La France, Mitterrand et l`Europe : l`idée européenne face au défi de

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Université de Lyon
Université lumière Lyon 2
Institut d'Études Politiques de Lyon
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée
européenne face au défi de la construction
européenne
Bouchet Thomas
La Russie et ses relations avec l'UE
Sous la direction de : M. Pascal Marchand
Date de soutenance : mardi 4 juin 2013
M. Laurent Guihéry
Table des matières
Dédicace . .
Introduction . .
1. Construire l'Europe autour de l'axe Paris-Bonn : le réalisme mitterrandien . .
1.1 La formidable implication du président français dans la construction européenne
..
1.1.1 L'idée européenne française ou l'idée européenne mitterrandienne ? . .
1.1.2. Le couple franco-allemand comme moteur de la construction européenne . .
1.1.3. Mitterrand, la culture et l'histoire au service de l'Europe . .
1.1.4. Une diplomatie personnelle ? . .
1.2. Le couple Mitterrand-Kohl ou comment l'idée européenne ne peut se faire sans
l'assentiment allemand . .
1.2.1. L'Allemagne, un pays trop puissant pour être occulté . .
1.2.2. L'alliance de deux hommes aux desseins différents . .
1.2.3. La France, Mitterrand et la réunification allemande . .
1.3. Les dissensions franco-allemandes : les premiers accrochages entre les
différentes idées européennes . .
1.3.1. Retourner vers l'intégration ou poursuivre l'élargissement ? . .
1.3.2 La guerre des Balkans : un besoin nécessaire d'accélérer l'intégration . .
2. Construire une Europe à douze : Mitterrand et la France comme les chantres de
l'intégration . .
2.1. Le Projet de Confédération Européenne : mise en lumière de l'idée européenne
..
2.1.1 Un projet français . .
2.1.2. La « bataille » pour l'Europe des pays de l'Est. . .
2.1.3. Une situation économique incompatible avec la situation de la CEE. . .
2.1.4. Comment interpréter ce projet ? . .
2.1.5. Un projet tourné vers l'Allemagne ? . .
2.2. L'intégration économique et monétaire : une question clé qui ferme l'ouverture à
l'Est . .
2.2.1 Le rôle des institutions européennes pour rattraper l'échec du projet français
dans le rapprochement manqué avec l'Est . .
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2.2.2 Jacques Delors et les institutions européennes : non à l'élargissement ! . .
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2.2.3 La faiblesse de la France dans la question de l'Union Economique et
Monétaire . .
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2.2.4 Le « gouvernement économique » : resserrer l'union politique face à l'union
économique . .
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2.2.5. La difficile négociation avec la Grande-Bretagne : l'art français du compromis
..
2.3. La recherche permanente de l'équilibre mondial . .
2.3.1 La France et les USA : consensus sur la construction européenne ? . .
2.3.2. La recherche permanente d'un équilibre Washington-Moscou . .
2.3.3. La France et la Russie: une position délicate . .
Conclusion . .
Liste de sigles . .
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Bibliographie . .
Ouvrages . .
Articles . .
Sources annexes . .
Site et rapports des institutions européennes . .
Annexes . .
Discours de M. Gorbatchev devant le Conseil de l'Europe (Strasbourg, 6 juillet 1989)
..
SecInterview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée
à l'agence télégraphique hongroise ainsi qu'à "Nepszabadsag", quotidien
du parti socialiste hongrois, le 17 janvier 1990, notamment sur le projet de
confédération européenne, l'aide économique aux pays de l'Est et les relations
franco-hongroises.onde annexe . .
Postface . .
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Dédicace
Dédicace
Mes remerciements iront en premier lieu à mon maître de mémoire, M. Pascal Marchand, pour
toute son aide et ses conseils au cours de l'élaboration de ce mémoire.
Egalement à :
M. Michel Rocard, Premier ministre de 1988 à 1991 qui a accepté de me recevoir et de répondre
à mes questions lors d'un entretien le 8 février 2013. Ces réponses ont permis de m'éclairer sur
certains points essentiels tout au long de ce mémoire.
M. Jean-Bernard Raimond, ministre des Affaires Etrangères de 1986 à 1988, qui a accepté lui
aussi de me recevoir. Malheureusement, il fut convalescent le jour prévu pour l'entretien.
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La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
Introduction
1
« Quand la France rencontre une grande idée, elles font ensemble le tour du Monde » .
Le président français François Mitterrand avait lui aussi l'objectif de faire ensemble avec
son idée européenne le tour du monde. Il est indéniable que ses propos et ses projets pour
l'organisation européenne eurent un retentissement puissant, sans pour autant aboutir à la
mise en place pratique de cette idéologie française. Jusqu'à peu avant le deuxième mandat
au pouvoir de F. Mitterrand en 1981, la Communauté Economique Européenne avait fait
le choix de l'élargissement, notamment sous la présidence de G. Pompidou et V. Giscard
D'Estaing. De six Etats-membres en 1957, l'organisation comptait désormais douze Etats en
1986. Avant F. Mitterrand, les présidents français avait déjà fait le choix d'une coopération
étroite avec l'Allemagne au sein d'une Europe ouverte. Les couples De Gaulle/Adenauer
ou Giscard D'Estaing/Schmidt sont passés à la postérité, car ils sont la marque d'un
rapprochement entre les deux grandes puissances européennes d'alors. Ils avaient compris
que la France ne pouvait imposer son idée de ce que devait être l'Europe sans se concerter
avec ses principaux partenaires. L'Europe était alors déjà un sujet important pour la France
ces vingt dernières années, mais la particularité de la politique européenne de Mitterrand est
de reprendre ce sujet sur un plan beaucoup plus personnel. La problématique de l'intégration
devient alors sous son mandat une question fondamentale pour lui, d'autant plus qu'elle se
légitime après une très longue période d'élargissement continue sans réelle rapprochement
entre les anciens et les nouveaux membres. Ainsi, lorsque F. Mitterrand arrive au pouvoir en
1981, il doit reprendre le flambeau de la coopération franco-allemande et de la question de
l'élargissement. F. Mitterrand dirige la France, l'aiguille vers l'Europe, incarne ses passions :
2
F. Mitterrand est la France. « En Europe, Mitterrand n'a pas d'équivalent » ; il fut l'un des
rares dirigeants de gauche à porter aussi fermement le projet européen vers sa prochaine
étape, Maastricht. C'est vers cette idée d'une collusion entre l'idée européenne d'un homme
de culture, ayant traversé la fin de la Troisième République, Vichy, la Quatrième République
et ayant critiqué ouvertement les présidents précédents, et l'idée européenne des élites
françaises au pouvoir qu'il faut se diriger ici. L' implication aussi forte d'un chef de l'exécutif
dans un projet de si grande ampleur est assez remarquable pour faire l'objet d'études
approfondies. Il demeure difficile d'imaginer comment la route vers Maastricht aurait été
tracée sans la présence de F. Mitterrand, tant il fut au centre des négociations avec les
principales puissances mondiales au cœur des débats. L'Allemagne, la Grande-Bretagne,
les Etats-Unis ou l'URSS furent tous des partenaires privilégiés de la France sur la question
européenne, que ce soit pour s'assurer leur soutien au projet ou par pur intérêt, la France
ayant alors parfois plus cherché à s'assurer d'un équilibre des puissances avec l'Allemagne
dans la nouvelle Europe. Cependant, là où F. Mitterrand se distingue de ses prédécesseurs
est qu'il doit évoluer dans un contexte de fin de l'ordre bipolaire, qui régnait depuis plus de
cinquante ans. En 1989 et depuis la chute du Mur de Berlin plus précisément, la question
européenne est primordiale: faut-il élargir la Communauté aux pays de l'Est ou faut-il
pousser l'intégration à un stade supérieur, après avoir déjà fait rentrer six autres pays depuis
1957 ? C'est à cette question que le projet français, le Projet de Confédération Européenne,
cherche à répondre entre les années 1989 et 1991. Ce projet révèle tous les aspects de
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F. Mitterrand, Ici et maintenant, François Mitterrand, Guy Claisse, Fayard, 1980, p. 55.
Interview de Le Monde, David S. Bell, numéro du 6 mai 2011, p.1.
BOUCHET Thomas - 2013
Introduction
l'idée européenne selon la France en 1989, car il met en lumière l'inquiétude française
quant à la question de l'élargissement à l'Est ainsi que la nature des liens entre la France
et l'Allemagne, les Etats-Unis et l'URSS.
Quelles ont été les sources utilisées pour tenter une approche de l'idée européenne en
1989 ? Pour ce faire, plusieurs sources ont dû être abordées. Des sources contemporaines,
des sources plus récentes comme les mémoires d'hommes politiques ayant participé à
l'élaboration de cette idée européenne, ainsi que des sources étrangères sont ainsi utilisées.
Elles permettent de recroiser chaque point de vue et de se nuancer entre elles sur certains
aspects mis en exergue dans chaque type de source. Les premières d'entre elles furent
les mémoires des personnalités ayant pris part aux débats ou à l'évaluation de la question
européenne en 1989 (mémoires écrits par des officiels français dans ce cas, exception faite
de Brzezinski). Quatre écrits de première main sont alors primordiaux : les mémoires de R.
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Dumas , H. Védrine , J. Attali et de Z. Brzezinski . Ces documents permettent d'avoir un
point de vue français (sauf Brzezinski) interne pour mieux cerner comment la France voulait
influencer la construction européenne alors. On a alors l'occasion d'avoir le témoignage de
ceux qui ont porté le projet européen au nom de la France et qui ont pu connaître, plus ou
moins bien, comment se définissait celui du président français. Il est très difficile de travailler
en histoire sans documents de première main, car sinon, le champ est libre aux spéculations
et aux hypothèses farfelues. Ces documents m'ont donc été cruciaux pour analyser et
comprendre en détail quels étaient les piliers de l'idée européenne française. Néanmoins,
le document Verbatim de J. Attali fut très critiqué par des historiens comme T. Schabert ou
F. Bozo, au contraire de l'ouvrage de H. Védrine qui est beaucoup plus encensé. Ils sont
donc lus avec précaution et trouvèrent leur utilité principalement pour la description précise
de la position française qui était donnée. De plus, je remercie encore le M. M. Rocard ,
Premier ministre de 1988 à 1991, qui a aimablement accepté de me donner son témoignage
sur ce sujet et qui m'a fourni un document de première main remarquable pour croiser
mes sources. Ensuite, des rapports de la commission européenne, du conseil européen ou
d'autres institutions sont intégrés. Ils permettent surtout de pouvoir chiffrer convenablement
des réalités, notamment dans les pays de l'Est au début des années 90. Ces chiffres sont
difficilement accessibles autrement et rarement présents dans les types de document cités
plus haut. Ces rapports présentent aussi l'avantage d'être beaucoup moins politisés ou
orientés dans leur ensemble. Ils n'ont que rarement une finalité normative, plutôt descriptive.
De plus, ils ne cherchent pas à défendre la position de la France en Europe, contrairement
aux mémoires qui, lus entre les lignes, tentent de justifier l'action menée par la France et
7
son président dans le cadre du projet européen . Ils présentent donc un aspect extérieur à
la France, ce qui permet de croiser les informations données par chaque point de vue. Des
archives furent de même utilisées pour mieux comprendre l'atmosphère politique de ces
années-là. En regardant comment les gros titres des articles de journaux européens traitent
d'un sujet, ou n'en traitent pas du tout, on peut saisir le sentiment général envers diverses
propositions. De même, certaines archives ouvertes très récemment, pour la plupart vingt
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Roland Dumas, « Un projet mort-né, la Confédération européenne », Politique Etrangère, n°3-2001-66e.
H.Védrine, Les mondes de F rançois M itterrand, Fayard, Paris, 1996.
J.Attali, Verbatim, Fayard, Paris, 1995.
Pour Z. Brzezinski, ce ne sont pas vraiment des mémoires mais il présente dans son ouvrage Le Grand Echiquier une
présentation remarquable de la politique américaine en Europe menée par l'administration dont il faisait partie. Je le considère ici
dans cette catégorie à cette motivation.
7
Le point commun à ces mémoires demeure sur le Projet de Communauté Européenne : leurs auteurs défendent tous ce
projet qui était très bon et intelligent selon eux.
BOUCHET Thomas - 2013
7
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
ans après les faits comme en Grande-Bretagne, dévoilent des propos et des prises de
position inédits qui peuvent nuancer ou appuyer un point d'analyse ; la plupart des mémoires
et autres articles, ouvrages sur le sujet étant antérieurs à 2009, ne prennent pas en compte
ces archives. Cependant, là encore, il faut se méfier des archives qui peuvent être ouvertes
pour défendre la position d'un pays sur un sujet actuel en montrant une certaine facette
de sa position antérieure. Ainsi, les archives britanniques sont à manier avec beaucoup de
précaution car elles révélèrent des informations allant en totale contradiction avec ce trouvé
jusque-là. Enfin, les ouvrages ou articles de chercheurs sur le sujet sont très importants pour
apprécier l'aspect technique du sujet, et pour pouvoir démêler la multitude de connexions
politiques, économiques, diplomatiques au cœur du sujet. De nombreux historiens ont écrit
sur la question de la réunification allemande, sur la position des différents pays européens
sur le sujet de l'unité allemande, sur les relations entretenues entre ces pays-là et les
Etats-Unis ou l'URSS. Ils fournissent donc d'intéressantes analyses pour comprendre la
position spécifique de la France sur ces sujets-là. Ces ouvrages sont aussi fondamentaux
pour croiser les sources avec les mémoires, rapports et les archives : ils vont parfois à
l'encontre des propos rapportés, comme ceux de J. Attali, ou poussent plus loin ceux tenus
par d'autres comme H. Védrine, en y ajoutant une dimension plus grande que le simple cadre
de la France. De plus, ils présentent l'avantage de ne pas être que d'origine française : de
nombreux étrangers ont aussi travaillé sur la question de l'idée mitterrandienne sur l'Europe.
A ce sujet, on note une légère distinction entre les auteurs français dont le domaine est
plutôt politique, tel le questionnement sur la France et la réunification allemande, alors
que des auteurs étrangers comme Dyson Kenneth se sont plus penchés sur la question
8
économique . Cependant, très peu d'entre eux se posent la question selon deux aspects :
se positionner d'un point de vue subjectif à la France, comment ses élites perçoivent la
construction européenne et, secondement, adopter un point de vue englobant les questions
économiques et politiques, qui sont fortement imbriquées, pour mieux comprendre l'idée
européenne globale de la France à cette époque.
Ce mémoire s'intéresse à ces deux aspects-là. Comment la France, à travers F.
Mitterrand a t-elle cherché à imposer sa vision de la construction européenne en 1989 ?
De plus, comment cette idée européenne française va t-elle se dévoiler dans la gestion de
la question de l'élargissement à l'Est ? Tout au long de ce travail, le curseur est pointé sur
la France et sur la façon dont elle porte son idée européenne face aux autres puissances.
Il est difficile voire impossible de définir clairement ce qu'elle était alors, mais on tente
de la modéliser pour être le plus juste possible. Cette modélisation passe par le choix de
plusieurs sujets centraux qui permettent de donner une idée globale du projet mitterrandien
pour l'Europe. Ces événements ou débats sont d'abord analysés séparément pour pouvoir
comprendre la position singulière de la France sur ce sujet précis. Cependant, si on
s'arrêtait là, on ne pourrait pas comprendre toute la complexité des relations internationales
et certains choix français, comme par exemple celui d'effectuer des compromis sur un
domaine pour être gagnant sur un autre sujet, ou se retirer sur un projet qui rencontre
le désaccord de grandes puissances comme les Etats-Unis. Il faut donc aussi restituer
toutes les informations à disposition des dirigeants français pour qu'on puisse éviter les
9
confusions ou les prises de partis absurdes quant aux choix décidés alors . Ainsi, la
question des inquiétudes françaises face à la réunification allemande, celle de la façon
dont doit être effectuée l'Union Economique et Monétaire ou encore celle de la gestion
8
Dyson Kenneth, « La France, l'Union Economique et monétaire et la construction européenne : renforcer l'exécutif, transformer
l'Etat », Politiques et management public, vol.15, n°3, 1997.
9
8
Référence ici notamment aux écrits de Cl. Imbert qui condamnent l'attitude de F. Mitterrand au moment de la chute du Mur.
BOUCHET Thomas - 2013
Introduction
du projet de Communauté Européenne permettent de mettre en lumière les enjeux de
l'époque et la manière dont F. Mitterrand et ses proches conseillers se sont opposés aux
grandes puissances européennes et mondiales. Enfin, l'objectif demeure la remise en
contexte de ces différentes prises de position dans le cadre de la dichotomie élargissement
ou approfondissement. Ces années-là sont profondément marquées par les négociations
difficiles concernant la façon dont la route vers Maastricht doit se construire. Certains Etats
pourraient alors en effet profiter d'une redirection vers le choix de l'élargissement. On peut
ainsi s'interroger sur la façon dont la France a tenté plus ou moins habilement d'écarter
cette hypothèse qui ne correspond ni à son idée européenne, ni à son intérêt. On comprend
aussi dans ce cadre que très souvent, idée européenne et intérêts français en Europe se
rejoignent, sans pour autant se fondre en une seule et même motivation. Bien souvent,
les fins sont les mêmes sans que les causes soient identiques. Quant aux bornes qu'on
se fixera ici, les dates de 1986 et 1992 peuvent être retenues, même si elles comportent
tout de même certains inconvénients . L'année 1986 a l'avantage d'être un moment où les
relations franco-allemandes s'intensifient et où l'Acte Unique Européen est signé. L'année
1992 est la date où prennent fin les négociations sur Maastricht, et donc à partir de laquelle
il devient impossible de revenir sur un sujet précis puisqu'il est désormais inscrit dans les
traités. Après 1992, l'intensité des négociations sur les sujets majeurs diminuera sans pour
10
autant disparaître des discussions.
Ainsi, le sujet principal ici demeure la France, et plus particulièrement, son président.
Comprendre comment la France a profité de son statut de puissance forte en Europe
pour asseoir son idée européenne est fondamental. Néanmoins, la présence d'une autre
puissance montante en Europe, l'Allemagne (qui ne peut véritablement être nommée ainsi
qu'en octobre 1990), pousse la France à négocier avec cet acteur aux intérêts et idéaux
parfois très différents. Composer avec la RFA, puis l'Allemagne, est une obligation en
1990, cependant, F. Mitterrand s'est déjà occupé dès 1983 de consolider la coopération
franco-allemande. Lorsque la France présente plus ou moins publiquement son projet pour
l'Europe, elle avait déjà préparé le terrain depuis plus de cinq ou six ans : ce long travail est
aussi à analyser en amont car il est essentiel pour comprendre pourquoi la France a une
position ambiguë face à la puissance allemande. De plus, ce sujet écarte d'emblée l'aspect
social de la construction européenne : il n'est pas question ici de savoir si les Français de
toutes les couches sociales se prononçaient en faveur de l'Europe ou non. Seules les élites
au pouvoir sont au cœur du sujet, car ce sont elles qui portent un certain projet devant
les autres pays, et non les citoyens ou même les partis d'opposition. L'idée européenne
ici exposée est donc celle de F. Mitterrand et de son équipe ministérielle. Enfin, le Projet
de Confédération Européenne est pris comme exemple en fil rouge. Ce projet synthétise
remarquablement l'idée européenne à la française autour des thèmes de l'intégration, de
l'élargissement, des craintes envers le regain de puissance allemande et sur les dissensions
entre France et Etats-Unis et Grande-Bretagne. Il a donc le mérite de présenter tous ses
aspects en un ensemble, même s'il n'associe l'aspect économique de la communauté
européenne que de loin. Ainsi, ce travail portera principalement sur ce questionnement :
en quoi la vision française ou mitterrandienne de la construction européenne, bâtie autour
du couple-franco-allemand, s'est-elle heurtée de plein fouet aux réticences américanoanglaises d'une part, et à celles des nouvelles républiques d'autre part comme le projet de
Confédération Européenne le démontre ?
10
Les débats sur les critères de Maastricht durent encore jusqu'à aujourd'hui, notamment sur le seuil des 3% de déficit imposé
à des Etats faibles.
BOUCHET Thomas - 2013
9
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
Pour ce faire, deux axes principaux se dégagent: l'importance de l'axe Paris-Bonn dans
l'idée européenne française et l'analyse du Projet de Confédération Européen. Ce premier
axe souligne le rôle prédominant de F. Mitterrand dans le poids donné au projet européen,
tant son implication au niveau national que son importance sur la scène internationale, ainsi
que le type de relations entretenues entre la France et l'Allemagne. Les questions de la
position adoptée par la France sur la chute du Mur et sur l'hypothèse de la réunification sont
alors abordées . Le second axe met plus l'accent sur la dialectique élargissement/intégration
et sur la façon dont la France a cherché à tout prix à éviter que ne se pose la question
d'une possible ouverture à l'Est. De plus, la question de l'union économique doit être aussi
posée : il s'agit de voir en quoi la France, en position de faiblesse face à l'Allemagne sur le
plan économique, a dû composer avec elle pour atteindre à moindre coût diplomatique ses
objectifs en matière de construction européenne. Enfin, il ne faut pas oublier que l'Europe
en 1990 doit se faire avec l'assentiment américain et russe. La France doit alors convaincre
ces deux partenaires, ou leur faire croire que son projet européen va dans le sens de leurs
intérêts futurs sur le Vieux continent.
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BOUCHET Thomas - 2013
1. Construire l'Europe autour de l'axe Paris-Bonn : le réalisme mitterrandien
1. Construire l'Europe autour de l'axe
Paris-Bonn : le réalisme mitterrandien
1.1 La formidable implication du président français
dans la construction européenne
1.1.1 L'idée européenne française ou l'idée européenne
mitterrandienne ?
En 1989, la construction européenne connaît une de ses étapes les plus importantes.
11
Alors que l'Acte Unique Européen du 28 février 1986 vient d'être adopté , les pays de
la Communauté Economique Européenne d'alors (créée au Traité de Rome en 1957) se
doivent de pousser encore plus loin l'intégration, travail mené en continu par les Etats
moteurs que sont la France et l'Allemagne. Plus encore que les Etats, ce sont les chefs
d'Etat (ou principaux chefs décisionnaires comme le chancelier de la RFA, Helmut Kohl) qui
portent l'idée européenne et qui sont les principaux décisionnaires concernant les moyens
et la fin que doit prendre la construction européenne.. Le premier travail auquel s'est attelé
F. Mitterrand après sa première élection fut de réunir les Etats européens autour de l'Acte
Unique Européen, qui confond désormais les trois Communautés préexistantes : la CECA,
l'EURATOM, la CEE qui absorbe les deux précédentes. Il fut le principal contributeur de
cet Acte Unique et il fut l'un des rares en France à construire son discours sur l'Europe,
ligne idéologique que l'on retrouvera lors de ses discours de campagne pour Maastricht,
12 .
déclarant que « La France est notre patrie, l'Europe est notre avenir » . Or, entre 1951,
date d'instauration de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier, et 1993, année
de l'entrée en vigueur du Traité de Maastricht, l'Allemagne (RFA) et la France occupent la
majeure partie de l'espace politique européen. Grâce à leurs statuts de membres fondateurs
de la CEE et à leur position de premier et deuxième PIB européen (néanmoins le PNB
13
allemand ne représentait que 24,97% du RNB des Etats-Unis et celui de la France 17,45%
ce qui relativise leur puissance mondiale), la France et l'Allemagne ont une légitimité pour
prendre en charge le dossier de la construction. Ainsi, l'analyse des couples successifs des
chefs d'Etat franco-allemands est décisive pour comprendre comment sont appréhendés les
divers aspects de cette construction, car c'est à travers ces associations de personnalités,
de caractères, d'implications personnelles, que l'on pourra comprendre dans quelle mesure
elles ont participé à la construction européenne.
11
En vigueur le 1er janvier 1987. Créé sous l'impulsion de Jacques Delors, il est l'antichambre de Maastricht : libre circulation des
marchandises, libre prestation bancaire, libre circulation des hommes et des capitaux.
12
13
Discours de 1987, Chatam House.
Issu de la thèse présentée à Strasbourg en 2011 de D. Diop, p.378.
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11
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
1.1.2. Le couple franco-allemand comme moteur de la construction
européenne
Jusqu'en 1982, les couples franco-allemands ont beaucoup apporté à la construction
européenne. Chaque couple a amené sa propre vision de l'Europe à un moment donné, le
couple De Gaulle-Adenauer au moment où les USA connaissent de grandes difficultés à
travers le monde, notamment à cause de la guerre du Vietnam. De même, le couple GiscardSchmidt s'est nourri d'une vision spécifique de l'Europe, très tournée vers les nouvelles
technologies, le trilatéralisme, la finance. C'est ce en quoi diffèrent les visions du monde de
Kohl et Mitterrand. Ces deux hommes, gouvernant respectivement en RFA et en France,
qui ont pourtant succédé à V. Giscard d'Estaing et Schmidt, font référence à des valeurs
14
antérieures à eux, en ce qui concerne l'Europe et la forme que sa construction doit prendre .
L'exemple des deux hommes se tenant la main durant la cérémonie de commémoration
à Verdun le 22 septembre 1984 montre leur rapport spécifique au passé commun de la
France et de l'Allemagne. L'Europe doit se construire contre ses erreurs du passé ; il est
alors inconcevable de bâtir une Europe qui ne tiendrait pas compte de ce paramètre, et qui
conduirait une politique qui n'intégrerait pas assez efficacement ses Etats membres. Pour
François Mitterrand, cette définition du rapport au passé est cruciale dans le déroulement
de la construction européenne et dans la position adoptée par la France dans les dossiers
d'alors.
1.1.3. Mitterrand, la culture et l'histoire au service de l'Europe
François Mitterrand, né en 1916, a connu plusieurs événements durant sa jeunesse qui
ont forgé sa future politique. La participation d'un an à des mouvements nationalistes
d'extrême droite, au sein des Croix-de-Feu du colonel de La Rocque en 1934, puis la
participation active au sein de la résistance française (après avoir certes travaillé six mois
15
pour le régime de Vichy) ont créé chez F. Mitterrand un dégoût, voire une peur des relents
16
nationalistes . Ayant lui-même grandi dans une atmosphère de la fin des années 1930
où la montée des nationalismes était puissante à la fois en France et en Europe, il refuse
une résurgence de ces tendances, qui comme le montrent les partis tels que le Front
National en France (le 13 septembre, Jean-Marie Le Pen ayant défrayé la chronique avec
17
une déclaration relative aux chambres à gaz) et le parti néo-nazi allemand qui n'est pas
18
un microphénomène . Ce discours, F.Mitterrand le tiendra jusqu'à ses dernières heures,
marque d'un anti-nationalisme farouche : « Il faut vaincre ses préjugés. Ce que je vous
demande là est presque impossible, car il faut vaincre notre histoire. Et pourtant, si on ne le
vainc pas, il faut savoir qu’une règle s’imposera. Mesdames et messieurs, le nationalisme,
14
Tiré de l'émission « Où, quand comment l'histoire » sur LCP du 3 janvier 2013, P. Grosser, « 1989, l'année où le monde a basculé »,
Ed. Perrin, Paris, 2009.
15
Je ne souhaite pas ici revenir sur la controverse concernant le degré de participation de F. Mitterrand au régime de Vichy ni sur
sa « fausse » résistance car ce n'est pas le sujet. Dans tous les cas, F. Mitterrand a participé à la gestion du conflit, voilà le point
concernant la suite.
16
17
Tiré du site internet de l'institut Francois Mitterrand.
Déclaration du 13 septembre 1987 au Grand Jury RTL Le Monde « Je suis passionné par l'histoire de la Seconde Guerre mondiale.
Je me pose un certain nombre de questions. Je ne dis pas que les chambres à gaz n'ont pas existé. Je n'ai pas pu moi-même en voir.
Je n'ai pas étudié spécialement la question, mais je crois que c'est un point de détail de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale. »
18
12
F.Gresse, « Extrême droite et néo-nazisme en Allemagne », revue Aide-Mémoire, n°15, octobre-décembre 2000.
BOUCHET Thomas - 2013
1. Construire l'Europe autour de l'axe Paris-Bonn : le réalisme mitterrandien
c’est la guerre ! La guerre n’est pas seulement le passé, elle peut être notre avenir ; et
c’est vous, mesdames et messieurs les députés, qui êtes désormais les garants de notre
19
paix, de notre sécurité et de notre avenir. » . On constate ici que F.Mitterrand sait à quel
point les nationalismes peuvent détruire la construction européenne déjà bien avancée en
1989 et la faire revenir cinquante ans en arrière. En tant qu'homme préoccupé par le passé
et se référant plus aux affres de la Première et Seconde Guerres mondiales qu'aux joies
des Trente Glorieuses, François Mitterrand cherche plus à se prémunir des dangers qu'une
Europe faiblement intégrée engendrerait qu'à promouvoir une Europe forte dans le monde.
Cette préoccupation première de F.Mitterrand se traduit par une intransigeance dans sa
vision de ce que doit être l'Europe.
Il est donc impératif pour le chef d'Etat du pays-moteur de la construction européenne
de s'investir totalement dans le projet européen. En effet, c'est le moyen le plus efficace
pour faire en sorte que son idée de l'Europe soit celle qui prévaut. F. Mitterrand
mène donc la construction européenne de la même manière qu'il mène sa campagne
présidentielle en France de 1988. Il a enchaîné les voyages chez ses partenaires
européens, transcaucasiens (juillet 1984 avec la double-confrontation à Paris puis Moscou
de F. Mitterrand et M. Gorbatchev), ou transatlantiques (mars 1984) pour promouvoir
sa perception de ce que devait être l'Europe. Sa complicité grandissante entre 1984 et
1989 avec H.Kohl s'est nourrie d'une série de voyages et de rencontres en Allemagne.
Son engagement certain pour son projet est l'une des principales raisons de sa réussite.
