Tribune des lecteurs
L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 84, N˚ 1 - JANVIER 2008
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en qualifi ant de normal ou de pathologique un
comportement ». La maladie, c’est une « autre
allure de la vie » et pas seulement l’anomalie,
voire la monstruosité.
Nous sommes ici au cœur du problème, car
ce qui est en jeu, c’est notre capacité à soutenir
nos propres critères face au sens commun, à
la pression politique et à des intérêts divers et
multiples. C’est en quoi je suis en désaccord
avec mon ami Pénochet, quand il soutient que
Guy George est un malade et que nous sommes
risibles quand nous nous réfugions derrière
des troubles de la personnalité face à des actes
monstrueux ; comme je suis en désaccord avec
Braconnier quand il estime qu’il n’est pas sain
que la psychiatrie s’éloigne trop de la percep-
tion commune. Toute l’histoire de la psychiatrie
légale démontre le contraire, avec l’effort cons-
tant des aliénistes pour distinguer l’horreur de la
folie et le mal de la maladie.
Souvenons-nous de la réponse de Jean-Pierre
Falret [5] au docteur Costes qui estimait que tout
homme doué d’un jugement sain pouvait repérer
la maladie mentale ; à Emmanuel Kant qui voulait
que l’on confi e ces questions à la Faculté de
philosophie : « Je me bornerai ici, pour réfuter
des prétentions si exorbitantes, à rappeler que les
diffi cultés à surmonter, loin de pouvoir l’être par
tout le monde, réclament au contraire la réunion
des plus heureuses qualités et l’application d’une
science spéciale qui ne peut être possédée que
par un très petit nombre de personnes ».
Nos ados d’aujourd’hui diraient la même
chose de façon plus directe : « Pas touche !
Dégage ! ». Le même Jean-Pierre Falret nous
enjoignait de ne pas confondre les maladies
mentales avec toutes les bizarreries et singula-
rités de la nature humaine. Beaucoup plus près
de nous (1977), Henri Ey [6] dénonçait cette
« infl ation des psychiatres qui étendent abusi-
vement leur champ d’action, en y incorpo-
rant de proche en proche, et de borderline en
borderline, toutes les modalités de la condi-
tion humaine ». Il comparait la psychiatrie à la
grenouille de la fable qui, d’enfl ure en enfl ure,
fi nit par exploser. Nous y sommes presque.
La guerre des mots est
déclarée
On pourrait rétorquer à mon point de vue que
tout cela est pure convention et que les « mala-
dies mentales », dans un pluriel diversifi é succé-
dant à l’aliénation, sont un paradigme apparu au
milieu du XIX
e
siècle, notamment avec Falret,
comme l’a montré Lanteri-Laura. Si l’on prend
beaucoup de recul, sans doute y a-t-il aujourd’hui
une recherche tâtonnante pour sortir de clivages
trop tranchés entre maladies mentales et troubles
de la personnalité, catégoriel et dimensionnel,
qualitatif et quantitatif, etc. Mais gare au moindre
de nos faux pas, car ce sont des messages forts
que nous adressons à la conscience collective,
aux politiques… et aux pervers.
Si vous proposez vos soins, c’est qu’ils
sont malades. C’est donc que vous pouvez les
guérir. « Comment pouvez-nous dire que Guy
George n’est pas malade tout en étant incu-
rable ? » demandait son avocate. Nous sommes
pris au piège du nominalisme. Les mêmes mots
ne recouvrent pas les mêmes choses mais, pour
l’opinion publique, on doit soigner un pédophile
comme on traite un schizophrène, ce qui relève
évidemment d’une absurdité totale.
Vous les psychiatres, qui savez si savam-
ment décrire des personnalités borderline,
psychopathiques, narcissiques, abandonniques,
carencées, schizoïdes, perverses narcissiques…,
guérissez-les ! Devons-nous reculer devant notre
audace d’avoir voulu conquérir de nouveaux
territoires ? Je pense évidemment aux soins de
délinquants sexuels. C’est ce que pensent proba-
blement certains collègues, estimant que nous
avons mis le doigt dans un engrenage fatal. Ils
ont tort, à mon avis, car toutes les expériences
novatrices sont à encourager, à condition de
distinguer soigneusement les niveaux d’organi-
sation, les champs concernés, la nature du soin
et les limites éthiques [7]. A la condition égale-
ment de porter et de défendre sans jargonner
notre point de vue devant l’opinion publique.
