Approche dialogique ou génétique de la gouvernance. À propos de

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Approche dialogique
ou génétique de la gouvernance.
À propos de la théorie
de la délibération éthique de G. Legault
Par
Jacques Lenoble et Marc Maesschalck
Professeurs de philosophie du droit
Université catholique de Louvain
Le texte de G. Legault publié dans cet ouvrage n’est pas sans poser
question. Bien entendu, nous ne pouvons que partager avec lui le
geste « politique » qui souligne les risques d’inefficience de
l’approche de la gouvernance par le droit et qui valorise la forme
de régulation par délibération éthique qui tente d’émerger dans
plusieurs secteurs de notre vie collective. Alors que la première
conditionne son application sur la seule force de l’imposition normative et de l’appareil public de coercition, la seconde assure son
effectuation par l’implication des acteurs concernés dans une négociation commune sur la signification concrète et contextuée des
références axiologiques portées par leur vivre ensemble.
Notre interrogation porte plutôt sur l’argumentation théorique
mobilisée pour « justifier » ce geste « politique » et définir les
conditions de construction du dispositif de négociation qu’il appelle. Notre interrogation est double. D’une part, les critiques
adressées par G. Legault au positivisme juridique nous paraissent
problématiques et ne permettent pas de cerner la nature réelle de
l’insuffisance du positivisme. D’autre part, l’approche du dispositif
de gouvernance proposée en alternative – c’est-à-dire le dispositif
de délibération éthique – nous paraît devoir être elle-même prolongée sur trois plans.
Une reformulation de la critique du positivisme juridique par G. Legault
Notre interrogation est double. Tout d’abord, la critique adressée
par G. Legault à l’approche positiviste du concept de droit ne nous
paraît pas exempte d’ambiguïté. En effet, peut-on soutenir, sans
autres précisions, que le positivisme implique une séparation du
droit et de la morale et ne prend pas en compte la condition
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LA PLACE DU DROIT
DANS LA NOUVELLE GOUVERNANCE ÉTATIQUE
d’acceptation pratique des destinataires privés de la norme? Ensuite – et surtout – peut-on se contenter de dénoncer le positivisme en relevant l’inefficacité à laquelle conduirait une forme de
normativité qui s’appuierait ainsi sur le seul mécanisme de la règle
appuyée de sanction.
Tout d’abord, la double ambiguïté. Bien entendu, le positivisme
implique une séparation du droit et de la morale si l’on entend par
là le refus de subordonner l’existence (c’est-à-dire la validité)
d’une règle à une morale substantielle que la raison serait supposée pouvoir définir a priori. Mais quel auteur sérieux, à commencer d’ailleurs par R. Dworkin, n’endosserait pas aujourd’hui une
telle dénonciation des démarches du droit naturel classique ou
moderne? Et nous sommes certains d’ailleurs que G. Legault souscrit aussi à une telle dénonciation. Par contre, n’est-il pas hasardeux d’imputer au positivisme une acception plus étendue de la
nécessaire séparation du droit et de la morale. Bien des auteurs
positivistes – comme H. Hart et J. Coleman notamment – ont clairement défendu, à l’encontre de J. Raz, ce qu’on appelle une approche incorporationniste qui pose qu’un système juridique peut
faire dépendre la validité de ses règles d’une référence à la morale.
Dans le même ordre d’idées, d’ailleurs, J. Coleman a bien montré
que la compréhension dworkinienne de l’opération du juge en
termes d’intégrité n’est en rien contraire au positivisme tel
qu’interprété, par exemple, par H. Hart. C’est dire, comme plusieurs auteurs l’ont récemment montré, que le positivisme est
moins spécifié par la thèse de la séparabilité du droit et de la morale que par ce qu’on a coutume d’appeler la « conventionality
thesis », c’est-à-dire par l’idée que la normativité du droit est toute
entière fondée sur une convention sociale, ou, à le dire en d’autres
termes, sur une pratique sociale. Et si tel est effectivement le trait
distinctif du positivisme, ne doit-on pas l’avaliser? Bien entendu,
on peut – et selon nous, on doit - se différencier de la manière
dont le positivisme conçoit cette pratique sociale. Mais le débat est
ainsi porté sur un autre plan que celui de la distinction droitmorale. Il porte sur la manière dont il faut définir les éléments
constitutifs de la pratique sociale par laquelle les membres d’un
À PROPOS DE LA THÉORIE
DE LA DÉLIBÉRATION ÉTHIQUE DE G. LEGAULT
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groupe social se dotent de normes collectives et donc définissent
les formes de leur vivre ensemble (c’est-à-dire leur morale sociale). C’est d’ailleurs, sur le plan de la conception positiviste de
cette pratique sociale constitutive de la normativité de la norme
que se situe la seconde ambiguïté de la manière dont G. Legault
entend dénoncer le positivisme.
Nous voudrions ici relever un double élément pour ouvrir la réflexion sur cette seconde ambiguïté. Premier élément : il n’est pas
rigoureusement exact que les positivistes n’inscrivent pas la nécessité d’une « acceptation pratique » des destinataires privés de la
norme juridique dans les éléments constitutifs de la pratique sociale où se fonde l’obligatoriété du droit. Certes, comme G. Legault, nous nous inscrivons en faux contre la manière dont le
positiviste conçoit cette condition d’acceptation pratique. Mais,
pour les positivistes, celle-ci n’est pas toujours déjà supposée exister comme semble le dire G. Legault. Ce qui est exact c’est que les
auteurs positivistes – de Kelsen à Coleman en passant par Hart –
conçoivent cette condition d’acceptation pratique des destinataires
privés en termes de condition d’efficacité : le droit n’existe que si
une partie substantielle de la population applique et respecte les
règles identifiées par la règle de reconnaissance. À la différence
donc des autorités publiques, « acceptance from an internal point
of view by a substantial proportion of the populace is neither a
conceptual nor an efficacy requirement »1 . De là aussi, le second
élément qui nous semble révéler une ambiguïté dans la démarche
de G. Legault : n’y a-t-il pas une forte intuition de sens commun
dans cette thèse positiviste? N’est-il pas exact que, dans bien des
cas, s’observe « l’efficacité » de la régulation par le droit? Dans
bien des cas, l’observance habituelle du pouvoir des autorités publiques laisse augurer l’efficacité des règles. En ce sens, les formules de G. Legault risquent de ne pas être sans ambiguïté sur cette
question de l’efficacité de la gouvernance par le droit. Dans bien
1.
