La Culture religieuse de François Mauriac

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La Culture religieuse de
François Mauriac
Association Internationale des Amis
de François Mauriac
LAssociation publie un Cahier annuel dans une collection intitulée
« Mauriac et son temps»
Comité de Direction
Président:
Jean-François Durand, Professeur des Universités, Montpellier III
Président honoraire:
tAndré Séailles, Agrégé de l'Université
Vice- Présidents:
Michel Bressolette, Professeur des Universités, Toulouse-le-Mirail
Claire Daudin, ancienne élève de l'École Normale Supérieure,
professeur agrégée
Jean-Paul Bourcheix, ancien directeur de Ministère
Secrétaire général :
Pierre Bréant, journaliste, écrivain
Trésorière:
Elisabeth Frébourg, Professeur agrégé
Conseil Scientifique
Laurent Déom, Maître-assistant, Université de Louvain, Belgique
Jean-François Durand, Professeur des Universités, Montpellier
François Durand, Professeur des Universités, Pau
Guy Imhoff, Saint Bonaventure University, U.S.A.
Michaël O'Dwyer, Professeur à Saint Patrick's College, Université
De Maynooth, Irlande
Brigitte M. Lane, Professeur associé de français, Tufs University, Massachussets,
Olin Center Medford, Etats-Unis
Henri Mitterand, Professeur des Universités, Paris VIII
Brian Thompson, Professeur à l'Université de Massachussets, Etats- Unis
Zoia Kirno:z;é, Professeur, Université de Linguistique de Nijni-Novgorod,
Russie
Association Internationale des Amis de François Mauriac
La Culture religieuse de
François Mauriac
Sous la direction de Jean~François Durand
Publié avec le concours du Centre National du Livre
I.:Harmattan
@
L'Harmattan,
2008
5-7, rue de l'Ecole polytechnique,
75005
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
harmattan [email protected]
ISBN: 978-2-296-06807-0
EAN : 9782296068070
Paris
Avant~propos
Avec ce nouveau livre, l'Association Internationale des amis de
François Mauriac a voulu approfondir un point essentiel, celui de
l'enracinement religieux d'une œuvre qui, si elle a connu, au fil des
décennies, des infléchissements et des évolutions, a toujours main~
tenu, dans les essais comme dans les romans, un lien substantiel
et nourricier avec un christianisme venu de la plus lointaine enfance. Dans des publications antérieures, nous avions déjà engagé
une réflexion solide sur l'esthétique chrétienne de Mauriac, sur
les lectUres, innombrables, qui accompagnent l'œuvre romanesque comme les grandes polémiques journalistiques. Nous avions
interrogé aussi des voisinages intellectUels, ceux de Maritain, de
Claudel, de Pascal, qui n'ont cessé de nourrir une réflexion tou~
jours inquiète et frémissante. Les articles réunis dans ce volume
abordent des questions parfois peu étUdiées. Ils s'interrogent aussi
bien sur Mauriac et les écrivains mystiques, que sur les lectUres
modernistes ou l'influence du Sillon avant 1914. Léducation ma~
rianiste est aussi évoquée de même que les années qui virent la
pensée et les engagements politiques de l'écrivain mûrir et se ren~
forcer dans le sillage de lectures évangéliques incessantes. Au fil de
nos publications, c'est bien l'architecture complète de l'œuvre qui se
dessine peu à peu, bien loin de tant de lectures réductionnistes et
parfois malveillantes: architecture puissante ou romans et poèmes,
récits autobiographiques et essais, articles journalistiques et pièces
de théâtre ne cessent au fond de poser les mêmes questions méta~
physiques sur la vocation de l'homme et sa destinée.
Association Internationale des Amis de François Mauriac. Paris.
La Vie de Jésus
de François Mauriac, livre révélateur
Ce qu'il veut faire savoir est d'autant plus important qu'y fi~
gurent à la fois une confession, une profession de foi et l'annonce
d'une haute entreprise, de sort incertain, auprès d'un public changeant.
