GRAND ANGLE • 5
avril-juillet 2013
LA SECONDE MAISON DE PINA BAUSCH
Cette même année 1976, Gérard Violette – encore administra-
teur général du Théâtre de la Ville, que dirige Jean Mercure –
entend parler de cette femme bizarre qui opère à Wuppertal, et
s’en va voir sur place. Il en revient galvanisé, décidé coûte que
coûte à l’emmener à Paris, chez lui. Il lui faudra batailler près
de deux ans pour convaincre les autorités municipales et régio-
nales (dont dépend l’institution) de laisser partir la troupe
entière du Ballet de Wuppertal, l’Opéra étant alors privé de son
programme de danse. Depuis, le Théâtre de la Ville est devenu
la seconde maison de Pina Bausch et de sa famille, qui y revient
régulièrement, y compris depuis qu’elle n’est plus là, et le plus
souvent pour terminer la saison en beauté. Les anciens, les nou-
veaux, tout le monde connaît tout le monde, chacun arrivant
avec ses affaires personnelles, y compris ses enfants, parfois
même ses animaux domestiques. Chacun s’y retrouve chez soi,
y retrouve sa place, sa loge, ses habitudes, ses amis, ses proches.
Autant avec les équipes techniques qu’administratives, ils se
connaissent, se reconnaissent.
L’histoire commence en 1979, lorsque, pour la première fois, la
troupe arrive avec deux spectacles: d’abord Les Sept Péchés
capitaux de Brecht et Kurt Weill, qui met en jeu sans fioriture,
la sensualité et la rivalité, le jeu du pouvoir, de la séduction et
de la domination dans les rapports masculins–féminins. Les
intégristes brechtiens sont pour le moins désorientés. Mais pas
autant qu’en 1973, à Nancy, lorsque la compagnie brésilienne,
Pao e Circo, présente sa version de La Noce chez les petits bour-
geois. Là, ce n’est plus du désarroi, on touche à l’affolement
absolu! Grand expert de Brecht, Bernard Dort ne sait plus où
donner de la tête. Il faut dire que si le point de départ demeure
la préparation d’un mariage fondé sur le mensonge, rapidement
les Brésiliens s’emparent de la scène, de la salle, y conduisent
un carnaval effréné, complètement disjoncté, dont on ne sait
plus à quelle heure il s’est terminé. En tout cas après deux heures
du matin.
Rien à voir avec le travail très maîtrisé de Pina Bausch, qui est
pourtant loin d’être immédiatement apprécié; en particulier
Le Château de Barbe Bleue d’après Béla Bartók, pour lequel se
joue dans un espace clos, avec brutalité, avec une douloureuse
cruauté mentale, sentimentale, physique, l’impossibilité d’ai-
mer, de vivre ensemble. À quelques exceptions près, notam-
ment Pierre Combescot, critique au Canard Enchaîné, et Pierre
Lartigue à L’Humanité, c’est la curée. Les articles sont durs,
voire venimeux. Les salles sont pleines, tout au moins au début
des représentations, puis elles se vident en même temps qu’enfle
la bronca, tandis que, par opposition, se constitue un noyau de
fans résolus. Connaissant son public et la presse, Gérard Violette
a prévu ce refus, prévenu son équipe, et a décidé de braver l’opi-
nion jusqu’à ce qu’elle change. Et sans trop attendre, il gagne.
L’INVITATION FAITE AU BUTÔ
En 1983, Bandonéon est encore souvent désigné comme un
modèle d’ennui et de stupidité; mais deux ans plus tard, les
partisans de Café Müller sont largement majoritaires. Le spec-
tacle a été donné en 1980 au Festival de Nancy, en plein air, sur
la Place Stanislas, devant une brasserie. Ce spectacle, c’est un
peu l’histoire de Pina, son enfance à Solingen où ses parents
tenaient un café. Et, raconte-t-elle, elle aimait se cacher sous
une table de bistrot pour observer les gens. Ils sont là, les gens,
qui vont et viennent, se rencontrent, se regardent, s’enlacent, se
croisent, s’évitent, parfois ridicules, toujours émouvants, dans
une ambiance inhabituelle de tendresse nostalgique. À Nancy,
sur les bancs de bois, humides parce qu’il a plu dans la journée,
plus encore que spectateur, on se sent partie prenante de ces
instants mélancoliques qui racontent la vie, tout simplement.
Quoi qu’il en soit, en 1980, Pina Bausch n’est pas seule à Nancy.
Le festival, qui suit depuis plusieurs années l’évolution du théâ-
tre traditionnel et contemporain au Japon, invite, pour la pre-
mière fois en Europe, des danseurs de butô. Dont leur maître,
leur père à tous, co-inventeur avec Tatsumi Hijikata de cet art
né après Hiroshima. Inoubliable apparition d’une silhouette
fragile dans une longue robe. Sous un large chapeau orné de
fleurs, un visage aigu fardé de blanc, sourire rêveur, regard
voilé fixé sur un univers indéfini que l’on est appelé à imaginer.
