Théâtre national de la Colline – Dossier pédagogique la scène Valère Novarina 2 La Scène texte, mise en scène et peintures Valère Novarina Théâtre National de la Colline 15, rue Malte-Brun 75020 Paris location 01 44 62 52 52 www.colline.fr Grand Théâtre du 12 novembre au 7 décembre 2003 du mercredi au samedi 20h30 mardi 19h30 dimanche 15h30 - relâche lundi débat - mardi 25 novembre Production L’Union des contraires, Théâtre national de la Colline, Festival d’Avignon,Théâtre Vidy-Lausanne E.T.E., avec le soutien du Théâtre des Amandiers à Nanterre, de L’Institut International de la marionnette, du Théâtre Garonne à Toulouse, du Théâtre d’Évreux – scène nationale Évreux-Louviers, de la Rose des vents – scène nationale de Villeneuve d’Ascq, avec l’aide à la création dramatique du Ministère de la culture et de la communication, l’aide à la production de la DRAC Ile de France, La SPEDIDAM et du Conseil Régional d’Ile de France. La Scène est publié chez P.O.L Éditeur, Paris. 3 scénographie Philippe Marioge lumière Joël Hourbeigt costumes Sabine Siegwalt composition des chansons Christian Paccoud musique Ludwig van Beethoven, altéré collaboration artistique Céline Schaeffer 4 avec Céline Barricault Violoncelle Michel Baudinat Le Pauvre Jean-Quentin Châtelain Isaïe-Animal Pascal Omhovère Pascal Dominique Parent La Machine à dire la suite Dominique Pinon Diogène Claire-Monique Scherer Rachel Agnès Sourdillon Trinité Léopold von Verschuer Frégoli Laurence Vielle La Sibylle 5 6 DOSSIER PEDAGOGIQUE LA SCENE SOMMAIRE PRESENTATION DE VALÈRE NOVARINA Entretien avec Pierre Notte L’Acteur sacrifiant Note sur le spectacle p. 9 p.13 p.15 LA SCÈNE Le langage est d’origine Extrait de La Scène Samuel Beckett, Être au monde Valère Novarina, Le mystère verbal Bossuet, Être néant Valère Novarina, La parole, esprit du souffle dans le vibrant trou p.21 p.23 p.25 p.29 p.31 Retrouver le souffle Extrait de La Scène T.S. Eliot, Les Hommes creux Marie-José Mondzain, Mort à la mort Antonin Artaud, Suppôts et Suppliciations Valère Novarina, Un nouveau souffle Antonin Artaud, Mort au monde Valère Novarina, Quand la chair parle Bossuet, Pousser la machine monde p.35 p.37 p.39 p.43 p.45 p.47 p.49 p.51 Résister par la parole Extrait de La Scène Charles Baudelaire, La Mort des artistes Valère Novarina, Renaître en parlant Extrait de La Scène Valère Novarina, Revenir à la source Christian Prigent, Trouver en soi une langue Valère Novarina, Une parole politique et opérante p.55 p.57 p.59 p.61 p.63 p.65 p.67 Ouvrir les mots Extrait de La Scène p.71 Valère Novarina, Parler est un drame p.73 Jean-Michel Maulpoix, La Parole suractive p.75 Valère Novarina, Le langage s’entend mais la pensée se voit p.79 Valère Novarina, La parole, matière de notre esprit p.83 Heinrich von Kleist, Sur l’élaboration progressive des idées par la parole p.85 Extrait de La Scène p.91 Le corps en scène Extrait de La Scène Valère Novarina, Le Sacrifice comique de l’acteur Valère Novarina, Montrer le corps sortir par la parole Jean Dubuffet, Exprimer le sauvage en l’homme Valère Novarina, La scène est une chambre d’apparition p.95 p.97 p.99 p.103 p.105 7 Travestissement et parodie Extrait de La Scène Valère Novarina, La Déreprésentation humaine Valère Novarina, L’Homme hors de lui p.117 p.119 p.121 CARNET ICONOGRAPHIQUE ANNEXES Bibliographie de Valère Novarina L’équipe artistique ILLUSTRATIONS En couverture : Valère Novarina à sa table, Montpellier, 1980. Photographie prêtée par l’auteur. En intertitres : Valère Novarina, Le théâtre est vide, entre Adam., Bordeaux, 1982. Photographie tirée de Valère Novarina. L’inquiétude rythmique, catalogue édité par le Musée Sainte-Croix de Poitiers, 1996. 8 Entretien avec Pierre Notte Pierre Notte. - Vous entreprenez l’écriture de La Scène dès la fin des représentations de L’Origine Rouge. Peut-on parler d’une suite logique ? D’un diptyque ? Valère Novarina. - La Scène réplique à L’Origine rouge ; il était essentiel pour moi de retrouver le Cloître des Carmes où L’Origine rouge s’est jouée il y a deux ans. J’ai prévenu Philippe Marioge, le scénographe, et les acteurs, qu’il n’y a pas de changement d’espace : La Scène est à L’Origine ce que Athalie est à Esther, en quelque sorte… L’espace est la matrice de mon écriture. Je ne peux rien écrire si je ne sais pas quel endroit va recevoir la pièce pour la première fois. P. N. - Le texte est donc écrit depuis le lieu. Il prend également l’espace comme sujet, puisqu’il s’agit de La Scène… V. N. - Le dénuement du titre est en accord avec la simplicité du Cloître des Carmes. Tous mes textes, depuis quinze ans, s’intitulent d’abord La Scène avant de porter d’autres noms, avant de revêtir leurs titres : L’Opérette imaginaire, L’Origine rouge. Pour une fois, j’ai choisi de garder le titre pauvre, initial… Ce carré du Cloître, cet espace saisissant de sobriété, aussi simple qu’une piste d’atterrissage ou qu’une piste de cirque, rectangulaire, correspond parfaitement au dénuement du titre. P. N. - Depuis Le Drame de la vie, en 1986 au festival d’Avignon, vous peignez également le lieu où se jouent vos pièces… V. N. - Je peins le sol et les murs, à la main, pour capter les forces de l’endroit, comme le font les géomètres qui tracent l’espace pour en saisir les énergies, pour en faire apparaître les courants. C’est une peinture un peu magnétique, comme les sourciers détectent les fluides enfouis. Une peinture qui révèle, comme les cartes géologiques, les forces thermiques, les veines du sol. Le fait que le plateau soit peint bouleverse la perception que les acteurs ont de l’espace et change leur façon, de parler, de bouger. 9 P. N. - Votre écriture, votre langage et votre propos changent-ils du fait du lieu et des interprètes ? V. N. - J’ai besoin de connaître le lieu, et la distribution intégrale pour pouvoir orchestrer le texte. Je me suis comme enfoncé dans l’écriture et le langage d’une manière aveugle. Je travaille comme un peintre qui s’enfouit dans chaque trait. Je travaille dans un atelier. Au mur. De façon pariétale. P. N. - Quelles limites donnez-vous à ce matériau ? Comment allez-vous délimiter le cadre de La Scène ? V. N. - J’ai toujours dû passer par une phase d’intense prolifération. Le Discours aux animaux qu’André Marcon avait interprété au Théâtre des Bouffes du Nord, constituait d’abord un livre de quatre cents pages avant de devenir la quarantaine de feuillets pour la scène. Je passe par le pluriel, par l’utopie du livre avant d’en arriver à une réduction, une sorte de précipité comme on dit en chimie. P. N. - Quel est aujourd’hui le sujet de cette prolifération, le cœur de La Scène ? V. N. - Aux acteurs, je ne parle jamais que du drame de l’espace, du travail du temps. Dans la phase d'écriture, je dispose les feuillets du texte sur les murs - pour visualiser dans l'espace, les rythmes, les ruptures, l'architecture du temps… Ce que je recherche, c’est toujours l’énergie du langage. Aux alentours de Genève, il existe au centre de recherche du CERN, en souterrain, une machine qui met la matière en mouvement. Le théâtre pourrait être un lieu d’accélération des particules du langage : un lieu de mise en évidence de la force salvatrice et terrifiante du langage. On devrait voir, au théâtre, comment le langage nous constitue, nous traverse. Comment sa force hallucinogène nous « agit » - car nous sommes « agis » par le langage comme le monde est agi par le drame souterrain de la géologie. Je lis beaucoup et très attentivement les journaux ; j’observe comment les mots sont aujourd'hui devenus très interchangeables et comment un mot changé, un mot qui a glissé, entraîne l’histoire ailleurs. Des villes s’effondrent parce que les terrains glissent ; des pays sont bombardés par glissements progressifs du langage… Le langage est lui aussi acteur de l'Histoire, comme le climat, l'économie, la géologie. 