Étudier cet ouvrage, publié en 1936, à l'époque où l'auteur voit
durer, s'épanouir et accélérer la déchristianisation qui l'entourait
déjà durant sa jeunesse, c'est se pencher sur une protestation, une
actualisation tentée de la foi et concurremment, l'attestation de la
pérennité d'un message fondateur.
Cette pérennité concerne une entreprise contestée dès l'origi~
ne, dont les tenants sont et ont été de tous temps persécutés. Elle
s'identifie à un homme et c'est une religion qui va donner un sens
à l'aventure humaine, en diffusant une alliance nouvelle, annoncée
par un messie divin. Elle doit durer jusqu'à une fin du monde pro~
phétisée.
La source est contenue dans les quatre évangiles retraçant une
histoire. Il s'agit également d'une culture. Elle adhère encore au
principal à ceux qui se sont écartés de la croyance.
Mauriac, lui, se propose de considérer une vraie histoire et de
faire ressortir sa véracité. Des faits ont eu lieu, tout en convenant
dans sa préface que les historiens ne s'entendront jamais sur les
proportions et les interprétations. Dès la parution avec grand suc~
cès de son livre, de nombreuses critiques l'amenèrent à une seconde
édition retouchée, huit mois après la première.
Quant à l'orthodoxie, remarquons qu'il obtint le nihil osbtat et
l'imprimatur de l'autorité ecclésiale, sans lesquels il aurait certaine~
ment renoncé à la publication.
8
JEAN-PAUL BOURCHEIX
Cette bénédiction n'a pas suffi à désarmer les réserves. Réaction
constante dans la vie et l'œuvre de ce combattant de la foi catho~
lique, de la littérature et de la politique, qui suscita d'ardents atta~
chements, de tranchants rejets mais de l'intérêt dans les deux cas
et une influence qui persiste aujourd'hui.
La tentative d'un écrivain, d'un livre sur la vie de Jésus, montre
que Mauriac se refuse à séparer sa connaissance de l'homme d'un
rapport à Dieu, réinséré dans l'histoire et dans une révélation pu~
blique, rapport qu'il ne réduit pas à la vie intérieure d'une existence
individuelle apte à la métaphysique. Laveu de sa foi est une décla~
ration sociale.
IlIa formule dans sa préface :
« La connaissance du fleuve m'a détourné de toute
inquiétude au sujet de la source1 ».
Ainsi Mauriac s'affirme chrétien d'entrée de jeu, se reconnaît le
droit de traiter l'histoire comme le ferait un incroyant. Il trouve
même un argument de prévalence de pouvoir instaurer, dans la
conscience chrétienne, un dialogue entre l'histoire et « le Christ
vivant dans les saints et en chacun de nous », y voyant une compa~
raison authentifiante.
A l'inverse, il conteste la démarche des historiens partant d'un
a priori: « Limpossibilité de rien admettre sur le plan de l'histoire
qui peut impliquer l'existence du surnarureF ».
Mauriac cite Claudel: « Que d'efforts pour obscurcir la divinité
du Christ, pour voiler ce visage insoutenable, pour aplatir le fait
chrétien, pour en effacer les contours3 ».
Mauriac ajoute qu'il s'agit d'adversaires« pleins de passion », de
« confesseurs d'une foi impérieusé ».
LA VIE DE JÉSUS
DE FRANÇOIS
MAURIAC,
LIVRE RÉVÉLATEUR
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Sa conclusion: « pas plus que moi, vous ne pouvez parler de
Lui [Jésus] avec détachementS
».
Dès lors, peut~on trancher 2 A qui s'en rapporter 2 De toute
façon, faut~il exposer ses thèses 2
Mauriac s'en fait un devoir6, mais relativise son apport en
reconnaissant « que dans une œuvre du génie humain, chacun de
nous se taille un royaume à sa mesure, [et que] chaque chrétien
cherche dans le Christ son propre sauveur7 », « J'ai mis l'accent sur
ce qui correspond
à mes préoccupations8
».