Peu de projets européens ont autant eu le soutien d'un des chefs d'Etats concernés, car
c'était surtout là l'occasion d'être déstabilisé en interne face aux oppositions souverainistes,
20
extrémistes, voire modérées parfois .
F. Mitterrand fut toujours clair quant à sa position sur l'ordre de Yalta. En effet, il a répété
à de nombreuses reprises son envie d'en finir avec ce système : « Il faut en finir avec l'Europe
21
de Yalta. C'est important d'offrir une perspective européenne à la RFA » . Il estime que cet
ordre est nocif pour la construction européenne, d'une part pour l'emprise américaine sur
l'Europe que Yalta a engendré, d'autre part pour le blocage qu'elle a opéré sur le sentiment
d'unité allemande pendant cinquante ans. Il répétait que « Tout Européen de l’ouest, patriote
en son pays, ne peut avoir qu’une pensée : détruire Yalta. Beaucoup de signes l’annoncent.
22
Mais on ne sortira pas de Yalta sans crise. Nous y sommes » En effet, Yalta a cristallisé la
situation allemande autour des deux Etats et de la partition et il est nécessaire d'en finir avec
cet ordre pour permettre la réunification. La dissolution de Yalta est un préalable impératif
à la réunification, car tant que l'URSS et les USA occupent une place trop importante dans
une Europe qui doit se faire par les Européens selon F. Mitterrand, l'Allemagne ne peut
23
participer comme entité unie à la construction européenne . De même, il veut en finir avec
un ordre qui ne doit être qu'une transition et en aucun cas une finalité. En effet, il considère
que cet ordre qui a vu le rapprochement de la France et de l'Allemagne, à travers une série
de traités (le Traité de l'Elysée en 1963), et ses couples (De Gaulle-Adenauer entre autres),
doit finir pour laisser place à un nouvel ordre où les deux pays seront effectivement réunis
dans une Europe nouvelle. Ainsi, « c'est parce que F. Mitterrand conserve la mémoire du
19
Discours prononcé devant le Parlement Européen le 17 janvier 1995.
20
Tel le parti des Verts en France qui, via la participation deDominique Voynet, s'est ouvertement opposé à la ratification du
traité de Maastricht, « Il faut négocier un correctif à Maastricht » ; les Echos, n°17394, 13 mai 1997, p.49
21
22
23
Extrait de la rencontre entre F.Mitterrand et F.Gonzalez à Latché le 25 août 1987.
F. Mitterrand, G. Claisse, Ici et Maintenant, Fayard, Paris, 1980, p.241.
J.Attali, Verbatim, Fayard, Paris, 1995, 518p.
BOUCHET Thomas - 2013
13
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
24
voisinage allemand des siècles passés qu'il entend travailler pour 2010, pour 2020 » :
Yalta entérine ce rapprochement limité, qui ne peut s'achever entre les deux pays. Toujours
dans cet objectif de refuser les démons du passé européen, François Mitterrand souhaite
accélérer l'intégration pour en terminer avec Yalta et assurer dès 1989 une réunification qui
se fasse dans de bonnes conditions. En finir avec Yalta est aussi un moyen de redéfinir
les relations avec l'OTAN. C'est d'ailleurs la source d'inquiétudes des Américains sur la
construction européenne, car en finir avec Yalta permettrait de délégitimer à court terme
la présence américaine sur le sol européen et leur immixtion permanente dans la politique
européenne, notamment depuis le projet des missiles d'Initiative de Défense Stratégique,
surnommé projet Star Wars en 1983 qui a divisé Allemands et Français et a mis en évidence
25
les divergences entre les deux pays sur la question de l'OTAN . Néanmoins, quelques
polémiques ont émergé concernant la position personnelle de F. Mitterrand sur Yalta (ce qui
est différent de la position ou des intérêts français en la matière). En effet, son absence à la
porte de Brandebourg lors de la chute du Mur le 9 novembre 1989 ou les jours successifs,
son voyage à Berlin-Est le 20 décembre 1989 ou la rencontre de Kiev avec M. Gorbatchev
le 6 décembre 1989 sont autant d'éléments qui ont soulevé des questions. Pourquoi F.
Mitterrand a t-il mis à l'ordre du jour des rencontres avec des autorités soviétiques ou sous
autorité soviétique, alors même que la chute du Mur un mois auparavant a complètement
bouleversé la géopolitique en Europe et les opportunités ? Cette question est légitime dans
le sens où un agenda programmé sur des rencontres avec H. Kohl, George Bush serait
plus pertinent. On voit ici la volonté de F. Mitterrand de s'intéresser à l'ensemble de ses
partenaires européens, en essayant de ne pas sous-estimer l'un par rapport à l'autre (ou du
moins en ne le montrant pas, ce que se décommander aurait signifié trop ouvertement). On
peut alors comprendre que F. Mitterrand ait accepté notamment cette rencontre à Kiev, car
il a toujours insisté sur le besoin de dialoguer avec chaque pays afin d'obtenir le consensus
26
le plus large autour de la question européenne . C'est à travers le dialogue permanent que
doit se forger la nouvelle Europe, en opposition à l'Europe des années 1930, puis à celle
de la Guerre Froide, qui était encore objet des relations internationales et non sujet à part
entière.
On constate alors que l'idée européenne de la France entre 1984 et 1992 est plus ou
moins équivalente à l'idée européenne de F. Mitterrand. Ce dernier ménage à première vue
une marge de manœuvre publique limitée à ses conseillers, ministres, premiers ministres
27
successifs . La voix de la France est portée principalement par François Mitterrand qui
laisse le soin à ses équipes ministérielles de travailler en sous-main à ce projet lors des
différentes conférences, des entretiens interministériels ou Assises. L'Europe telle qu'elle
est en 1989 ne correspond pas à l'idée européenne de F. Mitterrand. En effet, il écrivait
« Ce que nous nommons Europe aujourd'hui est une Europe d'occasion qui ne représente
pas à elle seule l'histoire, la géographie et la culture européenne. Deux fois, on a taillé à
coup de hache dans notre continent : 1919, 1945. Ce qu'il en reste est pantelant. A regarder
l'Europe des Neuf, on se demande pourquoi l'Irlande et pas l'Autriche, pourquoi le Danemark
et non la Pologne ? Bien entendu, je connais la réponse : la guerre, encore la guerre. Des
vainqueurs, des vaincus. Yalta, le Mur. Deux Empires. En foi de quoi Rome n'est plus dans
24
25
26
H.Védrine, Les mondes de F rançois M itterrand, Fayard, Paris, 1996, p.454.
. Cf infra « la France et les USA : consensus sur la construction européenne ? »
Mitterrand fut l'un des premiers de son époque à rencontrer Gorbatchev à Moscou et à faire une tournée dans les pays
de l'espace soviétique.
27
14
Jacques Chirac entre 1986 et 1988, puis Michel Rocard (1988-1991), puis Edith Cresson (1992)
BOUCHET Thomas - 2013
1. Construire l'Europe autour de l'axe Paris-Bonn : le réalisme mitterrandien
28
Rome » . L'Europe qui lui est contemporaine a des limites bien inférieures à l'Europe qu'il
souhaiterait, notamment parce que des pays en proie à des troubles internes nécessiteraient
le cadre de stabilité que fournit la Communauté. En effet, cela se comprend par son désir
d'une part de faire intégrer le maximum de pays, qui une fois sous le contrôle des institutions
européennes, pourront se développer au même rythme que les pays occidentaux, et donc
combler leur retard économique. D'autre part, la normalité engendrée par une adhésion
à l'Europe, que ce soit à travers sa culture, les échanges qu'elle entraîne, permettrait de
rendre nulle ou discréditer les courants nationalistes ou extrémistes (tant de droite que
de gauche). Il n'estimait pas qu'au contraire, une adhésion à l'Europe serait synonyme
d'exacerbation nationaliste. L'appartenance à la culture européenne est la seule façon viable
pour Mitterrand de contrer les tendances bellicistes en Europe, menant à la destruction
d'une grande partie de sa puissance face à l'URSS et aux USA, et c'est à travers l'adoption
de grandes valeurs humanistes, répétées lors des révolutions successives à l'Est, que les
anciens pays sous le joug soviétique pourraient participer à la construction d'une grande
Europe culturelle, pacifique et pacifiste.
Cette question d'une Europe élargie jusqu'aux frontières de la Russie se pose en 1989
pour F. Mitterrand d'autant plus que les agitations à l'Est le troublent. Il sait les conséquences
possibles de telles agitations, bien qu'elles soient empreintes du désir de liberté, car
les sursauts nationalistes dans les années 1930, les exemples algériens ou indochinois,
29
sont gravés dans sa mémoire. Il s'agit en cette fin d'année 1989 de s'assurer que ces
révolutions peuvent être orientées vers un futur démocratique, en accord avec les valeurs
ouest-européennes en vigueur. Il faut alors faire en sorte que cette vision mitterrandienne
de l'Europe soit la seule à prévaloir face à une tentation des nouvelles autorités tchèques
de se tourner vers les Etats-Unis ou l'OTAN par exemple.
1.1.4. Une diplomatie personnelle ?
La gestion individuelle de la diplomatie française par F. Mitterrand est flagrante au moment
de l'annonce du Projet de Confédération Européenne le 31 décembre 1989, lors de la
cérémonie des vœux à la France. Ce projet n'a donné lieu à aucune concertation entre F.
Mitterrand et ses proches, il est le fruit de sa simple perception des dangers qu'entraînerait
30
un abandon des pays de l'Est par l'Europe . Roland Dumas, alors son plus proche
31
conseiller, écrit : « pour nous tous qui l'écoutions, la surprise était de taille. » . On peut alors
avancer l'idée d'une « diplomatie personnelle » de F. Mitterrand dans toute la campagne
qu'il a menée pour la construction européenne. Ce type de diplomatie, classable dans
32
la Track I Diplomacy
, est un novatrice en la matière. Très peu de chefs d'Etats se
sont autant impliqués personnellement dans un projet aussi vaste à cette époque, car
un tel engagement nécessite un effort constant et immense. En effet, s'occuper de la
construction européenne implique la rencontre de tous les chefs d'Etats concernés de près
28
29
I ci et maintenant, Fayard, Paris, 1980, p.253, op.cit.
La révolution de Velours se déroule en République Tchèque du 16 novembre au 29 décembre 1989 ; l'annonce du Projet
de Confédération Européenne intervient alors deux jours après sa fin.
30
Cf. infra « Le Projet de Confédération Européenne : mise en lumière de l'idée européenne » sur ce projet qui détermine la position
française quant aux revendications d'entrée dans la CEE faites par les PECO.
31
32
R. Dumas, «Un projet mort-né : laConfédérationEuropéenne » ,
P olitique
Etrangère , 2001, volume 66, n°3, p. 691.
Cf. Susan Allen Nan, « What is Track-One Diplomacy ? », 2003.
BOUCHET Thomas - 2013
15
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
(le chancelier allemand, le Premier Ministre britannique, le dirigeant soviétique) ou de plus
loin (les nouveaux dirigeants des pays de l'Est, le président américain), la gestion d'une
opposition interne croissante sur le dossier de Maastricht (l'opposition du RPR menée par
Charles Pasqua ou les communistes, de plus en plus remuants malgré leur alliance au sein
du gouvernement), la prise en compte de tous les aspects de la construction, c'est-à-dire
l'union monétaire, le degré d'intégration et la définition des limites de la nouvelle Europe. Or,
François Mitterrand a pendant cinq années (1988-1992) discuté de tous ces sujets à travers
une série de rencontres avec l'ensemble des acteurs concernés. Il est allé souvent aux
Etats-Unis s'entretenir des inquiétudes américaines concernant la place nouvelle de l'OTAN
dans ce nouvel espace européen. De même, il a rencontré Gorbatchev plusieurs fois, la
première dès 1984 lors de sa visite à Moscou, pour s'entretenir sur la possible redéfinition
des relations entre la future Union Européenne et la Russie, progressivement isolée sur
la scène internationale. On peut récapituler ici la fréquence des voyages effectués par F.
Mitterrand dans le cadre d'une diplomatie personnelle :
16
BOUCHET Thomas - 2013
1. Construire l'Europe autour de l'axe Paris-Bonn : le réalisme mitterrandien
le processus de construction européenne.
Voyages de présidents
français à destination de :
Etats-Unis
Allemagne
PECO
Russie
V. Giscard d'Estaing entre
1974-1981
4
12
3
3
33
F. Mitterrand entre
1988-1990
5
9
9
5
Cette carte rend bien compte du degré d'implication de F. Mitterrand dans le dossier. En
moins de deux ans, il a rencontré vingt-neuf fois ses partenaires européens (le voyage en
Grande-Bretagne n'est pas représenté ici), transcaucasiens et transatlantiques. Ce chiffre
élevé est significatif d'une part, démontrant que le président français s'implique énormément
pour l'Europe de 1992, soit l'Europe « selon Mitterrand », et d'autre part, que le travail
fourni par la France dans l'élaboration de Maastricht est considérable. En effet, le fort degré
de participation de F. Mitterrand ne doit pas occulter tout le travail en sous-main de ses
conseillers et de son gouvernement. Ses ministres des Affaires Etrangères successifs,
Jean-Bernard Raimond entre 1986 et 1988, puis ses Premiers Ministres Jacques Chirac
(1986-1988) et Michel Rocard (1988-1991), appuyés d'une part par des personnalités
comme Elisabeth Guigou, Secrétaire Générale à la Coordination Internationale des Affaires
Européennes, ou Hubert Védrine, conseiller proche de F. Mitterrand, et d'autre part par
des personnalités occupant des postes stratégiques tels Jacques Delors, président de la
Commission Européenne, ont effectué tout le travail d'élaboration du traité 4+2 en juillet
1990 ou des grandes lignes du traité de Maastricht, entré en vigueur le 1er janvier 1993.
Les nombres récapitulés ici ne sont qu'une toute partie du total de rencontres entre officiels
français et étrangers des pays-ci contre, car ces voyages présidentiels ne sont que la partie
émergée de l'iceberg sur le travail de construction européenne. La position de la diplomatie
française est particulière dans l'association qui fut faite entre tout le travail de communication
et « d'export » de l'idée européenne à la française, effectué par le président, et la mise en
pratique de ses idées par son équipe diplomatique dans les négociations avec l'Allemagne
particulièrement. Cet aspect d'une diplomatie française sur tous les tableaux est essentiel
pour comprendre dans quelles conditions se sont produites la réunification de l'Allemagne
et la construction européenne jusqu'en 1992.
Néanmoins, le caractère personnel de cette diplomatie est à nuancer. Il ne faut pas
occulter le fait que F. Mitterrand s'appuie sur l'article 5 de la Constitution de la Cinquième
République, décrétant que le président est « est le garant de l'indépendance nationale, de
l'intégrité du territoire et du respect des traités. ». F. Mitterrand applique donc à la lettre
cet article en incarnant au maximum ce rôle de représentant de la diplomatie à l'étranger.
L'adjectif « personnel » serait abusif car il ne s'empare pas d'une prérogative appartenant
spécifiquement à un autre organe mais il utilise au maximum cet article 5, montrant certes
une implication très forte, mais s'accordant avec ce que doit être sa fonction. A partir du
moment où F. Mitterrand est réélu en 1988, il s'estime encore plus légitime d'assumer ce
rôle spécifique du président de la République française. Depuis le Président De Gaulle, et
de façon continue avec ses successeurs, G. Pompidou et V. Giscard d'Estaing, le Premier
33
Carte et tableau fait par T.Bouchet à Lyon en 2013 à partir de l'ouvrage de S. Berstein Les années Giscard: Valéry
Giscard d'Estaing et l'Europe 1974 -1981, Armand Colin, Paris, 2006.
BOUCHET Thomas - 2013
17
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
34
Ministre est constamment exclu du domaine des Affaires Etrangères qui sont l'apanage du
Président. Ainsi, F. Mitterrand a poussé jusqu'au bout son rôle de chef de la diplomatie, tout
en se réservant ce droit face à ces conseillers. Par exemple, lorsque son Premier Ministre M.
Rocard lui demande le droit de s'occuper des services de renseignement français, déficients
à ses yeux, ce qui représente une dérogation à ses prérogatives actuelles, le Président
35
lui répond « Si ca vous amuse » , mot d'esprit révélateur du mépris adressé à quiconque
voulant s'attaquer aux prérogatives présidentielles.
On constate aussi le net regain d'intérêt de F. Mitterrand pour les pays du bloc
soviétique. Le nombre de voyages personnels a doublé en ce qui concerne la Russie et
triplé pour les PECO. Cette évolution radicale reflète clairement le changement de regard
qui s'est opéré avec l'alternance en 1981. F. Mitterrand, toujours soucieux d'une très forte
unité européenne, sait que celle-ci ne peut reposer que sur le repli sur soi de l'Ouest dans
un cocon protecteur que serait Maastricht. Il est essentiel pour lui de s'assurer de bonnes
relations avec le voisinage de l'Europe pour qu'il ne remette pas en cause cette intégration,
comme la volonté pressante des futures nouvelles démocraties de l'Est a pu le faire en
1989. C'est par le dialogue continu avec les PECO d'une part, la Russie de l'autre que F.
Mitterrand espère calmer les revendications de ces Etats sur une éventuelle ouverture à
l'Europe. Néanmoins, force est de constater que cette implication personnelle à l'Est ne
diminue pas l'effort de dialogue soutenu et intime avec la RFA : l'un n'empêche pas l'autre,
et plus encore, le dialogue avec la RFA sur l'intégration monétaire et les conditions de la
réunification implique le dialogue avec la Russie et les PECO sur la gestion des relations
entre une Europe s'arrêtant à la frontière polonaise et la nouvelle zone européenne à l'Est
nécessitant l'Ouest pour effectuer sa transition.
Il s'agit maintenant de comprendre en quoi l'amélioration des relations francoallemandes, à travers notamment le rapprochement des deux chefs d'Etat, a permis
d'organiser la réunification allemande dans des conditions particulières, qui ont créé un
climat spécifique et indispensable à une construction européenne assurée.
1.2. Le couple Mitterrand-Kohl ou comment l'idée
européenne ne peut se faire sans l'assentiment
allemand
1.2.1. L'Allemagne, un pays trop puissant pour être occulté
Difficile d'imaginer l'Europe sans ce qui constitue son moteur, le couple franco-allemand.
A travers ce couple, c'est la construction européenne tout entière qui se dessine. En effet,
la France est en 1989 le référent politique en Europe, avec la Grande-Bretagne, d'une
part par sa place de membre permanent au Conseil de Sécurité de l'ONU et d'autre part
par sa volonté toujours affichée, à l'inverse de la Grande-Bretagne, de construire une
Europe qui échapperait à l'emprise américaine. Concernant l'Allemagne, c'est la première
34
Entretien avec M. Rocard du 8 Février 2013. Ce dernier n'échappe pas à cette règle ; néanmoins, il a touché de près à
quelques points de questions extérieures, notamment lors d'entretiens personnels avec M. Gorbatchev ou de participations à des
sessions du Conseil de l'Europe.
35
18
M. Rocard, Si Ca vous amuse, Paris, Flammarion, 2010.
BOUCHET Thomas - 2013
1. Construire l'Europe autour de l'axe Paris-Bonn : le réalisme mitterrandien
puissance économique européenne et un immense territoire au cœur de l'Europe, barrage
historique entre l'URSS et le bloc occidental, la frontière de l'Europe des 12 en 1989.
De plus, l'histoire commune franco-allemande, débutant dès 1951 avec la création de la
36
Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier , a poussé ces deux pays à être érigés
à la fois comme modèles d'intégration européenne et comme ses principaux acteurs. Il
apparaîtrait donc comme légitime à première vue que ce soient la France et l'Allemagne
qui soient les principaux protagonistes de la préparation du Traité de Maastricht de 1992.
Les expériences passées, du Traité de l'Elysée de 1963 au récent Acte Unique Européen
de 1986 ont démontré le talent de ce couple dans la création de structures d'échange et
d'intégration solides. Néanmoins, Maastricht présente un défi complètement différent par le
contexte dans lequel il est discuté. Dès 1988, les troubles agitant la Russie sont perceptibles
aussi bien dans les faits, tel le choix de mettre fin à la guerre en Afghanistan, coûteuse
autant financièrement qu'en image de marque (le monde découvre la « faiblesse » de
l'Armée Rouge » que dans les discours, comme ceux prononcés au sujet de la Maison
37
38
Commune Européenne en mars 1988 à Prague ou juillet 1989 à Strasbourg . Cependant,
aucun dignitaire français ne s'attendait à une fin aussi rapide de l'URSS : en 1989, le
39
soviétisme était encore présent pour au moins cinquante ans selon la diplomatie française .
Deux problèmes majeurs se posent alors à propos de la situation inquiétante en URSS :
la pression des pays de l'Est sous domination soviétique aspirant à rejoindre l'Union
40
Européenne et la « question allemande » . Il sera traité ici de ce deuxième aspect qui
est fondamental à la fois pour la construction européenne, et pour la réalisation du projet
français d'une Europe intégrée encadrant l'Allemagne.
1.2.2. L'alliance de deux hommes aux desseins différents
Tout d'abord, c'est encore une fois l'alliance de deux personnalités qui va largement favoriser
le chemin d'une part vers la réunification, d'autre part vers la consolidation de Maastricht.
F. Mitterrand et H. Kohl se rencontrent de très nombreuses fois, neuf entre 1988 et 1990,
au moment de la chute du Mur. Or, il serait faux de s'arrêter à ces seules dates, car ils
laissent à penser que l'intérêt porté à l'Allemagne par la France serait très récent, au moment
même où la question allemande serait de nouveau d'actualité. En effet, les deux hommes
entretiennent des relations fortes depuis 1983, soit un an après l'accession au pouvoir de
H. Kohl. Dès le 20 janvier 1983, François Mitterrand vient personnellement au Bundestag
pour réaffirmer son soutien à H. Kohl au sujet de la crise des euromissiles, crise qui a
suscité un très grand débat en Allemagne. Cet événement, très fortement apprécié par les
Allemands de l'Ouest, symbolise le début du couple Mitterrand-Kohl En effet, les Allemands
considéraient alors que la présence de ces missiles les menaçait plus que celle même de
l'URSS à leur frontière comme le dit Dominique Moïsi : « L'Amérique apparaît trop forte
36
A l'origine, la France souhaitait travailler avec l'Angleterre pour une Europe intégrée, mais après le refus de cette dernière lors
du Congrès de la Haye, du 7 au 10 mai 1948, pour cause d'une souveraineté étatique qui serait trop limitée, la France s'est tournée
vers son partenaire allemand avec le succès que l'on connaît, la CECA.
37
Marie-Pierre Rey, « Gorbatchev et la Maison Commune Européenne :une opportunité manquée ? », Institut François-Mitterrand,
2007.
38
39
40
Cf infra. « La France et la Russie: une position délicate ».
Entretiens avec Michel Rocard du 8 Février 2013.
M. Mertes, « Les questions allemandes au XXe siècle : identité, démocratie, équilibre européen», Politique Etrangère, volume
65, n°3-4, 2000, p.799-813
BOUCHET Thomas - 2013
19
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
pour ce qu'elle a de faible et vice-versa. Les Allemands (..) apparaissent moins stables
41
dans leur attachement à l'OTAN » . F. Mitterrand soutient alors H. Kohl contre les multiples
organisations pacifistes défilant en RFA lors de son discours du 20 janvier 1983, preuve
d'une amitié consolidée entre les deux pays, naissante entre les deux hommes. De même,
une ligne de télex sécurisée est mise en place entre les deux pays pour faciliter encore le
dialogue et en augmenter sa fréquence, à l'image du téléphone rouge installé en 1963 entre
les Etats-Unis et l'URSS. F. Mitterrand ne s'y trompe d'ailleurs pas lorsqu'il écrit, dès 1986,
donc bien avant la chute du Mur et le projet de réunification que l'Allemagne «e s'amarrera
42
pas à l'Europe occidentale si c'est contre l'unité allemande n » . De même, selon H. Védrine,
« l'avènement d'une Allemagne renforcée s'inscrit dans une coopération franco-allemande
43
plus étroite et une Europe plus puissante » . La coopération franco-allemande est sans
nul doute le cheval de bataille du président français qui sait qu'il ne peut faire l'Europe
sans la première puissance économique. D'une part, il serait impossible économiquement
de se passer de l'Allemagne et d'autre part la pression américaine serait trop grande, les
Américains étant toujours soucieux de ne pas laisser l'Allemagne impuissante face à la
France et l'Angleterre. Il est alors impératif pour la France de mêler la question allemande
à la question européenne pour le simple fait qu'elles sont indissociables. Les lettres et
44
télégrammes françaises ne comportent plus désormais la mention de « sol de la RFA »
mais dès 1986 de « sol allemand », distinction importante aux yeux des officiels allemands
qui voient là une nouvelle étape de la considération de l'Allemagne dans les relations
internationales.
L'accélération de la coopération franco-allemande, entamée depuis 1951, est effective
ainsi dès 1982 et elle se caractérise par une solidarité croissante sur des sujets pourtant très
délicats, de la crise des euromissiles à la gestion de la réunification. Cependant, il ne faut
pas perdre de vue que cette amitié entre F. Mitterrand et H. Kohl est incluse dans un cadre
beaucoup plus large, comme vu précédemment, et que malgré le lien spécifique unissant les
deux pays en 1989, cette relation n'est pas unique dans les relations internationales d'alors.
Il ne faut pas considérer l'exceptionnelle amitié comme un refuge pour la France comme
pour l'Allemagne. Chacun de ces deux pays s'est aussi efforcé de renforcer ses relations
avec les autres acteurs européens ou les USA sans que cela remette en cause leurs liens
45
au contraire . Il faut donc considérer la relation franco-allemande comme une « special
relationship » qui s'inscrit dans un cadre très précis, celui de la construction européenne,
car tout le dialogue entre ces pays s'est construit autour de cette question depuis 1945,
contrairement au dialogue franco-américain par exemple, qui s'est bâti sur d'autres sujets
aussi divers que l'OTAN, le cinéma ou le nucléaire.
Cette coopération franco-allemande fut aussi permise grâce aux travaux des nombreux
conseillers germanophiles de F. Mitterrand telle Elisabeth Guigou, chargée des Affaires
Européennes dès 1990. Il est important de mettre aussi en lumière ces acteurs qui se situent
entre les opinions populaires, que nous n'étudions pas ici, et l'effort personnel du président
41
42
43
44
D.Moïsi, « L'Amérique dans les relations franco-allemandes », Agir pour l'Europe dans l'après-guerre froide, Masson, Paris, 1995.
F. Mitterrand, « Réflexion sur la politique extérieure de la France », Fayard, Paris,
H. Védrine, p.406, op.cit.
« Dans les limites qu'impose l'extrême rapidité de telles décisions, le Président de la République se déclare disposé à consulter
le Chancelier de la RFA sur l'emploi éventuel de l'arme préstratégique française sur le sol allemand. » Lettre écrite par F. Mitterrand
à H. Kohl en 1988.
45
Dominique Moïsi parle des « Etats-Unis comme marieur » à travers l'OTAN notamment, « L'Amérique dans les relations
franco-allemandes » op.cit.
20
BOUCHET Thomas - 2013
1. Construire l'Europe autour de l'axe Paris-Bonn : le réalisme mitterrandien
de la République, qui repose essentiellement sur la bonne mise en œuvre de ses idées à
l'échelle des forums et rencontres inter-ministérielles.
La question allemande est donc primordiale dans la question européenne. L'Allemagne
ne peut retarder plus longtemps sa réunification si l'occasion se présente mais l'Europe ne
peut faire sans l'Allemagne, pour les raisons citées plus haut, ou faire sans une partie de
l'Allemagne, ici la RDA. C'est donc cette double-problématique intégration vers Maastricht/
réunification qui est véritablement au cœur des débats en 1989. Jean-Pierre Chevénement
46
déclarait le jour de la chute du Mur, le 9 novembre 1989
« Le Mur est tombé. Un
mort. Jacques Delors ». Il voulait signifier par là le danger que posait la réunification à
l'aventure européenne. En effet, le Mur était le symbole du « rideau de fer » comme l'appelait
Churchill, cette séparation est-ouest, au-delà de laquelle l'Europe n'est pas destinée à
aller. Or, avec cette chute, non seulement s'ouvrait la possibilité pour les pays se trouvant
au-delà de pouvoir justifier une demande d'admission dans la Communauté Economique
Européenne, mais la question de la réunification pouvait retarder voire complètement
modifier le processus d'intégration en cours. En effet, il faut désormais prendre en compte
un espace beaucoup plus grand, ce qui a pour principale conséquence de potentiellement
repousser les limites de l'Europe aux PECO. De plus, l'Allemagne deviendrait une puissance
encore plus puissante politiquement et pourrait réussir aux yeux des officiels français à enfin
47
convertir le pouvoir économique en pouvoir politique , vieux rêve allemand depuis 1870
dont la seule réalisation eut les effets les plus négatifs jamais obtenus.
1.2.3. La France, Mitterrand et la réunification allemande
Sur ce sujet, la position des élites françaises et le comportement de François Mitterrand
fait débat. En effet, certains journalistes et écrivains ont remis en cause la position du
président français à l'égard de la nouvelle du 9 novembre. S'appuyant sur des déclarations
du président comme celles faites le jour même à Copenhague, ou il refusa d'aller à Berlin
sous prétexte que c'était « une fête allemande, pas française » ou que « si j’étais allemand,
je serais pour la réunification, c’est du patriotisme. Etant français, je n’y mets pas la même
48
passion » . Claude Imbert, par exemple, écrit qu'il « a toujours cru qu'un De Gaulle, aussi
prompt et décisif sur l'événement que Mitterrand est lent et sinueux, eût salué avec éclat et
solennité la réunification allemande pour la constituer en « grande affaire » de l'Europe. Au
49
lieu de quoi, la France se donna les airs piteux du cocu mécontent, et qui regimbe » . Quel
crédit donner à de telles réactions ? Ces auteurs, comme Imbert ou Giesbert, ont isolé cet
événement pour critiquer l'attitude de F. Mitterrand dans la coopération franco-allemande.