10 P. N. - C’est dans l’élaboration presque chimique d’un langage-matériau que vous travaillez toujours… V. N. - Je n’ai aucune sympathie pour l’aspect formel, pour le formalisme des propositions théâtrales. Le langage est un matériau charnel, douloureux. Le spectacle n’est jamais qu’un ensemble de douleurs agencées, où sont propulsés par la voix des morceaux de corps humain. Le langage est « anthropogène ». On prend un mot, on le casse, on le récupère, il en sort un autre mot, un monde, un personnage, une histoire. Le théâtre est pour moi comme le champs clos de la langue, où l' on vient éprouver sa manière d’agir sur nous selon l’espace, selon les objets. Cette matière vivante nous procure de la peine, de la joie, comme au musichall. Il s’agit d’un endroit où les choses ne sont pas représentées, mais où elles ont lieu. Comme au cirque ou à l’église, ces lieux où on ne représente rien, mais où tout a lieu. La présence de la mort, par exemple, est réelle au cirque. Le danger n’est pas représenté, il a lieu. Rien n’est représenté non plus dans la liturgie où tout est souvenir agissant. P. N. - Y a-t-il encore une place pour la narration dans La Scène et dans votre théâtre ? V. N. - La narration est comme interdite, refusée. Elle est brisée, reconstituée autrement. Il y a comme une maladie de la représentation et de la narration qui planerait sur mon théâtre. La reconstitution des personnages, des histoires me sont impossibles. Je m’attache à des rythmiques, à des mouvements, comme un musicien travaillerait les irrégularités du temps. P. N. - De la même manière, vous êtes peintre, mais vous n’êtes pas portraitiste ou paysagiste… V. N. - J’aime beaucoup l’idée de lancer, grâce à des acteurs « anthropoclastes », des parcelles de l’humain, d’en livrer des fragments ou des signaux ; l’acteur doit détruire l'image de l’homme qui nous est partout imposée. C’est un travail négateur que l’acteur doit faire comme l’ont fait les peintres Bacon, Soutter, Picasso ou Soutine. Il faut représenter l’homme dans son aspect fragmentaire, animal, acéré, sans habitude, sans le “ pâteux ” de la psychologie ou des sciences humaines… 11 P. N. - Vous signez les peintures de l’espace, le texte, et la mise en scène. Quelle place laissez-vous aux acteurs ? V. N. - Les comédiens doivent être des graveurs, qui marquent les contrastes, travaillent à l’eau forte, jamais des aquarellistes. « À bas les nuances ! » dit souvent Michel Bouquet. L’écriture doit les faire bondir, jaillir, tomber. J’aime aussi l’idée que le texte est gisant, au sol, et qu’il est ressuscité par l’acteur. Mon travail de metteur en scène est d’ordre thermique, je me promène sur le plateau, je sens le chaud, le froid. Mais la mise en scène vient de l’acteur qui s’empare du texte, lui seul le révèle. L’acteur possède la science du théâtre, le toucher de l’espace et du texte, et la compréhension profonde. Mais il voit tout à l'envers ; il est dans un autre temps. P. N. - Qui est au centre de votre projet théâtral ? Le langage ? L’acteur ? Le lieu ? V. N. - C'est le langage que je veux donner à voir. Qu’on le voie sortir des bouches, que l’on voie les acteurs dans leur corps de parole. L’acteur reste le seul foyer Le théâtre est tout entier dans sa bouche. P. N. - Quelle est l’origine de votre fascination pour le nô ? V. N. - J’ai vu en Europe et un peu au Japon une trentaine de spectacles nô. C’est pour moi une nourriture fondamentale, aussi essentielle que le cirque, l'opérette ou le théâtre forain. Un spectacle de nô est toujours comme une forêt qui se renouvelle, où les couleurs, les odeurs, les sons changent selon les heures du jour. Tout est très fixé, écrit, établi, mais chaque représentation miroite autrement : rien n’est répété, tout est singulier… Au théâtre, chaque spectateur est un « idiot » au sens grec ; un individu seul. Rien ne m’émeut plus que la réaction isolée des spectateurs. Quand chacun éprouve d’une manière singulière des émotions, et semble touché par une flèche particulière… Le public doit être non réuni mais divisé. Que l’espace se dérobe sous ses pas, qu’on ouvre en lui, soudain, la faille du langage. Entretien réalisé par Pierre Notte, Dossier de presse du festival d’Avignon 2003. 12 L’Acteur sacrifiant La scène où l'acteur entre est à chaque fois la table de l'espace offerte et nouvelle devant nous : un vide où opérer l'homme - disséminé, épars, déconstruit en paroles faits et gestes, chutes, stations. L'acteur porte l'homme devant lui : il marche sur le plateau apparaissant soudain comme une portée humaine. Mi-bête mi-homme, tigre et dompteur, centaure parlant, moitié d'animal, homme hors de lui - il retourne le corps humain à l'envers, il présente l'homme en anatomie ouverte et en grammaire apparente : tout l'intérieur humain exposé devant nous, offert, sacrifié aux points cardinaux. Chaque fois qu’un acteur entre, de l'homme apparaît tout ouvert et sans aucun sous-entendu humain. À la fin, plus personne sur scène - mais la figure humaine répandue en parole. Nous assistons au théâtre à la passion du langage : l'effusion de la parole a eu lieu devant nous, son offrande. Comme si le langage était le vrai sang. Par la manducation de sa bouche, par le feu de combustion de son système respiratoire, orant et en déséquilibre, victime et sacrificateur, l'acteur est un logophore qui porte son langage comme une anatomie devant soi, qu'il verse, épanche visiblement c'est l'acteur analphabétique, il détresse les langues, les coud autres, dévide les paroles, déreprésente et disparaît une fois les mots brûlés dans l'air. Sur la table de la scène, le premier sacrifié c'est le personnage, le deuxième c'est l'acteur, et le troisième c'est toi, spectateur… Valère Novarina, janvier 2003. 