S'il ne renonce pas, cela vient de ce que, pensant à Jésus, il ne
saurait le reconnaître, aimer Dieu en Lui, y croire, qu'à partir et à
cause de son incarnation, c'est~à~dire de son intervention humaine.
Là est pour Lui l'indispensable fixation qu'il opère entre Dieu et
Lui. « Il a fallu que Dieu s'engouffrât dans l'humanité9 ». D'autre
part s'appuie~t~il, pour avoir osé écrire un tel récit, sur sa qualité
de romancier, c'est~à~dire de spécialiste des reconstitutions de vies,
celles de personnages réels ou inventéslO. Il use de cet avantage
quand il écrit des Evangiles que « ce document respire, comme
dit Claudel, et que dans aucune autre histoire nous n'entendons
respirer quelqu'un comme dans cette histoirell ».Encore« LeJésus
des Evangiles est le contraire d'un être artificiel et composé ».12
De plus, un écrivain est un expert de la parole. C'est sur ce point
qu'il clôt sa première préface:
Cette excuse des gardes: «Jamais homme n'a parlé comme cet
homme13 ».
Il notera à la fin de l'épisode du pain de vie14la réaction littérale
de Pierre, témoin privilégié: « A qui irions~nous 2 Vous avez les
paroles de la vie éternelle ».
Mauriac croit, uniquement du fait de « la parole d'un certain
homme né sous Auguste et crucifié sous Tibèrels ».
10
JEAN-PAUL BOURCHEIX
Il imposa en conséquence que Ion prenne à la lettre celle de
JéSUSI6.Elle est selon lui « La splendeur du Vrai »17.
Toujours dans la préface de sa seconde édition, où il s'explique
beaucoup plus longuement que dans la première par suite des cri~
tiques, et fort du très grand succès des ventes, il évoque le retentis~
sement bimillénaire du message de Jésus en le citant « Le ciel et la
terre passeront mais mes paroles ne passeront pas18».
Il confère ainsi aux paroles du Messie, une valeur divine.
En somme, pour Mauriac, la parole est liaison entre la nature et
la grâce, ces deux pôles entre lesquels les hommes balancent et qui
structurent toute son œuvre.
Ici le balancement s'effectuera entre Jésus de Nazareth et Jésus
Fils de Dieu.
La méthode Mauriac, cette alternance de l'ordinaire du monde
et de l'extraordinaire du message et des œuvres de Jésus, ressort
dès les premiers chapitres.
Le premier s'intitule: « La nuit de Nazareth ». Tout reste na~
turel jusqu'aux douze ans de Jésus, plongé dans le quotidien d'un
grand village de Galilée, courbé sous le poids d'Hérode Antipas
et de l'occupant romain. Il est le fils de Joseph, le charpentier et de
Marie. On saura le lui rappeler plus tard pour le contester.
Le surnaturel: l'annonciation de sa divine conception de Fils
du Très Haut, dans le corps d'une vierge consentante, l'acceptation
de Joseph, suite à un songe, les rapports prophétiques de Marie
et de sa cousine Elisabeth, les bergers visionnaires, l'adoration des
Mages, les déclarations du vieillard Siméon et de la prophétesse
Anne, tout cela ne subsiste plus que dans la mémoire d'un couple
modeste qui, comme tous les juifs, a appris à attendre.
Jusqu'à la trentième année de Jésus, plus d'autres signes d'une
mission s'il n'y avait eu la disparition de cet enfant prédestiné re~
trouvé au Temple après trois jours par des parents affolés.
LA VIE
DE JÉSUS
DE FRANÇOIS
MAURIAC,
LIVRE
RÉVÉLATEUR
11
Court rappel d'une vocation par ces simples mots de Jésus: « Ne
saviez~vous pas qu'il faut que je sois aux choses de mon père ?19».
Et Luc d'ajouter « Ils ne comprirent pas ».
Mauriac, au cours de cette biographie, s'appesantira à maintes
reprises sur la succession d'étonnements que Jésus provoque, bien
que ses propos restent dans la logique des annonces bibliques.
