E_STUDIUM THOMAS D’AQUIN
GILLES PLANTE
QUESTIONS DE LOGIQUE
ILLUSTRATIONS
LA GRAVE DYSLEXIE DE JACQUES LÉON
© Gilles Plante
Beauport, 20 avril 2003
UN SIGNE IRRÉFUTABLE
Selon nos unités de mesure actuelles, la circonférence de la Terre est de 40,070
kilomètres à l’Équateur. Comme elle tourne une fois sur elle-même en 24 heures, tout
corps au repos en un point situé à l’Équateur voyage à une vitesse de 1670 kilomètres à
l’heure.
Le lecteur assis devant ce texte à Paris voyage, en ce moment même, à une vitesse de
1097 kilomètres à l’heure selon un mouvement giratoire. Imaginons que la pierre placée
dans la poche d’une fronde tournoie à une telle vitesse et que, soudainement, on lâche
une des cordes. La pierre devient un projectile qui prend une tangente en quittant la
trajectoire circulaire. Alors comment se fait-il que le lecteur de ce texte continue à le lire
sans lever de sa chaise ?
Cette position stationnaire est un tekmèrion, un signe irréfutable de quelque chose qui le
retient en place. Quelle est la quiddité de ce quelque chose ? La quiddité du fait est-elle
connnaissable sciemment par une induction compréhensive, ou ne l’est-elle seulement
que par une induction extensive ? Connaître sciemment la quiddité de la cause prochaine
nous est-il accessible ?
L’OIGNON BROUILLE LA VISION
Jacques Léon écrit que «la gravitation a toujours constitué un sujet de grand intérêt pour
l'humanité».1 Et, comme il est d’usage dans les articles de vulgarisation, il ne manque pas
de faire un rappel des «conceptions aristotéliciennes» qui avaient cours «avant la
révolution newtonienne», comme suit :
Avant la révolution newtonienne, la gravitation était assimilée à une propriété intrinsèque
des corps. Selon les conceptions aristotéliciennes, la nature était composée de quatre
éléments fondamentaux : l'air, le feu, l'eau et la terre. Chacun de ces éléments possédaient
en eux-mêmes les principes qui présidaient à leurs mouvements. Ainsi, le feu, de même
essence que les astres, cherchait-il à rejoindre ses derniers ce qui lui imprimait naturellement
un mouvement ascendant. À l'inverse, la terre, et tous les corps composés à partir de cet
élément, tendaient-ils à se déplacer vers le sol. L'image du Monde que nous renvoie la
philosophie d'Aristote et de ses prédécesseurs est celle d'un univers hiérarchisé, constitué
de niveaux de perfection croissants, allant de l'imperfection (la Terre) à la perfection absolue
des Dieux (les astres). Dans cette vision du monde en forme de pelures d'oignon
concentriques, la Terre occupait donc nécessairement la position centrale.
Aristote, qui ne s’intéresse pas à la «gravitation», écrit plutôt sa «conception» comme suit :
«Nous disons, nous, qu’il existe une matière (...) toujours accompagnée d’une contrariété ;
c’est d’elle que proviennent les éléments ainsi nommés».2 «Matière» nous vient du latin
«materia», où le mot «mater» (en grec, «mêtêr») est visible ; la matière est la mère du
multiple. Écrivant en grec, Aristote emploie «ulê», parfois «trophos» (nourrice).
La question philosophique qui l’intéresse est ainsi écrite : «Le mouvement a-t-il été
engendré un jour, n’existant pas auparavant, et doit-il être, en retour, détruit de sorte que
1 Jacques Léon, La gravitation, 17 février 1998, http://perso.club-internet.fr/jac_leon/gravitation/article-
francais/index.htm
2 Aristote, De la génération et de la corruption, II, 1, 329a 24-25 ; les caractères en italique sont de nous.
1
tout cesse d’être mû ?»3 S’interrogeant à ce propos, il mentionne la «translation» de la
«pierre», qu’il relie à son «lieu propre», tout en concluant «à l’impossibilité du mouvement
ou du repos perpétuels de toutes choses» :
Quant à la translation, il serait étonnant, lorsque la pierre est mue ou reste sur la terre, que
ce changement là ne nous fût pas sensible. En outre, la terre et chacun des autres
éléments restent nécessairement dans leur lieu propre et n’en sortent que par un
mouvement violent ; si donc certaines choses sont dans des lieux propres, nécessairement
il n’est pas vrai, même pour le mouvement local, que tout soit en mouvement. Voilà, entre
autres, des raisons de croire à l’impossibilité du mouvement ou du repos perpétuels de
toutes choses.4
Puis, il en vient aux «légers» et aux «graves» (le mot «gravitation» vient du latin «gravitas»,
qui signifie : lourdeur), et soulève une question : «Il est difficile de savoir par l’action de
quoi (...) sont mues (...) les légers et les graves. Ces choses en effet sont mues par
violence vers les lieux opposés, mais par nature vers leurs lieux propres, le léger vers le
haut, le lourd vers le bas. Or, sous l’action de quoi ? Voilà qui n’est plus évident comme ce
l’était dans le cas du mouvement contre nature».5
Nous avons ici un tekmèrion, un signe irréfutable vrai de quelque chose : il existe des
«légers» et des «lourds». Et nous avons aussi la recherche d’une quiddité pour le fait : on
va au lieu propre par nature, au lieu opposé, par violence. La pierre de la fronde est
propulsée par violence en lâchant une des cordes, alors que l’homme qui tient la fronde
demeure en place.