13 14 Note sur le spectacle La peinture de Valère Novarina tente de capter au sol les énergies de l’espace, de révéler les variations thermiques, magnétiques du lieu, les angles invisibles, les rivières cachées, les matières souterraines. L’écrivain use du matériau pictural comme du verbe : langues à vif, dialectes oubliés, latin animal, grec de cirque, patois en perdition ou néologismes jaillissants. Son langage singulier, du Discours aux animaux à L'Opérette imaginaire donne à voir le verbe théâtral comme substance charnelle, parfois douloureuse, souvent comique. « Que voit-on sur scène ? » Les acteurs chutent. Souffrent-ils vraiment ? La passion qui s'offre devant nous est-elle celle de l'acteur ou du langage ? La parole est-elle notre matière véritable - comme le bois pour Pinocchio ? Sommes-nous en mots comme les pantins sont en bûches ? Sommes-nous les jouets de ce que nous entendons ? Comment se développe et s'explique dans l'espace, comment se déplie le tissu respiré, du langage ? Comment le spectateur se souvient-il de l'envers des mots et toujours du négatif de la scène précédente ? Pourquoi l'acteur entre-t-il ? Que voit-on dans le langage ? Rien ? Toutes les choses ? Est-il notre chair ? Est-il la matière même ? Le langage est-il l'Acteur de l’Histoire ? Retournant sur les lieux de L'Origine rouge, Valère Novarina poursuit et précise sa recherche d’un théâtre où le spectateur et l’acteur seraient agis par la force « hallucinogène, salvatrice et terrifiante » des mots - et où sur scène, par instants, la parole se verrait. Extrait du programme de La Scène, juillet 2003. 15 16 La Scène 17 18 le langage est d’origine 19 20 TRINITÉ. Le langage est une matière – et c’est pour ça qu’il est le maître ! Voici ma bouche qui le dit : le mot bouche ne mange pas ; le mot eau ne s’écoule quand il est prononcé ; le mot feu ne flambe pas – et cependant le mot arbre brûle, le mot homme va tuer son prochain, le mot chien aboie, le mot tonne pèse pas lourd, le mot lumière n’éclaire pas. LA SIBYLLE. Ou un objet raisonne comme un mot, ou la chose résonne contre un mot : je n’arrive pas à me sortir de cette réplique. RACHEL. Le mot chien n’aboie pas. TRINITÉ. Sauf celui-ci ! RACHEL. Ahhhrch ! LA SIBYLLE. Qu’est-ce que tu dis ? TRINITÉ. L’aboyeur parle. LA SIBYLLE. Le mot chien n’aboie pas. RACHEL. Mais il mord ! Elle saigne. Valère Novarina, La Scène. 21 22 Être au monde Samuel Beckett Où irais-je, si je pouvais aller, que serais-je, si je pouvais être, que dirais-je, si j’avais une voix, qui parle ainsi, se disant moi ? Répondez simplement, que quelqu’un réponde simplement. C’est le même inconnu que toujours, le seul pour qui j’existe, au creux de mon inexistence, de la sienne, de la nôtre, voilà une simple réponse. Ce n’est pas en pensant qu’il me trouvera, mais que peut-il faire, vivant et perplexe, oui, vivant, quoi qu’il dise. M’oublier, m’ignorer, oui, ce serait le plus sage, il s’y connaît. Pourquoi cette soudaine amabilité après tant d’abandon, c’est facile à comprendre, c’est ce qu’il se dit, mais il ne comprend pas. Je ne suis pas dans sa tête, nulle part dans son vieux corps, et pourtant je suis là, pour lui je suis là, avec lui, d’où tant de confusion. Cela devrait lui suffire, m’avoir retrouvé absent, mais non, il me veut là, avec une forme et un monde, comme lui, malgré lui, moi qui suis tout, comme lui qui n’est rien. Et quand il me sent sans existence, c’est de la sienne qu’il me veut privé, et inversement, fou, fou, il est fou. En vérité il me cherche pour me tuer, pour que je sois mort comme lui, mort comme les vivants. Tout cela il le sait, mais cela ne sert à rien, de le savoir, moi je ne le sais pas, moi je ne sais rien. Il se défend de raisonner, mais il ne fait que raisonner, faux, comme si cela pouvait aider. Il croit balbutier, il croit en balbutiant saisir mon silence, se taire de mon silence, il voudrait que ce soit moi qui le fasse balbutier, bien sûr qu’il balbutie. Il raconte son histoire toutes les cinq minutes, en disant que ce n’est pas la sienne, avouez que c’est malin. Il voudrait que ce soit moi qui l’empêche d’avoir une histoire, bien sûr qu’il n’a pas d’histoire, est-ce une raison pour vouloir m’en coller une ? Voilà comme il raisonne, à côté, d’accord, mais à côté de quoi, c’est ça qu’il faut voir. Il me fait parler en disant que ce n’est pas moi, avouez que c’est fort, il me fait dire que ce n’est pas moi, moi qui ne dis rien. Tout cela est vraiment grossier. Encore s’il me décernait la troisième personne, comme à ses autres chimères, mais non, il ne veut que moi, pour son moi. Quand il m’avait, quand il m’était, il s’est empressé de me lâcher, je n’existais pas, il n’aimait pas ça, ce n’était pas une vie, bien sûr que je n’existais pas, lui non plus, bien sûr que ce n’était pas une vie, il l’a maintenant sa vie, qu’il la perde, s’il veut la paix, et encore. Sa vie, parlons-en, il n’aime pas ça, il a compris, de sorte que ce n’est pas la sienne, ce n’est pas lui, vous pensez, lui faire ça à lui, c’est bon pour Molloy, pour Malone, voilà les mortels, les heureux mortels, mais lui, vous n’y pensez pas, passer par là, lui qui n’a jamais bougé, lui qui est moi, toutes choses considérées, et quelles choses, et comment considérées, il n’avait qu’à ne pas y aller. C’est ainsi qu’il parle, ce soir, qu’il me fait 23 parler, qu’il se parle, que je parle, il n’y a que moi, avec mes chimères, ce soir, ici, sur terre, et une voix qui ne fait pas de bruit, parce qu’elle ne va vers personne, et une tête remplie de guerres lasses et de morts aussitôt debout, et un corps, j’allais l’oublier. Ce soir, je dis ce soir, c’est peut-être le matin. Et toutes ces choses, quelles choses, autour de moi, je ne veux plus les nier, ce n’est plus la peine. Si c’est la nature c’est peut-être des arbres et des oiseaux, ils vont de concert, l’eau et l’air, pour que tout puisse continuer, je n’ai pas besoin de connaître les détails. Je suis peut-être assis sous un palmier. Ou c’est une chambre, avec ses meubles, tout ce qu’il faut pour rendre la vie plus commode, à peine éclairée, à cause du mur devant la fenêtre. Ce que je fais, je parle, je fais parler mes chimères, ça ne peut être que moi. Je dois me taire aussi, et écouter, et entendre alors les bruits de l’endroit, les bruits du monde, vous voyez si je fais un effort, pour être raisonnable. Voilà ma vie, pourquoi pas, c’en est une, si l’on veut, si l’on y tient absolument, je ne dis pas non, ce soir. Il en faut, paraît-il, du moment qu’il y a parole, pas besoin d’histoire, une histoire n’est pas de rigueur, rien qu’une vie, voilà le tort que j’ai eu, un des torts, m’être voulu une histoire, alors que la vie seule suffit. Je suis en progrès, il était temps, je finirai par pouvoir fermer ma sale gueule, sauf prévu. Mais celui qui va et vient, qui s’arrange pour changer de place, tout seul, même si rien ne lui arrive, évidemment, celui-là. Moi je reste ici, assis, si je suis assis, souvent je me sens assis, quelquefois debout, c’est l’un ou l’autre, ou bien couché, c’est encore une