Naturel, ordinaire, le sens des mots employés, les comparaisons
que Jésus propose, les exemples fournis à d'humbles gens, note
Mauriac, mais surnaturels ses actes et ce qu'il va, par doses absor~
babIes, commencer à révéler de Lui et des autres, cherchant « l'abri
des paraboles [car] il ne faut pas qu'on le mette à mort encore20 ».
Notre auteur, après avoir médité sur l'obscurité de ce destin
pendant les dix~huit ans suivant une brève escapade, fait un bou~
quet des événements précipités qui surviennent ensuite.
Ce sont des événements qui plantent le décor une fois pour tou~
tes. Il ne changera que lors de la Passion. Pour chacun d'eux, le
surnaturel jaillit du naturel.
D'abord le bain de purification de Jésus dans l'eau du Jourdain,
après celui de nombreux juifs, symbole du lavement de nos âmes.
Aussitôt, il devient onction divine, baptême, consécration à une
mission. La divine Trinité se manifeste pour la première fois dans
l'histoire du peuple jui£ devant Jean~Baptiste, prophète voyant se
réaliser sa prophétie, premier témoin du messie attendu. Lancienne
alliance est terminée, la nouvelle commence. Transmission de
pouvoir, double acceptation.
Deuxième fleur du bouquet: la veillée d'armes: quarante jours
de pénitence dans le désert.
Troisième, la première passe d'armes entre Jésus et Satan qui
le tente avec les trois concupiscences. Jésus les repousse à l'aide de
trois citations bibliques « Il est écrit ».
12
JEAN-PAUL BOURCHEIX
Quatrième fleur: la captation consentie des disciples de Jean
par Jésus, symbole de l'association nécessaire des hommes, déjà
conquis à l'œuvre de salut. « Déjà le feu allumé se propage », note
Mauriac21.
Cinquième fleur: les premiers miracles dont aucun, ici et par la
suite, ne sera dépourvu d'utilité, lié à ce qu'il est ou à son message.
C'est à Cana, au cours des noces, l'eau changée en vin sur les ins~
tances de sa mère, la pêche miraculeuse des disciples, la guérison
de la belle~mère de Simon~ Pierre, c'est le signe fourni à Nathanaël
par le savoir de Jésus de ce qu'il faisait sous un figuier sans témoins
«Je t'ai vu» (...) «tel que le dernier d'entre nous22 », commente
Mauriac.
Il élabore ce bouquet en grand metteur en scène. Selon les cas,
il se fait témoin, interprète, acteur, commentateur, appréciateur,
psychologue, historien, s'avouant destinataire de telle parole, se
mettant à la place de tels interlocuteurs du Messie, imaginant leur
psychologie, soulignant les acceptations ou les refus des uns et des
autres.
Tout ceci dans un style de quasi visionnaire, à la fois édificateur
et contemplateur de sa vision, grâce aux fragments qu'il assemble
des Évangiles, ce qui dénote une longue pratique du texte entier.
Ceci l'amène à combler des vides par déduction à partir de pas~
sages allant à l'essentiel, afin de montrer la profonde cohérence de
ce qui est écrit par les quatre évangélistes qui se dispensent des
liaisons propres à un discours continu. La chose est patente, sur~
tout en début de chapitre et de sous~chapitre.
Je ne ferai qu'une citation à ce propos; de nombreuses seraient
possibles.
C'est à la fin de ce que Mauriac écrit sur la vie dite cachée de
Jésus:
LA VIE
DE JÉSUS
«
DE FRANÇOIS
MAURIAC,
LIVRE RÉVÉLATEUR
13
Il prit un manteau, il noua ses sandales. Il dit à sa mère
une parole d'adieu qui ne sera jamais connue23 ».
Mauriac confère ainsi, à ce qu'on pourrait dénommer un récit
médité grâce à une imagination qui se veut fidèle, une dimension
neuve des écritures sacrées, faisant ressortir la logique des choses,
partant leur vraisemblance.