Ils ne prennent pas en compte tout le travail liminaire évoqué plus haut, du discours au
Bundestag jusqu'à l'Acte Unique Européen. Ils profitent ainsi d'un moment de flou pour
asseoir leur théorie d'une France toujours frileuse historiquement face à l'Allemagne et pour
mettre en lumière la bonne gestion du sujet par les Etats-Unis, qui signent dès janvier 1990
un acte permettant la réunification selon le principe d'autodétermination cher aux EtatsUnis. Ces réactions rejoignent celles exprimées par les élites britanniques, et notamment
46
47
Alain Houziaux, Le citoyen, les pouvoirs et Dieu, Paris, Olivetan, 1998, p.166
De Gaulle parlait d'une « géant économique » doublé d'un « nain politique » au sujet de l'Allemagne. Cette double qualification,
valable dans les années 60, n'aurait plus aucun sens concernant une Allemagne unifiée qui retrouverait son poids sur la scène
internationale, du moins selon les prévisions des élites françaises, entre craintes et fantasmes.
48
49
Phrase prononcée par F. Mitterrand devant H. Kohl le 4 janvier 1990 à Latché.
Cl. Imbert, Par bonheur, Grasset, Paris, 1994, 294p.
BOUCHET Thomas - 2013
21
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
50
M. Thatcher, qui craignent une Allemagne qui « serait trop forte dans une Europe fédérale
50
pour n'être qu'un partenaire comme les autres » . La différence tient dans le fait que les
Britanniques sont idéologiquement opposés à l'intégration européenne là où ces journalistes
sont opposés à au président français. Néanmoins, des hommes ayant participé activement
au dialogue franco-allemand comme Jacques Attali, qui n'est donc pas un journaliste, ont fait
part de leur déception au sujet de la réunification, déclarant que « de même, la réunification
a été payée non par les Allemands, mais par leurs partenaires, en raison de la parité choisie
entre les deux marks, qui a conduit à un énorme transfert de richesses des autres pays
européens vers la nouvelle Allemagne. Enfin, l'euro n'est pas le produit de la réunification ;
51
il est le dernier héritage de la dynamique européenne précédente. » . Cette controverse
est due à une déception, conséquence directe des émotions françaises en 1989 sur ce
qui reste de l'ennemi héréditaire allemand et elle perdure du fait que les historiens ayant
restauré l'image de F. Mitterrand n'ont pu commencer leurs travaux qu'avec l'ouverture des
52
archives de l'Elysée . En effet, des auteurs comme Frédéric Bozo, s'opposant notablement
à Claude Imbert, ou Tilo Schabert ont pu ainsi réhabiliter la position mitterrandienne à cet
égard, notamment grâce à l'ouverture des archives de l'Elysée. Ce dernier déclare que
cette « légende est fausse », arguant notamment que ce flou, en plus d'être généralisé en
Europe, n'est dû qu'à son obsession gaullienne d'« éviter que la destruction de l'ordre de
Yalta ,et débouche sur un nouveau désordre européen. Un retour à l'Europe des guerres
condamnerait le Vieux Continent à rester un simple enjeu de la compétition entre les
53
Grands » . Il s'agit donc de montrer que la réaction de Mitterrand n'a rien à voir avec
une déception face à cet événement de 1989, ou une crainte. Il s'agit d'une réaction
traduisant non pas une prise de position mais une humeur passagère qui n'altére pas tout le
travail fourni précédemment. En effet, il est illogique de penser que F. Mitterrand refuserait
la réunification allemande après avoir fait de l'Allemagne la seconde moitié du moteur
européen. En ayant traité Helmut Kohl comme son partenaire européen privilégié, au dépit
de Margaret Tatcher, François Mitterrand n'aurait pas pu soutenir l'idée d'une Allemagne
désunie encore en 1990. F. Mitterrand a donné de très nombreuses fois des déclarations
laissant entendre son « accord », bien que celui-ci ne soit que facultatif dans une question
qui relève de la volonté du peuple allemand, et ce, bien avant la chute du Mur. Il déclare le 20
54
mai 1989 à Kennebunk Port « Si les Allemands la veulent, nous nous y opposerons pas » ,
c'est-à-dire un avant avant la conférence 4+2 réglant les modalités sur la réunification. F.
Mitterrand déclare simplement qu'il ne pense pas que cette réunification soit possible à
cause de la position soviétique, et non à cause de la position française !En effet, la France
est prête pour la réunification allemande mais F. Mitterrand craint constamment que celle-ci
ait des conséquences très dommageables pour M. Gorbatchev. La réunification ne doit pas
se faire contre l'URSS et ne doit pas être la cause d'une déstabilisation de l'actuel dirigeant
soviétique. Dans le même entretien, il déclare quelques lignes plus tard : « Non, je ne crois
pas avant dix ans. J'ai toujours pensé que l'empire soviétique se disloquera avant la fin
du siècle. Le problème allemand est central pour eux. Jusqu'au but, ils s'opposeront par la
Propos de M. Thatcher. Ur. N'Sondé, Les réactions à la réunification allemande : en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-
unis, L'Harmattan, Paris, 2006, p.121.
51
52
Jacques Attali, « La question allemande », L'Express, 30 juillet 2009.
Stephen Martens, l'unification allemande et ses conséquences pour l'Europe, 20 ans après, Presse Universitaire du Septentrion,
Villeneuve-d'Ascq, 2011.
53
Fr. Schlosser, Essai de la Semaine sur T. Schabert, Mitterrand et la réunification allemande, Une histoire secrète (1981-1995),
traduit de l'allemand par Olivier Mannoni Grasset, Paris, 598p.
54
22
Verbatim, op.cit
BOUCHET Thomas - 2013
1. Construire l'Europe autour de l'axe Paris-Bonn : le réalisme mitterrandien
force ». C'est donc à mon sens la réinterprétation de cette phrase-là qui a permis aux tenants
de la thèse portant atteinte à Mitterrand de fonder leur argumentaire. D'ailleurs, la position
officielle française, dictée par le Ministère des Affaires Etrangères et le président était de
55
se féliciter « sans réserve de la libre autodétermination de la population est-allemande » .
En réalité, F. Mitterrand ne s'opposait pas à cette réunification, mais il la jugeait trop rapide.
En homme de culture et averse à toute forme d'excès, il sait qu'une entreprise d'une telle
ampleur doit prendre du temps pour se faire dans les meilleures conditions. Il récuse toute
réunification trop rapide qui précipiterait à sa perte la construction européenne. D'où les
multiples pressions sur H. Kohl pour retarder le plus possible cet événement, notamment
à travers les assurances sur les frontières à l'Est et le rôle de la nouvelle Allemagne dans
l'OTAN. Mais il n'y a pas incompatibilité entre les déclarations faites par le président français
et sa position réelle, même si ce décalage est source de controverse. Son voyage en RDA
en décembre 1989 provoque la colère de H. Kohl et met très fortement à mal la relation de
confiance nouée jusque-là. La majorité des voisins européens condamnent aussi fortement
cette attitude qu'ils jugent néfaste au moment où l'Allemagne a besoin plus que jamais du
56
soutien européen . On retrouve cette attitude lors de la prise du pouvoir dans la Fédération
de Russie de B. Eltsine, où F. Mitterrand adopte une posture neutre, reconnaissant le
nouveau gouvernement et déclarant attendre en premier lieu quelles sont les intentions des
« nouveaux dirigeants » russes.
Cependant, malgré toutes les réhabilitations successives entreprises par les historiens
sur le sujet, les anti-réunification trouvent eux aussi de nouveaux arguments dans les
57
archives, comme la publication des archives britanniques du 11 septembre 2009 . On y
retrouve des conversations tenues entre F. Mitterrand et M. Thatcher où le conseiller de
M.Thatcher fait dire à F. Mitterrand que la « perspective de la réunification a provoqué »
un choc mental chez les Allemands » et que celui-ci a eu pour effet de les faire redevenir
ces « mauvais Allemands qu'ils étaient », allant jusqu'à comparer la future Allemagne à
celle d'Hitler. Il en va de même pour les travaux des journalistes cités précédemment : quel
crédit donner à ces propos ? Hubert Védrine a déclaré lors de leur parution, qu'il n'a jamais
entendu de tels discours, alors même qu'il était présent ce jour-là. A mon sens, on peut y
voir une tentative de dédouanement des services britanniques de l'époque sur la question,
car les Britanniques eux-mêmes étaient très farouchement opposés à une réunification
allemande en Europe. En effet, «ce serait une grave erreur de penser que Mitterrand et
Thatcher partageaient la même position. La réunification inquiétait réellement Thatcher. Pas
Mitterrand. Il voulait s'assurer qu'elle soit bien gérée, démocratique, qu'elle ferait avancer
l'intégration européenne et qu'elle ne précipiterait pas la chute de Gorbatchev. Thatcher
ne pouvait pas accepter davantage d'intégration européenne», selon Hubert Védrine, qui
réagissant à la publication de ces archives, conteste la véracité de ces propos. Associer la
réaction prétendument négative de F. Mitterrand à celle vérifiée de Thatcher serait un moyen
pour l'administration de cette dernière de redonner de la force à une position difficilement
tenable avec le recul de vingt années en 2009. Ainsi, cette réaction négative britannique
peut être relativisée aujourd'hui du point de vue anglais si les Français ont eux-mêmes
réagi de la sorte. En tout cas, cela montre bien que cette controverse est encore et toujours
d'actualité car elle touche un sujet crucial en Europe, le retour en puissance de l'Allemagne,
et de ce que seront les craintes franco-anglaises après la Seconde Guerre mondiale.
55
56
Rapport d'Aurelia Bouchez, 27 mars 1990, du Ministère des Affaires Etrangères, n°812/EU.
Entretien avec M. Rocard du 8 Février 2013.
57
Article de Juan Goytisolo, « Le machiavélisme aveugle de F. Mitterrand », El Pais, Courrier International, 5 novembre 2009.
BOUCHET Thomas - 2013
23
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
Concernant la réunification en elle-même, la question des conditions de sa réalisation
et de ses conséquences se posent. En effet, doit-on considérer la réunification comme une
conséquence directe ou comme préalable à la construction européenne ?
D'une part, la réunification peut s'interpréter comme le résultat direct de tout le travail
préparatoire de Maastricht, et de l'Acte Unique Européen. L'idée est que l'intégration
européenne accrue depuis 1986 a poussé l'Europe à se replier sur elle-même pour créer
une véritable zone d'espace économique d'abord, politique ensuite. Elle a donc amené
l'Allemagne à faire partie intégrante de l'Europe occidentale en tant que première puissance
économique et grande puissance mondiale. Or, lors de la chute du Mur le 9 novembre 1989,
comment ne pas accepter l'idée de réunification, idée chère aux Allemands privés pendant
quarante ans d'unité nationale ? La réunification est donc plus qu'un aboutissement de la
construction européenne, c'est une étape en chemin qui semble tomber sous le sens. On
ne peut pas accorder un rôle central à la RFA jusqu'en 1989 et ensuite lui refuser son
unité nationale sous prétexte de fantasmes ou de peurs occidentales. Par exemple, on peut
s'intéresser au travail du Parlement Européen pour l'étude de l'impact de la réunification. Le
Parlement Européen est une institution européenne, résultat de l'intégration européenne,
qui fut la première à analyser les possibles conséquences de la réunification. Celle-ci s'est
donc déroulée dans le cadre de l'Europe et fut permise par l'intégration, voulue par la RFA
et la France depuis le Traité de Rome de 1957. Le Parlement créa ainsi une Commission
temporaire pour mesurer les répercussions de l'unification sur l'Europe, et cela montre
que la construction européenne a permis la mise en place de la réunification dans de
bonnes conditions. Difficile d'imaginer une réunification possible si l'Allemagne n'était pas
membre de la CEE, car c'est à travers l'organisation européenne qu'elle a acquis ce statut
spécial de pilier en Europe. Elle a pu donc faire valoir son rôle de puissance intégrée pour
organiser la réunification. Cependant, la réunification n'est pas pour autant l'achèvement de
la construction européenne, puisque Maastricht succède à la réunification.
D'autre part, la construction européenne, telle qu'elle fut conçue en 1992 à Maastricht
n'aurait vraisemblablement pu se faire sans la réunification. On peut analyser celle-ci
comme un préalable à Maastricht et l'intégration européenne. Cette idée était déjà portée
par Mazzini et son mouvement Jeune Europe en 1834, considérant qu'une Europe politique
était impossible sans l'unification allemande. On peut se poser la question de savoir si la
réunification allemande aurait bloqué ou accéléré le processus d'intégration. En effet, la
réunification a pu éclipser la question européenne et la reléguer au second plan derrière
une question d'ordre interne qui semble bien plus importante. L'opinion ouest-allemande
est très favorable à la réunification alors que l'entourage du chancelier allemand est plutôt
58
europhile, europhilie qui lui a coûté cher aux élections de 1990 . Il s'agit donc de mettre de
côté l'Europe au profit de la réunification, car ces deux questions semblent être antinomiques
aux yeux des citoyens allemands. La RFA a donc beaucoup moins intérêt à faire de l'Europe
une priorité plutôt que la réunification et cette priorité est clairement donnée : « on espérait
que la construction européenne progresserait au même rythme que la réunification. Il n'en
59
sera rien. Bonn n'aura d'yeux que pour la RDA. La communauté devra attendre » On
ne peut réaliser la réunification si on accélère l'Europe, car on creuserait alors le fossé
60
entre citoyens Ouest-Allemands et Est-Allemands , ce qui fait dire à A. Dauvergne que « la
décision sera entièrement entre les mains du chancelier fédéral allemand et c'est donc lui
58
59
60
24
Aux élections du 2 décembre 1990, H. Kohl n'obtient que 43,8% des votes devant le SPD, 33,5%.
Marie-Noëlle Brand Crémieux, Les Français face à la réunification allemande, Harmattan, Paris, 2004, p.209
Marie-Noëlle Brand Crémieux, op.cit, p.208.
BOUCHET Thomas - 2013
1. Construire l'Europe autour de l'axe Paris-Bonn : le réalisme mitterrandien
61
qui tranchera (...) du sort de la Communauté des Douze. » . En effet, la RFA semble être,
plus que la France encore, l'acteur principal du choix de la construction européenne. De
même, l'Allemagne a joué sur la dichotomie droit interne/droit international pour mener à
bout la réunification, le chancelier allemand parlant d'articles de la Constitution allemande
pour que les Länder de l'Est se rattachent à l'Allemagne de l'Est. Ces articles ne peuvent être
remis en question par le droit international, et donc, sur lesquels la France n'aucune prise.
Maastricht ne peut se réaliser si la RFA reste bloquée sur la question allemande. L'exemple
du refus de la RFA de ratifier les accords de Schengen pour la simple et bonne raison que
la RDA n'y a pas accès prouve l'intérêt supérieur porté par la RFA à cette question. Les
officiels de la RFA cherchent à lier questions européennes et allemandes, à l'inverse de la
population allemande beaucoup moins europhiles, pour pouvoir accéder le plus rapidement
à l'unification en échange d'une promesse d'intégration européenne. En mettant sur la table
des discussions le fait que la réunification devient la préoccupation première de l'Allemagne
après la chute du Mur, Kohl est certain d'obtenir ce qu'il veut des Français, soucieux du
bon déroulement du processus de Maastricht. En effet, la France réclame que les frontières
polonaises soient respectées et que «les Allemands s'engagent tout à fait dans la CEE,
afin de progresser rapidement sur la voie de l'unité politique mais aussi économique et
monétaire. A l'accélération de l'unification allemande doit correspondre une accélération du
62
processus européen. » .La conférence de la CSCE se fait aussi dans le cadre de l'Europe.
Faite fin d'année 1990, elle a pour but de permettre d'intégrer le processus de réunification
63
dans le cadre d'intégration européenne. La position française est donc simple face à la
réunification : l'accepter, car la refuser serait se décrédibiliser aux yeux des citoyens et
mettre en danger l'intégration, mais tenter de la conditionner par la construction européenne
qui est la préoccupation principale française. Les Français lient donc explicitement les deux
questions, ce qui arrange les Allemands dans le sens où ils ont eux lié ces deux sujets
implicitement pour satisfaire toutes leurs conditions. L'union monétaire réalisée entre les
64
deux Allemagne double « sans complexe l'Union européenne » , et elle prouve encore
que les questions internes allemandes sont résolues beaucoup plus aisément que les
mêmes questions posées à l'échelle européenne. Ainsi, en 1991, l'Allemagne est réunifiée,
a récupéré sa puissance politique en Europe et aux yeux des Etats-Unis, et se remet en
route vers Maastricht. On constate alors que la stratégie politique allemande consistait à
jouer avec les inquiétudes et préoccupations françaises pour atteindre leurs buts.
Il est aussi important de souligner que la réunification, opérée dans le cadre de la
conférence 2+4 avec les quatre grandes puissances occupant l'Allemagne en 1945 et les
deux Allemagne, a posé comme condition la reconnaissance par la nouvelle Allemagne de
la frontière Oder-Neisse avec la Pologne. On retrouve ici encore le travail de F. Mitterrand
qui, en grand homme féru d'histoire, souhaite évacuer les démons de l'histoire. La question
des frontières à l'est ne fut en effet pas traitée après la Première Guerre mondiale ; seules
65
celles de l'Ouest entre la France et l'Allemagne furent réglées. Cela permit notamment
à Adolf Hitler de revendiquer librement l'expansion allemande vers la Pologne en 1939.
F. Mitterrand a alors voulu fixer une fois pour toutes cette question des frontières lors de
la conférence 4+2 du 12 septembre 1990 en imposant, avec ses partenaires, la signature
61
62
63
64
65
Alain Dauvergne, « Le plébiscite tricolore », Le Point, 4 décembre 1989.
Rapport d'A.Bouchez, op.cit.
Rapport d'Aurelia Bouchez, op.cit.
M.L.C, « L'Union monétaire européenne doublée par l'union monétaire allemande », Libération, 1er février 1990.
Lors de la conférence de Locarno le 16 octobre 1925, L'Harmattan, Paris, 2004.
BOUCHET Thomas - 2013
25
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
de la reconnaissance des frontières en échange de l'accord de réunification. On retrouve
alors la volonté de même fermer la porte à toute idée possible d'expansionnisme territorial
allemand. Cela ne change cependant rien à l'expansionnisme économique, qui lui pourra
se réaliser au-delà des frontières avec facilité.
Ainsi, la réunification fut une étape décisive dans la construction européenne, car elle
s'inscrit à la fois comme une conséquence et un préalable de la construction européenne.
La position française à ce sujet est claire ; elle doit se faire dans le cadre européen
d'une part à cause de la douloureuse expérience de 1919, et d'autre part, car elle est
fondamentale pour le bon déroulement de Maastricht. Or, la question de la réunification
ouvre la voie directement à celle de l'élargissement à l'Est. Comment arrêter l'Europe aux
frontières germano-polonaises en octobre 1990, alors que les pays de l'Est représentent
un vaste territoire convoité autant politiquement qu'économiquement par l'Allemagne ?
La question du dualisme élargissement/approfondissement est au cœur des divergences
franco-allemandes en 1990, car elle oppose deux conceptions fondamentales de l'Europe
entre les deux principaux pays créateurs.
1.3. Les dissensions franco-allemandes : les premiers
accrochages entre les différentes idées européennes
1.3.1. Retourner vers l'intégration ou poursuivre l'élargissement ?
Le couple franco-allemand, ciment de l'Europe, n'est néanmoins pas à l'abri de tout
problème. En effet, la question fondamentale de l'intégration ou de l'élargissement est
au cœur des débats en 1989. L'intégration vise à « mettre en commun des ressources
nationales «et faire en sorte que les Etats « prennent de nombreuses décisions
66
ensemble » . Au contraire, l'élargissement vise à donner les mêmes droits obtenus par les
pays déjà membres à d'autres pays européens. Ici, en 1990, ces pays se trouvent être les
pays satellites de l'URSS, tels que la Pologne, la Hongrie ou la République Tchèque. Sur
ce point, Français et Allemands ont une attitude différente.
66
26
Les Allemands sont pour un élargissement rapide à l'Est, comme le montre le « plan
d'aide européen à l'Est » proposé par le ministre allemand des Affaires Etrangères, Hans
Dietrich Genscher en octobre 1989. Ce plan vise avant tout à permettre la reconstruction
rapide des Etats de l'Est pour qu'ils effectuent la transition de leur économie vers l'économie
de marché sur le modèle occidental. L'objectif est double : recréer une zone de paix en
Europe de l'Est à travers l'élargissement à l'Europe qui a prouvé la stabilité de sa structure
et la réussite de son objectif principal, la paix. En second lieu, la création d'un vaste
Hinterland allemand, l'Europe de l'Est étant la zone de prédilection de débouché du marché
allemand en Europe. Les Allemands ont donc tout intérêt à faire rentrer ces pays dans
la Communauté Economique et Européenne pour supprimer les barrières douanières et
écouler leur marchandise en toute liberté. Cependant, cette proposition allemande tient peu
compte de la conjonction actuelle et des objectifs de l'Europe. La France cherche depuis
1986 à obtenir une unité politique en Europe qui accompagnera l'unité économique. Or,
comment obtenir la première si des pays encore liés au Pacte de Varsovie à l'époque
entrent dans la CEE ? Ils n'adhéreraient que très peu au mode de fonctionnement européen
Définition de la Commission Européenne. Tiré du site Europa, Eurojargon.
BOUCHET Thomas - 2013
1. Construire l'Europe autour de l'axe Paris-Bonn : le réalisme mitterrandien
et seraient très peu accoutumés à l'acculturation propre aux institutions européennes, où
chaque pays a appris à connaître son interlocuteur grâce à des structures de dialogue. Au
67
mieux, ces « nouveaux » pays seraient « neutres » . Au moment où l'Europe connaît donc
un nouveau tournant dans sa construction avec la chute d'un Mur qui créait sa frontière
physique et psychologique à l'Est, l'Allemagne pose déjà sur la table des négociations la
question de l'élargissement. Cette euphorie est révélatrice de l'engouement qui a suivi la
chute du Mur en Allemagne, où tout semblait permis dès lors. Helmut Kohl sème lui aussi
le doute en annonçant que « La Communauté européenne doit rester ouverte à une RDA
démocratique et à d'autres Etats démocratiques d 'Europe du Centre et du Sud-Est. La CEE
68
ne doit pas s'arrêter à l'Elbe, mais doit maintenir don ouverture vers l'Est. »
La France récuse fortement cette idée allemande d'élargissement, car elle est du côté
des pro-intégration. Michel Rocard déclarait que « seule une Communauté Européenne
forte, cohérente, donc pour le moment limitée à ses membres actuels pourra être la clé
69
de voûte de la future architecture européenne » . Il reflète ici la position de la France en
la matière, qui n'accepte pas un élargissement aussi rapide à des pays où la présence
70
de soldats russes est encore avérée . La France demeure dans une ligne diplomatique
de patience et de mesure : malgré l'effervescence du moment, la France refuse de céder
à cet engouement qui mettrait en danger la construction européenne, et le consensus
est fait en France, seul l'ancien président Valery Giscard d'Estaing se prononçant pour
une « communauté de destin » avec les pays de l'Est. La position française a fait assez
rapidement fléchir celle de l'Allemagne, H. Kohl rassurant son partenaire quand il se
prononce de nouveau en faveur du renforcement institutionnel le 28 novembre puis le 16
février au Forum Economique de Davos où il affirme que la RFA reste engagée dans la
réalisation d'une Union Politique et elle continuait de souhaiter un approfondissement de la
71
Communauté . C'est d'ailleurs à cette occasion qu'il reprend la phrase de F. Mitterrand en
la détournant, « L'Allemagne est notre patrie, l'Europe est notre avenir ». Ce renversement
de la position allemande démontre l'incapacité pour ces deux acteurs européens, la France
et l'Allemagne, de se trouver sur une ligne divergente, car de leur accord dépend la
construction européenne. Le recul allemand est aussi dû au fait que la France a appuyé la
réunification, à travers l'élaboration du traité 2+4 et à travers son accord rapide pour que
celle-ci se fasse. En retour, le chancelier Kohl a tempéré les tentations allemandes vers l'Est
qui formaient une menace pour l'Union Politique Européenne.
1.3.2 La guerre des Balkans : un besoin nécessaire d'accélérer
l'intégration
Intégrer ces pays n'aurait que très peu de sens : en grand retard économiquement,
cela n'apporterait rien sur ce plan à une Europe qui est déjà une très grande puissance
économique et commerciale mondiale. Il ne ferait que modérer cette puissance et à diluer
les richesses en Europe. De même, ces pays de l'Est n'ont pas leur place dans la logique
d'intégration de Maastricht, où les Etats membres, la France en tête, cherchent à créer des
67
68
69
70
71
F. Schlosser, « Quand l'Allemagne s'éveillera », Le Nouvel Observateur, 2 novembre 1990.
Fritsch-Bournazel, Renata, L'Allemagne unie dans la nouvelle Europe, Complexe, Bruxelles, 1991, p 29.
« Les défis du socialisme démocratique », motion présentée par michel Rocard, Le Point et la Rose, janvier 1990, p.69.
Il reste quatre cents mille soldats soviétiques en 1989 en Europe. H. Védrine, op.cit.
H.Kohl, « Europe. Every German future », Europan Affairs, 1er trimestre 1990.
BOUCHET Thomas - 2013
27
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
seuils en matière d'économie pour adopter une politique économique commune, seuils que
ces pays ne peuvent en aucun respecter à ce moment-là de leur transition. Cette intégration
n'aurait en revanche qu'une signification purement politique : l'Europe serait là pour secourir
des pays qu'on ne peut laisser au bord de la route et dont il faut par conséquent s'occuper
pour ne pas laisser encourager des tentations nationalistes. L'exemple yougoslave est
flagrant en la matière. Les prémisses de ce conflit sont visibles pour la diplomatie française
72
dès 1989 et ils inquiètent au plus haut point F. Mitterrand qui voit là une résurgence
du passé des guerres balkaniques, une des origines de la Première Guerre mondiale.
Ce « malaise yougoslave » va très vite se traduire par un accord franco-allemand sur
l'intégration. Ce qui se passe dans les Balkans crée la conscience commune d'un besoin
urgent d'accélérer l'intégration. Avec la victoire du parti nationaliste mené par Tudjam en
73
Croatie et de Milosevic en Serbie, l'Europe est poussée à encourager l'approfondissement.
La question des nationalités se fait encore plus pressante aux portes mêmes de l'Europe,
et c'est afin d'éviter la contagion aux régions voisines, géographiquement dans la CEE, que
l'approfondissement est jugé unanimement comme nécessaire. La question yougoslave a
joué le rôle de catalyseur vers Maastricht, mais elle a aussi joué a posteriori comme élément
de division majeur.
En effet, la France fut accusée d'avoir permis l'éclosion d'une « Grande Serbie » qui
contiendrait les intentions économiques et commerciales allemandes vers l'Est. L'objectif
serait de soutenir une puissance n'appartenant pas à la CEE, et qui donc n'aurait pas droit
de parole dans l'organisation, qui ferait barrage à l'Allemagne réunifiée et la restreindrait
à l'Europe. Juan Goytisolo accuse F. Mitterrand d'avoir notamment prolongé indéfiniment
le siège de Sarajevo, tout en n'exprimant aucune compassion à l'égard du génocide
de cent vingt mille Musulmans dans la ville. « Pour Mitterrand, (comme pour John
Major), les nouvelles républiques slovène et croate, par leur passé austro-hongrois et
leur situation géographique, étaient fatalement vouées à tomberdanslasphère d’influence
de l’Allemagne.Seuleune Serbie forte pourrait freinerl’expansionnisme allemand tant
redouté. Il fallait donc soutenir Milosevic et son projet de Grande Serbie, au prix du sacrifice
74
de la Bosnie. » . Cette approche ne correspond pas du tout à la vision d'un président
souhaitant en finir avec les génocides et les guerres civiles, ethniques et religieuses en
Europe. Néanmoins, que le raisonnement soit juste ou faux, elle souligne la peur française
d'une nouvelle Allemagne qui s’accaparerait les richesses de l'Est aux dépens de la France,
reléguant cette dernière au deuxième rang en Europe. D'ailleurs, les Serbes ne s'y trompent
pas : « Pour les Serbes, la France est le pays qui, au sein de la CEE, saura tempérer
ses partenaires qui penchent pour le principe d'autodétermination. Et pour l'instant, Paris,
75
disent-ils, ne les a pas déçus » .
Ce conflit met en lumière l'absence de politique extérieure commune. Alors que
l'Allemagne veut reconnaître très rapidement l'indépendance de la Slovénie et la Croatie,
la France le refuse, toujours par souci de prendre du temps pour réfléchir. Hans Dietricht
Genscher déclare en décembre 1991 « refuser de reconnaître ces républiques conduira
à une nouvelle escalade de l'usage de la force par l'armée fédérale (yougoslave) qui
76
interprétait cela comme une approbation de la politique de conquête » . La France, par
72
73
Entretiens avec Michel Rocard.
Respectivement élus le 6 mai 1990 et en janvier 1990.
74
75
76
28
Article de Juan Goytisolo, El Pais, 5 novembre 2009, op.cit.
Jean-Claude Guillebaud, « On pouvait arrêter les Serbes », Le Monde, 6-7 octobre 1991.
Yves-Brossard, Jonathan Vidal, L'éclatement de la Yougoslavie de Tito, Presse Université Laval, 2011.
BOUCHET Thomas - 2013
1. Construire l'Europe autour de l'axe Paris-Bonn : le réalisme mitterrandien
la voix de F. Mitterrand, refuse une reconnaissance rapide, dans la même mesure qu'elle
était réticente à une réunification allemande rapide, car elle estime que l'examen du droit
international et des frontières prime sur la déclaration de reconnaissance. Cependant, la
France n'est pas seule pour autant face à l'Allemagne dans la gestion de la crise yougoslave.