possibilité, souvent je me sens couché, c’est l’un des trois, ou à genoux. Ce qui compte c’est d’être au monde, peu importe la posture, du moment qu’on est sur terre. Respirer, on n’exige pas davantage, errer n’est pas une obligation, recevoir non plus, on peut même se croire mort à condition de le faire remarquer, peut-on rêver régime plus tolérant, je ne sais pas, je ne rêve pas. Inutile dans ces conditions de me dire ailleurs, un autre, tel quel j’ai tout ce qu’il faut sous la main, pour quoi faire, je ne sais pas, ce que j’ai à faire, me revoilà enfin seul, quel soulagement ça doit être. Oui, il est des moments comme en ce moment, comme ce soir, où j’ai presque l’air restitué au faisable. Puis ça passe, tout passe, je suis de nouveau loin, j’ai encore une lointaine histoire, je m’attends au loin pour que mon histoire commence, pour qu’elle s’achève, et de nouveau cette voix ne peut être la mienne. C’est là où j’irais, si je pouvais aller, celui-là que je serais, si je pouvais être. Samuel Beckett, In Textes pour rien, Éditions de Minuit, Paris, 1958. 24 Le mystère verbal La parole n’est pas une réalité immatérielle et au-dessus du monde, ajoutée à la matière, un témoignage sur l’univers et la façon qu’ont trouvée certains animaux d’en parler ; le monde ne nous a pas attendus, comme des bêtes venues ici-bas, à telle date, rajouter à la création le langage : le monde est parlé de naissance. Le langage est d’origine. Il n’est pas quelque chose qu’on aurait gagné sur les bêtes à force d’évoluer, mais quelque chose qui va plus loin que toutes les choses parce qu’il rejoint leur apparition. La parole ne nomme pas, elle appelle. C’est un coup d’éclair, une foudre : les mots n’évoquent pas, ils tranchent, fendent le rocher. Le langage n’a rien à décrire puisqu’il commence : il n’y a rien qui soit plus au secret de la matière que le mystère verbal. Le monde est un langage, notre parole s’en souvient. in Le Feu, photographies de Thérèse Joly, texte de Valère Novarina, Éditions Comp’Act, Seyssel-sur-Rhône, 1994. 25 26 DIOGÈNE, surgissant. Explication du monde : sclormdrvitchilikitchikioucdichitribicicmjoljaguygiuiji. Valère Novarina, La Scène. 27 28 Être néant Qu’est-ce donc que ma substance, ô grand Dieu ? J’entre dans la vie pour en sortir bientôt ; je viens me montrer comme les autres ; après, il faudra disparaître. Tout nous appelle à la mort : la nature, presque envieuse du bien qu’elle nous a fait, nous déclare souvent et nous fait signifier qu’elle ne peut pas nous laisser longtemps ce peu de matière qu’elle nous prête, qui ne doit pas demeurer dans les mêmes mains, et qui doit être éternellement dans le commerce : elle en a besoin pour d’autres formes, elle la redemande pour d’autres ouvrages. Cette recrue continuelle du genre humain, je veux dire les enfants qui naissent, à mesure qu’ils croissent et qu’ils s’avancent, semblent nous pousser de l’épaule, et nous dire : Retirez-vous, c’est maintenant notre tour. Ainsi, comme nous en voyons passer d’autres devant nous, d’autres nous verront passer, qui doivent à leurs successeurs le même spectacle. O Dieu ! encore une fois, qu’est-ce que de nous ? Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas ! si je la retourne en arrière, quelle suite effroyable où je ne suis plus ! et que j’occupe peu de place dans cet abîme immense du temps ! Je ne suis rien : un si petit intervalle n’est pas capable de me distinguer du néant ; on ne m’a envoyé que pour faire nombre ; encore n’avait-on que faire de moi, et la pièce n’en aurait pas été moins jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre. Bossuet, Sermon sur la mort, Éditions Garnier-Flammarion, Paris, 1970. 29 30 La parole, esprit du souffle dans le vibrant trou La parole est quelque chose comme l’esprit du corps, l’alcool de la chair, sa semence sonore, qui quitte le corps, modulée, expulsée en matière subtile, éjectée en corps volatil : c’est une matière d’esprit, l’âme séminale du corps humain, comme sa gloire, sa nuée, comme une sueur musicale de la chair, vibrante, exsudée, montant dans l’air en vibrant, montant de tout le corps en le faisant vibrer, sortant du corps et montant uniquement pour se perdre. La parole n’est pas celle qui s’adresserait à l’esprit, mais celle, sortie du corps, qui s’excite, qui s’allège de la chair, qui monte, qui s’exile comme une lumière du corps. La parole est la lumière du corps. Mais dans lumière, je n’entends pas quelque chose pour les yeux mais - comme on dit en physique la lumière d’un tube ou d’un tuyau pour désigner le trou qui est dedans - mais plutôt l’âme du vide qu’il y a dans les choses. C’est la matière soufflée, esprit du souffle dans le vibrant trou, dans l’homme transpercé, visible de part en part et troué par sa parole de dedans. Mutique, vélociparliste, ou parleur carnassier, tout acteur sait ça : que la parole est ce qui monte du trou dans la matière, qu’elle ne remplit pas l’espace, que les mots ne s’entassent pas, ne s’ajoutent pas les uns aux autres, que la parole ne porte rien d’un corps à l’autre mais qu’elle creuse. Et que l’espace sera de plus en plus troué par nos paroles. Que nous sommes ici non pour habiter une terre stupidement et échanger nos mots et nos opinions, mais pour trouer une matière de plus en plus. Est-ce la parole, ce qui monte du trou de la matière, par notre tube ? Non non non, la parole est ce trou même. C’est ce trou que nous devons prononcer, cette ouverture à nouveau, ce jeu de disjoindre les choses, de repercer l’espace juste d’un mot de notre bouche, de délivrer par un trou vide dedans toute la matière de sa stupide passion. Car contrairement à ce qu’on nous a appris partout, toutes les choses inanimées du monde souffrent énormément d’être là… Valère Novarina, Pour Louis de Funès, in Le Théâtre des paroles, Éditions P.O.L, Paris, 1989. 31 32 retrouver le souffle 33 34 ISAÏE ANIMAL. Je regarde les hommes comme des bêtes qui parlent ; je vois dans les animaux des objets qu bougent ; toutes les choses me semblent faites de la même chose : je n’entends même plus le sens ni le son de ce que j’émets par ma propre bouche. De la fumée s’échappe non seulement par mon pot catalyseur mais aussi par ce trou émetteur de la pensée. DIOGÈNE. Jean Gébulon ! sors-moi d’ici, balaye-moi de là ! ISAÏE ANIMAL. Je ne ressens plus rien de ce qui m’arrive ; je ne vois plus rien de ce que j’aperçois. Même votre langage, composé en mots cependant que j’entends, en me parvient pas. Et même les mots que je vous prononce en échange, je n’en maîtrise pas le sens. Ma pensée est étrangère à mes paroles : elle est profondément hors de ma tête et gît dans un endroit fermé où je ne puis pénétrer. Ce roc, par exemple, cette pierre contient ma pensée. […] DIOGÈNE. J’éprouve de plus en plus de difficultés intenses à être le sujet émettant de tout ce que je pense. J’ai même conscience des jambages des mots