Il s'enjustifie à propos des rapports de Jésus et du Baptiste.
« A travers des siècles d'affadissement, il faut atteindre cet hom~
me juif (Jésus] doucement implacable qui est venu séparer (...) et
qui s'acharne, dès sa première démarche avec, en apparence une in~
différence de Dieu pour ce Baptiste auquel il dérobe ses plus chers
amis24 »'
La vie publique qui va suivre, sera commandée dans l'esprit de
Mauriac, par le rapprochement qu'il fera -orientation majeure
- entre la déchristianisation qui l'entoure en cette veille de guerre
mondiale et, du temps de Jésus, « le fixisme matérialiste» de 1'insti~
tution religieuse juive, arc~boutée à une terre promise occupée par
les Romains et à des rites sans perspectives spirituelle et univer~
saliste, sans besoin de rédemption, l'attente du messie ne prenant
plus que l'aspect d'un chef de guerre, d'où l'équivoque de la notion
de royaume; (promis au monde ou hors du monde ?).
Notre auteur conçoit dès lors son livre comme un apostolat, un
instrument de conversion, assimilant son combat pour une restau~
ration de « la foi des anciens jours» à celui acharné de Jésus, des~
tiné à l'acceptation d'un message de salut.
Pour Mauriac, il s'agit de montrer que Dieu existe, en utilisant
avec insistance ce que Jésus dit de Lui peu à peu et toujours plus
clairement jusqu'à la provocation: «Avant quJ\.braham fût, je
SUlS».
14
JEAN-PAUL BOURCHEIX
Différence d'objecti£ Jésus s'adresse à des croyants, quand
Mauriac vise l'incroyance de ses contemporains.
Jésus rattache son message à Celui qui l'envoie, « Mon père et
moi nous sommes un25» et à trois jours de sa Passion, il donne en
pâture aux pharisiens la parabole des vignerons homicides, tuant le
Fils de leur propriétaire, afin d'accaparer la vigne, symbole évident à
la fois de son rapport à Dieu son père envoyant son fils sur terre et
des menaces qui pèsent sur Lui du fait qu'il revendique son bien/6
cette vigne, c'est~à~dire la foi juive aux fruits ancestraux que son
message et son statut de Fils de Dieu éclairent et prolongent.
Mauriac veut montrer que c'est Dieu lui~même le messager.
Jésus, Lui, nest amené à se dire Dieu que pour authentifier un
message difficile à faire adopter.
De même, Jésus se sert des miracles pour valoriser son message,
alors que notre auteur y voit, ce qui nest en rien contradictoire, le
passage récurrent du naturel de l'histoire au surnaturel tout aussi
historique, à l'usage des matérialistes, cantonnés dans la raison.
Les juifs, eux, n'avaient pas à être convaincus de l'existence d'un
Dieu unique. Leur propre histoire en faisait foi.
Pour Jésus, c'était l'origine du message qui était en cause:
« Si vous ne croyez pas en moi, croyez au moins à mes œuvres, »
réplique~t~iF7 et la seule ressource des contradicteurs patentés
est aussi d'ordre surnaturel: « c'est par Belzébuth que le galiléen
chasse les démons28 ».Jésus veut qu'à partir des œuvres, la foi des
juifs s'étende à Lui. Eux le reconnaissent prophète mais leur est~il
vrai ou faux? tandis que Mauriac veut mettre en valeur le caractère
surnaturel de l'état prophétique et des miracles accomplis.
D'autre part, Mauriac met l'accent sur le caractère universel de
l'entreprise de Jésus, où un autre obstacle est à franchir à l'égard
d'un peuple replié sur lui~même, sans désir d'apostolat extérieur
à sa terre. Il montre l'échec du message à Nazareth29 et son succès
LA VIE DE]ÉSUS
DE FRANÇOIS
MAURIAC,
LIVRE
RÉVÉLATEUR
15
peu après avec la Samaritaine à qui il dévoile sans parabole sa
divinité et son salut:
«Je suis le Messie et je te donnerai de l'eau vive après quoi tu
n'auras plus jamais soif ».