Aristote explore cette quiddité : «On peut dire que tout ce qui est mû est mû par quelque
chose» selon «un principe (...) de passivité» ; et il précise que «les choses légères et
lourdes (...) se meuvent ou en vertu de la cause génératrice et efficiente de leur légèreté et
de leur lourdeur [essentiellement], ou en vertu de ce qui les délivre de l’obstacle et de
l’empêchement [accidentellement] », comme suit :
Il est donc clair qu’aucune de ces choses ne se meut soi-même. Disons cependant que, si
elles ont en elles un principe de mouvement, c’est un principe, non de motricité ni d’action,
mais de passivité. Donc, si toutes les choses mues le sont, ou par nature, ou contre nature
et violemment ; si, d’autre part, les choses mues violemment et contre nature sont mues par
quelque chose qui leur est étranger ; et si, à leur tour, les choses mues par nature sont
mues, les unes par elles-mêmes, étant mues par quelque chose, les autres non par elles-
mêmes (ainsi les choses légères et lourdes, puisqu’elles se meuvent ou en vertu de la
cause génératrice et efficiente de leur légèreté et de leur lourdeur, ou en vertu de ce qui les
délivre de l’obstacle et de l’empêchement), — dès lors on peut dire que tout ce qui est mû
est mû par quelque chose.6
À de prétendues «conceptions aristotéliciennes», Jacques Léon oppose «la mécanique
newtonienne et classique [qui] a jeté un éclairage rationnel sur la gravitation, [en] l'intégrant
au grand édifice des lois de la nature. La gravitation y jouissait même du statut de loi
universelle. À l'aide d'une formule très simple, l'Homme pouvait dès lors calculer la
3 Aristote, Physique, VIII, 250b 11
4 Aristote, op. cit., VIII, 253b 31 254a 1
5 Aristote, ibidem, VIII, 255a 1-4
6 Aristote, ibidem, VIII, 255b 29 256a 3 2
trajectoire des planètes et bientôt celle des satellites artificiels».7 Ératosthène de Cyrène
(276-194), alors qu’il est conservateur à la grande bibliothèque d’Alexandrie au temps de
Ptolémée III, lit dans un papyrus qu’un profond puits vertical situé près de Syène
(Assouan), dans le sud de l’Égypte, est entièrement éclairé par le Soleil à midi, au jour du
Solstice d’Été. À midi, le même jour, mais à Alexandrie, au nord de Syène, le Soleil n'est
pas directement au-dessus d'un pieu planté verticalement en terre puisque ce dernier jette
une ombre au sol. Ératosthène tient là un tekmèrion, un signe irréfutable vrai de quelque
chose dont il s’agit maintenant de découvrir la quiddité. Il fait, certes, l’emploi d’une
«formule très simple»8 pour «calculer» la circonférence de la Terre :
D : la circonférence à déterminer
d : distance entre Syène et Alexandrie
A : 360 degrés (la Terre est ronde)
a : l’angle a de l’ombre et du bâton
Mais là n’est pas le plus important, qui porte sur la découverte du moyen terme closant la
recherche conduite selon une «marche de la prédication vers le haut» : la Terre est ronde.9
«LE MIEUX, C’EST DE LIRE ATTENTIVEMENT»10
La proposition aristotélicienne que «tout ce qui est mû est mû par quelque chose» selon
«un principe (...) de passivité», y compris «les choses légères et lourdes (...) [qui] se
meuvent ou en vertu de la cause génératrice et efficiente de leur légèreté et de leur
lourdeur [essentiellement], ou en vertu de ce qui les délivre de l’obstacle et de
l’empêchement [accidentellement]», doit aussi être située dans la perspective d’une
démonstration du fait dont on recherche le moyen terme.
À cet égard, le caractère «rationnel» de sa recherche se compare fort bien à l’énoncé des
trois «lois» du mouvement que formulent Isaac Newton :
Sur la base d'expérimentations, en particulier celles accomplies par Galilée, Newton énonça
ses trois lois du mouvement :
I. Chaque corps tend à demeurer dans un état de repos ou de mouvement uniforme
rectiligne, à moins d'être contraint à changer son état par l'action que lui imprime une force.
II. Le "train de changement du mouvement", c'est-à-dire, le taux de changement du
moment, est proportionnel à la force imprimée et arrive dans la direction de la force
appliquée.
III. À toute action, il existe une réaction égale et opposée, c'est-à-dire que les actions
mutuelles de deux corps sont égales et opposées.11
D’abord, observons que les «expérimentations» fournissent le tekmèrion qui aboutit à la
formulation de la constante G, qui est un nombre avec une unité de mesure permettant un
7 Jacques Léon, La gravitation, 17 février 1998
8 Voir : http://www.uh.edu/engines/epi1457.htm
9 Voir : Questions de logique, Illustrations, Lorsque Luc Ferry «navigue» en compagnie d’André Comte-
Sponville, p. 34
10 Machado De Assis
11 Donald H. Menzel, Mathematical Physics, New York, 1961, Dover Publications Inc., p. 27 : notre
traduction. 3
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