qu'elle est le produit d'une certaine structure sociale et, au sens
plus restreint du terme, d'une certaine classe qu'en réalité elle n'est que l'agence psychologique
de la société et de sa classe d'origine. On avait trouvé le point de départ à partir duquel on
pouvait comprendre l'influence psychologique exercée par la société sur l'enfant, mais on ne
l'avait pas remarqué. Comment était-ce possible
?
Sur ce point, les chercheurs psychanalystes
partageaient les préjugés de tous les autres chercheurs du camp des sciences bourgeoises, mais
aussi ceux de leurs collègues progressistes
:
ils considéraient la société bourgeoise capitaliste
comme un absolu en soi et croyaient plus ou moins consciemment qu'elle était la société
« normale » et que les structures psychiques en présence étaient « les » caractéristiques-types de
cette société.
Mais il y a encore une autre raison particulière qui suggéra cette erreur aux analystes. En
effet, leurs recherches portaient surtout sur des malades et des individus sains de la société
bourgeoise moderne, et appartenant principalement aux classes bourgeoises, donc sur des
personnes dont les origines étaient semblables et constantes et déterminaient la structure
familiale (7). Ce qui déterminait et faisait la différence entre les expériences vécues étaient donc
les événements, des événements individuels, personnels, ayant leurs racines dans les fondements
communs, mais qui, du point de vue de la société, sont des événements fortuits. Tous les sujets
sur lesquels portaient ces recherches avaient ceci en commun que leurs caractéristiques
psychiques étaient le produit de la réalité d'une société autoritaire organisée selon des principes
de domination et de subordination de classe, de l'acquisition de méthodes rationnelles et
pragmatiques, etc. Ce qui les différenciait était le fait que l'un avait eu un père abusivement
sévère, qu'il redoutait étant enfant, et que l'autre avait une sœur aînée à laquelle il vouait tout
son amour ou, le troisième, une mère qui avait établi des liens si forts qu'il ne pouvait plus
renoncer à cette relation libidineuse. Certes, ce vécu personnel était des plus importants pour le
développement individuel de ces sujets, et l'analyse qui supprime les difficultés psychiques
résultant de ce vécu avait bien rempli sa mission thérapeutique, c'est-à-dire avait transformé le
malade en une personne adaptée aux réalités de la société existante.
Mais son objectif thérapeutique ne dépassait pas ce cadre, il n'était pas non plus nécessaire
qu'elle le dépassât, et la théorie n'allait pas plus loin non plus. Il n'était pas utile d'aller plus loin
en ce qui concerne la psychologie subjective, domaine essentiel des travaux de l'analyse
;
car
même si on négligeait les structures sociales déterminant la structure familiale, la source d'erreur
était quasiment insignifiante pour la psychologie subjective.
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