La position délicate des Etats-Unis ou de la Russie par exemple démontre la difficulté
que les puissances ont pour se ranger dans un camp. Cette différence fondamentale
dans l'ordre des priorités démontre le caractère prudent de la diplomatie française, qui
cherche à prévenir tout problème futur face à la vélocité allemande qui veut accélérer
sans cesse la prise de décision. Cette crise traduit les limites actuelles de l'intégration, la
politique étrangère commune européenne étant inefficace. La France, la Grande-Bretagne,
l'Irlande, l'Espagne et le Luxembourg veulent lors de Maastricht un sursis de décision
jusqu'au 15 janvier 1992, le temps que la Commission d'arbitrage émettent son avis sur la
question de l''indépendance. Face à eux, l'Allemagne, le Danemark et la Belgique sont pour
une reconnaissance rapide. Cette opposition entre deux blocs, qui transcendent la simple
opposition franco-allemande, fait preuve d'une profonde division européenne quant à ce
que doivent être l'intégration européenne et ses limites.
Plus loin encore que le problème yougoslave, la question des pays de l'Est frappant à la
porte de la CEE va réactiver très rapidement ce dilemme entre intégration et élargissement,
notamment pour la diplomatie française. C'est la France, par l'intermédiaire de François
Mitterrand, qui va porter le Projet de Communauté Européenne, le 31 décembre 1989, pour
tenter de résoudre de problème. La cohérence de ce projet dans la logique européenne
précédente révèle quelle est la position de la France quant à ce que doit être l'intégration
européenne, ses domaines de compétences, et quant au nouveau rôle qu'elle attribue à
l'URSS et aux pays de l'Est.
BOUCHET Thomas - 2013
29
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
2. Construire une Europe à douze :
Mitterrand et la France comme les
chantres de l'intégration
2.1. Le Projet de Confédération Européenne : mise en
lumière de l'idée européenne
2.1.1 Un projet français
En 1989, la chute du Mur eut un retentissement gigantesque dans le monde soviétique. Cet
événement eut non seulement un impact sur l'Allemagne, dont la route vers la réunification
était désormais ouverte, mais aussi pour les pays de l'Europe de l'Est dont l'horizon se
dessinait déjà comme européen et non plus soviétique. Ces pays, la Pologne, la République
Tchèque et la Hongrie en tête prennent alors cette occasion pour aspirer à être membre de
la Communauté Economique Européenne, y voyant là l'organisation idéale par ses valeurs
et sa puissance actuelle pour effectuer leurs transitions démocratiques et économiques.
Ces « bonnes » intentions sont donc directement liées à la question européenne
de l'élargissement : doit-on accorder les mêmes droits et devoirs à ces pays dont les
systèmes économiques et politiques sont très différents de ceux de l'Europe de l'Ouest et
que cinquante années de communisme et de rideau de fer ont complètement coupés de
leurs voisins occidentaux ? Ici se pose le premier problème de leur adhésion à l'Europe,
celui de l'attitude générale de l'Europe face à ces nouveaux arrivants. Le second problème
réside dans la position des différents Etats, la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne
particulièrement face à ces prétentions. La France, au centre de mon sujet, a adopté
un comportement très particulier, motivé d'une part par sa crainte du ralentissement du
processus d'intégration et d'autre part par la peur d'offrir un nouvel atout à l'Allemagne via
cet élargissement.
Les pays de l'Est ont très vite revendiqué leur appartenance à l'Europe et à ses valeurs.
L'aspiration à la démocratie, à l'Etat de droit et à une ouverture des marchés via une
économie de marché et non plus planifiée, c'est-à-dire ce qu'incarnait à leurs yeux le mieux
la CEE, faisait partie de leurs revendications. Que ce soient les élites ou les populations,
l'intégration à la CEE était une nécessité. Par exemple, 90% des Tchécoslovaques se
disaient favorables à l'intégration à l'organisation à partir de sondages faits dès l'automne
1989.
30
BOUCHET Thomas - 2013
2. Construire une Europe à douze : Mitterrand et la France comme les chantres de l'intégration
Table/Tableau 10 : CZECHOSLOVAKIA SURVEY - JOIYIWG THE EC / Enquête
Tchécoslovaquie - (in X / en X )
QUESTION : If Czechoslovakia were to join the European Community in the future,
would you feel strongly in favour, somewhat in favour, somewhat opposed or strongly
opposed ? / Si la Tchécoslovaquie devait adhérer à la Communauté européenne, y
77
seriez-vous très favorable, assez favorable, plutôt opposé ou très opposé ?
78
Havel parle d'un « retour à l'Europe » dès la chute du Mur, signifiant par là l'adhésion
à la CEE et non la création d'un nouvel espace européen qui existerait en parallèle à
la CEE. Ici réside la question principale pour ces nouveaux peuples, ce que ne manque
pas de souligner le dirigeant tchèque dans chacun de ses discours comme devant le
Sénat polonais en janvier 1990 ou devant l'Assemblée de Strasbourg en mai 1990. Les
pays de l'Est souhaitent adopter les valeurs occidentales tout en apportant les leurs, une
acculturation qui ne peut fonctionner que s'ils sont complètement intégrés en Europe. Il
n'est pas question pour eux d'être mis de côté, car après la chute du Mur et l'éclatement
de l'URSS déjà perceptible, ils sont en quête de repères nécessaires à leurs transitions.
Tadeusz Mazowiecki, premier ministre polonais déclarait le 30 janvier 1990 à propos de sa
79
patrie qu'elle a été « arrachée de sa souche il y a près d'un demi-siècle »
L'adhésion
à la CEE est vue comme une condition sine qua non de la restauration d'une certaine
prospérité économique. La participation à la construction européenne est vue comme un
gage du tournant irréversible qu'ils souhaitent commencer. D'ailleurs, ils reprennent les mots
de R. Schuman dans leurs revendications, disant que « Nous devons faire l’Europe non
seulement dans l’intérêt des peuples libres, mais pour pouvoir y recueillir les peuples de
l’Est qui, délivrés des sujétions qu’ils ont subies jusqu’à présent, nous demanderaient leur
80
adhésion et notre appui moral »
. Ils réutilisent à leur compte une déclaration du fondateur
même de l'Europe, y voyant un moyen pour eux de légitimer leurs demandes. Alors que
cette « sujétion » est sur le point de se terminer, quand bien même l'URSS demeure en
cette fin d'année 1989, ces Etats de l'Est veulent être « recueillis ».
77
78
79
Rapport de la Commission Européenne Eurobaromètre n°33, « L'opinion publique dans la Communauté Européenne », p. 31.
V. Havel, L'angoisse de la liberté, Editions de l'Aube, Paris, 1998,p.111.
Denis Huber, Decade which made History : The council of Europe 1989-1999, Editions du Conseil de l'Europe, Strasbourg,
1999, p.34.
80
Citation de Robert Schuman du début des années 50 publiée dans France-Forum, novembre 1963, n°52.
BOUCHET Thomas - 2013
31
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
2.1.2. La « bataille » pour l'Europe des pays de l'Est.
C'est donc un « cri du coeur » lancé par ces pays qui vont engager une « bataille »
pour l'Europe, expression utilisée par Havel lui-même. Or, si ces pays sont très prompts
à vouloir intégrer la CEE, les pays membres de l'organisation ne partagent pas le même
enthousiasme. Les membres de la CEE sont très prudents quant aux pays qui étaient
d'anciens satellites de l'Union Soviétique, des membres du bloc opposé. Havel écrivait :
les pays occidentaux « avaient peur. Ils avaient l'impression qu'ils ne nous avaient pas
encore assez bien perçus. Ils ne comprenaient pas comment il se pouvait que des peuples
entiers souhaitent le contraire, leur-semblait-il de ce qu'ils souhaitaient il y a peu de temps
81
encore. » La position de la France et de François Mitterrand en particulier est révélatrice
de la logique et de l'idée européennes d'alors. Il s'agit pour la France de ne pas remettre
en cause le nouvel essor de l'intégration européenne lancée dès 1985 avec la signature de
82
la convention de Schengen , instaurant une libre circulation des hommes dans les pays
membres, et continuée avec l'Acte Unique Européen un an plus tard. Les revendications
de ces pays de l'Est menacent les avancées faites dès lors car un élargissement aussi
rapide remettrait totalement en cause d'une part le budget européen, sujet jusque-là à de
très nombreuses controverses, et d'autre part les institutions européennes non adaptées à
une entrée massive de pays.
C'est dans cette logique que François Mitterrand lance son projet le 31 décembre 1989
de Confédération Européenne. Ce projet est à la fois simple et complexe dans le sens où il
offre une solution alternative aux pays de l'Est tout en incluant des paramètres difficilement
acceptables pour de nombreux pays, les Etats-Unis en tête. En effet, ce projet, mitterrandien
avant d'être Français tant ses conseillers proches n'étaient même pas au courant de sa
83
divulgation le soir du 31 décembre , prévoyait de créer un nouvel espace économique
européen adjacent à la CEE et dans lequel se retrouveraient les pays de l'Est encore sous
domination soviétique et Fédération de Russie, et, élément crucial, sans les Etats-Unis qui
étaient jusqu'alors, les garants de la sécurité de l'Europe dans la région. De plus, cette
création d'un nouvel espace européen s'accompagnerait d'un soutien financier de la CEE
vers ces pays en reconversion, soutien assuré par la Banque Européenne de Recherche et
Développement, qui est aussi un projet proposé par François Mitterrand devant le Conseil
de l'Europe le 25 octobre 1989. Ce projet est nécessaire pour le renforcement de l'Europe.
Il s'agit alors selon la France de refuser l'intégration de ces pays à l'Europe tout en se
proposant de les aider dans leurs transitions à travers ce « souci d'encadrer les événements
84
pour mieux les gérer » . Il n'y a donc ni rejet total de cette demande, ni réalisation pour
autant des vœux des dirigeants de l'Est. Il s'agit de créer une situation transitoire dans cette
région pour mener à bien l'intégration à l'Ouest et le traité de Maastricht tout en améliorant
les conditions de vie et le niveau démocratique de ces pays pour les « préparer » à une
éventuelle adhésion future.
81
82
V. Havel, A vrai dire, Editions de l'Aube, Paris, 2007, p. 371.
Signée le 14 juin 1985.
83
« Il est juste dans le cas de la Confédération européenne, de parler de projet mitterrandien: c'est seul que le chef de l'Etat
a mûri cette idée ; c'est seul qu'il a pris la décision de l'annoncer. A ma connaissance, il n'avait, à l'époque, consulté aucun de ses
proches collaborateurs, pas plus que son ministre des Affaires Etrangères » Roland Dumas, « Un projet mort-né, la Confédération
européenne », Politique Etrangère, n°3-2001-66e année p.689.
84
32
H. Védrine, op.cit, p 446.
BOUCHET Thomas - 2013
2. Construire une Europe à douze : Mitterrand et la France comme les chantres de l'intégration
Ce projet s'inscrit donc dans la logique mitterrandienne de refuser tout changement
brutal qui serait trop vite concrétisé. On observe ici le même phénomène déjà vu lors de la
chute du Mur de Berlin où F. Mitterrand ne voulait pas parler si tôt d'une idée de réunification
alors que le Mur était à peine tombé. Ce qui était considéré pour du mépris ou du refus
d'évolution n'était qu'une méfiance pour les changements radicaux et brusques, pouvant
mettre à mal le projet européen. Il en va de même ici pour la question de l'élargissement
à l'Est où les pays effectuant leurs révolutions (le projet de Confédération Européenne est
proposé au moment où les révolutions à l'Est battent son plein) réclament un élargissement
alors que l'URSS subsiste encore. Pourtant, on ne peut accuser F. Mitterrand de rejet ou de
méconnaissance de ces pays, le nombre élevé de ses visites en ces lieux démontre l'intérêt
porté par le président français à leur égard.
Plusieurs éléments poussent F. Mitterrand et les élites politique françaises à refuser ces
adhésions et à proposer cette alternative que constitue la Confédération. Tout d'abord, le
problème financier. Il paraît inconcevable pour la France que des économies aussi faibles
que celles de la Hongrie ou de la Roumanie puissent être intégrées aux côtés de celle de
la France. Le différentiel entre les deux puissances économiques est non seulement trop
85
important , mais ces deux économies sont construites très différemment. La France est
une grande puissance agricole là où la Roumanie ne l'est plus, affaiblie par cinq années
de politique communiste insistant sur l'industrie lourde aux détriment de l'agriculture. Si
l'élargissement se faisait immédiatement et dans la précipitation, c'est un grand danger
que l'on ferait courir à l'unité politique européenne. En effet, on aurait crée une Europe à
deux vitesses sans perspectives politiques tant les problèmes économiques auraient été
persistants. Or, la France est contre une « Europe à deux vitesses », nuisible à l'idée d'unité
et d'harmonie qu'elle se fait de l'Europe. Effectuer cet élargissement aurait alors conduit à
un déficit de projet politique en Europe, ce que refuse totalement la France et qui est en
accord avec les attentes anglaises. Roland Dumas disait « qu' il ne s'agissait pas d'échanger
une tranquillité insupportable-celle de la domination communiste- contre une dangereuse
86
incertitude, celle d'une Europe sans projet. » En effet, faire la promesse d'un élargissement
à l'Est aurait crée cette « dangereuse incertitude » d'une Europe dénuée de projet politique
et contrainte de vivre sur ces deux vitesses, le moteur franco-allemand à l'Ouest et la
lente reconversion à l'Est. La situation économique de ces pays est donc trop radicalement
différente pour pouvoir les intégrer. Peu de temps avant, les pays de la CEE ont mis en
place le Système Monétaire Européen en 1979, où chaque Etat doit obligatoirement faire
fluctuer sa monnaie nationale autour d'une valeur stable, l'European Currency Unit (ECU)
et ne pas dépasser un seuil de 2,25% quant à la parité bilatérale avec une autre monnaie.
Ces conditions strictes, créées dans le cadre futur d'une convergence monétaire, sont au
cœur de l'intégration et sont donc à remplir pour vouloir faire partie de l'Europe.
2.1.3. Une situation économique incompatible avec la situation de la
CEE.
Or, au vu de la situation économique des pays de l'Est, il est impensable qu'ils puissent
les vérifier. En effet, l'inévitable crise de reconversion suivant un changement aussi
radical d'économie entraîne une très puissante inflation qui modifie largement le cours
des monnaies. D'ailleurs, François Mitterrand ne s'y trompe pas le jour de son allocution
85
86
Le PIB de la Roumanie en 1989 est de 57 milliards de dollars alors que celui de la France atteint 1007 milliards de dollars.
Roland Dumas, op.cit, p.693.
BOUCHET Thomas - 2013
33
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
en annonçant que c'est une confédération « dans laquelle se côtoieraient, à égalité de
droits et devoirs, les membres de la Communauté Européenne et tous les pays d'Europe
centrale et orientale qui aspirent à y entrer, qui y ont droit en tant que nouvelles démocraties
européennes, mais qui ne seront pas en mesure de concrétiser ce droit avant des années
87
pour d'évidentes raisons économiques et financières » .
Certes, l'élargissement apporterait beaucoup pour ces pays, notamment parce
que « l 'augmentation rapide du volume des échanges commerciaux est synonyme
d'opportunités importantes pour les sociétés en terme d'investissements, d'emplois et de
88
croissance pour l'Europe de l'Est. » . C'est donc une opportunité unique pour ces pays
de relancer leur économie. Or, il n'en va pas de même pour l'Europe qui y voit plutôt
un danger, le rapport de la Commission indiquant qu'« un élargissement mal géré aurait
des conséquences presque tout aussi dramatique. Si l'UE n'avance pas dans son plan de
réforme et ne propose pas davantage de nouvelles mesures appropriées visant à répondre
aux exigences de l'élargissement, elle risque de rater, peut-être pour toujours, sa chance
de créer une l'Europe plus forte et plus sûre, dans l'intérêt de ses citoyens, de ses voisins
89
et du monde.» .
Le tableau suivant résume la situation des pays de l'Est en 1990 :
Tableau sur le taux de croissance annuel du PIB des pays de l'Est
Bulgarie
Rép. tchèque
EstonieHongrie Lettonie
-9,1 -1,2
-7,1
-3,5
-1,2
-8,4 -11,6
-8
-11,9
-10,4
-7,3 -0,5
-21,2 -3,1
-34,9
-12,1 0,1
-8,2
-0,6
-14,9
1990
1991
1992
1993
Lituanie
9,5
-5,7
-21,3
-16,2
90
Pologne Roumanie
SlovaquieSlovénie
-4,9
-5,7
-2,7
-8,9
-5,5
-12,9 -14,6
-5,4
3,1
-8,8
-6,7
2,8
4,3
1,5
-3,7
5,3
On constate assez largement la très grave crise économique que traversent tous ces
pays de l'Est. Elle est due premièrement à la reconversion massive d'industries lourdes
vers l'agriculture, ou vers les services, ce qui cause une chute de la productivité. Ces
chutes massives de PIB arrivent au moment même où les demandes d'adhésion se font. Il
paraît alors inconcevable pour le pays de V. Havel qui perd 11 points de PIB en 1991 (par
rapport à 1990) de vouloir s'inscrire dans la dynamique européenne. De même, la Hongrie
qui dépose sa demande le 16 janvier 1991 perd 12 points de PIB. Des initiatives peuvent
être prises en faveur d'un rapprochement vers l'Ouest, comme la volonté d'adhésion à
l'Agence Européenne pour l'Environnement, organisme créé en 1990, ce qui montre un
engouement pour les valeurs occidentales (l'environnement en faisant partie au même titre
que l'Etat de droit). L'exemple de l'environnement est pertinent dans le sens où aucune
norme européenne n'était respectée au-delà de l'Allemagne que ce soient les normes
alimentaires ou celles concernant la pollution de l'air et de l'eau. Il est donc impératif de
répondre à toutes ces questions pour espérer pouvoir intégrer l'Europe, ce qui sera fait lors
91
de leur ratification du protocole de Kyoto en 1995 .
87
Discours des vœux aux Français du 31 décembre 1989 de François Mitterrand.
88
89
90
91
Elargissement de l'Europe : Résultats et défis. Rapport de Wim Kok à la Commission Européenne, p.9
Rapport de Wim Kok, op.cit, p.11.
Source Banque Mondiale FMI.
Les anciens gros groupes industriels soviétiques ne se souciaient que peu des normes européennes. Rapport Wim Kok
op.cit. p.59.
34
BOUCHET Thomas - 2013
2. Construire une Europe à douze : Mitterrand et la France comme les chantres de l'intégration
De plus, l'arrivée de ces pays alourdirait considérablement le budget européen et nuirait
à des politiques communautaires comme la Politique Agricole Commune. Des pays comme
la Roumanie à l'agriculture ravagée par le communisme seraient incapables d'apporter une
contribution nette au budget tout en ayant besoin d'une forte subvention. Des pays comme
la France, bénéficiaires de cette politique, auraient alors leurs subventions réduites. De plus,
la question de l'environnement précédemment abordée et la remise aux normes auraient
92
un coût estimé entre 80 et 110 milliards d'euros pour l'ensemble des Etats membres . C'est
donc un coût très lourd à supporter pour la Communauté Européenne Economique, d'autant
plus que des pays comme la Grande-Bretagne, déjà exemptés du paiement de la PAC grâce
à leur rabais obtenu en 1980, refuseraient de payer.
Comment procéder à un élargissement à des pays dont la production industrielle a
chuté de 25 à 50% pour les pays baltes, de 13 à 25% pour les pays d'Europe centrale ?
Les gains économiques pour la CEE seraient très limités à court terme et pas assurés à
long terme. C'est pourquoi F. Mitterrand disait le 9 avril 1991 à Lech Walesa que l'entrée
93
de son pays ne pouvait se faire avant « des dizaines et des dizaines d'années » , car
l'économie de ce pays ne lui permettait pas cette prétention. Le PIB moyen des pays
d'Europe centrale étant en moyenne de 50% inférieur à ceux des membres de la CEE, il
aurait été beaucoup trop dangereux aux yeux de la France et de F. Mitterrand d'accorder
cet élargissement, ou du moins, de lancer les négociations. Le choix de la Confédération
Européenne permettait de ne pas forcer les pays de l'Ouest déjà membres à être ralentis par
la faiblesse des économies des pays de l'Est, et ainsi, les pays de l'Est pourraient surmonter
plus sereinement leur crise de reconversion.
Pour que ce projet soit effectif, la France a accepté le lancement du projet PHARE
(Pologne Hongrie Aide à la Reconstruction Economique), adopté le 18 décembre 1989, soit
treize jours avant l'annonce du projet de Confédération Européenne. C'est donc un préalable
nécessaire pour F. Mitterrand à la cohésion et la logique du projet qu'il présente, car il est
inconcevable d'annoncer un projet d'espace économique (mais non pas uniquement) à des
pays livrés à eux-mêmes et bien faibles économiquement. D'autre part, elle a mis en place
la BERD qui permet le financement de la reconversion des économies et administrations
à l'Est. Le mandat de la BERD se limite aux pays « qui s’engagent à respecter et mettent
en pratique les principes de la démocratie pluraliste, du pluralisme et de l’économie de
marché, à favoriser la transition de leurs économies vers des économies de marché, et d’y
94
promouvoir l’initiative privée et l’esprit d’entreprise » , c'est-à-dire qu'elle oblige en quelque
sorte les pays bénéficiaires à effectuer leurs transitions vers le modèle occidental. C'est à la
fois un moyen d'aider ces pays et de les diriger vers la norme occidentale de façon plus ou
moins forcée. Ainsi, le coût de l'élargissement serait beaucoup trop élevé pour ces pays de
l'Est qui ne pourraient supporter le choc. F. Mitterrand déclarait que l'élargissement serait
la « ruine immédiate» pour ces pays, leur économie n'étant pas capable de résister « aux
disciplines sévères qui régissent la Communauté » ou « la dissolution de la Communauté
95
dans une vaste zone de libre-échange, sans force ni idéal » . Or, c'est précisément ce
que souhaitaient éviter F. Mitterrand à travers ce projet, la création d'un simple espace
économique qui n'aurait pas cette puissance culturelle toujours exigée par le président
français. L'Europe, quand bien même serait-elle définie dans deux espaces différents, se
92
93
94
95
Rapport Wim Kok op.cit, p 59.
9 avril 1991, rencontres entre François Mitterrand et Lech Walesa à Paris.
Site officiel de la European Bank for Research and Development.
Entretien accordé par F. Mitterrand, « Toujours plus d'Europe », L'Expansion, 17/30 ; octobre 1991, n°414, p.24
BOUCHET Thomas - 2013
35
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
devait d'être toujours inscrite dans le cadre culturel. « Homme de littérature et d'histoire,
François Mitterrand voyait dans l'Europe une culture. Une culture, finalement une idée, et
96
non un simple espace économique » . Il faut toujours intégrer cette dimension culturelle
dans l'idée européenne de la France à l'époque, car la construction européenne est un
mélange d'intégration politique, économique mais aussi culturelle.
2.1.4. Comment interpréter ce projet ?
Il faut appréhender alors ce projet non pas comme un refus mais comme une mise en
attente. F. Mitterrand espérait que ces pays réapprennent à vivre ensemble, à reconstruire
des liens régionaux et à redévelopper leurs économies autour d'un pôle stable à l'Est, avec
97
le soutien de la Russie. Il ne fermait pas la porte à une intégration future mais il l'a laissé
entrouverte. Ce « purgatoire » était nécessaire à son sens pour le bon développement de
l'intégration européenne, quand bien même il entendait l'appel venu de l'Est.
D'ailleurs, F. Mitterrand inverse totalement le raisonnement courant. Pour lui, c'est
grâce à une Europe plus forte, plus intégrée que les pays de l'Est pourront plus facilement
se relever et se développer, contrairement à l'idée commune voulant que c'est à travers
l'attachement préalable de ces pays à la CEE que l'organisation se renforcera. Il inverse
ainsi le lien logique. Il résume ceci dans un célèbre discours : « C'est l'accélération, c'est
le renforcement de la construction communautaire de l'Europe qui contribuera de façon
éminente à une évolution positive de l'Est. Non seulement nous nous doterons de moyens
supérieurs, notre Communauté passera d'un stade à un stade supérieur, mais encore elle
98
exercera une attraction plus forte sur le reste de l'Europe » . C'est donc logiquement que
le choix de l'intégration s'est effectué face à celui de l'élargissement selon la France, car
le premier est le préalable de l'autre, et non l'inverse, toutes choses égales par ailleurs.
C'est pourquoi cette question de l'élargissement à l'Est à accélérer encore plus le processus
d'intégration, conclu en 1992 à Maastricht. Il s'agissait de mettre devant le fait accompli
ces pays de l'Est pour leur signifier l'irréversibilité de la situation où l'Ouest se trouvait, et
donc l'impossibilité démontrée d'un élargissement à l'Est. Pour F. Mitterrand, il était évident
que ce projet ne devait que temporiser l'entrée ces pays et devait favoriser la convergence
monétaire et politique des pays de l'Ouest, rassuré par le règlement rapide de la question
orientale.
Il est aussi important de souligner que c'est la France qui, du côté occidental, a lancé
les propositions quant à un règlement de cette question. Ni l'Allemagne, trop préoccupée
par la question de la réunification, ni l'Angleterre, trop heureuse de voir l'Europe confrontée
à un dilemme politique de taille avec à la fois la chute du Mur et la potentielle ouverture à
l'Est, ne se sont portées volontaires pour trouver une solution. La France a donc supporté
ce devoir « par défaut » mais aussi par la conviction de son président que c'était du rôle
d'une part du membre fondateur, d'autre part du pays qui brillait encore comme étant celui
des droits de l'Homme pour l'Est, de trouver un compromis. Il ne faudrait pas y voir ici une
forme de mise en avant de la part de la France, qui souhaiterait prendre le devant de la
scène face à son nouveau rival allemand. Ce projet n'est pas dû à un pur calcul politique
mais il est le fruit des inquiétudes et des ambitions françaises quant à la région d'Europe
centrale. Il est certes question pour la France de se replacer dans ce nouveau contexte
96
97
Ce qui sera d'ailleurs déjà en discussion en 1993 lors du sommet de Copenhague.
98
36
R. Dumas, op.cit, p.690.
Discours de F. Mitterrand devant le Parlement Européen le 25 octobre 1989.
BOUCHET Thomas - 2013
2. Construire une Europe à douze : Mitterrand et la France comme les chantres de l'intégration
mondial qu'est l'après-Yalta et le fait de porter à bout de bras ce projet est un bon moyen
de se profiler comme un nouveau pôle de décision en Europe face à la nouvelle Allemagne
99
ou la Grande-Bretagne . Or, ce projet n'a pas fait preuve d'une médiatisation nécessaire
pour s'inscrire comme tel et il n'a été en aucun cas porteur d'une idéologie qui indiquerait de
quelque manière que ce soit que la France cherche à s'affirmer sur la scène internationale
à travers ce projet. Il rejoint simplement la logique française menée depuis 1981, c'està-dire celle d'un nouvel idéal européen. Jean Musitelli qualifie ce projet de voie médiane
entre un rejet de l'élargissement à l'Est dû à une intégration trop poussé et une réponse à
100
un désir démocratique de ces pays . D'ailleurs, un projet porteur de cet idéal de culture
européenne et de paix est aussi nécessaire à François Mitterrand dans la politique intérieure
101
où les Français sont désenchantés du tournant libéral opéré en 1983 par le gouvernement
Mauroy, qui n' à opéré le changement attendu. Ce projet est donc à l'image d'un nouvel
idéal européen, un second souffle que la gauche en France espère donner à son image de
parti progressiste et ouvert.
Cependant, il existe aussi d'autres raisons plus implicites pour que ce projet ait été
lancé aussi rapidement par la France, en décembre 1990, après la chute du Mur.
2.1.5. Un projet tourné vers l'Allemagne ?
En effet, ce projet avait plus ou moins l'Allemagne en ligne de mire. Cette nouvelle et
immense entité en Europe effrayait les élites politiques et les milieux intellectuels français
et britanniques, et il semblait nécessaire de ne pas servir sur un plateau les nouveaux
pays de l'Est à l'Allemagne. La nouvelle Allemagne profiterait en effet beaucoup de cet
élargissement tant sur le plan économique que politique, ou même de cette libération de
ces nouveaux pays de leur tutelle soviétique. En effet, le concept de MittelEuropa, connoté
plutôt négativement aujourd'hui parce que ce concept inclut aussi l'idée de conquête, refait
surface lorsqu'il s'agit des craintes françaises quant à la gestion de ce nouvel espace. Alors
même que l'Allemagne est sur le point en 1991 de redevenir une entité politique unie et
forte, les pays de l'Est, historiquement tournés vers l'Allemagne et qui sont la « chasse
gardée » de cette dernière, cherche un nouveau protecteur et un nouvel interlocuteur en
matière d'économie et de commerce. Quoi de plus normal alors pour eux de se tourner
vers le pilier, et le voisin, économique d'alors en Europe, l'Allemagne ? Si cela venait à se
réaliser, l'envolée économique de l'Allemagne serait fulgurante tant ces nouveaux pays en
102
quête de libéralisme sont ouverts .
L'objectif du Projet de Confédération Européenne est donc de créer en filigrane
une zone exclusive à l'Europe de l'Est qui restreindrait l'accès à l'Allemagne, ou du
99
Ce qui rejoint la notion d'un monde apolaire, Bertrand Badie : "Si les sociétés ne jouent par leur rôle de relais face aux
institutions ankylosées, l'Europe risque de s'affadir", Le Monde, 15 octobre 2010.
100
Jean Musitelli, « François Mitterrand, architecte de la grande Europe : le projet de confédération européenne (1990-1991),
Revue Stratégique et internationale, Armand Colin, 2011/2, n°82, p. 21
101
La désinflation compétitive. 47% des Français se disent déçus de Mitterrand en 1984 et 43% pensent qu'il ne mène pas
une politique de gauche. Archives Larousse : journal de l'Edition 1985, section Sondage, p.1.