J. Coleman, « Incorporationism, Conventionality, and the Practical Difference Thesis », Hart’s Postcript, edited by J. Coleman, Oxford UP, Oxford,
2001, 115.
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LA PLACE DU DROIT
DANS LA NOUVELLE GOUVERNANCE ÉTATIQUE
des cas, cette efficacité est avérée. Et, de ce point de vue, il est tout
aussi de sens commun qu’il serait bien inefficace de proposer un
développement des formes de négociation par délibération éthique
et des dispositifs de médiation dans l’ensemble des secteurs de
l’action collective actuellement régulés par ce que G. Legault appelle un droit positiviste.
L’enjeu pour nous n’est pas de confronter le raisonnement de G.
Legault à l’exactitude formelle des thèses positivistes. L’enjeu est
ailleurs. Notre hypothèse est, en effet, que le double élément
d’ambiguïté que l’on vient de relever a, selon nous, valeur de
symptôme. Symptôme de ce qu’une critique du positivisme et,
corrélativement, une meilleure définition des conditions à respecter pour assurer une meilleure garantie de réalisation de la finalité
régulatoire de la règle appelle un détour épistémologique, et donc,
un prolongement de la démarche initiée par G. Legault. Loin de
nous de ne pas partager les intuitions de base de G. Legault sur
l’insuffisance du positivisme et la nécessité de repenser
l’implication des destinataires privés d’une règle dans son processus d’élaboration et d’application. Mais, pour penser cette double
intuition, il nous semble qu’une meilleure élucidation de
l’insuffisance du positivisme s’impose. Cette insuffisance, selon
nous, est profonde et est de nature épistémologique. Où nous arrivons à notre seconde interrogation critique s’agissant de la dénonciation par G. Legault du positivisme juridique. En effet,
l’insuffisance du positivisme est une insuffisante construction de
la récursivité ou réflexivité de l’opération normative. En ne construisant pas cette nature profonde de l’insuffisance du positivisme,
non seulement G. Legault risque de dénaturer l’approche positiviste du concept de droit, mais aussi, et surtout, risque de succomber lui-même à cette même insuffisance épistémologique dans la
construction du dispositif de délibération éthique qu’il suggère
pour pallier les carences régulatoires du « droit positiviste ». Explicitons rapidement cette double idée.
Risque de dénaturation tout d’abord. Certes, G. Legault a raison de
souligner la déficience du positivisme tant en ce qui concerne la
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DE LA DÉLIBÉRATION ÉTHIQUE DE G. LEGAULT
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condition d’acceptation des règles par leurs destinataires privés
qu’en ce qui concerne l’efficacité du mode de gouvernance
qu’assure ce qu’il appelle un droit « positiviste ». Mais, au contraire de ce que semble indiquer G. Legault, cette déficience ne consiste pas en l’absence de toute prise en compte de la condition
d’acceptation pratique par la population des règles, mais dans la
manière dont cette conditionnalité est conçue. De même, la conséquence de cette déficience n’est pas l’inefficacité d’une gouvernance par le droit, mais la non garantie de son efficacité : elle
réside dans l’impossibilité pour le droit d’anticiper les conditions
qui garantissent une telle efficacité.
La différence de formulation est importante. En effet, souligner
que la déficience du positivisme tient dans la manière dont celui-ci
conçoit la conditionnalité de l’acceptation pratique par les citoyens
oblige à construire une dimension passée sous silence par G. Legault. La dimension est celle qui permet d’expliquer pourquoi c’est
à tort que les principaux auteurs positivistes conçoivent cette
condition d’acceptation pratique en termes d’« efficacy condition ». Nous ne développons pas ici cette question qui a été exposée ailleurs dans le présent ouvrage (cf. le texte de J. Lenoble en
début de cet ouvrage) et, surtout, dans le première partie de notre
livre Démocratie, Droit et Gouvernance2. Il suffit de rappeler que
cette dimension est la récursivité ou la réflexivité de l’opération
normative et, plus précisément en l’espèce, la récursivité ou la réflexivité de cette condition d’acceptation pratique de la règle par
ses destinataires privés. C’est cette récursivité qui empêche que
cette condition soit conçue en termes d’efficacy condition, comme
le croient les positivistes, c’est-à-dire dans les termes d’un constat
du respect majoritaire du système juridique en vigueur par la majorité de la population. Cette récursivité implique que le jugement
d’acceptation suppose toujours déjà sa propre vérification pour
pouvoir être validé. Il n’y a donc pas de “point fixe” sur lequel
s’appuyer pour pouvoir formaliser l’opération de vérification. Par
2.
J. Lenoble et M. Maesschalck, Démocratie, droit et gouvernance, Sherbrooke (Québec), Éditions R.D.U.S., 2011.
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LA PLACE DU DROIT
DANS LA NOUVELLE GOUVERNANCE ÉTATIQUE
conséquent, l’opération de jugement doit intégrer en son processus cette dimension d’extériorité qui conditionne irréductiblement
sa réalisation. De façon plus concrète, la seule manière, pour les
autorités publiques en charge de l’application des règles, de garantir la satisfaction de la condition d’acceptation pratique consiste à organiser un rapport coopératif d’apprentissage réciproque
entre les autorités publiques et les destinataires privés de la règle à
appliquer.
Observons que cette dimension de récursivité ou de réflexivité de
l’opération normative est déjà au coeur de toute la recherche positiviste depuis Kelsen. Non seulement elle est à l’arrière-plan de
son approche « conventionnaliste » du concept de droit (conventionality thesis) et de sa critique du droit naturel. Mais surtout,
comme on l’a montré dans Démocratie, Droit et Gouvernance,
c’est cette conscience de cette dimension réflexive qui permet de
comprendre l’évolution du débat positiviste (dépassement de Kelsen par Hart et réinterprétation de Hart par le pragmatisme de
Coleman). Mais, pour ne pas construire de façon explicite cette
dimension réflexive et pour ne pas comprendre qu’elle est interne
à toute opération de la raison, les auteurs positivistes ont limité
cette réflexivité à l’opération d’application de la règle par les autorités publiques et ont cru pouvoir reformaliser cette même opération d’application là où il s’agit de construire la condition
d’acceptation pratique par les destinataires privés.