Mauriac note « Il veut cette âme avec violence30 » Il « ramasse
n'importe qui pour que son règne arrive31 ».
Et citant Jésus « Si vous connaissiez le don de Dieu et qui est
celui qui vous dit donnez, moi à boire, vous' même lui en auriez
demandé et il vous aurait donné de l'eau vive32».
En plus, il se sert d'elle pour évangéliser toute sa ville de Sichar.
Son action ne veut pas de borne parce qu'il est Dieu. Mauriac
en adopte le combat, y participe pleinement parce qu'il le voit hors
du temps et de tous les temps.
Il note « S'il est une partie du messagechrétien que les hommes
ont refusée et rejetée avec une obstination invincible, c'est bien la
foi en la valeur égale de toutes les âmes, de toutes les races, devant
le père qui est au ciel33 ».
Mettons un bémol à la véracité sans nuances de cette déclaration
en rappelant la parabole des talents (Mathieu 24, 14 à 30) que,
curieusement, notre auteur omettra. Il n'en demeure pas moins
qu'il a compris l'histoire comme devant être un décryptage, pour
donner aux hommes la conscience de leurs sources perdues de
vue, ces sources seules aptes à révéler un destin mais masquées
par de changeantes réalités, souvent tragiques. Le « sens nouveau
des mots de la tribu» dont parle Mallarmé restitue plutôt, selon
Mauriac, le sens originel que le temps avait corrompu. Il emploie
l'euphémisme d' « affadissement », d'édulcoration ; « que le sel ne
s'affadisse pas34 ».
D'autre part, Mauriac profite de loccasion pour exercer une de
ses critiques fréquentes de toutes les institutions, seraient' elles re,
ligieuses, vulnérables aux déviations, jusqu'à la décadence.
16
JEAN-PAUL BOURCHEIX
Au combat pour la reconnaissance de la divinité de Jésus, il ajou~
te donc celui que le Messie conduit en faveur d'exigences morales
nouvelles allant de l'acte mauvais à la pensée accueillant cet acte,
par exemple de l'adultère à la convoitise, du meurtre à l'injure, de la
prétention étalée à l'hypocrisie, de la justice à l'amour qui pardon~
ne et rend le bien pour le mal. « Lamour », note Mauriac, « nest
pas un sentiment, une passion mais une personne, quelqu'un35 ».
Mauriac s'associe de tout cœur à ce second combat, partie ma~
jeure du message chrétien où le fondement de la morale nest plus la
loi mais l'amour, ce mystère fait homme, un homme nommé Jésus.
!:écrivain commente cette intériorisation du mal « en deçà de
l'acte. La souillure reflue vers l'intérieur, remonte à sa source. Plus
qu'aucune malédiction, ces quelques mots réduisent à néant la jus~
tice des pharisiens36 ».
Il relève la caducité de la loi du donnant donnant, celle du plus
fort, du puissant, du riche. La justice est bannie.
Mauriac accepte, écrivant:
« Le Christ définira sajusrice qui est, très exactement ce que les
hommes appellent l'injustice ». Il cite la parabole du fils prodigue,
repenti mieux traité que son frère juste, celle des ouvriers de la onzième heure payés autant que ceux du début du jour.
Il accepte le sermon sur la Montagne, énumération des béatitu~
des qui, à la fois, place le bonheur à l'inverse du sens commun, radicalise les vertus de douceur, de pureté, de paix, de dépouillement
et exalte la pauvreté.
Il fait un bouquet de toutes les exigences morales de Jésus à
l'occasion de ce sermon, signale les apparentes contradictions,
concluant par:
« Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait37 ».
LA VIE DE JÉSUS
DE FRANÇOIS
MAURIAC,
LIVRE RÉVÉLATEUR
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Qu'en résulte~t~il pour Mauriac? La conscience du péché pour
les pécheurs et l'inconscience de ceux qui se croient saints et n'ont
que l'orgueil de leurs mérites relatifs.