que je parle, des pleins et des déliés, des pas que je fais en marchant quand je les prononce. J’arbore avec honte mon trou humain ; je porte ma tête sur mon cou sur le tronc sur bassin sur mes jambes sur pieds, selon l’usage de l’échafaudage courant du portement humain. ISAÏE ANIMAL. Que fait le langage ? L’air, absorbé par la bocarde grande ouverte ou les deux nasemurches, passe dans le tuyau sapiential : deux clapets le dirigent alternativement vers les fongiques et les sponginiques 1 et 2, il irrigue le logunium puis passe en réseau… il revient en paroles et frappe les gens qui sont devant. DIOGÈNE. Chaque fois que je porte une bouchée à mon orifice du langage, les principes de la vie m’abandonnent. Chaque fois que je quitte ce trou pour en faire un sujet, il en va de mon appétit. Ô je ne respire que par je et c’est un trou, suivi d’un vomissement, suivi d’un hoquet vide : ô que ne me vomissais-je le je qui m’avait mis ainsi en blessure ouverte sur le ventre ! Tombes du monde, ensevelissez-moi au vide mon comblement ! Lait du vide, lait de la terre, souffle-moi dans les naseaux ! Souffle-moi comme un pion. Valère Novarina, La Scène. 35 36 Les Hommes creux Nous sommes les hommes creux Les hommes empaillés Cherchant appui ensemble La caboche pleine de bourre. Hélas ! Nos voix desséchées, quand Nous chuchotons ensemble Sont sourdes, sont inanes Comme le souffle du vent parmi le chaume sec Comme le trottis des rats sur les tessons brisés Dans notre cave sèche Silhouette sans forme, ombre décolorée, Geste sans mouvement, force paralysée ; Ceux qui s’en furent Le regard droit, vers l’autre royaume de la mort Gardent mémoire de nous - s’ils en gardent - non pas Comme de violentes âmes perdues, mais seulement Comme d’hommes creux D’hommes empaillés. […] T.S. Eliot, Texte français Pierre Leyris, Éditions Castella, Albeuve, 1969. 37 38 Mort à la mort Marie-José Mondzain Du centre du corps vient la parole, car c’est du ventre de la terre et des femmes qu’elle sourd comme ces ruisseaux des Causses surgis de nappes colossales, improbables, lointaines. Flux limpide et longtemps invisible, elle monte et gronde, éclaboussante burlesque jusqu’à sa dernière cataracte, en plein visage, par la bouche, son embouchure soudain tragique. Elle a fait un long voyage dans la nuit organique de l’animal qui déjà écoute, nuit sans image, mémoire des organes sans mot. Elle jaillit au milieu du monde, en vacarme joyeux et instruit de la mort. Savante, elle vient animer tous les cadavres, violemment. Incarner la parole, c’est laisser venir et l’image et le mot à la visibilité de la chair, c’est donner aux yeux qui l’attendent le visible comme on ouvre une orbite de ténèbres. La parole est là qui donne enfin chair et lumière à la vacuité ou au vertige, car celui qui parle se tient sur l’ultime promontoire qu’est la voix. La parole ouvre ici ses propres pistes dans l’aridité sableuse qu’elle compose, où elle se compose, en inscrivant l’autorité de son temps et de son lieu. Elle me semble souffler sur ses propres traces dans la poussière des mots, car elle est à la fois le talon qui marche et le vent qui efface. Elle parcourt traverse en tous sens ce qu’elle fait naître, un désert surpeuplé d’ombres et de nombres qui « crient dans la désert ». Cri de colère et cri d’amour car ils sont le même cri devenu chair et verbe, cabrés ensemble contre les idoles et la barbarie. […] Pour que l’incarnation de la parole ait lieu, pour que le Verbum caro factum sit, il faut que le corps aille jusqu’au tombeau, qu’il retrouve la nuit d’où il vient, qu’il laisse après lui un vide offrant à la chair du visible et des mots leur infinie liberté. Mais l’infini n’a ni temps ni lieu et pour que le spectacle ait lieu, il faut construire et montrer le cénotaphe ou va se faire voir et entendre une absence dans la matière audible d’une partition. C’est ainsi que la langue se soumet aux violences charnelles de la parole. C’est ainsi que la parole compose avec les injonctions formelles de la langue. Dérégler c’est jouer avec les règles mais non sans règles car ce ne serait plus jouer. Il est dit quelque chose, il n’est pas rien dit, il n’est pas dit n’importe quoi, il n’est pas tout dit non plus… Rompre les liens, refuser les limites mais ne pas sombrer dans un délire maniaque ni totalitaire. Novarina met le temps et le lieu en crise par un travail rigoureux dans le temps et dans des lieux. Paroles gigognes où se dissout à chaque instant l’enveloppe précédente, où mots, 39 lexique, syntaxe ignorent pour toujours le repos. L’écriture du poète invente une polyphonie de la chair qui refuse l’orthographe, la droite inscription de toutes les orthodoxies. La poésie est politique par cette gravité. La parole s’insurge contre la langue comme l’enfant contre le père dont il apprend la loi dans la désobéissance et l’infraction. Parole de révolte qui met l’écriture hors d’un état de grâce acquise. L’ordre commun est disgracié, chevauche sans rênes et sans promesse, dans un galop sans frein, hors des routes déjà tracées même par les plus indisciplinés de nos écoles. Le vrai Holtzweg est celui qui mène à la scène. Mais quelle langue parle-t-il ? Je ne peux lire ces paroles sans les entendre. Elles sont d’abord sonores. Elles poussent leurs invocations et leurs provocations aux confins de l’audible dans ma langue, qui est comme pour celui qui écrit la langue française, qui ne cesse jamais un instant de l’être, habitée par l’écho de toutes les autres langues. Langue du cinquantième jour après Pâques, feu énigmatique qui dissout la confusion de Babel. Je ne reconnais rien de lettriste, rien de dadaïste ni de surréaliste dans cette voix, dans ces voix. Et pourtant ma langue est mise à mal, celle que l’on m’a appris à parler et à écrire pour ne plus la crier. Langue des oreilles soumises, des idolâtres de la pierre sans souffle, elle ne sait plus s’adresser à qui de droit c’est-à-dire à l’humanité entière, au bestiaire de Dieu. Une transglossie ? comme dans le cas des images car le visible parle à tous quand tous ont des oreilles. Poignante la voix qui vient du corps qui donne chair à ce verbe, comme celle d’André Marcon qui parle comme Job où Jérémie, ou qui chante comme un fou de Pourim, qui clame avec reproche et désespérance quelque chose comme les crimes de Babylone avoués par la main qui les a commis. Parfois elle ressemble au bras de l’ange qui arrête le couteau d’Abraham. La voix est aussi le tocsin qui a dû annoncer les flammes qui consumèrent Sodome et Gomorrhe. Une voix qui appelle les idolâtres à rompre les chaînes de leurs adorations domestiques, de leurs adulations meurtrières, à ne plus s’embraser que pour la vie. Je peux difficilement m’arracher au malheur de cette voix qui ne m’anéantit pas quand elle dit mon néant mais qui « creuse mes oreilles » jusqu’à donner à mon corps sa forme respirable et volatile jusqu’au fou