Certes, on pourrait dire que ce détour épistémologique, même s’il
permet de nuancer la critique que G. Legault adresse au positivisme juridique, aboutit en définitive au même résultat pratique.
Dans les cas où les destinataires privés des règles sont désireux de
rentrer dans des processus de résolution des conflits privés ou
collectifs par négociation délibérative – et cela parce qu’ils perçoivent que les formes habituelles de gouvernance par le droit
s’avèreraient en définitive inefficaces à résoudre ex ante la nécessaire contextualisation de leurs attentes normatives –, seul un tel
dispositif coopératif sera à même d’assurer le respect des conditions nécessaires à une régulation « efficace » permettant de
À PROPOS DE LA THÉORIE
DE LA DÉLIBÉRATION ÉTHIQUE DE G. LEGAULT
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« maximiser » autant que faire se peut les attentes normatives des
personnes intéressées et de pacifier le contexte relationnel. Mais,
par-delà cette identité de résultat pratique, l’approche réflexive de
l’opération normative amène d’autres conséquences pratiques qui
aboutissent, au contraire, à interroger l’approche de la délibération éthique que propose G. Legault et à suggérer, au moins, de la
prolonger sur trois plans. C’est ici que se révèle, dans toute sa portée pratique, la fécondité du détour épistémologique auquel oblige
une analyse en profondeur des limites d’une approche positiviste
de l’opération normative.
Un triple prolongement de l’approche de la délibération
éthique
Sur trois plans, on peut avoir le sentiment que l’approche de G.
Legault risque de retomber dans la même difficulté que celle à
laquelle se heurte, en définitive, le positivisme, même là où, comme chez le pragmatiste Coleman, une attention toute particulière à
la récursivité de l’opération d’application d’une règle est cependant apportée. Rappelons le principe de cette réflexivité. Celle-ci
consiste à prendre en compte que toute opération d’application
d’une règle reste dépendante, pour son effectuation, d’un élément
qu’elle ne peut « postuler » et qui lui est donc irréductiblement
extérieur. Il n’y a aucune règle qui puisse être trouvée et qui permettrait à la raison d’anticiper de façon assurée l’usage auquel
conduira cette application. C’est bien cette dimension « récursive » qui, d’ailleurs, explique le raisonnement de G. Legault lorsqu’il dénonce l’illusion positiviste à pouvoir assurer le succès de
l’opération normative sans intégrer la condition d’acceptation pratique de la règle par ses destinataires privés.
Mais, si tel est le principe, comment s’assurer de la transformation
du contexte institutionnel qui doit rendre possible la délibération
éthique? G. Legault ne cesse d’ailleurs, de façon très juste, de relever la difficulté de développer une telle forme de gouvernance par
délibération éthique dans notre contexte institutionnel qui reste
fortement marqué par la forme bureaucratique de la gouvernance
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LA PLACE DU DROIT
DANS LA NOUVELLE GOUVERNANCE ÉTATIQUE
par le droit. Certes, on peut dénoncer l’insuffisance de cette dernière forme de gouvernance. L’enjeu est cependant d’en penser la
transformation dès l’instant où, en appliquant le principe de récursivité, on prend acte que le succès de la gouvernance par délibération éthique reste suspendu à un usage qui reste marqué par
un modèle soumis au principe du droit positiviste. Mais, la question des conditions de transformation de cet élément extérieur qui
conditionne l’efficacité de la capacité régulatoire du dispositif de
délibération éthique n’est néanmoins pas pensée.
Or, à défaut de penser les conditions de transformation de ce cadre institutionnel, ne retombe-t-on pas dans cette position classique de la philosophie politique dont la version herméneutique de
Dworkin est une bonne illustration? En effet, ne suppose-t-on pas
que le cadre institutionnel porte en lui les capacités d’autotransformation qui répondent aux exigences d’une rationalisation
progressive du réel social? C’est, on le sait, la fonction que Dworkin attribue au juge : celui-ci, par l’effet d’une soi-disant capacité
innée, est celui qui lit les exigences d’adaptation de la morale collective.
Si l’on veut éviter cette supposition d’une auto-réalisation des exigences d’adaptation rationnelle de tout groupe social, on se doit, à
l’inverse, d’étendre les exigences d’instauration d’un processus
d’apprentissage collectif aux acteurs publics en charge du cadre
institutionnel. En définitive, le dispositif d’action coopérative qui
est à la base de la délibération éthique doit lui-même intégrer cette
nécessaire « négociation coopérative » avec les autorités publiques
en charge de l’élaboration et de l’application des normes concernées3. La négociation coopérative ne concerne pas seulement les
acteurs « privés » membres des groupes concernés par l’action
3.
Voy. sur cette question notamment, M. Maesschalck, « Dialogisme et hétérorégulation. L’intervention éthique au risque de la réflexivité institutionnelle », in L’éthique appliquée, par-delà la philosophie, le droit, l’éducation.
Mélanges G. A. Legault, L. Lalonde, F. Jutras, A. Lacroix et J. Patenaude
(dir.), Sherbrooke (Québec), Éditions R.D.U.S., 2008, p. 95.
À PROPOS DE LA THÉORIE
DE LA DÉLIBÉRATION ÉTHIQUE DE G. LEGAULT
83
normative; elle doit aussi intégrer les acteurs institutionnels publics. C’est pourquoi nous parlons d’un nécessaire processus
d’apprentissage à instaurer non seulement entre les groupes en
conflit, mais aussi, entre ces groupes et les acteurs publics en
charge de l’autorité normative. L’apprentissage ne doit pas
concerner seulement les acteurs « privés ». La transformation exigée des autorités publiques et de leurs croyances implique aussi
une opération d’apprentissage. À défaut, on laisse impensées les
conditions de transformation du cadre institutionnel que requiert
le succès de la forme de gouvernance qu’à juste titre G. Legault
appelle de ses voeux. La transformation exigée des autorités publiques et de leurs croyances implique donc aussi une opération
d’apprentissage. Disons-le en d’autres termes : une révision des
croyances ne s’opère jamais automatiquement par l’effet de quelque règle rationnelle que ce soit. En ce sens, cette révision est toujours fonction d’une intervention extérieure qui permet d’opérer
cette révision.