Il est en particulier crucial de distinguer
soigneusement les trois champs de la psychia-
trie publique :
- celui de la demande élargie, qui concerne
tous ceux qui viennent spontanément vers le
soin ou acceptent d’y être accompagnés ;
- celui du soin sans consentement, reposant
sur la loi de 1838 puis de 1990, pilier historique
de la psychiatrie publique ;
- celui de l’injonction de soin, dont la
culture est récente dans notre pays, avec la loi
de 1998.
Tout télescopage intempestif de ces deux
derniers champs, toute dédifférenciation est
catastrophique. C’est ce qu’il convient d’ex-
pliquer sans relâche devant l’opinion publique.
Les mots sont trompeurs et il ne faut pas
confondre :
- Le soin sans consentement, qui relève
du seul champ sanitaire, et l’injonction de soin
qui relève d’un espace médico-socio-judiciaire,
dans lequel l’environnement thérapeutique
repose sur un système d’inter-contenance des
cadres thérapeutique, judiciaire et social. Les
travaux stimulants d’André Ciavaldini [8] en
sont l’illustration. Dans ce champ, le juge n’est
pas un obstacle aux soins, il en est la condition.
Le soin ne peut être proposé, en seconde inten-
tion, que dans un cadre judiciaire.
- Le traitement des maladies mentales et
l’aide au réaménagement des défenses des
délinquants sexuels qui acceptent de s’engager
dans le travail thérapeutique, quelle que soit la
nécessaire dialectique de la carotte et du bâton.
- Le traitement psychotrope qu’il est légi-
time de prescrire à un sujet malade qui n’est pas
en état de consentir, et l’aide chimiothérapique
au contrôle pulsionnel qu’il est exclu d’im-
poser. Du Président de la République à Bernard
Debré, on aimerait passer outre cette différence
et faire fi des consensus cliniques et éthiques de
la profession psychiatrique.
Céder sur le mot, c’est déjà céder sur la
chose.
Les pervers ne sont pas
des malades
Ce ne sont pas des malades parce que
nous l’avons décidé en vertu d’une cohérence
clinique, psychodynamique et thérapeutique.
L’acte psychotique n’est pas le recours à l’acte,
magistralement théorisé par Claude Balier
[9]. Le morcellement n’est pas le clivage. La
psychose et la défense contre la psychose, ce
n’est pas la même chose. Celui qui est submergé
par l’envahissement délirant et celui qui planifi e
son geste criminel en gardant la capacité d’y
renoncer si les conditions ne s’y prêtent pas, ce
n’est pas pareil.
Est-ce que cela signifi e que nous sous-esti-
mons leur perte de liberté et le poids des déter-
minismes ? Certainement pas. Nous savons ce
que le recours privilégié au mal peut révéler de
mal subi, comme nous connaissons ce trajet qui
va du traumatisme subi, en souffrance d’ins-
cription psychique, au traumatisme infl igé [10].
Mais considérer les pervers comme des malades
est une faute grave :
- c’est rendre la perversion confortable ;
- c’est faire surgir le leurre d’un soin qui ne
concernerait pas l’engagement du sujet ;
- c’est fournir un surcroît de jouissance,
comme je l’ai parfois entendu : « les meilleurs
spécialistes n’y sont pas arrivés… Alors moi,
docteur ! ». Si la récidive relève de leur maladie,
c’est aux psychiatres, thérapeutes ou experts que
l’on demandera des comptes, pas au pervers ;
- c’est déplacer le problème car il faudra
ensuite expliquer à l’opinion pourquoi ces malades
sont néanmoins responsables de leurs actes.
En guise de conclusion
La différenciation des maladies mentales
et des troubles de la personnalité est une digue
à maintenir, quels que soient les nuances, les
rapprochements et les ponts que la clinique et la
thérapeutique suggèrent. Nos collègues anglais
nous ont montré l’exemple, en refusant de céder
sur les mots.
Thierry Trémine a convoqué une belle
image, celle de la criée. C’est que ça discute
beaucoup et que ça marchande à la grande
braderie de la clinique. Défendre jalouse-
ment avec Canguilhem et avec nos maîtres
l’exclusivité de notre jugement de valeur peut
paraître un objectif bien naïf, face aux puissants
enjeux économiques, judiciaires, politiques, aux
assurances, aux laboratoires pharmaceutiques,
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