rire. Cela tient du vacarme biblique comme si Novarina rendait à la langue française sa forme consonantique 40 et sacrée, son illisibilité en attente de vocalisation pour venir au sens. Il parle comme un hébreu, il montre comme un chinois, travaillant sur toutes les figures du vide. Silence ? Encore au bord de la suffocation comme le nouveau né qu’une main saisit et secoue pour faire venir le premier cri. Quand sort le cri, il ne provient déjà plus de ma gorge mais d’ailleurs, je l’entends quand il m’a désertée, dehors loin de moi car je suis aussitôt séparée de moi-même par cette parole qui est ma parole, qui me revient en écho comme la voix d’un autre. Le théâtre ici se tient dans la source inépuisable de cet instant des retours de la voix. Intérieur inaudible pour moi même, je fais connaissance avec mon silence dans le flot sonore du dehors où je fais naufrage, émerveillée de voix. Parole qui explose en mots, cymbales numériques, dans un tempo de cirque où se joue la Passion selon saint Matthieu. « Unité de lieu, unité de temps, unité d’action » pour foire et cantate aux funérailles de toute unité. Je ne connais pas depuis Artaud qui souffrait d’une tout autre folie, un tel risque pris sur la scène des mots qui en finissent avec la vie pour nous faire naître ou plutôt pour nous faire souverains de notre premier et de notre dernier cri. Comme si pour donner sens à l’impossibilité d’être là où nous sommes, il fallait qu’une voix accepte de se charger d’un déchirement primordial avec la langue pourtant si autoritairement composée, imposée pour nous retenir dans les rets des langages, ceux qui toujours craignent l’exil. Dans les langues se tissent de langes à linceuls, les draps de nos prisons. Le poète les déchire et les tord pour en faire des cordes jetées au-dessus du vide. Il nous retient ensemble et propose une désertion commune. Car la parole est toujours d’exil quand elle est incarnée, acharnée, sans répit, sans abri, sans cesse sur le départ. Tous ces textes démaillent la textualité des voiles tendus sur la cruelle et si tendre nudité des vivants et des morts. […] Marie-José Mondzain, in Valère Novarina. Théâtres du verbe, sous la direction d’Alain Berset, Éditions José Corti, Paris, 2001. 41 42 La tristesse hideuse du vide, du trou où il n’y a rien, il ne souffle pas le rien, il n’y a rien, c’est autour du trou, au point où les mots se retirent, un trou sans mots, syllabe sans sons. Antonin Artaud, Suppôts & Suppliciations, Œuvres Complètes XIV, Éditions Gallimard, Paris, 1978. 43 44 Un nouveau souffle Il y a un débat avec l’espace, une controverse avec la langue, une lutte avec le lecteur. Sans chercher jamais volontairement à dérouter celui qui m’écoute. Je ne crains pas qu’il se perde – ou soit réellement exténué – car il y a, au-delà de la fatigue – de l’esprit et du corps – comme une seconde perception, un autre souffle, qui apparaît, un corps nouveau qui se relève. Nous ne sommes pas faits que d’une vie et d’une seule respiration, mais de traversées, de renaissances, d’immersions, de noyades, de saluts, de sauts, de passages successifs… Le spectateur doit être amené, comme l’acteur, à porter l’homme devant soi, à marcher sur lui même, et à se quitter. Comme l’acteur, il doit pouvoir dire : Je suis personne. Voyez comme ce mot de personne est beau en français : il sonne comme cette indication donnée par Satie à ses musiciens : Très blanc. J’aimerais voir apparaître le langage surgissant, à l’état natif. Je recherche un état d’instabilité. Le danseur joue avec sa chute ; la pensée aussi va tomber : elle nie qu’elle affirme. La parole rejette en même temps qu’elle appelle. Il y a, tout au fond, un très mystérieux rapport de notre pensée – de notre parole, avec la négation. Dans le vrai langage, les choses apparaissent niées et rayées… Tout le travail consiste à maintenir par le non et par le oui, par la contradiction et l’écartèlement dans l’espace, la parole respirante, traversante – et à tenter de ne pas tomber dans l’idolâtrie ou dans la religion des mots. « Ne se faire d’aucun mot une idole invisible. » C’est très difficile à tenir pour nous les humains qui sommes des bêtes idolâtres d’instinct et des animaux inventeurs de la mort. Le théâtre est inhumain. Le théâtre est masqué : il s’insoumet à l’image humaine. Aujourd’hui, au moment où l’on tente plus que jamais de « mettre l’homme en boucle » et de le fermer sur soi-même dans un filet, aujourd’hui où on ne cesse de l’imiter et de le reproduire, la bonne nouvelle du théâtre, c’est que l’homme n’a pas encore été capturé. Valère Novarina, « Notes en marge d’une opérette », Le Monde, 19 septembre 1998. 45 46 Mort au monde Mort au monde ; à ce qui fait pour tous les autres le monde, tombé enfin, tombé, monté dans ce vide que je refusais, j’ai un corps qui subit le monde, et dégorge la réalité. J’ai assez de ce mouvement de lune qui me fait appeler ce que je refuse et refuser ce que j’ai appelé. Il faut finir. Il faut enfin trancher avec ce monde qu’un Être en moi, cet Être que je ne peux plus appeler, puisque s’il vient je tombe dans le Vide, cet Être a toujours refusé. C’est fait. Je suis vraiment tombé dans le Vide depuis que tout, - de ce qui fait ce monde, - vient d’achever de me désespérer. Car on ne sait que l’on n’est plus au monde que quand on voit qu’il vous a bien quitté. Morts, les autres ne sont pas séparés : ils tournent encore autour de leurs cadavres. Antonin Artaud, Les Nouvelles Révélations de l’Être, Œuvres Complètes VII, Éditions Gallimard, Paris, 1982 47 48 Quand la chair parle Jouer, c’est réécrire publiquement, c’est restituer le moment où l’écriture était dans la chair. Avant que ça ne soit dans un livre, c’était dans un corps. L’acteur retrouve ce moment où les mots sortaient d’une chair. Voilà la profondeur du théâtre. Il rend toutes les idées à la chair, il remet tout dans les corps. Les idées ne sont pas des choses qui s’échangent au-dessus de nos têtes. Elles viennent d’un point précis de l’espace, d’une incarnation. Le théâtre ramène nos paroles, nos idées, à de la chair mortelle qui parle. Il ramène la littérature à la périssabilité, à la charnelléité, il nous fait remordre la poussière joyeusement. C’est une très salutaire combustion pour nos mots. Le théâtre purifie. C’est la meilleure fin pour un texte que d’être brûlé sur un plateau. C’est un très bon incendie. Pour la littérature, le théâtre est une meilleure fin possible… […] In « Le Désir du vertige », entretien avec Valère Novarina par Noëlle Renaude, Théâtre/Public No 72, novembre-décembre 1986. 