Mais il y a encore plus. On pourrait dire, dans une certaine mesure, que l’ensemble de la réflexion que mène G. Legault traduit la
conscience implicite de la nécessité d’un tel dispositif spécifique
d’apprentissage adressé aux autorités publiques. Car en définitive,
la démarche de recherche et d’écriture de G. Legault peut être
identifiée à celle d’un « intervenant » qui vise à transformer les
croyances de la communauté juridique et institutionnelle. En ce
sens, même si, comme on l’a vu ci-dessus, la nécessité de cette
intervention externe, n’est pas pensée pour elle-même, on pourrait
dire que la démarche même de G. Legault en atteste la nécessité.
Dans notre langage, s’attesterait donc ainsi implicitement la nécessité d’une démarche de tercéisation dans l’organisation de toute
opération normative qui acterait sa réflexivité. Mais, la question
devrait aussitôt être reposée. Une telle conception de la tercéisation, c’est-à-dire de la nécessaire internalisation dans le processus
d’un élément tiers – l’intervenant – est-elle suffisante? Nous inclinons fortement vers la négative. Qui peut, en effet, croire que la
transformation institutionnelle requise des dispositifs bureaucratiques propres au modèle de droit positiviste – pour reprendre les
84
LA PLACE DU DROIT
DANS LA NOUVELLE GOUVERNANCE ÉTATIQUE
expressions de G. Legault – s’opère par la seule argumentation
rationnelle de la communauté scientifique mise en position
« d’intervenant ». D’ailleurs, supposer que la seule convocation du
savoir de l’intervenant permettrait d’opérer une telle révision des
croyances des acteurs publics en charge de ce cadre institutionnel
revient à nouveau à méconnaître le principe de la réflexivité et à
retomber, en définitive, dans ce que G. Legault reproche au positivisme juridique. Car, c’est adopter ce qu’on appelle une approche
« incitativiste » de l’intervention. Une telle intervention fonctionnerait à la manière d’une règle. Son efficacité serait assurée par la
supposition qu’il existerait dans l’esprit une règle dont l’activation
serait assurée par l’acte incitatif et qui commanderait d’adapter le
comportement en fonction des exigences de l’argumentation rationnelle. Notons d’ailleurs que c’est là un reproche épistémologique qu’on a déjà utilisé pour montrer les limites du pragmatisme
qu’utilise D. Schön pour penser le rôle de l’intervenant dans sa
théorie de l’apprentissage réflexif4. Où l’on en arrive d’ailleurs au
troisième plan où, selon nous, l’approche que G. Legault nous propose de la délibération éthique devrait être prolongée.
C’est , en effet, principalement sur un troisième plan que nous
paraît devoir être prolongé le geste pragmatiste que pose G. Legault dans son approche de la délibération éthique. Bien entendu,
à l’encontre de ce que G. Legault appelle le modèle de la philosophie de la conscience, on ne peut qu’endosser le tournant linguistique qu’il suggère et le geste pragmatiste au départ duquel il
définit le cadre pragmatique de l’activité dialogique. Là n’est pas le
problème. Par contre, l’internalisme de ce geste oblige à interroger
la capacité présupposée de la « règle » de l’engagement dialogique
à assurer une co-construction de la meilleure solution possible du
conflit. Le modèle dialogique de G. Legault repose en effet sur le
présupposé que la « règle » de l’engagement dialogique a la capa-
4.
Voy. sur ceci, la deuxième partie de notre ouvrage Démocratie, Droit et Gouvernance.
À PROPOS DE LA THÉORIE
DE LA DÉLIBÉRATION ÉTHIQUE DE G. LEGAULT
85
cité supposée de pouvoir assurer sa propre application5. Reprenons ici le passage qui nous semble le plus explicite de ce présupposé :
Comme toute pratique gouvernée par des règles, le dialogue impose certaines conditions préalables pour y participer. Cette pratique étant gouvernée par une approche
pragmatique de résolution de problème, de mobilisation
des connaissances pour résoudre un problème, et de
l’impossibilité d’atteindre par la connaissance une seule
vérité qui permettrait de résoudre le problème, certaines
personnes s’excluront d’elles-mêmes du processus. Ainsi,
les personnes qui croient avoir la Vérité à partir de laquelle résoudre tous les problèmes, ne pourront pas
s’engager dans le processus dialogique. En plus de cette
condition d’accepter les règles du processus, le dialogue
exige des participants des capacités réflexives, des capacités d’apprentissage et des capacités linguistiques. Il ne
faut pas confondre les capacités réflexives exigées dans le
processus dialogique avec les capacités exigées par la
philosophie de la conscience. Les philosophies de la
conscience s’articulent essentiellement autour de trois
moments : prendre conscience de quelque chose (qui
était inconscient), changer sa façon de voir à partir de
cette prise de conscience et agir conformément à la nouvelle vision des choses. La philosophie de la conscience
postule que la parole est centrale dans le fait de faire advenir la conscience de quelque chose. La différence essentielle entre la philosophie de la conscience et
l’approche réflexive peut se résumer à distinguer le couple conscient/inconscient du couple implicite/explicite.
Développer une capacité réflexive, c’est développer la
5.
Comme le dit G. Legault, « La logique dialogique impliquée dans le processus de la délibération éthique en tant que démarche structurée offre la possibilité de quitter le débat sur position en décentrant le positionnement dans la
perspective de la co-construction d’une réponse à un problème commun ».
86
LA PLACE DU DROIT
DANS LA NOUVELLE GOUVERNANCE ÉTATIQUE
capacité de rendre explicite ce qui est mobilisé implicitement dans l’action. […] Les capacités réflexives ne dépendent pas d’une faculté de l’esprit comme la
philosophie de la conscience, elles sont possibles parce
que nos capacités linguistiques nous permettent non
seulement de tenir un langage de premier niveau, mais
aussi un langage sur le premier niveau : le métalangage.
Toute l’approche dialogique, comme activité communicationnelle, repose sur ces capacités réflexives au cœur
des capacités linguistiques : le pouvoir de tenir un métalangage sur le langage premier6.