102
Pourtant, la France est arrivée au même niveau que l'Allemagne entre 1990 et 2002 quant à leur niveau d'Investissement Direct
à l'Etranger dans les PECO. En 2000, elle est même passée première en totalisant 21% des flux totaux. Même si l'Allemagne a
beaucoup gagné à l'Est, la France n'est pas en reste. Source : Rapport de Sébastien Dupuch, « Les investissements directs étrangers
dans les nouveaux pays adhérents à l'Union Européenne ».
BOUCHET Thomas - 2013
37
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
moins, permettrait de limiter considérablement son essor. Avec la création à la fois
de cette zone annexe et avec la présence de la Russie, prête à s'écrouler, la France
cherchait à obliger l'Allemagne à se tourner vers l'intégration européenne et Maastricht.
Si l'Allemagne commençait à se tourner vers l'Est, cela mettrait en péril l'intégration
européenne, la prospérité du marché commun et un accord sur la monnaie unique. Ce
projet de Confédération Européenne répond à cette préoccupation. Les craintes françaises
se portent sur la capacité allemande à redéployer son appareil productif dans ce nouvel
espace européen à l'Est et ainsi, réduire ses coûts du travail et profiter de la globalisation
pour prendre des parts de marché aux entreprises françaises notamment. Les Allemands
ont pu tirer parti des liens culturels et historiques liant les deux zones, et même si la
Seconde Guerre mondiale a eu des conséquences désastreuses pour l'image allemande,
pour tout le travail de reconstruction de cette image effectué notamment à travers l'Ostpolitik
de Willy Brandt ou les discours toujours plus ouverts à l'Est de Kohl, les pays de l'Est
ont accepté cette entrée allemande. De plus, avec un niveau de vie aussi faible à
l'Est de l'Europe, et surtout en comparaison avec celui de l'Allemagne, les entreprises
allemandes peuvent faire considérablement baisser leur coût du travail. Ce phénomène
couplé au besoin immédiat d'investissement demandé par ces pays font que l'Allemagne
a pu se reconstituer un véritable hinterland économique. La privatisation d'anciennes
entreprises alors étatisées sous l'époque communiste et leur prix bradés sont autant de
103
« cadeaux » offerts à l'Allemagne pour le renouveau économique de ces pays . Une
intensification des investissements verticaux allemands dans ces PECO a entraîné une
hausse massive des gains de productivité et par conséquent, une répercussion en terme de
prix dans les produits d'exportation allemand. De plus, historiquement les économies esteuropéennes et allemandes sont complémentaires, les premières fournissant les matières
brutes nécessaires à la production de biens finis dans laquelle la seconde est spécialisée.
C'est donc une facilitation accrue pour les entreprises allemandes d'acquérir à bas coût
des produits nécessaires à leur production. Entre 1990, les Allemands importaient pour un
milliard d'euros de biens intermédiaires en provenance des PECO. C'est près de 12 milliards
104
d'euros en 2000 .
Tous ces chiffres et ces démonstrations économiques relatifs à la période succédant
directement l'annonce du Projet de Communauté Européenne reflètent les craintes
réelles au sujet de l'Allemagne en 1990. C'était justement pour éviter ce scénario là
que F. Mitterrand a voulu cadenasser l'entrée de ces pays en Europe, ce qui aurait
encore plus facilité et légitimé le commerce exclusif entre ces deux pays. Ce n'est pas
par germanophobie que F. Mitterrand redoutait ce commerce, mais par crainte qu'une
Allemagne s'installant dans cette zone ait une économie beaucoup trop puissante face à
celle de la France et par conséquent, qu'elle ait la tentation de la convertir en puissance
politique. De même, avec une telle implantation allemande à l'Est, la France n'aurait plus
de poids dans les négociations dans cette zone, alors même qu'elle assume un grand rôle
de régulateur face à l'URSS.
Kohl connaissait le bénéfice qu'il pouvait tirer de l'intégration à l'Est. C'est pourquoi il
ne remettait pas en cause l'idée d'élargissement alors même que F. Mitterrand proposait
un projet allant dans l'autre sens. Il concédait le caractère difficile qu'elle comportait mais
il refusait en même temps à demi-mot ce projet de Confédération. Ce n'était pas ce que
l'Allemagne souhaitait, au vu de ses préoccupations et intérêts premiers. Le renforcement
103
Maxime Weigert, Hassan Benabderrazik, « L'industrie allemande dans les PECO : une intégration fondée sur la proximité,
la complémentarité et la solidarité », IPEMED n°2 mars 2011, p.5.
104
38
Même rapport de M. Weigert et H. Benabderrazik., p.7.
BOUCHET Thomas - 2013
2. Construire une Europe à douze : Mitterrand et la France comme les chantres de l'intégration
de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération Européenne était prioritaire face à la
question de l'élargissement, même si cette idée ne le révulsait pas forcément.
Ce projet fut « mort-né » selon R. Dumas ; il a été « victime d'une trop grande
105
précocité » . En effet, les Assises de Prague du 13 juin 1991 mirent un terme à l'aventure
mitterrandienne en la matière. Le refus massif des pays de l'Est de se retrouver cantonnés
dans un « purgatoire » qui serait une nouvelle prison en Europe a détruit le peu de fondations
qui soutenaient ce projet. Vaclav Havel déclarait à ce moment que « Ces Assises ne
prétendaient pas à des attributions quelconques » et qu'il « pouvait difficilement imaginer
ce projet sans le concours des Etats-Unis et du Canada ». La dimension européano-centrée
de ce projet, nécessaire à une libération de ce pays selon F. Mitterrand, a considérablement
106
nui à son exécution, car il a soulevé très rapidement le refus américain de son application .
Associer ces pays à la Russie, récent « tortionnaire », et leur refuser la protection directe
des Etats-Unis en était trop pour qu'ils puissent l'accepter. C'est pourquoi Védrine parle
d'un projet « lancé trop tôt ». La présence soviétique était encore très récente et le leader
mondial, les Etats-Unis, qui étaient prêts à se porter garant de la sécurité et l'indépendance
de ces pays à travers l'OTAN, était exclu. Cependant, il paraîtrait encore inimaginable qu'un
projet d'une telle substance soit proposé aujourd'hui au vu des relations entre la Russie et
ses anciens satellites. C'est pourquoi ce projet « rejoignit le cimetière des grandes initiatives
107
sans lendemain » . Malgré tout, il eut des effets négatifs sur l'idée que l'Europe de l'Est se
faisait désormais de la France. Ces pays considéraient alors la France comme un adversaire
à l'élargissement, à juste titre, en 1990, et ne pouvaient que se retourner vers le voisin
allemand qui ne s'est pas ouvertement opposé sur le sujet. La phrase prononcée par F.
Mitterrand concernant leur entrée dans la CEE, qui ne se ferait pas avant « des dizaines
108
et des dizaines d'années » , eut un impact très négatif sur le modèle français à l'Est. Le
pays des Lumières et des Droits de l'Homme fut assimilé à une barrière à l'exportation des
valeurs humanistes face à l'oppression. En juillet 1998, le ministre polonais des Affaires
Etrangères était méfiant quant à la demande française de réformes politiques préalables
109
à l'élargissement, disant qu'il ne voulait plus d'un « pilotage politique » . L'Allemagne a,
elle, récupéré les bénéfices d'une telle « déception », et notamment sur le plan économique.
Un exemple concret est celui de l'implantation des usines occidentales en Europe de l'Est
au moment où les marchés s'ouvraient complètement. Des entreprises comme Renault
se sont retrouvées incapables de concurrencer les entreprises allemandes dans ces pays
notamment par le simple fait qu'elles étaient françaises et par la connotation négative qu'elle
transportait selon les élites politiques locales. Lorsqu'il s'agit de reprendre l'entreprise Skoda
en Tchécoslovaquie, Renault fut dans une position défavorable face aux Allemands et le
16 avril 1991, Volkswagen remporte le marché face à Renault. Il en va de même lorsque
110
F. Mitterrand a déclaré que ces pays étaient « dans un état de délabrement inquiétant » ,
déclaration qui ne peut en rien favoriser les entreprises françaises à décider d'investir
sur place et les gouvernements locaux à accepter les propositions françaises de rachat.
C'est pourquoi ces nouveaux Etats ont cédé en grande partie les nouvelles entreprises
privatisées aux Allemands en priorité, pour des raisons de communication, de proximité
105
106
107
108
109
110
R. Dumas, op.cit, p.687.
Cf infra : La France et les USA : consensus sur la construction européenne ?.
R. Dumas, op.cit, p.702.
Rencontre du 9 avril entre F. Mitterrand et Lech Walesa.
Propos tenu par Bronislaw Geremek en visite à Paris.
Le Monde, 14-06-1991.
BOUCHET Thomas - 2013
39
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
111
et de compétitivité . C'est donc tout l'inverse de ce que souhaitaient les élites politiques
françaises qui est arrivé : les Allemands ont pu bénéficier de ce nouveau et vaste marché
à l'Est et ont encore creusé l'écart économique avec la France à travers une série de
délocalisations, d'investissements verticaux et d'IDE que la France a difficilement pu faire.
De plus, le deuxième retour de bâton possible de ce projet se calcule en terme
d'alliances politiques futures. Dans une Europe amenée à s'élargir dans un horizon à moyenterme, il est important de s'assurer le soutien de ces nouveaux pays dans de nombreux
projets phares comme la PAC, et de s'assurer leur vote au Parlement par exemple. Or, avec
la démonstration de l'opposition française à leur entrée, et ce malgré avec l'évidence que
ces pays ne peuvent rentrer dans l'organisation européenne, ces pays seraient beaucoup
moins enclins à donner fidèlement leur voix. Quand bien même les intérêts personnels des
112
nouveaux Etats adhérents primeraient sur les « coalitions de soutien » , il est toujours
nécessaire de rassembler un maximum de voix face aux autres grandes puissances
britanniques et allemandes sur des sujets sensibles. C'était aussi l'un des objectifs de la
Confédération : empêcher la dilution des pouvoirs en Europe et faire en sorte que la voix de
la France ait relativement moins d'importance sur le plan comptable. En conservant cette
Europe « réduite », le poids de la France demeure massif et ne risque pas de fondre face
à celui de l'Allemagne et de ces nouveaux pays de l'Est. On peut en conclure que ce projet
était sur le fond totalement cohérent avec la conduite déjà menée depuis 1986, prônant une
intégration politique, économique et culturelle accrue et rejetant une idée courte-termiste
d'élargissement, mais elle a souffert dans la forme. Les déclarations réalistes, trop réalistes
peut-être de François Mitterrand, ont détérioré l'image de la France dans ces pays et les
possibilités économiques que l'ouverture de leurs marchés permettaient. Cette conduite
cavalière de la diplomatie par François Mitterrand, et le manque de concertation avec
son équipe sur le sujet a réduit considérablement les chances de succès du projet. Les
Etats-Unis, déjà opposés sur le fond du projet, ont pu profiter de cette faiblesse dans la
présentation du projet pour le décrédibiliser.
Le deuxième objectif de cette confédération était d'éviter un déchirement ethnique.
L'exemple de 1914 résonne encore dans l'esprit des élites françaises comme un démon à
exorciser. Or, après ce tel choc qu'est la fin du communisme d'Etat, il est probable que des
violences ethniques et communautaires ressurgissent violemment en Europe centrale. Il
s'agit alors pour la Confédération « d'être un cadre de négociations diplomatiques amicales
à l'intérieur duquel la question des frontières ethniques trouverait une solution. Il s'agissait
d'empêcher les antagonismes d'en bas de s'exprimer violemment, et de les régler par
113
le haut, dans des institutions de type fédéral, c'est-à-dire confédérales » . Il faut créer
un cadre institutionnel fondé sur le modèle européen pour pouvoir encadrer la remise en
marche des économies orientales et empêcher que les crises inévitables de 1990-1991
débouchent sur des conflits ethniques. F. Mitterrand est conscient de la poudrière que
constitue cette région d'Europe, en raison de la multitude de minorités y vivant, mais aussi
de la pluralité des religions. Le regroupement de minorités au sein de mêmes Etats comme
en Yougoslavie a donné historiquement des résultats désastreux ; il s'agit alors de prévenir
111
Florence Deloche, « La France et l'élargissement à l'Est de l'Union Européenne », Les Etudes du CERI, n° 46, octobre
1998, p.8.
112
113
40
Florence Deloche, op.cit, p.7.
R. Dumas, op.cit, p.693.
BOUCHET Thomas - 2013
2. Construire une Europe à douze : Mitterrand et la France comme les chantres de l'intégration
d'éventuels conflits par le cadre institutionnel et européen, car « le nationalisme, c'est la
114
guerre » .
Quand bien même ce projet a échoué, il est fondamental pour comprendre l'idée
européenne selon la France, et ici plus particulièrement, celle de F. Mitterrand. Il a eu le
mérite de mettre en lumière la cohérence d'un projet qui se voulait très polémique, car
abordant le sujet délicat du refus d'intégrer des Etats faibles. Même si la BERD a pu mobiliser
115
des fonds dans la zone , la portée symbolique de la mise à l'écart provisoire de ces
pays hors d'Europe fut grande. Ce projet met parfaitement en lumière toute la logique de
pensée française concernant la construction européenne, car il mêle à la fois le caractère
personnelle de la diplomatie française menée par F. Mitterrand, la volonté puissante de
mener à bien l'intégration à l'Ouest sans être dérangé par des événements pouvant mettre à
mal cette construction, et le souci permanent de ne pas laisser de côté des pays « fragiles »
qui pourraient basculer dans des guerres nationalistes. Néanmoins, c'était une nécessité
pour F. Mitterrand de privilégier l'intégration monétaire et politique à cet élargissement, et
cette nécessité s'est alors traduite par une initiative quant à la gestion du problème. Or,
cet échec ne doit pas empêcher l'Europe de traiter du sujet de la politique du voisinage.
L'utilisation notamment des institutions européennes permet de privilégier le rapprochement
entre l'Europe Centrale et l'Europe des Douze.
2.2. L'intégration économique et monétaire : une
question clé qui ferme l'ouverture à l'Est
2.2.1 Le rôle des institutions européennes pour rattraper l'échec du
projet français dans le rapprochement manqué avec l'Est
Les institutions européennes ont alors du prendre le relais français dans la tentative de
conciliation avec les pays de l'Est. L'échec français concernant le Projet de Confédération
Européenne est caractéristique de l'extrême difficulté pour un Etat de légitimer une politique
d'aussi grande envergure, surtout lorsque l'Etat en question n'est pas les Etats-Unis. La
France a souffert d'un manque de soutien dans ce projet et d'un manque de légitimité
quant à l'annonce faite par F. Mitterrand. C'est pourquoi les institutions européennes, et
en particulier le Conseil de l'Europe, ont tenté de reprendre à leur compte ce travail de
conciliation avec l'Est. L'institution européenne a une légitimité supérieure aux yeux de ces
pays car les projets qu'elle porte incarnent moins l'intérêt national d'un Etat que le projet
français par exemple. Elle est donc moins soupçonnée de vouloir empêcher ces pays de
rentrer à terme dans l'Union.
Le Conseil de l'Europe, créé en 1949, est l'institution garante des valeurs européennes
en matière de droit de l'homme, d'Etat de droit ou de l'esprit humaniste. En 1989, elle est
114
115
Discours de François Mitterrand devant le Parlement Européen le 17 janvier 1995.
Les engagements de PHARE dans le secteur des PME en Europe centrale et orientale ont atteint quelque 12,0 milliards
d'euros au cours de la période qui s'étend de 1990 à 1998. Source : BERD : aides et financements dans les PECO, Europolitique, 1999.
BOUCHET Thomas - 2013
41
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
116
alors légitime pour incarner « la liberté et le droit à l'échelle du continent » . Le Conseil de
l'Europe se sent investi par le rôle de conciliateur lors de cette année zéro qu'est 1989. Il
s'agit alors d'accomplir le « deuxième miracle » selon l'expression de P. Pfimlin, c'est à dire
réconcilier l'Ouest et l'Est après quarante ans de rideau de fer. Cette institution se trouve
légitime dans son rôle intégrateur, car c'est elle qui la première avait recueilli la Grèce (28
novembre 1974) puis le Portugal (22 septembre 1976) et enfin l'Espagne (24 novembre
1977° en son sein après que chacun de ces trois pays se soient débarrassés de leur régimes
117
autoritaires. Le Conseil de l'Europe se conçoit comme l' « antichambre de l'adhésion » ,
car elle accueille en son sein des pays de l'Est qui ne sont pas membres de la CEE. A travers
une série de chartes et de conventions signées avec l'Est, comme par exemple laConvention
Culturelle européenne, ouverte le 19 décembre 1954, et qui devient cinquante-cinq ans
plus tard une porte d'entrée laissée ouverte aux pays de l'Est pour s'initier aux pratiques et
aux valeurs occidentales. En partant du principe d'une « identité culturelle commune » en
118
Europe , le Conseil se fait le trait d'union entre ces deux parties d'Europe. Or, il ne s'arrête
pas uniquement au cadre culturel. Le 26 novembre 1987, les « Directives sur les relations
du Conseil de l'Europe avec des pays de l'Europe de l'Est » sont ouvertes par le Comité
des Ministres. L'objectif est d'améliorer la coopération et le dialogue entre les pays de l'Est
et ceux de l'Ouest sur une base beaucoup plus ouverte que le cadre culturel.
Cependant, cette fonction dont s'est investie le Conseil de Ministres est bien nouvelle.
Avant 1989, les liens qu'il avait tissé avec l'Est étaient fort minces. Seules la Yougoslavie,
la Hongrie et la Pologne avaient noué quelques liens avec ce Conseil en mai 1984 lors
d'une visite du vice-président du Parlement hongrois Janos Peter à Strasbourg et alors de
la rencontre entre le Président polonais Jaruselski et le Secrétaire Général à Varsovie le
10 et 11 mars 1988. Il y a donc eu un choc avec la chute du Mur le 9 novembre 1989,
car la barrière psychologique séparant les deux Europe s'est effondrée. D'ailleurs, le 6
octobre 1988, le Secrétaire Général se demande à propos du Conseil de l'Europe s'il « peut
développer, sur la base d'une approche réaliste et sélective en des coopérations concrètes
119
avec les pays de l'Est, contribuant ainsi à la création d'un nouveau climat en Europe ? » .
Les perspectives avant la chute du Mur de coopération avec l'Est étaient limitées au vu de
la situation figée dans laquelle se trouvait l'Europe alors. La chute du l'URSS n'avait été
anticipée par personne et il est difficile d'envisager une ouverture franche et concrète à l'Est
à travers le Conseil de l'Europe. Cependant, la chute du Mur n'est pas l'élément qui a tout
fait basculé comme on pourrait le croire. Dès 1988, les premières réflexions sur le refonte
des relations avec l'Est s'effectuent. Ainsi, un débat sur la « Politique générale du Conseil de
l'Europe-relations Est-Ouest » est ouvert le 6 octobre 1988 au Conseil. Le rapporteur de ce
débat, Catherine Lalumière expose alors les nouveaux principes et méthodes qui fondent
les relations avec l'Est. L'indépendance d'action de l'Assemblée parlemntaire est alors mise
en avant, sous le prétexte que l'intergouvernementalité permet à l'Assemblée d être « plus
libre de ses mouvements que ne le sont nos gouvernements respectifs. Ce qui lui permet
des missions exploratoires fort utiles en particulier dans les périodes de mutation, lorsque
116
Denis Huber, Le conseil de l'Europe (1989-1999) : une décennie pou l'histoire, Revue belge de philosophie et d'histoire,
2001, volume 79, p.1.
117
118
119
42
Denis Huber, op.cit, p.8.
Colloque « Culture européenne : Identité et diversité » », 8-9 septembre 2005.
Denis Huber, op.cit, p.10.
BOUCHET Thomas - 2013
2. Construire une Europe à douze : Mitterrand et la France comme les chantres de l'intégration
120
le terrain bouge et lorsque les partenaires changent. » . Cette indépendance, couplée à
une « rigueur » consistant à engager des relations si de strictes conditions sont remplies,
121
fait du Conseil de l'Europe une « sorte d'avant-garde pour l'Europe de l'Est » . Le 15 mars
1989, le Conseil de l'Europe émet une liste de recommandations en rapport avec la façon
de mener le dialogue à l'Est. On y retrouve l'absolue nécessité d'améliorer ce dialogue. Le
Conseil se pose à travers ces recommandations comme la pierre angulaire des nouvelles
relations avec l'Est. Par exemple, l'article 22 déclare que « l'Assemblée peut aussi apporter
une contribution précieuse, en jouant un rôle pionnier parmi les organisations européennes
dans ce domaine, à l'amélioration des relations avec les pays de l'Europe centrale et de
l'Europe de l'Est, et que l'institution d'un statut spécial, à définir, pour ces pays contribuera à
l'amélioration du climat de coopération en Europe et, enfin, que l'association de l'Assemblée
122
au processus de la CSCE apporterait la dimension démocratique indispensable » .
L'objectif est donc d'assurer une relation permanente avec l'Est pour peu à peu effacer
le décalage entre Est et Ouest. En effet, « l'Organisation constitue en outre un excellent
cadre pour la coopération qui peut être très utile pour éviter l'apparition de décalages dans
123
certains domaines entre les pays de la Communauté et les autres. » . Le but du Conseil
de l'Europe est donc d'être un moyen efficace de transition entre le système soviétique et le
système occidental en matière économique, politique ou des droits de l'Homme. On rejoint
ici un peu l'idée de F. Mitterrand de créer un purgatoire nécessaire à une adhésion future.
Dans ce cas là, ce n'est pas une Confédération Européenne qui assurerait ce rôle mais une
institution déjà présente en charge de normaliser les standards dans ces pays-là en fonction
des normes occidentales. La question des droits de l'Homme, au cœur des préoccupations
du Conseil, serait alors déjà plus ou moins réglée en vue d'une adhésion future.
2.2.2 Jacques Delors et les institutions européennes : non à
l'élargissement !
Cependant, cette ligne de conduite favorable a un rapprochement avec l'Est n'est pas
partagée par toutes les institutions européennes, et en particulier par la Commission
124
Européenne. Cette institution dirigée par le français Jacques Delors , refuse juste après
la chute du Mur d'aider les pays de l'Est en faillite économique. Lors de son discours le
26 septembre 1989 devant l'Assemblée Parlementaire, Jacques Delors refuse un « plan
Marshall bis » en direction de l'Est, car ce serait la voie vers un grand marché européen
aux frontières élargies par rapport à celui déjà existant. Il déclare alors que « nous voulons
construire une communauté, non pas un grand marché » ou une zone de libre-échange.
Que cela soit bien compris par tous, y compris à l'intérieur de la Communauté ». C'est un
avertissement lancé d'une part aux Etats favorables à un rapprochement à l'Est, notamment
l'Allemagne de Kohl qui a des prétentions économiques dans la région, et la réaffirmation
de la position française en matière d'approfondissement de la construction européenne.
En aidant ces pays-là, le risque est de basculer peu à peu vers le ralentissement voire
120
Extrait oral du rapport de Catherine Lalumière devant le Conseil de l'Europe sur le thème « Politique générale du Conseil
de l'Europe - relations Est-Ouest ».
121
122
123
124
Extrait rapporté du même rapport de C. Lalumière.
Recommandations 1103 (1989) 15 mars, relatives au rôle futur du Conseil de l'Europe dans la construction européenne.
Article 7 de ces mêmes recommandations.
Nommé par F. Mitterrand, il n'est pas très apprécié de ce dernier, notamment par leur divergence d'opinion sur la construction
européenne.. Il eut le mérite d'être très consensuel alors pour se faire élire.
BOUCHET Thomas - 2013
43
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
l'abandon de la politique d'intégration menée jusque-là et de faire aboutir des dialogues
futurs avec l'Est à une perspective d'élargissement économique, le caractère politique
ayant été édulcoré. L'approfondissement est un préalable à l'élargissement, car ce dernier
pourrait être fatal à l'Europe au vu de la situation économique des pays de l'Est. C'est
pourquoi J-P. Chevènement avait prévenu que « Le Mur est tombé. Un mort. Jacques
Delors ». Le dilemme élargissement-intégration est relancé alors, notamment par le Conseil
de l'Europe, comme vu précédemment. Les multiples intérêts nationaux d'élargissement
à l'Est et la volonté d'exporter les valeurs occidentales ont sérieusement remis en cause
l'intégration. A partir du moment où le Mur tombe, il n'y a plus de frontières légitimes à l'Est
et la question de l'élargissement est posée. Jacques Delors est fermement opposé à cet
élargissement, lui qui appelle même à une réduction du nombre de membres de la CEE,
quitte à créer des cercles de membres, le premier comportant les Douze pays actuels et un
second comportant des pays « qui bénéficient avec nous des avantages d'un grand espace
125
économique commun à égalité de droits, certes, mais aussi à égalité de devoirs » . La
limite maximale serait un dialogue élargi avec l'Est qui n'irait pas plus loin que des rencontres
avec des chefs d'Etats comme Vaclav Havel et qui ne pourrait en aucun cas amener à des
discussions autour d'un potentiel élargissement. D'ailleurs, lors de son discours devant le
Conseil de l'Europe, il avertissait l'Europe à ce sujet : « Mais attention, je le répète : pas
de méprise ni de malentendu ! Il ne faut pas croire que la construction d'une Communauté
126
européenne, à douze, puisse être affectée en quoi que ce soit par ce dialogue élargi » .
Jacques Delors, à travers ses discours sur l'intégration, rejoint la pensée française en la
matière. Les événements surgissant à l'Est doivent justement pousser l'Europe à accélérer
le mouvement d'intégration et non à se demander si l'élargissement est préférable. Delors
croit « profondément que la meilleure réponse de la Communauté doit être de renforcer
sa propre dynamique d'intégration : marché intérieur, dimension sociale et humaine, union
économique et monétaire, progrès vers une politique étrangère commune,tout cela sur la
127
voie de l'union politique » . L'élargissement à l'Est pose le danger d'une vaste zone de
libre-échange dénuée de quelque dimension politique que ce soit. En intégrant ces pays de
l'Est, l'Europe agrandirait ces frontières vers l'Est, redéfinirait la question des subventions,
des quote-parts, sans pour autant créer une véritable union politique. Or, c'est là que résider
d'une part la crainte de Jacques Delors, et d'autre part celle de F. Mitterrand. Une union
purement économique et sans caractère politique n'a aucune valeur symbolique et ne peut
s'inscrire convenablement dans le temps. De plus, elle ne répondrait pas aux défis de
l'après-Yalta, notamment dans les Balkans où elle ne serait pas unie pour faire face à
quelque conflit que ce soit. On retrouve ainsi à travers le discours de J. Delors l'idée que
les événements à l'Est doivent jouer comme un catalyseur de l'intégration et en aucun cas
comme celui de l'élargissement. Tout comme F. Mitterrand, il renverse la logique de 1989
au profit de l'intégration et l'élaboration du traité de Maastricht.
Ce rôle nouveau des institutions en 1989 rend d'ailleurs encore plus difficile une
hypothétique application du Projet de Confédération Européenne. Le regain d'activité de
ces deux institutions, aux visions sensiblement opposées sur la question de la nature et
du degré des rapports avec l'Est, auraient crée une superposition d'institutions avec celles
que la Confédération auraient engendré. Si le projet de F. Mitterrand avait abouti, il aurait
été difficilement imaginable de l'insérer au sein des autres institutions déjà présentes en
125
Dans ce second cercle se trouverait les pays de l'AELE (Association Européenne de Libre-Echange) qui se transformerait en
EEE (Espace Economique Européen).
126
127
44
Discours du 26 septembre 1989, devant le Conseil de l'Europe de Jacques Delors p.8
Même discours, p.9.
BOUCHET Thomas - 2013
2. Construire une Europe à douze : Mitterrand et la France comme les chantres de l'intégration
1990. Ces institutions se faisaient déjà, l'une le chantre, l'autre le régulateur, des nouvelles
relations avec les pays de l'Est et la création d'une Confédération Européenne aurait
fortement nui à ces dialogues. En effet, la Confédération aurait réduit la portée du discours
novateur du Conseil, car il aurait réduit celui-ci à un discours humaniste alors même que la
Confédération insiste sur la nécessaire reconstruction économique préalable à une future
adhésion. De plus, les pays de l'Est aurait eu un besoin bien moindre d'intégrer le Conseil de
l'Europe ou d'y participer en tant que membre observateur par exemple si un organe tel que
la Confédération aurait pu se substituer à ce rôle. Il y a donc collusion entre les nouvelles
pratiques du Conseil Européen et ce qu'aurait du être la Confédération Européenne, raison
supplémentaire de l'échec du projet mitterrandien. Les pays de l'Est se sont en effet tournés
vers ces anciennes institutions plus légitimes qu'une confédération émanant de l'esprit et
l'intérêt d'un seul.
2.2.3 La faiblesse de la France dans la question de l'Union
Economique et Monétaire
Cette approche par les institutions démontre que la question de l'élargissement à l'Est
n'est pas une simple préoccupation de la France. Elle intéresse aussi bien les pays que
les institutions qui y voient là un moyen d'augmenter leur influence personnelle et leurs
prérogatives par rapport aux autres institutions. Elle démontre aussi à quel point sont
liées les questions d'intégration économique et d'intégration politique. En effet, les deux
questions sont très étroitement liées entre 1986 et 1992. Il est question de faire de la
future Union Européenne une organisation soudée politiquement et économiquement pour
qu'aucune marche en arrière soit possible. On retrouve la tactique des petits pas, dite spin
over, chère à J. Monnet. Dans ce cadre là, c'est à travers une intégration économique
accrue que l'intégration européenne aura fait un grand pas. A partir du moment où les
monnaies européennes seront harmonisées autour d'une monnaie unique, telles l'écu ou
l'euro, que l'élargissement à l'Est serait impossible dans l'immédiat au vu des situations
économiques de ces pays. L'idée de F. Mitterrand et de J. Delors est de donner un grand
coup d'accélérateur très rapidement à l'intégration économique pour définitivement fermer
la porte à l'Est et en terminer avec les supputations sur l'élargissement. C'est dans ce cadre
que la question de l'intégration monétaire et ses résistances se pose.