Le lecteur perd pied.
Où est la solution amenant à une vie juste ou plutôt justifiée?
La question dans le livre paraît d'abord sans réponse. Mauriac pas~
se à l'épisode du centurion.
On peut penser qu'il repère un chemin qui serait une solution.
Le premier pas, ce Romain ami des juifs le fait dans la plus
grande humilité, celle de s'ignorer dit Mauriac et «un certain état
de reddition », une défaite fruit de cette lucidité spirituelle qui est
la grâce des grâces lui faisant dire « je ne suis pas digne que vous
entriez sous mon toir38 mais dites seulement une parole et mon
serviteur sera guéri
».
Deuxième jalon: ne pas douter de la divinité du message de
Jésus : Jean~Baptiste en prison envoie deux disciples vers Jésus
pour s'assurer qu'il est bien le messie39.
Troisième démarche: le repentir de la courtisane Marie~
Madeleine pardonnée « parce qu'elle a beaucoup aimé ».
Jésus se révèle une fois de plus, porteur d'absolution40, nécessité
pour être sauvé. Elle justifie son incarnation. C'est la quatrième
étape.
Suit la longue méditation de la moitié du chapitre 12 sur les
passions humaines. Elle interrompt le récit pour s'étendre sur les
sept démons de Marie~Madeleine, l'envers des sept dons du Saint~
Esprit, qu'elle met aux pieds de Jésus pour qu'il les chasse.
Cinquième jalon, « elle suit Jésus partout », jusqu'au calvaire
et à la résurrection écrit Mauriac41 avec quelques autres femmes,
un clair symbole de la persévérance, possible seulement auprès de
Jésus.
Mauriac fait alors passer des principes sans concessions, plus
chemin qu'investissement, à l'illustration quasiment enfantine que
18
JEAN-PAUL BOURCHEIX
sont les paraboles, bandes dessinées orales et voilà que le Messie
commence à parler de la nouvelle terre promise, « le Royaume»
pèlerinage sanctificateur,42 équivoque sur le sens de la victoire, du
salut rêvé qu'il annonce.
On en revient à la pédagogie, destinée aux humbles, aux pau'
vres, seule façon à la fois d'inculquer, de durer face à des adversai,
res implacables. On trouve là une belle formule d'écrivain:
« Il cache sa doctrine sous la cendre ».
Ce serait trop long d'énumérer ces images propres à la médi,
tation. «Que d'amour» s'exclame Mauriac. Ça, les apôtres corn,
prennent à défaut du reste.
Les deux combats; faire reconnaître la divinité du messager et
mettre en branle sa morale se soutiennent l'un l'autre et se fondent
à présent.
Dans le récit médité, une peur mutUelle va s'installer, celle de
Jésus de manquer de temps avant d'être sacrifié, celle des institU'
tions juives devant la grandeur d'un thaumatUrge déstabilisateur.
Jésus en vient à se faire seconder par ses apôtres qu'il envoie par
deux enseigner et guérir.
De l'autre côté de l'affrontement, on décapite Jean,Baptiste; as'
sassinat prophétique.
Mauriac montre le crescendo de la révélation opéré par Jésus,
sans aucun répit, révélation impliquant à tout moment combat. J'y
vois la grande réussite du livre, de faire saisir ce déroulement tra,
gique.
Histoire et message en épanouissement vont de pair. Certains
perdent soufRe à le suivre, non plus seulement passages répétés du
natUrel au surnaturel, de l'ici,bas à l'ici, haut, mais d'un surnatUrel
visible - les guérisons instantanées - à un surnatUrel invisible. Les
LA VIE DE JÉSUS
DE FRANÇOIS
MAURIAC,
LIVRE
RÉVÉLATEUR
19
à bout ses adversaires et de contrebalancer la crainte éprouvée par
ceux qui l'écoutent à l'égard des docteurs de la loi, des scribes, du
sanhédrin dont ils savent l'attitude haineuse6o.