Pour expliciter l’insuffisance à la fois pratique et épistémologique
de l’approche dialogique que nous propose G. Legault dans ce passage, nous voudrions adopter une double argumentation. La première vise à mettre en lumière « l’insuffisance pragmatique » (a)
de cette approche, la seconde son insuffisance « internaliste » (b).
L’une et l’autre de ces argumentations reposent en définitive sur la
même idée. Mais, la mise en lumière de leur complémentarité doit
permettre de mieux appréhender la forme de prolongement
« pragmatique » qu’appelle, selon nous, cette approche dialogique.
6.
Notons qu’outre ces capacités réflexives, G. Legault y ajoute ce qu’il appelle
les « capacités dialogiques » : « L’objectif de l’activité communicationnelle
est de départager par le meilleur argument quelle est la position à retenir.
Apprendre à dialoguer, c’est apprendre à utiliser la parole publique pour apporter quelque chose afin de faire avancer la discussion en cours. C’est apprendre une discipline de la parole qui est aux antipodes de la valorisation de
soi [….]. Cet apprentissage collectif du dialogue comme coordination des actions langagières des acteurs est en même temps un apprentissage de dispositions face à l’autre : respect des personnes, respect de la parole émise. La
parole ne devant pas être utilisée pour ridiculiser l’autre personne, pour juger de la force ou faiblesse de son intelligence ou encore de l’exclure parce
qu’elle est trop émotive ». Cet ajout ne modifie pas la nature des présupposés
que nous allons mettre en lumière et qui justifient l’interrogation critique
que nous émettons à l’égard de l’approche dialogique de la délibération éthique.
À PROPOS DE LA THÉORIE
DE LA DÉLIBÉRATION ÉTHIQUE DE G. LEGAULT
a.
87
Insuffisance pragmatique de l’approche dialogique
Ce passage laisserait perplexe un théoricien pragmatiste comme
Ch. Sabel ou M. Festenstein. Tant d’éléments sont rangés sur le
plan des présupposés que l’apport du processus d’action comme
tel finit par être mineur. G. Legault s’inscrit ici, après J. Searle et J.
Habermas, dans le schéma des conditions d’arrière-plan soutenu
par un individualisme linguistique des compétences langagières
des locuteurs. La « redescription pragmatique » du processus dialogique ne doit pas induire en erreur : comme chez Habermas, la
règle prédonnée est mise en position d’opérateur central et un
pouvoir de sélection lui est conféré à un tel point que ceux qui
n’avalisent pas les présupposés pragmatiques du processus dialogique n’ont d’autre possibilité que de s’auto-exclure7. On imagine,
dans cette perspective, ce que peuvent devenir des consignes
d’interaction dans un travail de médiation. L’intervenant doit
d’abord expliciter un cadre clair et contraignant d’interaction locutionnaire pour susciter la forme adéquate du dialogisme. Les « capacités » sont ensuite sollicitées en fonction du cadre posé et
viennent confirmer l’adéquation du cadre à partir de l’habileté que
les acteurs révèlent lorsqu’ils s’y soumettent et se disposent en
fonction des règles du jeu, comme c’est le cas des citoyens jouant
le jeu des tribunaux dans la philosophie positiviste de H. Hart :
l’obligation de jouer révèle la capacité de performer dans les formes de jeu imposées. L’accroissement de capacité ne provient en
définitive que de la capacité de réfléchir à ce qui est en train de se
passer lorsque nous produisons ces formes d’habileté et que nous
7.
On comprend mieux ainsi que le désaccord avec J. Habermas porte précisément sur ce que font les acteurs concernés en cours de médiation éthique,
sur les nouvelles significations qu’ils sont capables d’élaborer et sur les transformations identitaires qui peuvent en résulter, mais ne concerne pas fondamentalement les conditions d’entrée en interaction locutionnaire qui
peuvent chez les deux auteurs se déterminer formellement par un ensemble
de normes de comportement et de règles internes à l’énonciation. C’est dans
cette ligne qu’il faudrait dès lors relire G. Legault, « Le dialogue comme pédagogie de l’éducation en éthique », in Ethica, vol.11, n°2 (1999), pp. 31-52,
p. 47.
88
LA PLACE DU DROIT
DANS LA NOUVELLE GOUVERNANCE ÉTATIQUE
les renforçons par notre méta-analyse. La théorie des jeux couplée
à l’approche du choix rationnel ne dit rien d’autre en suivant un
modèle différent quand elle propose son approche des méta-jeux
en relation aux situations à multi-niveaux.
Pour sortir de cette croyance formelle dans le pouvoir des règles
comme mode de détermination de l’action humaine et comme
condition de leur auto-renforcement, il faut mettre en question la
posture définitionnelle qu’elle accepte et le monologisme qu’elle
finit toujours inévitablement par véhiculer. Point n’est besoin
d’une théorie transcendantale des facultés de la conscience pour y
arriver. Le caractère incomplet des systèmes de règles et la nécessité de les essayer en permanence pour vérifier leur applicabilité
prétendue suffit à justifier la nécessité d’une autre voie, plus
conforme à une rationalité réellement pragmatique. La vertu attendue d’un processus d’interaction langagière est de laisser ouverte une pluralité d’interprétations de ses conditions correctes
d’effectuation et d’être dès lors toujours vulnérable à son instrumentalisation, même lorsqu’une majorité de participants
s’imaginent s’accorder sur sa « logique » interne. Un tel processus
se définit par son appropriabilité et non par son contrôle. Même
les règles minimales d’engagement telles que les proposent par
exemple M. Bratman et J. Coleman ne sont encore que des formes
d’imposition d’un modèle communautaire coopératif, là où la tâche d’une négociation est bien plus large et exige un libre jeu en
soi incontrôlable a priori. C’est à la condition d’être attentive aux
recadrages des rôles dans l’interaction, à l’évolution des positionnements attendus d’acteurs, à travers et malgré les standards
normatifs imposés pour susciter les déplacements et les redéfinitions, que l’interaction devient productive de nouvelles formes de
vie. Les règles de premier plan suffisent dans ce cas pour cadrer
l’interaction. Par contre, l’inflation sur les méta-règles garantissant un succès de l’interaction est inutile et contre-productive car
elle concentre l’attention sur la fonction des règles là où il faudrait
concentrer l’attention sur le travail réel de l’interaction, c’est-àdire sur les déplacements possibles des acteurs, sur la transformation de leur posture relationnelle, sur la modification de leur faire-
À PROPOS DE LA THÉORIE
DE LA DÉLIBÉRATION ÉTHIQUE DE G. LEGAULT
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pouvoir et pas uniquement sur leur habileté à se repositionner
dans le cadre d’un arbitrage clairement prédéfini. Il en résulte aussi une posture intellectuelle différente par rapport à l’intervention
: il ne s’agit pas de cadrer en position de neutralité, ni d’aider en
position de guide facilitateur, mais d’amener dans le processus un
déplacement de l’attention vers l’expérimentation d’une transformation des rôles dans la recherche de solution à des problèmes.