F. Mitterrand souhaitait dès 1988 relancer trois grands projets : « la monnaie unique,
128
l'harmonisation sociale et l'harmonisation fiscale » . L'ambitieux projet de F. Mitterrand,
aidé en cela par J. Delors qui y voit le moyen d'avoir une fois pour toute le degré d'intégration
requis en Europe pour ne plus pouvoir revenir en arrière, s'est heurté à de très nombreuses
réticences allemandes et britanniques avant tout. Mais c'est par la somme de travail fourni
par la France qu'il se distingue tout particulièrement. Il eut fallu pas moins de deux CIG
(Conférence Intergouvernementale), l'une en novembre 1990 ? l'autre en décembre 1990,
pour présenter des projets convenant à l'Europe entière. Pourquoi la création d'une Union
monétaire et économique posa autant de problèmes ?
Avant tout, c'est le partenaire allemand qui s'opposa à cette création. En effet,
129
l'Allemagne était alors doté d'un Deutschmark très fort
128
Elisabeth Guigou, « Le Traité de Maastricht : la dernière grande œuvre européenne de F. Mitterrand », Institut François
Mitterrand, 2004, p.1.
129
Deutschmark= 3,35 francs alors. Source : convertisseur de devises dans le passé utilisant des cours officiels.
BOUCHET Thomas - 2013
45
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
La perspective d'une monnaie unique allant à l'encontre de la monnaie allemande
très appréciée est dérangeante pour les dirigeants allemands qui y voient là une façon de
perdre leur leadership européen en la matière. C'est pourquoi l'Union Monétaire, si elle
devait se réaliser, devait se faire dans des conditions très strictes. La monnaie unique
serait réalisée que si la stabilité des prix serait assurée et si la nouvelle Banque Centrale
Européenne serait indépendante, conditions indiscutables du point de vue allemand. Pour
les Français, l'Europe représentait alors le cadre spécifique propice à contrôler le nouvel
essor allemand en 1990 et à protéger les intérêts français. Il ne faut pas y voir ici uniquement
du cynisme quant aux fins de l'intégration européenne, qui n'est pas uniquement destinée
à supprimer toute revendication de puissance allemande, mais dans le cas de François
Mitterrand et de la France en 1990, l'intégration européenne combine une idée européenne
à une possibilité de museler en effet l'impact de la réunification allemande. Cette phobie
française d'une Allemagne trop puissante économiquement s'est déjà vérifiée lors de la
création du Système Monétaire Européen : en 1979 qui était une façon pour la France
de contrôler les ajustements des politiques économiques françaises et allemandes. Avec
les crises monétaires des années 70 et 80, particulièrement entre 1981 et 1983 avec
l'échec de la relance Mauroy, la France cherche alors un échappatoire en Europe et
veut redéfinir un cadre nouveau à ses politiques économiques : ainsi Kenneth Dyson
déclare que « La politique française sous Mitterrand fit deux expériences dramatiques
des implications de la dépendance croissante pour la capacité de négociation française
(...) elles ont déclenché un processus d'apprentissage sur le besoin de reconsidérer tout
le cadre de référence dans lequel la politique française s'était développée. Ce nouveau
cadre de référence entraînait l'européanisation des politiques économiques, financières, et
130
monétaires. » . La France souffrait alors d'un Deutschmark trop puissant qui accordait
à l'Allemagne un véritable poids dans les négociations face à la France. L'exemple de la
réunification obtenue très rapidement, à peine un an après la chute du Mur est probant.
En 1989, la France est dominée économiquement par l'Allemagne. Malgré la politique
française, entamée en 1983, visant à stabiliser le franc au sein du SME et a le réévaluer à
travers la politique économique de « désinflation compétitive », la France reste en retard. Si
l'Union Economique et Monétaire doit se faire, elle se fera sous la prédominance allemande
et avec les conditions allemandes. François Mitterrand ne peut réaliser ce projet sans faire
de concessions. C'est pourquoi il est obligé de céder sur le point qu'est l'indépendance
de la Banque Centrale Européenne, doit le siège est alors décidé à Frankfurt. Plus qu'une
soumission à l'Allemagne, cette acceptation d'une part de cette indépendance de la Banque
Centrale et d'autre part l'assentiment pour que les marchés financiers soient arbitres des
131
politiques économiques et monétaires françaises sont autant de signes lancés par la
132
France pour montrer qu'elle est prête à l'Union Economique et Monétaire . On constate
tout de même à quel point la relation franco-allemande est au centre de la construction ,
133
ici monétaire, européenne , car la France doit se plier aux exigences allemandes avant
tout pour réaliser l'Union monétaire. En premier lieu, la domination économique allemande
lui permet d'obtenir des garanties futures que la France ne souhaitaient pas forcément.
130
Dyson Kenneth, « La France, l'Union Economique et monétaire et la construction européenne : renforcer l'exécutif,
transformer l'Etat », Politiques et management public, vol.15, n°3, 1997, p.60.
131
En juin 1988, la France signe l'accord sur la liberté de mouvements des capitaux dictée dans le Programme du Marché
Unique.
132
133
Dyson Kenneth, op.cit, p.59.
Bender, Der besondere Beitrag Deutschlands und Frankreichs zum Aufbau Europas : Eine historische, politische und
militarische Sicht (Eurokorps und Europäische Eingung, Bonn, 1996, Zeitgeschicht, pp.213-241.
46
BOUCHET Thomas - 2013
2. Construire une Europe à douze : Mitterrand et la France comme les chantres de l'intégration
Cependant, l'Allemagne n'était quand même pas prête à abandonner le Mark au profit d'une
monnaie unique avantageant nettement la France. Cette position est clairement visible
dans les discours adoptés par les dirigeants allemands, déclarant que des Institutions
comme la Bundesbank refusait cette mesure et que donc l'opposition nationale rendait
difficilement applicable l'union. Entre 1979 et 1988, l'opposition sur la question monétaire
entre la France et l'Allemagne était claire : alors que la France refusait de sortir du SME
et cherchait à tout prix à stabiliser sa monnaie autour d'une politique dite du « franc fort »,
politique devant renforcer la crédibilité internationale de la monnaie française en refusant
les dévaluations, l'Allemagne s'affichait comme le modèle à suivre et de très nombreux pays
134
ont suivi la ligne directrice imposée par l'Allemagne dans les années 80 . Les propositions
françaises concernant l'UEM étaient alors opposées à celles de l'Allemagne, qui craignaient
135
en premier lieu une hausse de l'inflation et une attaque sur sa monnaie . Jacques Delors
fut un des plus ardents défenseurs des positions françaises sur la monnaie. Il s'opposait
136
alors au directeur de la Banque Centrale allemande, Karl-Otto Pöhl, un Ordo-libéral ,
qui lui opposait alors une stricte revendication d'une inflation maîtrisée, vieille rengaine
allemande issue du traumatisme de la crise de 1929 et ses conséquences. Néanmoins,
cette opposition a donné lieu à un renforcement des liens franco-allemands dans le cadre de
la construction européenne. La tension due à ce sujet délicat a permis de renforcer encore
plus le dialogue et la coopération entre les deux pays, en témoigne la lettre conjointe de F.
Mitterrand et H. Kohl à la présidence irlandaise pour organiser une deuxième conférence
137
intergouvernementale sur l'Union Politique parallèle à la première sur l'UEM . Visant à
relancer la dynamique d'intégration européenne, dans la foulée de l'Acte Unique Européen,
cette route vers Maastricht a marqué à la fois les oppositions entre les deux pays et le
renouveau de leurs relations.
2.2.4 Le « gouvernement économique » : resserrer l'union politique
face à l'union économique
La position française est celle d'un « gouvernement économique » : un dirigisme peut faire
contrepoids à l'indépendance de la Banque Centrale allemande. La France préfère alors
mettre en œuvre un vaste programme politique, à l'inverse des revendications allemandes
sur l'établissement de règles économiques claires et précises qui doivent être appliquées
à la lettre. L'idée est d'établir une relation entre les « banques centrales en charge de
la politique monétaire qui dialoguent avec les gouvernements en charge du reste de la
138
politique économique » . L'objectif est donc de museler la Banque Centrale Allemande
en diminuant sa marge de manœuvre et en aménageant une pour les hommes politiques,
ce qui favoriserait la France. Or, Bérégovoy tente de rassurer l'Allemagne en annonçant
officiellement que ce n'est pas le cas (interview dans Le Monde) alors même que c'est
134
135
Frédéric Depétris, L'Euro : une perspective politique. Dossier spécial , Paris, L'Harmattan, 2003, p.19.
La somme totale de la dette de chaque pays de la zone serait le facteur principal du taux d'intérêt de tous ces pays. Ainsi,
des pays faiblement endettés devraient « payer » pour les plus endettés en vertu de cette mutualisation.
136
Kenneth H.F Dyson,European States and the Euro : Europeanization, Variation and Convergence, Oxford University Press,
New York, 2002, p. 179. Les Ordos-Libéraux sont les économistes ou politiciens obsédés par l'inflation et l'incapacité à la contrôler.
Toute politique doit alors viser à la juguler, ce que Maastricht a réussi à imposer aux Etats en 1992.
137
138
Thiel, Bonnefond Isabelle, « L'Allemagne, l'UEM et le pacte de stabilité », Politique Etrangère n°1, 2004, p.165.
Issu du projet français du Traité de 1990.
BOUCHET Thomas - 2013
47
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
exactement ce qui gêne le gouvernement français. Durant la campagne pour le « oui » à
139
Maastricht de 1992, cette question sur la gestion de l'inflation sera constamment éludée .
Une gestion gouvernementale de l'inflation permettrait aussi de mieux coordonner les
politiques économiques et monétaires pour effectuer des policy mix. Cette proposition de
gouvernement économique ne remet pourtant pas en cause l'indépendance des banques
centrales nationales et européennes, la France rendant la Banque Centrale de France
indépendante dès 1993. Cette idée démontre que la France souhaite se placer aussi
sur le plan économique comme le pays décisionnaire, au même titre que l'Allemagne, et
non comme un pays se pliant aux exigences allemandes. La France voulait s'appuyer
sur une « forme d'union monétaire européenne où la Banque Centrale serait placée
sous la direction conjointe des pays-membres, au lieu d'avoir un SME dominé par la
Bundesbank et par conséquent par des considérations et des intérêts financiers purement
allemands : après tout, pourquoi les taux d'intérêts français seraient ils déterminés par la
140
Bundesbank ? » . C'est donc un moyen d'en finir avec le système du franc arrimé au
mark, symbole d'une Allemagne remorquant la France sur le plan économique, ce qui finirait
par se traduire sur le plan politique par une suprématie allemande, d'autant plus que la
réunification allemande et les revendications à l'Est déplacent le centre de gravité européen.
En proposant des idées fortes comme celle-ci, elle se porte publiquement comme une
alternative aux revendications allemandes. Ce gouvernement économique aurait alors eu
pour fonction d'être une autorité économique supranationale qui aurait permis le parallèle
entre une nouvelle autorité monétaire supranationale (l'euro) et une autorité économique
supranationale. Ses prérogatives voulues par la France auraient alors été la capacité
de coordonner les politiques macroéconomiques européennes et d'établir une meilleure
répartition géographique des développements en Europe. Or, l'Allemagne était inquiète
de ce genre d'institution qui pourraient nuire à l'indépendance des Banques Centrales et
pourraient donc influer sur les politiques nationales dans une trop forte mesure. Cette
obsession de la lutte contre l'inflation est au cœur des exigences allemandes et a miné
tout projet français. Tout projet a visée économique en Europe ne pouvait que se heurter
au refus allemand en la matière : Maastricht est alors l'expression d'un échec français
dans ce domaine, car aucune disposition pour une autorité supranationale économique
apparaît alors que l'autorité supranationale monétaire y est décidée. C'est donc une UEM
141
« asymétrique » qui est faite à Maastricht. L'échec de l'idée économique européenne
française est cuisant, car malgré les tentatives répétées de se poser contre le leadership
allemand en Europe à travers une série de propositions, de discours, de réunions, la France
n'a pas pu obtenir la moindre avancée sur la question. Cette asymétrie est d'ailleurs une des
causes actuelles de la crise politique et économique européenne, une politique monétaire
commune ne pouvant pas gérer dix-sept politiques budgétaires différentes. Les mises en
garde de la France, disant qu'« ignorer le parallélisme entre les questions économiques et
les questions monétaires pourrait conduire à un échec », montrent que la France souhaite
une Europe se développant de façon équitable. Or, la façon de présenter ce projet et le
flou régnant autour n'ont pas favorisé son exécution, de la même manière que le Projet
de Confédération Européenne au niveau politique. En effet, le manque de précision sur
les prérogatives réelles de ce gouvernement et ses conséquences sur l'indépendance de
139
D. Howart, « The French State in the Euro-Zone : Modernization and Legitimizing Dirigisme », European States and The Euro,
Oxford Scholarship Online, p.168.
140
S.Hoffmann. Dilemmes et stratégies de la France dans la nouvelle Europe (1989-1991). In: Politique étrangère N°4, - 1992 -
57e année, 1992, p. 885.
141
48
Frédéric Deprétis, op.cit, p.9.
BOUCHET Thomas - 2013
2. Construire une Europe à douze : Mitterrand et la France comme les chantres de l'intégration
la Banque Centrale Européenne l'ont discrédité. De plus, la volonté française de mieux
répartir géographiquement les coûts et dépenses européens implique que l'Allemagne
devra payer une contribution plus élevée alors même qu'elle est déjà en 1990 le plus
gros contributeur. C'est donc un prétexte (ou un argument?) supplémentaire pour refuser
ce projet de gouvernement européen qui correspond beaucoup plus aux vues françaises
qu'aux vues allemandes.
Il est à signaler aussi le caractère une fois de plus central de F. Mitterrand dans les
négociations sur l'UEM. Ici encore, il utilise le fait que l'UEM soit formellement un domaine
réservé au président de la République pour s'en emparer entièrement et imposer ses
vues dans la ligne menée par la France. De nombreux exemples étayent cette idée d'une
prédominance de la vision mitterrandienne en la matière : l'acceptation de signer l'accord
sur la liberté des mouvements de capitaux au sommet franco-allemand d'Evian de juin
1988 s'est faite contre l'avis du ministre des Finances. De même, il s'est opposé à Michel
Rocard sur l'idée que l'indépendance de la Banque Centrale Européenne ne devait pas
être considérée comme un relâchement de la position française mais bien comme une
142
« condition préalable acceptée avant les négociations » . De plus, c'est F. Mitterrand
qui a donné les instructions aux négociateurs sur la question monétaire, Elizabeth Guigou
en tête. Ils devaient réaliser l'UEM dans les plus brefs délais tout en cherchant à garder
comme dernier atout la concession de l'indépendance de la Banque Centrale Européenne
afin d'obtenir le plus de concessions allemandes. Enfin, le concept de gouvernement
économique lancé en décembre 1990 émane de F. Mitterrand. Il souhaitait donner un
caractère politique à cette évolution économique en accordant au Conseil Européen la
capacité d'incarner ce gouvernement européen. On retrouve là le réalisme mitterrandien
concernant la construction européenne, consistant à créer un contrepoids légitime à la
puissance économique allemande à travers les institutions. L'opposition allemande citée
plus haut a fait échouer cette volonté régulatrice. Mitterrand a usé de la stabilité du franc
fort, politique menée dès 1983, pour renforcer les relations franco-allemandes et pérenniser
la construction européenne.
F. Mitterrand a de nombreuses fois souligné le caractère primordial d'une intégration
monétaire mais aussi économique en Europe, déclarant ainsi que « l'Union Economique et
143
Monétaire est le passage obligé vers l'Europe politique » . C'est un objectif majeur pour la
France, car les gains espérés en matière économique concordent avec l'idée européenne
évoquée précédemment. Il n'y a pas d'intégration européenne sans l'aboutissement de ce
processus entamé dès la formation du Marché Commun Européen. Le problème allemand
fut l'un des principaux concernant la question monétaire, car F. Mitterrand et la France
redoutaient que l'Allemagne ne cède pas sur cette question et refuse en bloc une Union
qui irait contre ses intérêts. F. Mitterrand disait d'ailleurs : « Je ne suis plus sûr que les
144
Allemands veuillent de l'Union monétaire. Soyons, nous, irréprochables » . Cette peur
du refus allemand a poussé la France à faire plusieurs concessions, sur la libéralisation
des mouvements de capitaux, sur l'indépendance de la Banque Centrale Européenne, sur
l'emplacement de son siège, sur l'absence de clause concernant une autorité supranationale
économique lors de la signature du Traité de Maastricht en échange de l'accord sur une
monnaie unique. Cette peur était réelle lorsque Pöhl, le président de la Banque Centrale
Allemande, a proposé en juin 1990 que seuls le Benelux, la France et l'Allemagne puisse
142
Dyson Kenneth, La France, L'Union Economique et monétaire et la construction européenne : renforcer l'exécutif,
transformer l'Etat, op.cit, p.65.
143
144
Interview dans le Nouvel Observateur, 27 juillet 1989.
Hubert Védrine, op.cit. Discussion avec P. Bérégovoy, p.458.
BOUCHET Thomas - 2013
49
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
145
procéder à un passage plus rapide vers l'union Economique et Monétaire . C'est l'envers
de l'idée européenne, c'est-à-dire une « Europe à deux vitesses ». F.Mitterrand s'est engagé
pour une construction européenne homogène qui favorise un développement global et
aplanisse les différences géographiques, condition nécessaire à la paix. On comprend alors
bien mieux l'idée européenne de la France en matière économique : assurer une intégration
homogène tout en limitant la puissance allemande. Pourtant, la controverse demeure autour
de la question des réelles intentions allemandes sur l'UEM. Tout laisserait à penser que les
Allemands ne souhaitaient pas d'une UEM et que c'est une concession faite à la France
en échange du soutien français sur la question de la réunification. Or, plusieurs phrases
prononcées par H. Kohl et son ministre des Affaires Etrangères dès 1987, s'ajoutant à
l'accord allemand sur l'UEM, adopté par le Conseil Européen de Madrid en juin 1989,
montrent que l'UEM fait bien partie du planning européen allemand dans les années 80.
Il n'y a donc pas eu une volonté sortie ex nihilo de l'Allemagne en 1990 concernant la
monnaie unique, bien que celle-ci aurait pu diminuer la domination économique allemande
en Europe. L'UEM était un projet accepté par les Allemands, mais qui devait s'effectuer
selon leur vision de l'Europe économique, et non selon celle de la France.
Il faut désormais voir en quoi les relations entre la France et certains pays majeurs dans
la construction européenne, ici la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et la Russie, mettent
bien en lumière l'idée européenne française.
2.2.5. La difficile négociation avec la Grande-Bretagne : l'art français
du compromis
La Grande-Bretagne a elle aussi posé des problèmes de taille à la construction européenne,
notamment sur l'union monétaire. En effet, elle refuse de rentrer dans le processus
entamé par la France, l'Allemagne et les dix autres pays de la zone, car elle s'attache
une fois de plus à sa tradition souverainiste qui lui impose de ne pas entrer dans la
perspective incrémentaliste qu'est la construction européenne. En effet, après le rabais
146
obtenu sur le budget européen par Margaret Thatcher en 1984 , la Grande-Bretagne
freine totalement l'union monétaire. Cette position s'explique par le refus de se trouver
liée quant à sa politique monétaire. La théorie du « triangle d'incompatibilité » est au
147
fondement de ce refus britannique; cette théorie de Mundell explique qu'un pays qui
souhaite contrôler à la fois la liberté de ses capitaux, son taux de change et sa politique
monétaire devra obligatoirement se séparer de l'une de ces trois libertés. Or, avec l'UEM,
la Grande-Bretagne se verrait lier quant à sa politique monétaire et n'aurait donc plus
aucun contrôle ou possibilité pour pratiquer des dévaluations. Cette perte de marge de
manoeuvre monétaire est à la source des préoccupations britanniques qui voient dans l'Euro
145
Archives du journal Le Soir du 13 juin 1990. « Karl-Otto Pöhl a suggéré une Europe monétaire à deux vitesses. Constatant le
haut degré de convergence du DeutschMark, du florin néerlandais du franc belgo-luxembourgeois et du franc français, il s'est demandé
pourquoi l'Allemagne, a France et le Benelux ne formeraient pas un « noyau dur » qui irait de l'avant dans l'union monétaire ». La
France est fermement opposée à cette idée d'une Europe à deux vitesses qui va contre son idée d'homogénéisation de la convergence.
C'est notamment Jacques Delors qui a mené la fronde contre cette idée.
146
Rabais concédé par F. Mitterrand lors du Conseil Européen de Fontainebleau. La Grande-Bretagne se place ainsi constamment
en position de négociateur avec la France et l'Allemagne tout en ne souhaitant pas rater le coche de la construction européenne.
Cette position ambigüe est au cœur des tensions franco-britanniques.
147
Robert Mundell, « The Monetary Dynamics of International Adjustement under Fixed and Flexible Exchange Rates », Oxford
Journal, Quarterly Journal of Economics, vol 74, 1960.
50
BOUCHET Thomas - 2013
2. Construire une Europe à douze : Mitterrand et la France comme les chantres de l'intégration
une hérésie. D'ailleurs, l'ensemble de la communauté néo-conservatrice anglo-saxonne
considère l'union monétaire comme une régression totale, car privant les Etats d'un levier
d'action et d'une souplesse supplémentaire pour ajuster ses équilibres. A partir du moment
où le traité sur la libération des capitaux est signé le 1er juillet 1990, l'un des sommets du
triangle de Mundell n'est plus un problème. L'autonomie en matière de politique monétaire
est donc primordiale. Les Etats européens comme la France ou l'Allemagne se placent dans
une perspective différente du fait de la puissance du dollar qui annihile complètement (du
moins pour le franc) l'autonomie des politiques monétaires. C'est donc sur ce plan que la
France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne discute des conditions de l'Union monétaire.
La Grande-Bretagne de M.Thatcher a aussi démontré dans quelle mesure elle
s'opposait à une intégration poussée de la CEE. Par son refus constant de réformer les
institutions, de créer des avancées irréversibles, elle s'est opposée à la France qui souhaitait
aller dans ce sens. La France cherchait en effet à étendre les compétences des institutions
européennes afin d'arriver à un seuil d'intégration suffisamment poussé pour, d'une part,
mettre de côté la question de l'élargissement à l'Est et d'autre part, répondre aux défis
148
institutionnels que les derniers élargissements en date ont posé. Jacques Delors, partisan
de l'approfondissement, fut l'un des premiers, avec son équipe d'experts, à travailler sur la
question des réformes institutionnelles. C'est lui qui propose dans son rapport du 17 avril
1989 une Banque Centrale Européenne chargée de mettre en place et gérer la monnaie
unique et de faire converger au plus vite toutes les politiques économiques européennes.
Ainsi, dans un discours riche de sens devant le Conseil des Ministres au Luxembourg,
J. Delors met en avant la position française qu'est celle du mécanisme communautaire.
Le Conseil déciderait ce qu'un organe institutionnel proposerait et en cas de problème
relevant de la « high politics », le Parlement serait amené à voter. Il va même jusqu'à
proposer que la Cour Européenne de Justice règle des litiges entre institutions en cas
de problème (ce qui sera de plus en plus le cas dans les années 1990). Dans son
programme, il fait alors de la Commission, jusque-là sous-estimée, l'organe exécutif de
l'Europe, ce qui constitue un élargissement de ses compétences. Cette position est en
parfait accord avec ce que souhaitait la France en 1990, c'est-à-dire une intégration poussée
à travers une réforme institutionnelle, ce qui permet de donner un sens plus politique
à l'Europe. Or, lors du vote de cette proposition, la Grande-Bretagne et le Danemark
qui a une politique européenne souvent rattachée à celle de la Grande-Bretagne sont
contre, au principe qu'ils refusent un début de supranationalité dans la CEE. Tout ce qui
s'apparente à une politique communautaire est alors refusé par la Grande-Bretagne, ce qui
est donc contraire aux idées françaises et allemandes notamment. Un exemple frappant
est celui de l'intégration judiciaire. Suite à un fait divers survenu en Israël, où un Français
ayant tué trois Juifs et s'étant réfugié au Portugal, ne pouvait être extradé faute d'accords
préalables entre ce pays et la France, les Etats européens se sont rendu compte du
manque flagrant d'intégration dans un domaine pourtant crucial. Ce sujet fut remis sur la
table par F. Mitterrand dès les années 1986-1987-1988 par la création de réunions de
concertation européenne sur la question. Ces réunions, parallèles à celles organisées sur
la convergence monétaire, aboutissent en 1992 à l'harmonisation sur la justice intérieure,
Maastricht visant à « harmoniser les procédures judiciaires pour que les citoyens européens
puissent bénéficier partout en Europe des mêmes protections et ne pâtissent des différences
149
de législations. ».
148
149
La Grande-Bretagne, le Danemark, l'Irlande en 1973, la Grèce en 1981, l'Espagne et le Portugal en 1986.
Elisabeth Guigou, op.cit, p.1.
BOUCHET Thomas - 2013
51
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
C'est notamment sur la question de la Charte Sociale Européenne que M. Thatcher
s'est opposée à Maastricht, ce qui poussera en partie la Grande-Bretagne à ne pas ratifier
le traité. Ratifiée par la Grande-Bretagne le 26 octobre 1962, elle ne doit pas être intégrée
à Maastricht pour M. Thatcher : elle constituerait alors une obligation communautaire
contraire aux traditions britanniques. L'introduction de la clause sur la « Charte des
150
droits fondamentaux des travailleurs » signée en 1989 poussait la Grande-Bretagne à
demander un « opt-out » supplémentaire, c'est-à-dire le droit de ne pas souscrire à ce traité
tout en continuant de faire partie de la CEE, ce qu'elle obtint de la France. Cette position
antagoniste sur l'intégration sociale gêne considérablement l'intégration politique voulue par
la France. A partir du moment où un Etat incontournable de la Communauté réclame sans
cesse des dérogations, il est difficile d'obtenir une zone homogène conforme aux exigences
françaises. F. Mitterrand, déjà en désaccord avec M. Thatcher sur l'intégration européenne
et ses formes, se trouva dans un cas de figure différent avec J. Major, successeur de
la Premier Ministre britannique. Là où M. Thatcher avait fait de Maastricht un monstre à
abattre, coupable à long-terme de détruire l'indépendance britannique et d'imposer des
clauses sociales anti-conservatrices, J. Major se veut être un « bon européen » et souhaite
151
« placer la Grande-Bretagne au centre de l'Europe » . En effet, la livre avait rejoint le SME
aux côtés du franc et du mark pour commencer la convergence monétaire ; et, avec une
politique monétaire favorable à la construction européenne, la Grande-Bretagne montrait
que Maastricht ne semblait pas si difficile à accepter. La dérogation obtenue dans le volet
social a d'ailleurs bien aidé les conservateurs à consentir aux négociations. Cependant, la
Grande-Bretagne s'opposa à la vision française dans le sens où elle considérait chaque
traité comme le dernier qu'elle pouvait soutenir :lorsque le traité de Rome fut signé, les
Britanniques le pensait déjà comme le dernier qu'ils accepteraient, « Tout le Traité de
152
Rome, rien que le Traité de Rome » . En 1986 lors de la signature de l'Acte Unique, il
en est allé de même. Maastricht, comme étape cruciale et de taille supplémentaire, pose
donc un problème énorme à ce qu'est l'idée européenne britannique : faut-il accepter un
projet qui se voulait politique selon la France et qui risquait de remettre en cause l'identité
britannique ? Alors que le gouvernement Thatcher était clairement eurosceptique et hostile
à toute ratification du projet, le gouvernement Major qui doit décider de la ratification au
Parlement ne souhaite pas se trouver une fois de plus en retard face aux Etats européens
le ratifiant. Il faut donc concilier les deux perspectives dans une vision minimaliste de la
construction européenne, c'est-à-dire une avancée minime et faiblement irréversible, avec
des dérogations majeures sur le plan social, et qui ne doit pas comporter d'idée fédéraliste
de l'Europe, la référence à la « vocation fédérale de l'Union » étant supprimé à la demande
britannique. La Grande-Bretagne connut d'autres difficultés concernant l'acceptation de
Maastricht. C'est à travers l'absence de consensus national que la ratification du traité
connut ses pires difficultés : de nombreux recours posés par les Travaillistes, et parfois
150
« Celle-ci avait pour but de coordonner les provisions nationales pour l’information et la consultation des salariés dans les
entreprises ayant au moins mille employés dans l’Espace économique européen (dont 150 dans au moins deux pays). L’exemption
d’application de la directive ne s’étendait cependant pas aux entreprises non-britanniques installées au Royaume-Uni et son effet en
fut donc relativement limité. »,Claudia Louati, “Le Royaume-Uni, éternel adversaire de la politique sociale européenne ?”, Nouvelle
Europe [en ligne], Lundi 5 décembre 2011, http://www.nouvelle-europe.eu/node/1333, consulté le 12 mars 2013.
151
152
52
F. De La Serre, « Comment être à la fois britannique et européen ? » , Politique étrangère N°1 - 1993 - 58e année p.56.
F. De la Serre , op.cit, p.59.
BOUCHET Thomas - 2013
2. Construire une Europe à douze : Mitterrand et la France comme les chantres de l'intégration
153
par les Conservateurs , empêchent une ratification rapide, signe de bon élève européen.
