Jean-Claude Gens
pose que toute croyance — et par la même toute pratique — est aussi valable qu'une autre. Or,
non seulement une telle conception n'est soutenue par personne, mais elle est insoutenable;
d'une part, «à l'exception de l'éventuel débutant de service, on ne trouvera personne qui
accepte, sur une question importante, de tenir pour également bonnes deux opinions incompa-
tibles » (Rorty, 1993a, p. 309) et, d'autre part, une telle affirmation est logiquement insoutenable
car autoréfutante.
La seconde conception du relativisme, c'est celle selon laquelle « vrai » est un terme équi-
voque qui a autant d'acceptions que de procédures de justifications (par exemple lorsqu'on qua-
lifie de vraies des affirmations comme
:
il fait chaud aujourd'hui, la somme des angles d'un
triangle est égale à deux droits) (Rorty, 1994b, p. 38
sqq.).
Mais l'indétermination ou la « flexibi-
lité » de la signification de ce terme comparable à celle de « ici », « là », « vous », vient de ce
qu'il n'est employé que comme une « expression de recommandation », d'approbation, comme
le sont aussi souvent « bien », « mal
» ;
en tant que tel « vrai » a un sens univoque quelque soit
par ailleurs l'objet de l'approbation.
Enfin, si Rorty qualifie respectivement de « stupide » et « obtuse » les deux premières
conceptions (Rorty, 1990b, p. 51), le terme de relativisme sert encore à en désigner une troi-
sième, mais celle-ci n'est qu'indûment appelée « relativiste ». On nomme ici « relativiste » celui
qui affirme que l'on ne saurait accéder à un point de vue neutre,
objectif,
à partir duquel toutes
les croyances et pratiques culturelles pourraient être comparées. Or n'est-ce pas là une simple
évidence à moins de croire que l'on pourrait s'extraire de son propre point de vue pour prendre
celui de Dieu, c'est-à-dire littéralement considérer la diversité des cultures de nulle part ou en
dehors de tout point de vue? L'acceptation de notre finitude implique celle de notre eth-
nocentrisme puisque toute vue, tout jugement, suppose un point de vue qui ne nous offre jamais
qu'un angle de vision, qu'une perspective; autrement dit, c'est seulement à partir de nos pra-
tiques culturelles qu'il est possible de se prononcer sur la valeur d'autres pratiques. Mais la cri-
tique du fondationnalisme ou du platonisme de la métaphysique vise également la tentative de
déduire la nécessité de nos pratiques de la connaissance d'une nature ou d'une essence humaine,
de droits naturels
;
l'acceptation de notre finitude implique ici de reconnaître la contingence his-
torique de nos croyances et de nos pratiques, rien ne permettant d'affirmer qu'elles sont plus que
la « création fortuite des temps modernes » (Rorty, 1993b, p. 106), ni qu'elles seront celles de
demain. L'accusation de relativisme telle qu'elle est couramment formulée repose donc sur un
fantasme à partir duquel sont confondus l'ethnocentrisme et l'idée stupide que toute pratique en
vaut une autre, c'est-à-dire le troisième et le premier sens de la notion de relativisme. Il suffit au
contraire de reconnaître que la prétention de se placer du point de vue de Dieu, de découvrir ce
qui vaudrait de façon universelle et nécessaire, intemporelle, est un fantasme, pour que se dis-
solve du même coup son double tout aussi fantastique mais ténébreux
:
le spectre du relativisme
;
celui-ci n'a donc pas à être combattu ou réfuté — ce qui supposerait qu'on puisse lui opposer un
absolu — il
s'agit
au contraire de « surmonter » (Rorty, 1994b, p. 110) à la fois les deux visages
d'un même fantasme. La critique ne saurait pourtant en rester là car il faut encore expliquer
l'origine d'une telle confusion.
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