49 50 Pousser la machine monde Dieu ayant formé l’homme, dit l’oracle de l’Écriture, pour être le chef de l’univers, d’une si noble institution, quoique changée par son crime, il lui a laissé un certain instinct de chercher ce qui lui manque dans toute l’étendue de la nature. C’est pourquoi, si je l’ose dire, il fouille partout hardiment comme dans son bien, et il n’y a aucune partie de l’univers où il n’ait signalé son industrie. Pensez maintenant, Messieurs, comment aurait pu prendre un tel ascendant une créature si faible et si exposée, selon le corps, aux insultes de toutes les autres, si elle n’avait en son esprit une force supérieure à toute la nature visible, un souffle immortel de l’Esprit de Dieu, un rayon de sa face, un trait de sa ressemblance. Non, non, il ne se peut autrement. Si un excellent ouvrier a fait quelque machine, aucun ne peut s’en servir que par les lumières qu’il donne. Dieu a fabriqué le monde comme une grande machine que sa seule sagesse pouvait inventer, que sa seule puissance pouvait construire. Ô homme ! Il t’a établi pour t’en servir ; il a mis, pour ainsi dire, en tes mains toute la nature pour l’appliquer à tes usages ; il t’a même permis de l’orner et de l’embellir par ton art : car qu’est-ce autre chose que l’art, sinon l’embellissement de la nature ? Tu peux ajouter quelques couleurs pour orner cet admirable tableau ; mais comment pourrais-tu faire remuer tant soit peu une machine si forte et si délicate, ou de quelle sorte pourrais-tu faire seulement un trait convenable dans une peinture si riche, s’il n’y avait en toi-même et dans quelque partie de ton être quelque art dérivé de ce premier art, quelques secondes idées tirées de ces idées originales, en un mot, quelque ressemblance, quelque écoulement, quelque portion de cet Esprit ouvrier qui a fait le monde ? Bossuet, Sermon sur la mort, Éditions Garnier-Flammarion, Paris, 1970. 51 52 Résister par la parole 53 54 PASCAL. Et maintenant Seigneur, je ne parlerai qu’en balbutiant : lmnvbvdnmnv ! Que de fois les bégaiements monotones des enfants fléchissent leur père : flvndvmnlslmnvmn ! Trop de prolixité et trop d’intelligence dans la prière souvent remplissent l’esprit d’images, tandis qu’une seule parole, lkjljhgiuhouhiugl, a pour effet de la recueillir ; Seigneur, je ne te prierai qu’avec le mot caillou et voici le mot caillou qui est le seul me restant désormais dans la mâchoire vaine de ma bouche : caillou caillou caillou caillou caillou caillou caillou caillou caillou caillou caillou caillou caillou caillou caillou. Jusqu’à ce que je les casse tous dans ma bouche de cailloux. Valère Novarina, La Scène. 55 56 La Mort des artistes Combien faut-il de fois secouer mes grelots Et baiser ton front bas, morne caricature ? Pour piquer dans le but, de mystique nature, Combien, ô mon carquois, perdre de javelots ? Nous userons notre âme en de subtils complots, Et nous démolirons mainte lourde armature, Avant de contempler la grande Créature Dont l’infernal désir nous remplit de sanglots ! Il en est qui jamais n’ont connu leur Idole, Et ces sculpteurs damnés et marqués d’un affront, Qui vont se martelant la poitrine et le front, N’ont qu’un espoir, étrange et sombre Capitole ! C’est que la Mort, planant comme un soleil nouveau, Fera s’épanouir les fleurs de leur cerveau ! Charles Baudelaire, Les Fleurs de Mal. 57 58 Renaître en parlant Rabelais entraîne très loin, très en arrière, très en avant de notre actuel français littéraire plat, linéaire B, très loin de cette petite langue française guindée de la radio, qui est comme une petite-bourgeoise qui s’étrique, un pauvre petit idiome laïc, un espéranto de plus en plus étroit. Une langue qui perd au moins un son par jour, une langue de dictée, une langue pour des sourds, pour des chanteurs culsde-jatte, pour des danseurs seulement bicordes : français civique, médiagogique, morse inodore plat. Une langue de sondés, de dicteurs dictés, de porte-parole, pas d’animaux comme on devrait. Car ce qu’il faut qu’on entende, quand on parle, c’est que ce sont encore des animaux qui parlent et que ça les étonne énormément. Il y a chez Rabelais, mais aussi chez Lafontaine ou Bossuet… Mais c’est quand même dans le Quart Livre qu’on entend le mieux que parler est vraiment catastrophique… Que nous ne sommes pas des sujets qui utilisent une langue-outil, ou des esprits ayant en sons quelque chose à dire, mais des animaux qui sont dressés pour renaître en parlant. C’est des paroles que nous prononçons, de la manière dont elles nous traversent, que tout dépend. Nous sommes dans les mots. Les mots sont, à la fois, la forêt où nous sommes perdus, notre errance, et la manière que nous avons d’en sortir. Notre parole nous perd et nous guide… Valère Novarina, « Chaos », in Le Théâtre des paroles, Éditions P.O.L, Paris, 1989. 59 60 ISAÏE ANIMAL. Descendre jusqu’au fond de l’abîme, ouvrir le pas sous tes pieds, enlever sol en frappant, frapper envers de l’espace : faire le monde tenir droit ! Descendre au monde en frappant ! J’veux me défaire enfin de tout c’que j’contiens. Valère Novarina, La Scène. 61 62 Revenir à la source J’ai la sensation aiguë que le langage est notre sperme, notre germe, d’où nous venons. Du langage sort de l’homme, ce n’est pas l’homme qui se sert du langage. Le langage n’est pas un outil, mais une germination. Le langage émet de l’homme, jette de l’homme dans l’espace. […] Toute mon œuvre tourne autour du langage, c’est l’obsession centrale, dès les premiers textes. Je suis à la recherche d’un état printanier de la langue, à la recherche du germe, de la sève, de l’endroit central d’où le français jaillit, de sa source. Il me semble que la force d’une langue, c’est de pouvoir renaître d’elle-même, de fabriquer d’autres mots aussi, mais à l’intérieur d’elle-même. Je reviens à la source qui fait parler, à la pulsation primitive qu’il y a derrière la langue, peut-être de la danse, du geste, de quelque chose d’organique. Les hommes sont de la dépense respirée. Le langage est notre chair principale, plus que le sang. « L’Espace d’un homme », entretien avec Valère Novarina, propos recueillis par Jean-Albert Mazaud, in Cassandre No 18, septembre-octobre 1997. 