Dans le texte final de Maastricht, on constate dans quelle mesure l'idée française a dû
plier sous les craintes britanniques. L'un des trois piliers fondamentaux de Maastricht, celui
de la politique étrangère de sécurité commune, et l'intégration judiciaire, réclamée par la
France, ne sont pas des politiques communautaires et relève des politiques nationales :
la Grande-Bretagne a fait prévaloir ses idéaux souverainistes et méfiants envers l'Europe,
au dépit des idées françaises. Que ce soit sur le plan monétaire, social ou de sécurité
154
commune , la Grande-Bretagne a obtenu des dérogations qui font de Maastricht une
coquille vide pour elle : la France a réussi à avoir l'accord britannique sur Maastricht en
échange de concessions qui annulent ce que la France espérait. Dans ce cas, pourquoi la
France a t-elle accepté que les négociations en restent à ce point mort ? La raison est que
la Grande-Bretagne a toujours eu un retard par rapport aux autres pays signataires qu'elle
a fini par combler plus tard. Les exemples du SME, du Traité de Rome et de l'intégration à
la communauté en 1973 où de nombreuses difficultés sont apparues, sont symboliques de
cas où ce retard fut récupéré par la suite. La France et l'Allemagne pensaient ainsi que la
Grande-Bretagne se résoudrait tôt ou tard à ratifier les points manquants de Maastricht au
vu des avantages que cela lui procurerait. La France a ainsi obtenu de la Grande-Bretagne
qu'elle accepte l'Union Européenne mais dans une mesure moindre que ce qu'elle espérait.
C'est pourquoi la Grande-Bretagne s'est opposée aux projets français d'intégration.
Dans une Europe peu organisée, uniquement économique, les Etats-Unis pourront jouer
le rôle de gendarme tandis que la CEE pourrait être considérée uniquement comme une
vaste zone de libre-échange. De même, la Grande-Bretagne va s'opposer frontalement
à la France sur la question de la libéralisation des capitaux. La France est favorable à
une harmonisation fiscale qui serait au cœur de l'idée européenne. Cette harmonisation
permettrait une intégration européenne saine qui serait propre à l'Europe et non inscrite
dans un processus mondial, comme le dit Hervé Hannoun : « l'harmonisation fiscale est
l'idée européenne alors que la libéralisation des capitaux est un processus d'intégration
155
financière mondiale, et non européenne » . C'est dans ce cadre que la Grande-Bretagne,
aux côtés des Etats-Unis, a poussé les dirigeants des pays de l'Est à refuser le Projet de
Communauté Européenne qui aurait fermé la porte à un élargissement très dommageable
pour l'approfondissement de la construction européenne. En conseillant à Vaclav Havel
de le refuser, M. Thatcher souhaitait ainsi que l'élargissement devienne une vraie priorité
en Europe et que la question de l'intégration soit délaissée. De plus, la Grande-Bretagne
adoptait une position ferme sur la question de la réunification : celle-ci était la possibilité
offerte à l'Allemagne de se développer en Europe comme elle le fit en 1933. M. Thatcher
avait peur d'une Allemagne redonnant la prévalence au continent européen face à l'île
britannique : « il faut empêcher la réunification par le biais de la CSCE et des quatre
156
puissances. Il faut être sûrs que l'Allemagne ne dominera pas comme le Japon » .
C'est donc l'inverse de la position française et de celle de Jacques Delors. L'Europe ne
devrait être pour les Britanniques qu'un vaste free-market où l'AELE et les pays de l'Est se
retrouveraient. Or, dans cette vision purement économique, qui dénie les interdépendances
153
Le Ministre des Affaires Etrangères Douglas Hurd voulait refuser la ratification notamment à cause du chapitre social. Cette
position était partagée par de nombreux travaillistes et par les Conservateurs qui y voyaient là une alliance stratégique. "Grandes
manoeuvres britanniques contre la ratification de Maastricht », Les Echos, n°16328, 12 février 1993, p.2.
154
La Grande-Bretagne ne refuse pas à terme une politique étrangère commune mais souhaite rattacher l'UEO à l'OTAN plutôt
qu'à l'UE, ce qui démontre un mépris de l'intégration européenne.
155
156
H. Védrine, op.cit, p.401.
Rencontre à Chequers entre Thatcher et Mitterrand le 1er septembre 1989.
BOUCHET Thomas - 2013
53
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
économiques en Europe et les avancées de l'Acte Unique Européen, la Grande-Bretagne
risque d'aboutir au point que la France cherchait justement à éviter, c'est-à-dire l'isolement.
La construction européenne « maximise plus qu'elle ne réduit la capacité d'influence
157
internationale de puissances moyennes comme le Royaume-Uni » . La Grande-Bretagne
se place donc dans une vision totalement opposée à celle de la France, notamment à
cause de sa relation particulière avec les Etats-Unis qui lui donnent l'illusion de puissance
malgré un isolement de plus en plus significatif en Europe. L'acceptation de conférences
intergouvernementales successives est un leurre quant à l'enthousiasme britannique en la
matière : elles sont acceptées à contre-coeur pour céder à des demandes françaises qui
ne débouchent pas sur du concret. Pourtant, la France ne désespérait pas de voir entrer la
Grande-Bretagne dans l'UEM. Alors que la Grande-Bretagne a refusé de s'engager sur le
volet social de Maastricht, P. Bérégosvoy a proposé la création d'une monnaie parallèle forte
qui aurait favorisé le consentement britannique pour l'entrée dans l'UEM. Néanmoins, une
telle proposition aurait attiré les foudres de la Bundesbank qui y verrait là une atteinte directe
au Mark. Cela montre dans quelle mesure la France cherchait une approbation britannique
au projet, qui, sans elle, aurait une valeur moindre et donc une portée moins significative.
Mitterrand voulait faire l'Europe avec les Britanniques autant qu'avec les Allemands, et les
nombreux discours qu'il tint en sont le symbole : « Oui, mais à condition qu'ils (Britanniques)
158
ne puissent ni nous bloquer, ni retarder notre entente à Onze » .Il cherche ainsi à accélérer
l'accord britannique en les menaçant de les éjecter d'une organisation qui les affaiblirait
à long-terme. La position française face à la Grande-Bretagne, entre consentement sur
l'abandon de clauses et refus de céder sur le package global, démontre aussi que la France
se place entre l'Allemagne et la Grande-Bretagne : la France tentait de faire de chaque
pays un contrepoids de l'autre grâce à l'union pour que ses profits personnels soient aussi
assurés. Ainsi, l'Allemagne renonce à sa monnaie puissante pour une monnaie unique, ce
159
qui profite à l'économie française jusque-là très malmenée par les fluctuations du dollar .
De même, l'Angleterre se résout à participer à Maastricht malgré une idée européenne
contraire à celle de la France. Cette victoire « à la Pyrrhus » est d'ailleurs l'une des raisons
pour lesquelles Maastricht peut être qualifiée de « raté politique », tant le traité a été
édulcoré de son contenu politique par les différents compromis qu'il a fallu passer avec les
partenaires européens. D'ailleurs, Pierre Sellal, secrétaire général du Quai d'Orsay, déclarait
que « Mitterrand n'a jamais sérieusement pensé qu'il renonçait à sa souveraineté. Il faut
l'Euro pour arrimer les Allemands à l'Europe. Pas pour parachever le marché intérieur ou
160
franchir une étape décisive vers le fédéralisme » . Cette vision peut être remise en cause
par l'appréciation déjà faite de F. Mitterrand en tant qu'homme de conviction et désireux
d'une union politique, mais elle illustre quand même le fait que l'idée européenne a fait
place à bien des moments aux intérêts français. L'Union politique de Maastricht est une
vaste utopie que F. Mitterrand souhaitait au début mais qu'il ne pouvait réellement mettre
en action à cause des réticences allemandes et britanniques. L'UEM représente alors les
intérêts français face à la prédominance allemande et face aux craintes de voir s'échapper
l'Allemagne réunifiée, et donc met en lumière dans quelle mesure l'idée européenne de la
France entre en collusion avec des intérêts économiques évidents en 1992. Le politique
157
158
159
F. De la Serre, op.cit, p.61.
H. Védrine, op.cit, discussion rapportée entre H. Kohl et F. Mitterrand, p 473.
Lorsque le dollar s'appréciait, le franc s'appréciait dans une moindre mesure, ce qui créait des sorties de capitaux. De même,
lorsque le dollar se dépréciait, le franc se dépréciait dans une moindre mesure, ce qui se traduisait par des produits moins compétitifs.
160
54
A. Leparmentier, Ces Français : fossoyeurs de l'Euro, Plon, Paris, 2013.
BOUCHET Thomas - 2013
2. Construire une Europe à douze : Mitterrand et la France comme les chantres de l'intégration
fait place nécessairement à l'économie au moment où F. Mitterrand espérait faire de l'Union
Européenne un géant politique.
2.3. La recherche permanente de l'équilibre mondial
2.3.1 La France et les USA : consensus sur la construction
européenne ?
Il s'agit désormais de voir en quoi la diplomatie française sur la construction européenne
a alterné entre Moscou et Washington. En effet, F. Mitterrand s'est souvent tourné vers les
Américains quant aux conditions de la construction, car ces derniers ont acquis depuis 1945
une légitimité en Europe. Bien que remise en cause, notamment à travers des personnages
comme De Gaulle ou la guerre du Vietnam, celle-ci est importante aux yeux des Allemands,
Britanniques et des pays de l'Est notamment qui voient dans les USA un protecteur de poids.
Je m'appuierai principalement sur l'ouvrage de Z. Brezinski, Le Grand Echiquier, pour traiter
de cette partie, car c'est un ouvrage encensé pour la justesse de son analyse et sa faculté
à ne rien cacher des ambitions américaines sur le continent eurasien.
Il faut d'abord replacer les relations franco-américaines de 1990-1992 dans le contexte
de la décennie précédente. François Mitterrand et Ronald Reagan ont entretenu de très
bonnes relations depuis 1981 et ce, malgré la peur américaine de voir accéder au pouvoir
un « socialiste ». Ces bonnes relations se comprennent à la fois par l'admiration que
le président français voue aux Etats-Unis, lui qui s'y est déjà rendu six fois avant son
161
élection de 1981 , et par l'assurance américaine que Mitterrand sera un « allié sûr ». Cette
162
expression de « best ally in Europe », reprise dans les archives américaines , démontre
que la position de Mitterrand et de la France est en accord avec les objectifs de la politique
163
américaine. L'épisode de l'opération « Farewell » en juillet 1981 illustre le début de la
complicité entre les deux présidents. En effet, cette position mitterrandienne pourrait se
définir par la volonté d'un équilibre des puissances entre les deux Grands d'alors, la Russie
et les Etats-Unis. Cette politique rappelant celle pratiquée par la Grande-Bretagne du XIXe
siècle se traduit par le discours au Bundestag de 1983 où Mitterrand ne cherche au final
qu'à convaincre les Allemands d'apporter leur aide pour contrebalancer la puissance des
missiles SS-20 soviétiques, devenus plus puissants que les Piercing américains. Ce fut la
même politique menée cette fois en sens inverse lorsque Mitterrand s'opposa clairement à
l'IDSmenée par les Américains, car celle-ci risquait de donner une position trop avantageuse
aux Américains face à des Soviétiques ruinés. La recherche permanente d'un équilibre au
cœur duquel la France pourrait évoluer est donc la clé de l'idée européenne face aux Etats164
Unis selon Mitterrand. Il cherche en effet à en finir avec la « libre-contrainte » imposée
161
162
M. Chaux, « François Mitterrand et les Etats-Unis », Institut François Mitterrand, 2008, p.1.
V. Jauvert, « François Mitterrand vu de Washington », Affaires Etrangères, le blog de Vincent Jauvert, Le Nouvel
Observateur, 22 août 2010.
163
Une taupe soviétique livrait alors des informations ultra-confidentielles à la DST françaises, comme la preuve que les
Soviétiques avaient pu percer les codes de défense américain et étaient prêts à repousser une attaque de missiles. Mitterrand a
ensuite livré ces informations et a pu rétablir l'équilibre entre USA et URSS.
164
Expression utilisée par M.Rocard à ce propos que j'ai retenue lors de notre entretien du 8 février.
BOUCHET Thomas - 2013
55
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
aux Européens. Celle-ci s'était déjà exprimée par exemple lors de la création de l'OTAN en
165
1949 qui rendait obsolète le Traité de Bruxelles de 1948 ou lors de l'exigence américaine
d'avoir des droits de douane préférentiels pour leurs exportations de bétails au moment
des discussions d'une hausse des droits de douane de la CEE afin de protéger la Politique
Agricole Commune et les produits agricoles européens. Il s'agit alors pour Mitterrand de se
défaire de cette contrainte qui pèse constamment sur les épaules européennes, lui qui ne
veut pas que « les États-Unis d’Amérique, finalement ne dominent (...) le Marché Commun
166
de l’Europe » , tout en se montrant un allié fidèle des USA pour qu'ils n'empêchent pas
l'intégration européenne.
Or, l'intégration européenne faite d'une certaine façon est justement ce que souhaitent
les Américains. Une Europe intégrée mais qui comprendrait aussi tous les pays de l'Est
voulant appartenir à la Communauté serait le meilleur scénario possible pour Reagan, puis
pour Bush. D'une part, l'Europe doit être intégrée pour promouvoir la paix à l'Ouest, et par
capillarité, la propager dans ces régions sujettes aux troubles. Cependant, une Europe trop
intégrée serait une menace conséquente pour le monopole américain dans cette zone, car
« la tâche la plus urgente consiste à veiller à ce qu'aucun Etat, ou regroupements d'Etats
167
n'ait les moyens de chasser d'Eurasie les Etats-Unis ou d'affaiblir leur rôle d'arbitre. » .
En effet, l'Europe de l'Est est la principale source de préoccupations pour les Etats-Unis
qui souhaitent y étendre l'OTAN et avoir ainsi dans les rangs de l'organisation des pays
limitrophes en 1990 avec l'URSS. Dans cette région, l'Europe représente un pôle de stabilité
moins puissant que les Etats-Unis, car elle ne possède pas tous les monopoles que la
superpuissance américaine, elle, possède. C'est pourquoi une Europe élargie à l'Est mais
peu ou moyennement intégrée constitue un idéal pour les Américains qui voient là une façon
à la fois de concilier un élément de stabilité et de redémarrage économique et un adversaire
peu dérangeant pour le contrôle de l'Eurasie. Brzezinski définit ainsi la position américaine :
« l'élargissement de l'Europe et de l'OTAN serviront les objectifs aussi bien à court terme
qu'à long terme de la politique américaine. Une Europe plus vaste permettrait d'accroître
la portée de l'influence américaine-et multiplierait le nombre d'Etats pro-américains au sein
des Conseils européens- sans pour autant créer simultanément une Europe assez intégrée
168
politiquement pour pouvoir concurrencer les Etats-Unis (...) » . Ainsi est définie la situation
idyllique pour les Etats-Unis en 1990. D'ailleurs, Brzezinski ne s'y trompe pas en qualifiant
les Etats de l'Est de pro-américains. Vaclav Havel a souvent rappelé son attachement à
l'OTAN et à la protection des Etats-Unis, même après la chute de l'URSS et la fin du pacte
de Varsovie. Lors des Assises de Prague du 13 juin 1991, statuant sur la suite à donner
au Projet de Confédération Européenne, il rappela qu'il pouvait « difficilement imaginer ce
169
projet sans le concours des Etats-Unis et du Canada » . Les préoccupations des pays
de l'Est et des Américains tournent principalement autour de l'OTAN et de la garantie que
cette organisation perdurera avec l'élargissement ou pourra se superposer aux institutions
européennes.
On comprend mieux pourquoi ce projet lancé par F. Mitterrand se heurte donc aux
Américains en 1990. C'est une menace directe aux politiques menées dans cette région. Il
prône à la fois le refus de l'élargissement pour faire place à une Europe très intégrée, donc
165
166
167
168
169
56
L'article 4 de ce traité prévoyait une assistance militaire défensive, essentiellement tournée contre la Russie.
M. Chaux, op.cit, p.1.
Z. Brzezinski, Le grand Echiquier, Hachette, Evreux, 1997, p.255.
Z. Brzezinski, Le Grand Echiquier op.cit, p. 255.
R. Dumas, « Un projet mort-né : Le Projet de Confédération Européenne », p. 701.
BOUCHET Thomas - 2013
2. Construire une Europe à douze : Mitterrand et la France comme les chantres de l'intégration
dangereuse pour la suprématie américaine en Europe, et la création d'une organisation
supra-régionale qui mettrait hors-circuit les Etats-Unis et renforcerait finalement le poids de
la Russie sur place. Ce sont trois conditions qui sont toutes inacceptables prises chacune
séparément selon les Etats-Unis. Il est inconcevable que la plus grande puissance de
l'époque soit chassée politiquement du terrain de jeu le plus important d'alors pour les
170
Etats-Unis pour être remplacée par leur plus grand rival. C'est pourquoi la propagande
américaine dirigée contre ce projet fut intensive entre 1990 et 1991. Il s'agissait de
convaincre les principaux dirigeants de ces pays, Vaclav Havel en tête, que ce projet
risquait d'aliéner la protection américaine qui leur était offerte au profit du diktat soviétique
et que de toute manière, ce projet visait avant tout à ralentir considérablement l'entrée
dans la communauté pour ces pays. Dans ce domaine, la phrase « des dizaines et
des dizaines d'années » de Mitterrand a contribué à justifier les dires de la propagande
américaine. F. Mitterrand ne voulait plus d'une Europe dont la politique serait dictée par
les Américains ; pourquoi intégrer les Américains à la construction de l'Europe par les
Européens ? Or, ce projet ne pouvait qu'échouer selon Dumas, car « aussi,dès le début
de l'année 1991, la diplomatie américaine lança une campagne diplomatique mais aussi
financière-les premiers dollars, et que pouvait la belle idée de Confédération face à la
171
très concrète réalité » de la puissance économique américaine ? » . La propagande est
essentiellement tournée vers cette idée d'un rejet de ces pays hors de la CEE qu'implique
le projet mitterrandien. Cet exemple est frappant de la puissance que peuvent déployer les
Etats-Unis lorsque leurs intérêts sont directement menacés dans la région. Malgré l'entente
cordiale entretenue jusqu'alors avec le président français, illustrée notamment autour des
nombreuses rencontres et par les archives, les tensions sont vives lorsque le leadership
américain est directement remis en cause en Eurasie.
2.3.2. La recherche permanente d'un équilibre Washington-Moscou
Ce projet est à replacer dans l'idée européenne évoquée précédemment. Il s'agit toujours
de créer un équilibre américano-soviétique. Cependant, il n'était pas originellement destiné
contre les USA ou en faveur de la Russie. Il était motivé par les revendications des pays
de l'Est, mais les clauses concernant l'absence des Etats-Unis et la présence de l'URSS
sont ajoutées pour confirmer l'équilibre. En effet, lorsqu'il annonce son projet en décembre
1989, Mitterrand connaît la difficulté éprouvée par Gorbatchev pour maintenir à flot l'URSS.
Même si rien n'indique que celle-ci va s'effondrer deux ans plus tard, les premiers signes
des fissures provoquées par la perestroïka sont visibles. Inflation gigantesque, tensions
politiques et l'échec afghan sont autant d'éléments qui démontrent l'incapacité soviétique à
faire preuve de souplesse. D'ailleurs, M. Rocard, qui a rencontré M. Gorbatchev au cours
172
d'un dîner informel au printemps 1989 , me présentait M. Gorbatchev comme un mauvais
économiste qui ne savait pas réellement ce qu'il faisait au moment de la perestroïka. M.
Rocard posa alors la question au dirigeant soviétique de la libération des prix : pourquoi
ne pas libérer les prix dans un pays à fort service public et à l'économie désorganisée ?
L'incohérence de Gorbatchev, qui ne libère pas les prix tout en libéralisant le système est
contenue dans sa réponse à la question : « C'est trop dangereux car il y a trop d'inflation,
je vais libéraliser les prix dans quatre ou cinq ans ». Ce n'est pas l'aspect économique en
170
Les questions israélienne et irakienne prendront une importance plus grande plus tard dans la décennie, sous Bush, puis
Clinton notamment.
171
172
R. Dumas, « Un projet mort-né : Le Projet de Confédération Européenne », p. 700.
Entretiens avec Michel Rocard du 8 février 2013.
BOUCHET Thomas - 2013
57
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
lui-même qui m'intéresse ici, mais plutôt ce que révèle cet entretien. L'URSS est dans une
position très faible face aux USA en 1990 et le déséquilibre entre les deux puissances est
patent. Les troubles économiques risquent d'affaiblir durablement le pays, surtout si le choix
de l'économie de marché est de plus en plus effectué. C'est pourquoi le choix de Moscou
contre Washington a été effectué par Mitterrand en 1989 : il n'est pas question d'avoir en
Europe une URSS trop faible, car elle constitue le contrepoids indispensable au marteau
européen pour enfermer le leadership américain et le réduire en Europe. Sans une URSS
forte, ou du moins présente, les Etats-Unis risquent de devenir encore plus prépondérants
dans cette zone appelée un jour à appartenir à l'organisation européenne. La configuration
proposée par F. Mitterrand en décembre 1989 est donc tout à fait cohérente. Mitterrand fait
le choix de Moscou contre Washington, même si ce projet ne remet absolument pas en
cause le soutien français sur d'autres thèmes. D'ailleurs, la France a toujours rappelé son
attachement à l'URSS : « La France est attachée au dialogue avec l'URSS qu'il soit bilatéral173
s'agissant de la question allemande-ou qu'il se déroule dans le Cadre des Six » .
C'est notamment la chute du Mur de Berlin qui a motivé encore plus le choix du
président français. Il n'est pas anodin que ce projet incluant l'URSS et renforçant son
poids dans la région ait été annoncé un mois après la chute du Mur. Cette chute a eu
pour conséquence principale l'affaiblissement notoire de la puissance soviétique en Europe
et une baisse considérable de sa crédibilité, déséquilibrant par là-même la balance des
puissances. F. Mitterrand ne souhaitait pas que la réunification qui s'ensuivait soit dirigée
contre Moscou. On retrouve aussi une des raisons pour lesquelles F. Mitterrand pouvait
sembler hostile à la réunification alors qu'il était simplement opposé à une exécution trop
rapide de celle-ci. L'URSS a subi un choc très important et Mitterrand ne veut en aucun
cas l'« achever ». Au contraire, il souhaite intégrer l'URSS dans la Confédération, ce qui
lui faisait répondre « Naturellement, si » à l'assertion « Naturellement, l'Union soviétique
174
n'est pas comprise dans la confédération » . En homme de culture, F. Mitterrand connaît
les désastres provoqués par le rejet du perdant ou de la puissance faible hors d'une
organisation. Ce fut le cas en 1919 avec le Traité de Versailles punissant les Allemands
et de la SDN qui n'a pas intégré l'Allemagne avant la décennie suivante : on connaît les
conséquences de ce que les vaincus appelèrent le « diktat ». Il en va de même pour l'URSS
qui devait être intégrée pour mieux se relever.
2.3.3. La France et la Russie: une position délicate
A côté de cette idée européenne se superposent les intérêts français en Russie. La Russie
est une puissance participant au Conseil de Sécurité de l'ONU, possédant donc le droit
de veto, et reste une puissance nucléaire. Il est donc toujours intéressant pour la France
de cultiver de bonnes relations avec l'URSS et de ne pas les mettre complètement à dos
après une politique plutôt atlantiste entre 1981 et 1989. De même, Paris et Bonn sont
en concurrence dans leurs relations avec Moscou. Là encore, les exemples historiques
concernant les relations germano-soviétiques démontrent la complicité que peuvent
175
entretenir les deux pays, notamment à travers leurs économies complémentaires .
L'Allemagne est garante du soutien économique à l'URSS, car elle est la première puissance
173
Rapport d'Aurélia Bouchez du Ministère des Affaires Etrangères du 27 mars 1990 sur le processus d'unification allemande et
l'URSS, p.5.
174
175
R. Dumas, « Un projet mort-né : Le Projet de Confédération Européenne », p.698.
Seulement cinq ans après la Première Guerre mondiale, Allemands et Russes signent le Traité économique de Rapallo qui
marque le début du renouveau de leurs relations.
58
BOUCHET Thomas - 2013
2. Construire une Europe à douze : Mitterrand et la France comme les chantres de l'intégration
économique européenne. La hantise française de voir les Balkans transformés en hinterland
176
allemand pourrait devenir réalité avec la Russie , car si l'URSS venait à tomber, la Russie
se tournerait immédiatement vers l'Allemagne. Trois-quarts des engagements occidentaux
en Russie se font depuis l'Europe de l'Ouest et 60% d'entre eux se font depuis l'Allemagne.
C'est donc à travers la relation germano-soviétique que la France s'inquiète du renouveau
de la puissance allemande, et américaine par là-même, les Allemands étant alors proaméricains et pro-OTAN. L'Allemagne se sert ainsi de ses bonnes relations avec les EtatsUnis pour jouer contre la France et s'assurer le soutien soviétique. C'est contre ce doublejeu d'intégration allemand que la France pose son idée européenne à travers le Projet
de 1989. Andreï Kozyrev, ministre des Affaires Etrangères soviétique, déclare alors que
l'axe Allemagne-Russie est une « locomotive des rapports de l'Union européenne et, plus
177
généralement, de l'Europe avec la Russie » .
Enfin, le Projet de Confédération Européenne rejoint celui présenté par Gorbatchev
de Maison Commune Européenne en juillet 1989 à Strasbourg. Dans celui-ci, Gorbatchev
souhaite la participation de la Russie aux projets européens et aux valeurs occidentales.
Des notions comme la fin de la lutte des classes, la vision « désidéologisée » des relations
178
internationales parcourent cette déclaration. Or, F. Mitterrand refuse à demi-mot ce projet
qui est porté par la Russie et non par la France, et qui ne s'insère donc pas complètement
dans l'idée européenne française. L'expression de ce refus réside dans la fusion du Projet
mitterrandien et de la Maison Commune Européenne lors de la conférence de Rambouillet
du 29 octobre 1990. Par ce parallèle, F. Mitterrand démontre son attachement aux relations
franco-russes et cherche à minimiser l'impact de la chute du Mur d'une part, et réduire
l'influence allemande à l'Est d'autre part. Cependant, on rappelle que le projet final échoua
lors des Assises de Prague à cause de la mobilisation trop puissante des Américains à son
encontre. Premièrement, on en conclut ainsi que la France a toujours veillé à ne jamais
se mettre à dos une des superpuissances et a toujours recherché un équilibre entre les
deux pour pouvoir plus tranquillement développer son idée européenne. Deuxièmement,
l'idée européenne s'est souvent vu adjoindre les intérêts propres français dirigés notamment
contre l'Allemagne, mais aussi contre les Etats-Unis qui « dérangent » politiquement.
Choisir Moscou en 1989 révèle autant un choix idéologique de la part de Paris qu'un
choix réaliste visant à limiter l'impact du développement des relations germano-soviétiques.
Troisièmement, la politique américaine si bien décrite par Brzezinski devient source de
tensions avec celle menée par la France à partir du moment où le facteur « élargissement »
se déclenche à l'Est. Le Projet de Confédération Européenne met parfaitement en lumière
la confrontation des intérêts et idéaux français et américains, malgré la très bonne entente
179
entre R. Reagan puis Bush et F. Mitterrand. Quatrièmement, enfin, l'alternance entre
Moscou et Washington s'est révélée être un échec relatif pour Paris. Le projet français
180
a échoué, les pays de l'Est furent recueillis par les Etats-Unis à travers l'OTAN
et
l'Allemagne a pu facilement se tourner vers les pays orientaux et la Russie pour développer
176
Dominique David, « Paris-Bonn-Moscou, un triangle pour l'Europe », Agir pour l'Europe dans l'après-guerre froide, Masson,
Paris, 1995.
177
X. De Villepin, « La Russie sur l'échiquier mondial : les moyens et les objectifs de la puissance russe aujourd'hui ?, Colloque
organisé par l'Association des Historiens au Sénat, 2002.
178
179
180
Marie-Pierre Rey, « Gorbatchev et la « Maison Commune Européenne »,:une opportunité manquée », 2007, p.1.
Considéré comme un des présidents américains les plus pro-européens.
Hongrie, Pologne et République Tchèque intègre l'OTAN en 1999 malgré les promesses faites lors du traité de réunification
allemande de ne pas les intégrer.
BOUCHET Thomas - 2013
59
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
sa puissance économique et politique. Issue de l'idéal français, la structure d'équilibre s'est
vite révélée incapable de faire le poids face aux puissances américaines et allemandes.
60
BOUCHET Thomas - 2013
Conclusion
Conclusion
Ainsi, le traité de Maastricht constitue-il un échec notoire pour l'engagement politique
français en Europe ? Le traité en lui-même comporte beaucoup plus d'éléments à caractère
économique que politique et il est rare d'y retrouver la trace des nombreux projets français.
Quid du gouvernement économique ? Du Projet de Confédération Européenne ? D'une
Europe homogénéisée ? L'opposition allemande, britannique et américaine sur tous ces
sujets ont lourdement entravé le travail mené par le président français pour porter ses
valeurs sur le terrain européen. François Mitterrand concevait la construction européenne
selon différents aspects qui pouvaient paraître contradictoire à première vue, mais qui sont
parfaitement logiques en fin de compte. En effet, il récusait toute précipitation en matière
de construction européenne : il fut réticent à l'idée de réunifier rapidement l'Allemagne ;
de même, il désapprouva fortement les propositions d'élargissement à l'Est au début des
années 90. Or, il fit son maximum pour accélérer le processus d'intégration européenne,
quitte à accepter des concessions d'ordre économique et social aux autres puissances
européennes. Il n'y a aucune contradiction dans ce double discours. François Mitterrand
et l'idée française refusaient tout changement qui apportaient à court-terme de l'instabilité.
Ils voyaient loin et pour ce faire, il fallait passer par un rejet initial des demandes
d'élargissement faites à l'Est. Ainsi, le président s'exprimait : « L’Europe existe plus qu’elle
ne le sait elle-même. Je m’emploie à hâter le moment où ses différentes parties, telles des
181
arcs-boutants, se rejoindront pour soutenir la même voûte » . De même, il répondait à ceux
qui trouvaient la construction européenne trop lente : « l'Europe, une idée qui va son chemin
182
gr^ce à mes efforts » . La France n'était pas contre l'idée d'un élargissement de l'Europe à
l'Est à long-terme. Elle récusait simplement les moyens engagés alors pour l'effectuer et les
revendications d'une vision plus à court-terme prônée par ces pays-là. Selon F. Mitterrand,
il était crucial de rejeter ces demandes dans un premier temps pour ensuite les accepter,
une fois l'approfondissement terminée à l'Ouest et la situation économique rétablie à l'Est.