Dans un processus de résolution de problèmes, comme dans un
processus d’apprentissage, c’est l’action collective mise en œuvre
qui amène les acteurs concernés à évoluer tant par rapport aux
représentations de leurs attentes normatives (prétentions à la vérité) que par rapport à leurs capacités d’interagir, ceci en acceptant
l’incertitude engendrée par l’interaction. On ne peut résoudre une
telle dialectique du concret par le simple couple implicite/explicite, comme si tout ce que les acteurs pouvaient mettre
en œuvre était préétabli par les règles logiques de leurs conditions
d’interlocution. Non seulement les cadres d’interaction possibles
sont multiples (à l’encontre de ce que suppose une hypothèse monologique), mais, de plus, c’est la manière de les choisir et de les
articuler qui est décisive et entraîne un pouvoir collectif
d’innovation. Ce pouvoir ne dépend pas d’acteurs préformatés
pour le dialogue, mais bien de la genèse d’un déplacement de
l’attention des acteurs à l’égard de leurs blocages défensifs et de
leurs prétentions à la vérité. La genèse d’un tel déplacement dépend du rapport que ces acteurs peuvent entretenir avec une position d’intervention dans le cours des processus de résolution de
problème, c’est-à-dire du rapport possible à une forme
d’interpellation extérieure rendant possible une transformation
des rôles attendus et des attentes qui les orientent et les figent.
De ce point de vue, même la simple idée selon laquelle des participants croyant posséder la vérité ne pourraient s’engager dans un
processus dialogique présuppose une définition forte de ce processus soutenue par une position de pouvoir telle qu’elle peut inciter
soit à une sélection soit à une autocritique au départ du processus,
voire même en cours de processus à titre de rappel. Le simple fait
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de concevoir la possibilité d’énoncer un tel cadre restrictif à titre
de condition de l’intervention constitue une interpellation implicite et forme à ce titre une extériorité nécessaire, mais impensée
par son statut implicite. Cette capacité supposée de pouvoir soutenir le rôle d’un opérateur de décentrement par rapport aux prétentions à la vérité des interlocuteurs éventuels s’appuie sur une
fonction de direction du processus qui n’est pas thématisée comme
telle et qui appelle tout autant des capacités d’apprenant et des
capacités de formateur.
De telles capacités renvoient à la fois à la transformation éventuelle des acteurs concernés (mobiliser de l’implicite) et au pouvoir d’accompagnement des processus. Mais, malheureusement,
dans le modèle dialogique de G. Legault, ces opérations sont supposées s’exercer uniquement au nom de règles générales prédonnées (susciter le passage à l’explicite). Or la transformation des
acteurs ne s’opère pas selon ce modèle volontariste et universaliste. C’est en expérimentant le processus lui-même que des acteurs peuvent remettre en question des attentes normatives et
redéfinir leur positionnement en thématisant leur engagement
grâce à l’image que leur renvoie l’accompagnement du processus
comme pôle autonome et tercéisateur. Sans une telle genèse opérationnelle, l’attention des acteurs ne se concentre que sur des
conditions idéales d’ajustement mutuel qui oblitèrent les risques
de répétition des blocages défensifs dans la nouvelle donne envisagée8. Il est donc fondamental d’éviter toutes les références monologiques à des comportements idéalisés (correspondant à une
minima moralia), pour envisager les conditions génétiques de
nouveaux comportements à partir de la recherche commune de
nouvelles solutions dans un processus incorporant différents modes de résistance au travail commun. Seul un tel processus permet
d’interroger progressivement les freins à la résolution de problèmes et de déplacer l’attention première des acteurs. Ce déplace8.
Il y a autant d’implicite à éliminer qu’à mobiliser et il y a des formes explicites qui sont imprévisibles parce qu’elles résultent de combinaisons inédites
entre acteurs.
À PROPOS DE LA THÉORIE
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ment doit amener l’attention première des acteurs qui reste captée
par la reproduction des identités et des positionnements à se
transformer en une attention créatrice orientée vers les freins euxmêmes et les manières de « faire-pouvoir » qu’ils révèlent chez
chaque acteur concerné dans ses relations aux autres acteurs
comme parties prenantes éventuelles d’une solution.
Ainsi, loin des présupposés idéalistes d’une philosophie de la
conscience, la question est ici celle des formes d’expérimentation
propices à l’auto-transformation des acteurs et des significations
en cours d’action. C’est pourquoi nous admettons l’idée selon laquelle une accentuation doit être mise sur « the experimental habit of mind, that which regards ideas and principles as tentative
methods of solving problems and organizing datas » 9, mais en y
incorporant une double exigence consécutive : celle d’une transformation des acteurs eux-mêmes pour adopter cette perspective
et celle d’une posture d’intervention intellectuelle visant, par son
interpellation, à provoquer cette transformation. Un processus
d’action qui incorpore cette double exigence génétique passe nécessairement, selon nous, par la construction d’une posture relationnelle ouverte à l’interpellation vis-à-vis du trop plein d’identité
qui justifie la répétition ou l’immobilisme social. Explicitons encore cette même idée en reprenant l’idée de « l’insuffisance internaliste » de l’approche dialogique.
b.
Insuffisance internaliste de l’approche dialogique
Bien entendu, comme on l’a déjà signalé, on ne peut qu’accepter,
comme G. Legault, l’idée qu’il soit possible, par une démarche de
la raison – position que G. Legault appelle « philosophie de la
9.