Jusqu'au bout Jésus enseignera61. Mauriac na garde de l'oublier,
dans son désir d'établir la divinité de son maître.
D'où son passage sur la prière à Dieu dont Jésus fait don aux
hommes: le Notre Père qui établit l'incroyable rapport de filiation
entre Lui et nous.
Mauriac profite aussi de ces clarifications pour égrainer ses
préoccupations majeures: l'argent 62, l'injustice de l'amour qui
pardonne et y attache plus d'importance qu'à récompenser les
bienfaits 63,l'intériorité du vrai royaume 64,le pouvoir de la prière 65,
la perfection par un dépouillement total66,la sainteté de lenfance 67.
Enfin et là il se sépare de l'enseignement du messie mais c'est à
mon avis le seul cas dans son livre, la dévalorisation et le grand
danger de l'amour du couple. Ille traite déjà dans sa préface de
« misérable bonheur» «précaire et dérisoire
parce qu'il nest
qu'une caricature de l'union divine» Cp.xix).
Dans le paragraphe du mariage68 il affirme que «la chair
est la rivale de Dieu ». Il prétend que «le fils de l'homme na
pas résolu les tristes problèmes
du sexe
». Bien
sûr il corrige en
limitant son propos au hors mariage, mais il semble condamner
l'œuvre de chair en général - « cette basse extase» écrit-il ailleurs,
établissant dans ce domaine une incompatibilité entre la nature
et la grâce, contredisant un des axes de son récit où il fait sortir à
bon droit le surnaturel du naturel, le renouvellement compensant
la dégradation.
Il contredit ainsi deux références des Évangiles: les noces de
Cana où apparaît le miracle de l'eau changée en vin, symbole de la
grâce divine assurant la pérennité de l'union maritale: « Ils n'ont
plus de vin ». Cette intervention de la mère de Jésus peut faire
20
JEAN-PAUL BOURCHEIX
deux étaient unis dans le miracle du paralytique: « Lève~toi » et
« Tes péchés te sont remis ».
Puis Mauriac passe de la multiplication des pains, simple prélu~
de, au don multiplié à l'infini de la chair du Dieu fait homme. [eau
vive pour la Samaritaine va devenir dispersion d'un corps vivant,
nécessaire pour obtenir la vie en soi et le salut.43
Notre écrivain conclut: « Le miracle des miracles est celui qui
ne tombe pas sous le sens et que reconnaît la foi seule44».
Les apôtres continuent à le suivre, plus incompréhensifs que
jamais, tant il est difficile de ne se comporter que selon l'esprit.
Dur apprentissage. Judas y sera réfractaire. Mauriac imagine de
débusquer ses réflexions intimes, représentatives de tous les degrés
des réactions négatives d'une partie de l'auditoire présent, comme
de celui des temps futUrs. A l'espoir ambitieux succède la déconve~
nue, la fureur et le refus amenant à la trahison suivie du désespoir,
contrairement à Pierre le généreux, trahissant par peur invincible
dont il se repentira sur~le~champ.
Plus de délai. Après leJésus pain vivant, Mauriac assène le coup
ultime en deux temps.
Dès que Pierre a confessé malgré ce qu'il ne comprend pas sa
foi à Jésus messie, celui~ci lui confie la direction de l'Église qu'il
veut fonder et les clés du salut universel, grâce au pouvoir d'absou~
dre ou non tous les péchés en dépositaire de la miséricorde divine.
Comme en corrélation, il annonce sa condamnation par les diri~
geants juifs, ses souffrances, sa mort et sa résurrection prochaine
à Jérusalem45 Et voilà qu'il y associe ses disciples. S'ils consentent
à l'être, qu'ils renoncent à eux~mêmes, qu'ils prennent leur croix et
qu'ils le suivent46.
A un tel avenir, la faiblesse humaine a besoin d'une haute com~
pensation. Mauriac place aussitôt dans son récit la transfiguration
de Jésus devant les trois qu'il désigne ainsi comme les principaux
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