On comprend ainsi le refus total de la France d'une Europe à deux vitesses. Il est important
d'homogénéiser l'intégration en Europe pour que tous les pays en profitent au même rythme,
sous peine de créer des disparités trop élevées. François Mitterrand est conscient que le
mot « disparité » est synonyme de « fragilité ».
C'est pourquoi le principal pilier sur lequel repose l'idée européenne française est
celui de l'approfondissement. Il y a un basculement total de l'idée première basée sur
l'intuition, consistant à penser que l'élargissement précéderait l'approfondissement. Ici,
c'est l'approfondissement qui permettrait à une Communauté Européenne (futur Union
Européenne) plus intégrée de mieux accueillir en son sein des nouveaux pays. François
Mitterrand redoutait que l'arrivée de nouveaux membres compliquent encore plus la tâche
de l'approfondissement, qui ferait face à de nouveaux défis, de nouveaux adversaires,
ce qui aurait donné encore plus de poids à l'argumentaire britannique. La construction
européenne bâtie sur une modèle à deux vitesses, c'est-à-dire une Europe de l'Ouest
fortement intégrée et une Europe de l'Est faible après la sortie du système communiste
dans la même organisation, symbolise tout ce qu'il faut éviter pour les élites françaises au
181
182
Interview faite au journal Le Monde, 20 juin 1990.
H. Védrine, op.cit, p.402-403.
BOUCHET Thomas - 2013
61
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
pouvoir en 1990. François Mitterrand avait compris que chaque élargissement remettait
nécessairement en cause l'intensité de l'intégration et qu'il fallait toujours solidifier les liens
politiques européens : « D'un grain plus mou, la Communauté actuelle est plus friable que
celle d'hier, et il n'est qu'un remède à ses maux : à Communauté plus large, institutions plus
183
fortes » . Cela démontre aussi la difficulté à rassembler d'un côté les valeurs humanistes
de la communauté qui poussent les pays récemment libérés de l'oppression à faire acte de
candidature à ce motif-là et d'un autre côté la mise en pratique de ces valeurs. F. Mitterrand
a sans cesse rappeler qu'ils souhaitaient l'entrée de ces pays dans l'organisation, son projet
de confédération européenne ne dit pas le contraire, mais la chute du Mur de Berlin est
arrivé au mauvais moment. Cet événement a ouvert la boîte de Pandore en laissant aller à
toutes les spéculations possibles sur l'avenir de l'Europe. A partir du moment où le rideau de
fer éclate et où l'Allemagne envisage sérieusement de se réunifier à court-terme, pourquoi
les pays de l'Est ne pourraient-ils pas intégrer eux aussi la communauté ?
Néanmoins, certaines contradictions apparaissent après la signature de Maastricht.
184
Dès 1993, le Conseil Européen de Copenhague
propose à nouveau de réexaminer
la question de l'élargissement à l'Est. Et cette fois, la France, toujours emmenée par le
président F. Mitterrand ne s'y oppose pas. Seulement deux ans ont coulé depuis la dernière
opposition à ce projet. Faut-il en conclure que ce refus s'inscrivait dans la seule logique de
faire approuver le texte de Maastricht aux Français, qui pouvaient refuser l'élargissement ?
Ou bien ce refus faisait bel et bien partie intégrante de l'idéologie française quant à l'Europe ?
Cette question reste en suspens car elle recoupe celle de savoir quelle est la part du discours
français cherchant à protéger les intérêts (discours réaliste) et celle relevant purement
de l'idéologie (discours idéaliste) ? Il ne fait nul doute que les deux occupent une place
importante ; sur la question de l'Union Economique et Monétaire, la France étant en situation
de faiblesse, elle avait besoin de cette harmonisation économique. Cependant, elle va
aussi dans le sens de l'homogénéisation et de l'approfondissement européen souhaités par
François Mitterrand. Il est ainsi difficile de distinguer ce qui relève de l'intérêt ou de l'utopie,
même s'il serait faux de dire que l'intérêt occupe l'intégralité du discours français. L'idée
européenne française s'est ainsi heurtée à de nombreuses oppositions venant de différents
bords sur différents sujets. Les intérêts français sur le plan économique se sont heurtés face
à ceux de l'Allemagne, en position de force alors en Europe à ce moment-là. Ainsi, l'idée
française de « gouvernement économique », concept à tendance très politique, fut écartée.
Idem pour le Projet de Confédération Européenne, contenant des aspects relevant de la
protection des intérêts et d'autres plus utopiques, qui fut abandonné suite à la méfiance des
pays de l'Est et plus implicitement des Etats-Unis. De même, une intégration très poussée
fut rejetée lors de la rédaction du traité, notamment sur la question de l'harmonisation fiscale.
C'est sur cette question que peuvent se rejoindre la période actuelle et la période
du sujet. Alors que l'Union Européenne est en crise depuis cinq ans, les spéculations se
multiplient quant aux scenarii éventuels sur le futur de l'Europe. De même, de nombreuses
questions tournent autour des fautifs. Les marchés financiers qui ont fait gonfler la dette
et fait rentrer les Etats dans une spirale infernale ? Les hommes politiques qui ont fait
prévaloir l'intérêt privé sur celui du public ? Et pourquoi ne pas regarder vingt ans en
arrière ? Est-ce que la crise politique touchant actuellement l'Union ne serait-elle pas due
185
aux « règles imbéciles » édictées à Maastricht en 1992 ? En effet, on assiste actuellement
183
184
185
H. Védrine, op.cit, p.395.
Tenu le 21 et 22 juin 1993.
Expression utilisée par le politologue J-P Fitoussi, La règle et le choix. De la souveraineté économique en Europe, Seuil,
Paris, 2002.
62
BOUCHET Thomas - 2013
Conclusion
186
à une « somalisation de la planète » , un marché sans Etat de droit où l'harmonisation
économique a pris le pas sur le politique. En 1992, la France échoua à faire valoir son
idée forte d'une harmonisation fiscale en Europe. Selon Mitterrand, la fiscalisation de
l'épargne était un préalable nécessaire à l'Union sous peine d'évasions fiscales ruinant
le travail effectué jusque-là.Le président savait qu'une Union Européenne sans ce type
d'harmonisation courait à de grands risques : « Il voulut relancer trois grands chantiers
européens : la monnaie unique, l’harmonisation sociale et l’harmonisation fiscale. Il allait
utiliser sa seconde Présidence de la Communauté durant le deuxième semestre 1989, pour
impulser une dynamique qui conduisit au traité de Maastricht. Il allait réussir sur la monnaie
unique et le protocole social. Mais l’harmonisation fiscale dut être ajournée, la France s’étant
187
retrouvée seule à la défendre » . Cette composante essentielle de l'approfondissement
politique est aujourd'hui au cœur des controverses. L'existence de paradis fiscaux comme
le Luxembourg, l'Autriche, membres de l'Union et de la zone Euro, ou d'exilés fiscaux
toujours plus nombreux sont dus à ce refus britannique en particulier, mais aussi allemand
d'intégrer ce paramètre dans le Traité de Maastricht. Se voulant être un traité refondateur
en matière économique et politique, le Traité de Maastricht a consacré les principes néolibérales économiques, en se posant notamment comme objectif uniquement le maintien
de l'inflation autour des 2% (et en ne comportant aucune ligne ayant pour objectif la
croissance!). Une Union se voulant solide et soudée peut-elle demeurer sans harmonisation
fiscale et en se comportant comme un vaste marché ? F. Mitterrand était opposée à cette
harmonisation uniquement économique qui détruisait l'esprit de la construction européenne:
«l'harmonisation fiscale (...) est l'idée européenne alors que la libéralisation des capitaux est
188
un processus d'intégration financière mondiale, et non européenne » . L'ironie veut que
F. Mitterrand souhaitait faire de l'Europe une zone qui dépassait le cadre économique pour
y incorporer les aspects politiques et culturels essentiels pour y implanter un sentiment de
solidarité et d'appartenance fort. De même, il souhait créer en Europe de l'Est une nouvelle
organisation qui serait plus une vaste zone de libre-échange qu'une Union politique. Or,
l'Europe est devenue une vaste zone de libre-échange à son tour sans que la solution puisse
venir de l'Est. Tout comme après la mort de Margaret Thatcher, il lui fut attribués l'origine
de la crise actuelle à cause de sa libéralisation des marchés financiers, peut-on attribuer la
crise de solidarité en Europe au « raté » de Maastricht ?
Il ne fait nul doute que la France échoua à faire valoir ses idées européennes face à ses
partenaires. En plus de l'harmonisation fiscale, la question de l'élargissement fait encore
débat aujourd'hui. La France refusait un élargissement réalisé trop rapidement à l'Est, car il
aurait fait intégré des pays beaucoup plus pauvres ou en retard que la moyenne alors. Or,
aujourd'hui, la crise a frappé en premier lieu la Grèce, l'Espagne, le Portugal, soit les trois
pays auxquels l'Europe a ouvert ses portes en 1981 et 1986. Dans le même temps, les pays
de l'Est s'en sortent plutôt bien, à l'image de la Pologne. Cela semble montrer que ce n'est
pas la question de l'élargissement en soi-même qui bloque, mais bien la façon dont elle fut
aperçue par les différents Etats alors. En 1981, l'Europe était en plein essor : il fallait élargir
189
au Sud, à des pays récemment libérés de l'oppression . L'élargissement était considéré
comme une condition nécessaire à la puissance européenne. Il en va différemment en 1990
où le bouleversement de l'ordre mondial modifie la façon de considérer l'élargissement et où
186
187
188
189
Expression employée par J. Attali lors de son intervention dans l'émission Ce soir (ou jamais) du 29 mars 2013.
E. Guigou, « Le Traité de Maastricht », op.cit.
Propos d'Hervé Hanoun, H. Védrine, op.cit, p.417.
Le Portugal effectue la Révolution des Oeillets en 1974 et renverse ainsi la dictature de Marcelo Caetano ; a dictature des
Colonels cesse en juillet 1974 en Grèce et le général Franco meurt en Espagne en 1975.
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63
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
l'approfondissement est préférable. Cependant, la situation d'un pays comme la Grèce en
1981 n'était pas très reluisante : le pays vivait beaucoup sur les aides de fonds structurels
européens et sur le tourisme, c'est-à-dire deux éléments qui sont indépendants de la bonne
santé de l'économie grecque. De même, entre 1980 et 1990, la Grèce est régulièrement en
récession et son système politique est basé sur un clientélisme et une forte bureaucratie
190
très coûteuse . Sa mauvaise santé économique est donc comparable à celle des pays de
l'Est en 1989. C'est donc uniquement par pur intérêt que l'élargissement au pays du Sud
fut adoptée ; leur position géopolitique était indispensable, contrairement à celle des pays
de l'Est qui faisait planer l'ombre du géant américain. La crise actuelle est donc aussi en
partie due à la mauvaise analyse faite des conséquences de l'élargissement en matière
politique. La France échoua dans sa quête d'une Union politique ; les conséquences furent
191
l'achèvement d'un « Objet Politique Non Identifié » . La solution ne se trouve pas dans les
programmes anti-européens actuellement en vogue : une intégration plus poussée est la
solution que tout le monde refuse de prendre, faute de courage politique. En 1990, la ligne
de fracture se faisait entre l'Ouest et l'Est. Aujourd'hui, elle se fait entre le Nord et le Sud de
l'Europe. Peut-être la solution viendrait-elle d'une nouvelle idée européenne à l'allemande
en 2012, et non plus à la française.
190
Il y a 300 000 fonctionnaires en 1974, 693 000 en 1989. Conférence de M. Georges Zavvos « La crise grecque : origines,
remèdes et chances de redressement ».
191
64
Formule consacrée par J. Delors.
BOUCHET Thomas - 2013
Liste de sigles
Liste de sigles
∙
AUE : Acte Unique Européen
∙
AELE : Association Européenne de Libre-Echange
∙
BERD : Banque Européenne de Recherche et Développement
∙
CECA : Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier
∙
CEE : Communauté Economique Européenne
∙
CSCE : Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe
∙
ECU : European Currency Unit
∙
EURATOM ou CEEA : Communauté Européenne de l'Energie Atomique
∙
IDS : Initiative de Défense Stratégique
∙
OTAN : Organisation du Traité de l'Atlantique Nord
∙
PAC : Politique Agricole Commune
∙
PCE : Projet de Confédération Européenne
∙
PECO : Pays d'Europe Centrale et Orientale
∙
PNB : Produit National Brut
∙
RDA : République Démocratique d'Allemagne
∙
RFA : République Fédérale d'Allemagne
∙
SME : Système Monétaire Européen
∙
UEM : Union Economique et Monétaire
∙
URSS : Union des Républiques Socialistes Soviétiques
BOUCHET Thomas - 2013
65
La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
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Entretien avec Michel Rocard du 8 Février 2013.
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Est-Ouest », 6 octobre 1989.
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Rapport de Wim Kok à la Commission Européenne,« Elargissement de l'Europe :
Résultats et défis », novembre 2004.
Site officiel de la European Bank for Research and Development, http://fr.ebrd.com/
pages/homepage.shtml
Site Europa, Eurojargon, http://europa.eu/abc/eurojargon/index_fr.htm .
Site officiel du FMI, http://www.imf.org/external/french/ .
Recommandations 1103 (1989) 15 mars, relatives au rôle futur du Conseil de l'Europe
dans la construction européenne.
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La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
Annexes
Discours de M. Gorbatchev devant le Conseil de
l'Europe (Strasbourg, 6 juillet 1989)
En ce qui concerne le contenu économique de la maison européenne commune nous
considérons comme réelle, quoique éloignée, la perspective de la création d'un large espace
économique s'étendant de l'Atlantique à l'Oural et caractérisé par une forte interdépendance
de ces parties orientale et occidentale.
La transition qui s'opère en Union soviétique vers une économie plus ouverte a, dans
ce sens, une importance fondamentale, d'ailleurs, pas uniquement pour nous-mêmes,
pour accroître l'efficacité de l'économie nationale et pour satisfaire aux demandes des
consommateurs.
Cela renforcera l'interdépendance des économies de l'Est et de l'Ouest et, par
conséquent, aura une influence favorable sur l'ensemble des relations européennes.
Des traits similaires du fonctionnement pratique des mécanismes économiques, la
consolidation des liens et un plus grand intérêt économique, l'adaptation réciproque, la
formation de spécialistes dans les domaines appropriés, autant de facteurs ayant une action
à long terme dans la voie de la coopération, autant de gages de stabilité de l'ensemble du
processus européen et international.
Les contacts que j'ai eus avec les responsables du monde des affaires du RoyaumeUni, de la République Fédérale d'Allemagne, de la France, de l'Italie, des États-Unis au
cours de mes visites à l'étranger et, plus d'une fois, à Moscou, témoignent d'un intérêt accru
pour traiter avec nous dans les conditions de la perestroïka.
Nombreux sont ceux qui ne dramatisent pas nos difficultés, qui tiennent compte des
particularités du moment, où la réforme détruit les mécanismes obsolètes plus vite qu'elle
n'en construit de nouveaux.
J'ai remarqué également la ferme volonté des gens d'affaires expérimentés et
possédant une mentalité politique ouverte d'accepter des risques justifiés, de faire preuve
d'audace, d'agir en regardant l'avenir.
Cela servira d’ailleurs, non seulement les intérêts du business mais aussi les intérêts
du progrès et de la paix,de l'humanité toute entière.
Il semble que l’on réalise davantage que limiter les relations avec nous à un profit
commercial immédiat, signifie laisser échapper la chance d'une coopération économique
d'envergure et à long terme - beaucoup plus avantageuse - en tant que composante du
processus européen.
J'estime que cette auguste Assemblée sera d'accord pour constater qu'il serait peu
normal d'envisager à notre époque des relations économiques en dehors des liens
scientifiques et techniques. Or, dans les relations Est-Ouest ces derniers sont dans une
large mesure affaiblis par le COCOM.
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Annexes
Et si, en pleine guerre froide une pareille pratique pouvait se justifier d'une manière ou
d'une autre, aujourd'hui, plusieurs prohibitions n'ont pas l'air simplement dérisoires.
Certes, chez nous aussi, il y a trop de choses qui passent pour être confidentielles. Mais
nous avons déjà commencé à y remédier. Nous commençons à nous débarrasser de notre
« COCOM intérieur » - le cloisonnement qui existe entre les industries militaire et civile.
Alors, faudrait-il peut-être, que les spécialistes et les représentants des gouvernements
appropriés se réunissent et déblaient cet encombrement créé par la guerre froide ?
Faudrait-il établir des limites raisonnables, dictées vraiment par la sécurité, pour ce
qui est secret et libérer le flot, dans les deux sens, du savoir scientifique et de l'art
technologique ?
L'Est comme l'Ouest de l'Europe porte le même intérêt pour des projets d'actualité
tels que : la construction d'une ligne ferroviaire transeuropéenne à grande vitesse ; le
programme européen concernant l'élaboration de nouvelles technologies et du nouvel
équipement, l’utilisation de l’énergie solaire, l'élaboration des procédés de traitements et
d'enterrement des déchets nucléaires et de l'accroissement de la sécurité des centrales
atomiques ; l'ouverture des chaînes additionnelles de transmission de l'information avec
l'utilisation des fibres optiques ; la mise sur pied du système européen de transmission par
satellite.
La mise au point du système de télévision à haute définition est extrêmement
intéressante. Les recherches sont menées dans plusieurs pays et ce système a un grand
avenir pour être installé dans la maison européenne. Naturellement, le modèle le plus
perfectionné et le moins coûteux sera préférable.
En 1985, nous avons avancé à Paris avec le Président Mitterrand, l'idée de création à
titre expérimental d'un réacteur thermonucléaire international. Il sera une source intarissable
d'énergie non polluante.
Ce projet qui est le résultat de l'utilisation des potentiels scientifiques réunis de l'URSS,
des pays de l'Europe occidentale, des États-Unis, du Japon, des autres États, a atteint
actuellement sous l'égide de la Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) l'étape
des recherches pratiques.
Selon les prévisions des savants, la construction d'un tel réacteur peut être effectuée
vers la fin du siècle. Il s'agit d'une réalisation grandiose de la pensée scientifique et de l'art
technologique qui contribuera à l'avenir de l'Europe et du monde entier.
Le modèle du rapprochement économique entre l'Europe de l'Est et de l'Ouest sera
déterminé, non pas en dernier lieu, par des rapports entre les associations régionales
occidentales: la Communauté européenne, l'AELE et le CAEM. Chacune d'elles possède
sa propre dynamique dudéveloppement et ses propres problèmes.
Nous ne doutons pas que les processus d'intégration en Europe occidentale ne
prennent une qualité nouvelle. Nous n'avons pas, non plus, tendance à sous-estimer
l'apparition, ces prochaines années, d'un marché européen unique.
Le Conseil de l'assistance économique mutuelle s'est également orienté vers la
construction d'un marché unifié, quoique là, nous sommes très en retard.
La marche de la restructuration du CAEM déterminera pour beaucoup ce qui sera
développé plus vite dans les années à venir - les rapports entre le CAEM et la Communauté
européenne, en tant que groupements, ou bien les liens entre les pays socialistes isolés et
la Communauté européenne.
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Il est fort possible que l'une ou l'autre forme s'avance au premier plan aux différentes
étapes. Il est important que toutes les deux s'inscrivent dans la logique de la construction
de l'espace économique européen.
Pour ce qui est de l'URSS, nous avons à l'ordre du jour l'accord commercial et
économique entre notre pays et la Communauté européenne. Nous attribuons à cet acte
une importance substantielle également du point de vue des intérêts européens.
Naturellement, nous sommes loin d'opposer nos liens avec la Communauté
européenne à ceux que nous avons avec d'autres associations ou États. Les pays membres
de l'AELE sont nos bons partenaires de vieille date. Il serait peut-être raisonnable de parler
du développement des relations entre le CAEM et l'AELE, d'utiliser cette direction de la
coopération multilatérale dans l'édification d'une nouvelle Europe.
La maison européenne doit être écologiquement propre. La vie a donné des leçons bien
pénibles. Depuis longtemps, les grands problèmes écologiques en Europe ont débordé le
cadre national. Il est donc urgent de créer un système régional de la sécurité écologique.
Il est tout à fait possible que cela soit précisément dans cette direction prioritaire que le
processus européen se développe le plus vite.
SecInterview de M. François Mitterrand, Président
de la République, accordée à l'agence télégraphique
hongroise ainsi qu'à "Nepszabadsag", quotidien
du parti socialiste hongrois, le 17 janvier 1990,
notamment sur le projet de confédération européenne,
l'aide économique aux pays de l'Est et les relations
franco-hongroises.onde annexe
Personnalité, fonction : MITTERRAND François.
FRANCE. Président de la République
Circonstances : Voyage officiel en Hongrie les 18 et 19 janvier 1990
« QUESTION.- Monsieur le Président, dans votre message de nouvel an, vous avez
mentionné que la future Confédération européenne devrait créer un organisme commun et
permanent en vue de garantir le commerce, la paix et la sécurité. Cet organisme serait-il
un prolongement de l'Accord d'Helsinki, ou bien un autre cadre, ou encore une association
à d'autres institutions ouest-européennes ? - LE PRESIDENT.- Les principes qui ont été
inscrits, il y a de cela quinze ans, dans la déclaration finale de la Conférence d'Helsinki,
doivent continuer à inspirer les relations politiques, économiques, culturelles des Etats de
notre continent. La future Confédération européenne aura à s'y référer. Elle aura aussi à tenir
compte de ce qui a déjà été fait en Europe pour rapprocher les pays, pour les faire collaborer,
dans le domaine économique en particulier. Mais il est trop tôt encore pour figer ce qui en
sera le cadre précis. Cette confédération aura une vocation très large : c'est pour cela que j'ai
parlé à la fois de sécurité et d'échanges ce qui, vous en conviendrez, va au-delà des seules
relations commerciales. Elle aura pour vocation de réunir pour quelques grandes tâches les
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Annexes
Etats d'Europe qui cesseront ainsi d'être artificiellement séparés. Mais comme je l'ai dit le 31
décembre 89 cela suppose que soit parachevée la marche vers la démocratie. QUESTION.Sur la voie menant à la Conférence européenne, quel serait l'avenir des deux blocs militaires
actuels, l'OTAN et le Pacte de Varsovie ? Subsisteraient-ils ? Se transformeraient-ils en
organisations ? Cesseraient-ils d'exister ? - LE PRESIDENT.- Ne nous hâtons pas trop,
même dans les anticipations. Les Alliances existent et ne sont pas près de se dissoudre. Ce
qui me semble, à l'heure actuelle, essentiel dans le domaine de la sécurité est la poursuite
de l'effort entrepris par chacun des pays européens pour parvenir à un nouvel équilibre des
forces conventionnelles, à des niveaux considérablement réduits. Les événements actuels
favorisent plus que jamais cette démarche dont je souhaite vivement qu'elle aboutisse, cette
année, à un accord. QUESTION.- La majorité des pays d'Europe de l'Est sont exsangues
sur le plan économique, et ont besoin d'un soutien international pour se remettre sur pied.
N'ont-il pas cependant à craindre de devenir de ce fait le théâtre de luttes d'influence
de grandes puissances, ou bien encore des influences de grandes puissances fortement
unilatérales pourront renaître dans cette région ? - LE PRESIDENT.- Le risque que vous
évoquez est réel, mais il ne doit pas être surestimé. Les besoins des pays d'Europe de l'Est
dans l'ordre économique, financier, dans le secteur de la formation sont très importants. Il
y a donc place pour tous ceux qui voudront contribuer à l'épanouissement démocratique
et économique de cette zone. Mais il est vrai que nous devons éviter les luttes d'influence,
génératrices de gaspillage, de mauvaise utilisation des ressources disponibles. Cette
préoccupation d'assurer une meilleure coordination des concours a inspiré les Sept lorsqu'ils
ont décidé au Sommet de l'Arche, que je présidais en juillet 1989, de confier à la Commission
des Communautés européennes la responsabilité de coordonner les aides à la Hongrie et
à la Pologne. Le mécanisme fonctionne - il regroupe 24 pays - et doit permettre d'éviter
l'écueil que vous mentionnez. Par ailleurs, la Banque européenne pour la reconstruction et
le développement, dont j'ai proposé en octobre la création et dont la mise en place est en
cours, apportera le soutien nécessaire au redressement économique des pays d'Europe.
QUESTION.- Dans vos voeux de nouvel an, vous avez dit : "Ou bien la tendance à
l'émiettement se poursuit, et nous retrouvons l'Europe de 1919. On connaît la suite -, ou
bien l'Europe se reconstruira". En ce qui nous concerne, le sort des Hongrois vivant au-delà
de nos frontières ne nous est pas indifférent et nous ne pouvons imaginer l'Europe future
qu'avec la garantie démocratique des droits humains et nationaux des minorités. Pouvonsnous compter sur le soutien et l'influence de la France dans le règlement de ces questions,
dans un esprit d'amitié et de compréhension avec nos voisins ? - LE PRESIDENT.- La
prise en compte des droits des minorités est déterminante si l'on veut éviter une remise en
cause des frontières héritées du Traité de Versailles ou des accords conclus au lendemain
de la seconde guerre mondiale. Même si ces traités et accords sont imparfaits. Tous les
pays européens en sont convenus lors de la Conférence d'Helsinki. Bien entendu, là où
elles se trouvent, les minorités doivent vivre dans la plénitude de leurs droits. Ne pas prêter
attention à leurs demandes légitimes serait, alors, s'exposer à un révisionnisme territorial
dangereux pour la stabilité et la paix. QUESTION.- Comment voyez-vous, monsieur le
Président, les traits essentiels de la gauche, les objectifs du socialisme démocratique, dans
l'Europe des années 90 ? - LE PRESIDENT.- Un rappel historique n'est pas inutile : c'est
grâce aux luttes menées depuis un siècle par les socialistes que nos sociétés, en Europe
de l'Ouest peuvent représenter un modèle enviable. La législation sociale, l'éducation, le
niveau des rémunérations, une certaine qualité de vie apparaissent aujourd'hui comme des
données évidentes, mais elles ont été arrachées par le combat d'hommes qui croyaient
aux idéaux de justice et de solidarité. Au moment où dans les pays de l'Est s'opère un
mouvement pour rejoindre le socialisme démocratique, le champ d'action est encore vaste,
les chantiers nombreux. Il y a encore beaucoup à faire pour réduire les inégalités, pour
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La France, Mitterrand et l'Europe : l'idée européenne face au défi de la construction européenne
venir en aide aux déshérités, pour bâtir une société plus solidaire. Et comment oublier les
milliards d'êtres humains qui continuent à être dominés et opprimés dans ce que l'on appelle
les pays du Sud ? Il ne faut pas imaginer que les mécanismes naturels peuvent suffire
à effacer ces injustices. Le socialisme démocratique a donc un rôle décisif à jouer pour
construire cette société plus humaine. Entre le capitalisme sauvage, la jungle du marché
et le communisme totalitaire, il existe une troisième voie : le socialisme démocratique, qui
conjugue liberté et justice. QUESTION.- En tant que Président de la République c'est la
deuxième fois que vous effectuez une visite en Hongrie. Quelle est votre appréciation sur
l'évaluation de nos relations bilatérales depuis votre dernière visite et qu'attendez-vous de
votre voyage actuel ? Dans l'optique des changements politiques et économiques qui se
sont produits en Hongrie, quelles nouvelles possibilités voyez-vous pour le développement
ultérieur de nos relations ? Peut-on attendre de ce voyage l'élargissement de la coopération
économique réellement nécessaire à la Hongrie ? - LE PRESIDENT.- Nous avons avec la
Hongrie, de longue date, des relations de très bonne qualité, dont attestent la fréquence
et la régularité des visites entre responsables gouvernementaux entre l'un et l'autre Etat.
La France a toujours été attentive aux positions originales adoptées par la Hongrie et a
répondu positivement à l'accueil fait dans votre pays aux entreprises étrangères. Sur le
plan du commerce et des projets communs, des résultats satisfaisants ont été atteints.
- Compte-tenu des données nouvelles, des choix faits récemment par la Hongrie en
matière politique et économique, nous pouvons, nous voulons faire davantage. La France
s'y emploie en tant qu'Etat membre de la Communauté économique européenne : elle
a soutenu notamment le principe de l'octroi à la Hongrie du crédit-relais d'un milliard de
dollars qu'elle demandait. Mais les actions se mènent aussi bilatéralement. Le voyage que
je m'apprête à faire à Budapest, accompagné d'une délégation de ministres exerçant des
responsabilités économiques, d'hommes d'affaires, d'industriels va, je l'espère, ouvrir des
champs nouveaux à notre coopération, dans les domaines économique, bien sûr, industriel,
bancaire, culturel, mais aussi dans celui de la formation. »
Postface
Le 9 novembre 1989, le Mur de Berlin tombe. Plus qu'un simple mur, c'est le processus
de construction européenne engagé depuis dix ans qui risque de s'effondrer. Alors que
les nombreux pays de l'Est font un appel du pied de plus en plus pressant pour entrer
dans la Communauté Européenne et Economique, devant devenir Union Européenne en
1992, la France et son président, François Mitterrand, sont à la pointe du combat en faveur
de l'approfondissement. Entre discours porteurs d'espoirs quant à l'avenir de l'Europe et
craintes à l'égard de la future puissance allemande, la France a cherché durant ces annéeslà à porter un idéal européen. Or, comment l'imposer face aux revendications allemandes,
aux exigences britanniques et aux conditions américaines sur la construction européenne ?
François Mitterrand voulait une Europe politique, où tous les pays iraient à la même vitesse.
Le Projet de Confédération du 31 décembre 1989 est l'exemple parfait de cette idée
européenne à la française.
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