J. Dewey, « The Bearings of Pragmatism upon Education » (1908), repris in
Middle Works, Vol. 4, pp. 178-191, p. 188. Le texte poursuit: « An education
based upon the pragmatic conception would inevitably turn out persons who
were alive to the necessity of continually testing their ideas and beliefs by
putting them into practical application, and of revising their beliefs on the
basis of the results of such application ».
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conscience » –, de rendre compte de la vérité du monde ou de la
position qui permettrait de façon a priori de dégager La solution
optimale d’un problème. En ce sens, pour reprendre l’expression
de G. Legault, il est clair que « c’est l’activité de coordination des
actions (paroles des acteurs) en vue d’établir le problème commun
et la solution commune qui fera le travail de statuer sur la justesse
des propos retenus »10. Notons incidemment que c’est la même
exigence internaliste qui explique déjà la dynamique interne à la
recherche positiviste sur le concept de droit. Mais, laissons ici cette question que nous avons déjà traitée plus haut dans le présent
ouvrage11. Ce qu’il y a lieu de se demander c’est si l’approche dialogique de la délibération éthique ne reste pas en défaut par rapport à cette exigence épistémologique. Car, en définitive, supposer
que le langage contient en lui-même les capacités nécessaires à
l’auto-adaptation des croyances, n’est-ce pas à nouveau supposer
que l’esprit humain contient une règle en son sein qui lui permet
d’assurer sa propre auto-adaptation aux exigences de rationalisation du monde, même si cette exigence de rationalisation est
conçue comme le résultat d’une pratique dialogique interne au
groupe social. De là, comme on vient de le voir, cette idée que les
capacités linguistiques de chaque individu emporte l’effectuation
de l’opération de transformation des croyances et des rôles
qu’implique la résolution d’un problème collectif12. Comment ne
pas voir qu’une telle présupposition aboutit à méconnaître ce principe épistémologique qui définit l’exigence internaliste que
l’approche pragmatiste de G. Legault entend très justement porter.
L’exigence internaliste présuppose précisément que toute opération de la raison ne puisse trouver en elle-même les « règles » qui
10. Dans le même sens, comme G. Legault, nous endossons aussi ces deux principes par lesquels G. Legault spécifie l’approche pragmatiste : « l’incapacité
de l’être humain d’atteindre une réalité transcendante qui viendrait arbitrer
entre les positions et le renversement du primat de la connaissance sur
l’action ».
11. Voy. sur ceci dans ce même ouvrage J. Lenoble, Concept de Droit et Théorie
de la Gouvernance.
12. Tout comme est supposée donnée la capacité de se mettre à la place d’autrui
exigée par le respect des règles dialogiques.
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en garantissent l’effectuation. Pour le dire dans les termes de la
théorie de l’action, cela signifie que toute opération de la raison
(toute réalisation d’une action guidée par une opération de jugement) ne peut trouver en elle-même les conditions qui en assurent
l’effectuation. Disons-le encore en d’autres termes : tout projet
d’internalisation des conditions d’opérationnalisation de la raison
(et donc, ultimement, pour reprendre l’expression de G. Legault,
toute dénonciation d’une philosophie de la conscience) exige de
subordonner la « réalisation » d’une action jugée rationnelle à une
condition « externe » : par conséquent, la prise en compte de cette
conditionnalité externe requiert qu’on l’internalise dans
l’organisation procédurale de l’action collective (et donc dans
l’organisation de tout dispositif de gouvernance).
Que signifie un tel raisonnement au plan concret? Refuser la présupposition de G. Legault signifie que la capacité à être « sujet »
d’un processus collectif de « co-construction d’une solution à un
problème » ne peut être supposée donnée. Au contraire, une telle
capacité est elle-même le résultat de ce qu’on peut appeler une
opération de « subjectivation », d’une « attention spécifique »,
d’une forme nécessaire « d’intervention ». Et d’ailleurs, cette
exigence ne traduit-elle pas une intuition de sens commun? Sans doute, G. Legault a-t-il raison de dire que, d’une certaine manière, notre expérience commune atteste de notre
capacité à « faire retour » sur nos attitudes et croyances. En ce
sens, il est exact qu’une certaine forme de capacité réflexive est
emportée par nos capacités linguistiques. Mais, parallèlement,
cette même expérience commune n’arrête pas de montrer que nos
positions subjectives sont marquées par la répétition et que la variation de nos représentations qu’assure spontanément notre capacité réflexive reste elle-même encadrée par des attitudes ou des
représentations qui attestent une forme de répétition de comportement et de croyances. Et cela est vrai tant au plan des individus
qu’au plan des acteurs collectifs13. De même, notre expérience
13. On peut, si on le souhaite, utiliser ici l’expression d’inconscient pour marquer la distinction avec la distinction implicite/explicite. Mais, cette expres-
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commune, tant au plan individuel que collectif, ne montre-t-elle
pas que, malgré des démarches de compromis, se reproduisent
souvent des blocages et que ceux-ci sont souvent la conséquence
de manières « répétitives » d’aborder les problèmes ou d’envisager
les rapports avec les autres acteurs ? Et d’où viendrait que l’on
pourrait supposer - comme le fait souvent D. Schön qui a cependant bien perçu cette dimension répétitive qu’aucune démarche
« implicite » ne pouvait d’elle-même lever - que l’intervenant externe (l’éthicien professionnel) pourrait « connaître » la nouvelle
forme d’histoire commune sur base de laquelle les groupes en
conflits pourraient dépasser leurs blocages habituels et produire
une nouvelle vision d’eux-mêmes? Bien plus, à supposer même
que l’on puisse imputer un tel savoir dans le chef de l’intervenant
extérieur, d’où viendrait que l’on puisse supposer que les acteurs
sion doit être utilisée avec prudence car elle est traditionnellement liée à une
interprétation très malencontreuse que la littérature psychanalytique contribue elle-même trop souvent à produire. Le terme d’inconscient n’a rien à
voir avec ce que G. Legault appelle une démarche de philosophie de la conscience. Sans doute une certaine théorie psychanalytique, fortement marquée
par le scientisme de Freud, a-t-elle pu faire croire que les « blocages » psychiques étaient liés à un événement ou expérience que l’analysant aurait
« refoulé » et que le savoir de l’analyste permettrait à la fois de mettre au
jour et d’interpréter. Cette approche ne correspond absolument plus aux recherches les plus récentes qui ont bien acté l’inefficacité « thérapeutique » de
cette approche de l’inconscient. Ce que Freud appelait la « levée du refoulement » doit être conçu comme une opération de subjectivation liée à
l’assomption de l’impossible identité de soi à soi. De même, l’enjeu de la recherche doit se concentrer sur la forme d’interaction que l’analyste doit
nouer avec l’analysant, c’est-à-dire sur la nature de « l’intervention » de
l’analyste qui est supposée pouvoir opérer le « déplacement » par rapport au
« phantasme de l’identité de soi à soi » qui nourrit la répétition du sujet et
les blocages auxquels cette répétition conduit dans la réalité vécue de
l’individu. Et cette intervention n’est plus pensée comme celle de la production d’un savoir, d’une interprétation visant à dévoiler une nouvelle connaissance (voy. notamment en ce sens, St. Mitchell, Influence and Autonomy in
Psychoanalysis, London – Hillsdale (NJ), The Analytic Press, 1997; Relationality – From Attachment to Intersubjectivity, London-Hillsdale (NJ), The
Analytic Press, 2003).