Kazuo Ohno. Septuagénaire sans âge, il livre sa passion pour
La Argentina, danseuse espagnole mondialement célèbre entre
les deux guerres, vue à Tokyo lorsqu’il était jeune homme, et
qu’il n’a cessé d’admirer. Évidemment rien d’andalou chez lui. Ni
de féminin. Au-delà du féminin comme du masculin, ainsi appa-
raissent les « onnagata », personnages du théâtre traditionnel,
où les actrices n’ont pas droit de cité. Kazuo Ohno dégage une
humanité qui dépasse les genres. Du moindre de ses gestes
émane une étrange douceur. Des gestes qui semblent à peine
esquissés, mais d’une infinie précision et qui entraînent le corps
en des mouvements souples, comme flottants, débarrassés de
toute pesanteur. Et puis il y a l’attention de son visage immobile,
tranquillement mystérieux. On se trouve devant lui comme au-
dedans d’une féérie. Kazuo Ohno vient au Théâtre de la Ville en
1986. Il y est de nouveau invité en 1989, au théâtre des Abbesses,
mais son âge et sa santé l’obligent à annuler. Il meurt en 2009,
à 103 ans. Douceur, fragilité, mystère, c’est ce que l’on retient de
lui, sur scène ou au dehors, quand on le rencontrait, si mince
dans son complet noir, demandant de sa voix grêle « Où est
mon fils ? » Son fils qui l’accompagnait dans son travail, et
dans la vie.
[suite p. 7]
→THÉÂTRE DE LA VILLE IB
DU 17 AU 27 AVRIL 20 H 30 I
DIM. 21 AVR. 15 H
ROMEO CASTELLUCCI
SOCÌETAS RAFFAELLO SANZIO
The Four
Seasons
Restaurant
DU CYCLE
LE VOILE NOIR DU PASTEUR
CRÉATION
MISE EN SCÈNE, DÉCOR & COSTUMES
Romeo Castellucci
MUSIQUE Scott Gibbons
AVEC Chiara Causa,Silvia Costa,
Laura Dondoli,Irene Petris
ASSISTANTE À LA MISE EN SCÈNE
Silvia Costa
COLLABORATION À LA DRAMATURGIE
Piersandra Di Matteo
PRODUCTION EXÉCUTIVE Societas Raaello Sanzio
COPRODUCTION Theater der Welt 2010 – Théâtre
national de Bretagne, Rennes – deSingel
international arts campus, Anvers – The
National Theatre, Oslo Norvège – Barbican
London et SPILL Festival of Performance –
Chekhov International Theatre Festival,
Moscou – Holland Festival, Amsterdam –
Athens Festival GREC 2011 – Festival de
Barcelone – Festival d’Avignon – International
Theatre Festival DIALOG Wroclaw, Pologne
– BITEF (Belgrade International Theatre
Festival) – Foreign Aairs I Berliner Festspiele
2011 – Théâtre de la Ville-Paris – Romaeu-
ropa Festival 2011 – Theatre festival SPIE-
LART Munich (Spielmotor München e.V.) –
Le Maillon, Théâtre de Strasbourg, Scène
Européenne – TAP Théâtre Auditorium de
Poitiers, scène nationale – Peak Performances
@ Montclair State-USA
Socìetas Raaello Sanzio est subventionnée
par Ministero per i Beni e le Attività Culturali;
Regione Emilia Romagna; Comune di Cesena.
ROMEO CASTELLUCCI ITHE FOUR SEASONS RESTAURANT
L’OBSESSION DU REGARD
La splendeur picturale contre l’impérialisme de l’image,
la solitude de l’artiste: thèmes familiers
à Romeo Castellucci emportés dans la fureur du ciel.
Elles surgissent du néant, de ce fragment d’espace indéfini, indéfinissable et tonitruant
que les experts nomment « point noir ». Elles sont dix, blanches et belles, gracieuses,
comme rêvées par Botticelli. Tout en charmeuse délicatesse, elles se mutilent, des chiens
se gavent. Et puis ensemble, elles traduisent silencieusement le poème de Hölderlin,
La Mort d’Empédocle. Cet homme de science et philosophe qui d’abord vénéré, se vit
rejeté, considéré comme hérétique, accusé de blasphème, et finit par se jeter dans le feu
de l’Etna. En lui, Romeo Castellucci reconnaît le destin, la solitude de l’artiste, écartelé
entre ses exigences et les malentendus qu’il provoque.
D’où le titre du spectacle: The Four Seasons Restaurant. Luxueux restaurant new yorkais qui,
pour orner ses murs, avait commandé une série de tableaux au peintre Mark Rothko.
Né en Lituanie en 1903, lui aussi s’est suicidé, à New York en 1970. Et plutôt que de livrer
son œuvre, son âme, aux regards de clients venus là pour consommer, se nourrir,
il a préféré enlever ses tableaux, laisser les murs vides.
En lui, en son histoire, Romeo Castellucci rencontre sa propre obsession du regard,
son propre refus de se laisser utiliser par l’image. Plutôt le vide, plutôt la mort.
Mais que devient un monde sans art ?
Alors l’espace de la scène se transforme par l’effet de rideaux, qui vont et viennent, dévoilent
un cheval couché, un homme blessé, un visage féminin aux yeux fermés, projeté en gros
plan… Rien ne dure, l’espace se défait, s’engloutit dans une apocalypse de cauchemar,
dans le tourbillon terrifiant d’une fureur céleste, assourdissante.
Le noir, le bruit fracassant, le rien. La splendeur picturale pour se défaire de l’ordinaire.
Difficile de ne pas être atteint.
C. G.
© CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE / WIKISPECTACLE