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concernés endosseront nécessairement cette nouvelle histoire
commune qu’ils étaient jusqu’alors incapables de produire? Comment supposer que cette opération de « bascule » puisse s’opérer
par le seul effet de compétences internes alors même que leurs
histoires passées traduisent une conflictualité récurrente.
La question ne peut être abordée que si l’on accorde une attention
spécifique, non seulement à la nécessité d’une « mutation » des
rôles qui sont ceux des acteurs concernés, mais aussi, préalablement pourrait-on dire, à la question de la « mutabilité » des rôles.
Et cette attention à la transformabilité est complexe. Qu’implique,
en effet, une telle capacité? Elle implique qu’un individu (ou un
acteur collectif) « n’essentialise » pas le rôle qu’il tient dans une
relation avec autrui, qu’il ne pose pas comme équivalent à
l’existence même de son être tel ou tel rôle, qu’il est donc aussi
capable de prendre en compte le rapport que l’interlocuteur entretient lui-même à son propre rôle pour y adapter le sien. Se joue ici
une nécessaire opération que nous pourrions appeler
« d’évidement du sujet ». C’est le stade 4 de la typologie des modèles d’intersubjectivité développée par St. Mitchell : le sujet fait acte
de son indétermination fondatrice, par où il s’atteste comme une
personne « sel-reflective, agentic »14. Mais, pour acquérir une telle
« signification du sujet comme vide », cela implique donc que la
personne : 1. puisse se qualifier comme jusqu’à présent incapable
d’une telle transformabilité et 2. puisse dorénavant s’expérimenter
comme capable et désireuse d’une telle transformabilité et 3. puisse désirer devenir une telle « self-reflective person ». Supposer
que l’expérience dialogique de la délibération éthique amènerait
toute personne à endosser une telle signification consiste à supposer inscrites dans l’esprit du sujet de telles capacités. Cela revient à
considérer que ces capacités sont « incitées » par le seul dispositif
communicationnel à se mettre en action alors que, précédemment,
elles n’étaient en quelque sorte qu’à l’état simplement latent.
14. St. Mitchell, Relationality. From attachment to Intersubjectivity, op. cit.,
2003, 58 : « Mode 4 is intersubjectivity, the mutual recognition of selfreflective, agentic persons ».
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L’approche de G. Legault est en sens incitativiste. Une telle approche incitativiste ne considère donc pas que de telles capacités doivent elles-mêmes être produites par l’intermédiaire d’opérations
spécifiques. Elles sont supposées toujours déjà là et l’enjeu est de
les activer. Aucune attention donc aux opérations nécessaires à les
rendre possibles n’est prise en compte. À ce titre donc, sa démarche reste sémantique et, malgré sa volonté d’assumer un tournant
pragmatique, G. Legault risque de rester en défaut d’en penser
pleinement toutes les conséquences et toutes les exigences. N’estce d’ailleurs pas là un défaut directement lié à son abord de la
question de la subjectivation au départ du paradigme du langage
qui suppose toujours déjà données les conditions de production du
sens et reste donc en défaut d’accorder attention à la question de
sa constructibilité.
C’est pour faire droit à ce travail d’attention aux « répétitions » qui
marquent les positions des acteurs et aux conditions devant permettre de les reconstruire et de les dépasser que nous avons forgé
ces expressions peu coutumières de « faire pouvoir » et
d’opération de « tercéisation ». La capacité à être « sujet », c’est-àdire à « faire pouvoir », à pouvoir opérer de façon aussi efficace
que possible cette co-construction dont G. Legault parle à juste
titre, appelle une opération de construction et d’intervention spécifique15. Elle est le résultat d’une certaine opération sur soi par
intervention d’un élément externe (d’où l’expression de tercéisation). C’est à cette seule condition que peut être respectée
l’exigence d’internalisation des conditions de production de
15. Notons que, comme développé dans le chapitre 4 de la seconde partie de
Démocratie, Droit et Gouvernance, nous identifions aussi une seconde opération au sein de ce processus de tercéisation. Son enjeu n’est plus alors de
« faire pouvoir » mais de « pouvoir faire » c’est-à-dire de s’assurer de toutes
les conditions pratiques devant garantir la faisabilité effective de la solution
de compromis sur laquelle débouche la construction en commun. Supposer à
nouveau que la seule règle dialogique de l’engagement réciproque garantira
son implémentation effective risque de conduire à une seconde idéalisation
des conditions d’effectuation de l’opération de la raison.
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l’opération de la norme qui porte le projet pragmatiste de G. Legault et qui justifie sa juste dénonciation des insuffisances du positivisme juridique. Cette condition traduit le fait que l’opération de
la norme, comme toute action, ne peut trouver ses conditions
d’application assurées que par l’engendrement des « capacités »
qu’elle nécessite. C’est pour faire droit à cette nécessaire dimension inférentialiste de la théorie de l’action que l’on qualifie de
génétique notre approche de la gouvernance.
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