63 64 Trouver en soi une langue Christian Prigent Les écrits de Novarina ont pour raison d’être l’invention de cette langue qu’aucun autre que lui ne saurait proférer à sa place. Ils veulent nous forcer à faire, en lisant (en entrant dans l’excentricité sonore, rythmique et sémantique de ces textes) l’expérience la plus radicale des libertés : celle que l’on prend avec le lien de base, le lien de langue, dans la langue elle-même (dans sa masse matérialisée par la torture du style). Rabelais écrivait contre la Sorbonne, contre les sophistes aristotéliciens, contre la doxa médiévale, contre le « gel » des paroles dans l’épure d’un monologue socialisé. Il écrivait dans l’épaisseur d’un polylogue hétérogène, dans l’énormité d’une langue chiffrée et démultipliée par le dialogue des langues, dans la voracité d’une consommation de tout « savoir » et de toute « parole ». Il fondait ainsi un nouvel « humanisme » : il construisait une figure de l’être irréductible à celle du sujet, vivant somnambule d’une existence automatique, codée de part en part par les médiations idéologiques (religieuses, en l’occurrence). Novarina investit un terrain semblable. Pour cet écrivain, il s’agit de trouver en soi une force capable de dresser un bloc de résistance et d’affirmation stylistique contre ce que Georges Orwell, à la fin de 1984, appelle la « novlangue1 » : une langue d’assujettissement radical des individus à la norme sociale : une langue fondée sur un principe d’élimination, des termes et des liens syntaxiques anciens ; une langue débarrassée des significations secondaires et des connotations ; une langue réglée par un principe d’univocité et de fermeture ; une langue abrégée, auphonisée, régularisée ; une langue de pure transparence communicative ; une langue purgée des marques de l’intimité, de la sensibilité, des pulsions de celui qui parle ; une langue neutralisée, instrumentalisée, policée ; une langue qui est le rêve de toutes les tentations solitaires. Cette langue nous guette à toutes les pages de nos journaux, dans le bruissement nul des discours que débite notre téléviseur, ce « petit autel domestique » (Novarina) devant lequel chacun de nous, solitaire et pieux, communie avec le siècle. « Prise dans un modèle tout mécanique du langage, victime de sa propre idéologie de la communication comme vente d’information et échange de choses, prisonnière d’elle-même, la télévision n’excelle aujourd’hui que dans l’étalage des 65 choses mortes… Tout s’y transforme en objet, tout s’y vend, tout sent la mort. » La «langue » qui s’y parle est de celles dont l’objectif est de « réduire le caractère humain au reflet des choses possédées » (G. Bataille). Quand Novarina la décrit cela donne par exemple ceci : « Français littéraire plat, linéaire B, petite langue française de la radio, qui est comme une petite bourgeoise qui s’étrique, un pauvre petit idiome laïc, un espéranto de plus en plus étroit ; une langue qui perd au moins un son par jour, une langue de dictée, une langue pour des sourds, pour des chanteurs culs-de-jatte, pour des danseurs seulement bi-cordes ; une langue de sondés, de dicteurs-dictés, pas d’animaux comme on devrait. » Écrire veut dire alors : résister à cette entropie « novlangue », trouver une langue (un français « animal ») qui nous permette, entres autres, d’échapper au Big Brother, au « Ministère de la Vérité » et à « l’angsoc » médiatique… Christian Prigent, in La Langue et ses monstres, Éditions Cadex, 1989. 66 Une parole politique et opérante En ces temps de communication galopante, de propagande perpétuelle, de publicité à chaque instant, tout ce qui touche au langage est plus que jamais politique. Être à l’œuvre dans le langage, être son explorateur, son gardien, c’est être au centre même des forces qui nous opèrent aujourd’hui. Un personnage qui a disparu de L’Origine rouge venait à chaque fin de scène marteler : « L’histoire n’est faite ni par les individus, ni par les masses, ni par Geist, ni par Klassenkampf mais par le langage. » Puis il se jetait par la fenêtre… On peut être au cœur de la politique sans pour autant singer le réel. Valère Novarina, Entretien avec Yannick Merco-Yrol et Franz Johansson, Scherzo No 11, octobre 2000. 67 68 ouvrir les mots 69 70 LE PAUVRE, au public. Ôtez les mots du langage et vous avez la vérité ; ôtez l’espace du lieu, rien ne reste ; ôtez à l’homme la mort : Dieu est là. Valère Novarina, La Scène. 71 72 Parler est un drame Le langage n’est pas une réalité immatérielle, au-dessus du monde, rajoutée, pardessus la matière ; la parole n’est pas un témoignage sur l’univers et la façon qu’ont trouvée certains animaux d’en dire plus ; le langage n’est pas un ornement qui s’y rajoute - le langage est d’origine. Il n’est pas quelque chose qu’on aurait gagné sur les bêtes à force d’évoluer, mais quelque chose qui va plus loin que toutes les choses vues parce qu’il rejoint leur apparition. La parole ne décrit aucune chose mais les appelle. C’est un coup d’éclair, une foudre : les mots n’évoquent pas, ils tranchent, fendent le rocher. Le langage ne peut rien décrire puisqu’il commence. Toute parole appelle le monde à nouveau. Il n’y a rien de plus au secret de la matière que le mystère verbal. Nous portons le monde dans notre bouche en parlant. Il y a, par le langage, au fond du langage, dans le langage, il y a un moment, un endroit, où la matière n’a plus aucun poids, où elle est vaincue. Il y a un endroit sans obstacle et sans lieu où par la parole, la matière de la mort est brisée et ouverte. Il y a un endroit, où rien n’offre plus aucune résistance devant notre joie. Chaque mot, n’importe quel mot, le plus petit des mots, n’importe lequel, est le levier du monde. Chaque mot, le plus petit des mots, n’importe lequel : le levier de tout. Il soulève la matière de la mort. La parole sur le monde : elle vient enlever son cadavre. Valère Novarina, entretien avec François Bon, Quai Voltaire Revue Littéraire No 5, printemps 1992. 73 74 La Parole suractive Autour du Drame de la parole Jean-Michel Maulpoix Il faut lire et relire Devant la parole. Dialoguer lentement, crayon en main, avec ce livre aigu. Tendre au profond de soi l’oreille : c’est notre parole même qu’il ébranle. Se pencher vers le fond du puits : là se tiennent les mots. Y descendre. […] Voici une pensée de la langue qui est pensée de la parole. C’est dire qu’elle prend moins en considération le langage ou la langue que le « mystère de parler », cette « expérience singulière que fait chaque parlant, chaque parleur d’ici, d’un voyage dans la parole. » Ce voyage-là, chacun l’effectue en son propre corps, à ce corps mortel défendant, rendu comme étrange ou étranger à soi dans l’acte même par lequel il croit se dire. Comment les mots existent-ils en nous ? Voilà bien la question posée. Valère Novarina répond : la poésie, c’est de « l’alcool d’homme », le très volatil distillat de l’existence et de la chair, le souffle de « notre habitat léger », de notre corps de « pauvre terre ». La poésie est « une parole soufflée dans le bonhomme de terre. » Par la parole, je suis étrange, je suis vivant. La langue fait mémoire : œuvre ou réserve, elle se dépose en alluvion sur la réalité. La parole s’élance et recherche : elle fuit, elle s’enfuit, elle souffle. À l’intérieur sont les ailes de l’homme : deux poumons qui font le souffle, deux sacs d’or d’où sort la parole. Des ailes non pour l’envol, mais pour le poème. Au-dedans, l’Azur. Au-dedans ce vide qui aspire l’espace. À ce dedans, pour ces poumons-là, il faut une bouche. Quand l’homme croit voir s’entrouvrir des arrières-mondes grâce au langage, il se leurre : il prend pour un accès à l’au-delà ce qui n’est après tout que l’étrangeté de sa parole. Il croit entrevoir un autre monde dans ce qui accuse l’énigme de celui-ci. 75 Ainsi construit-il ses croyances et ses églises avec ce qui devrait lui servir à les renverser. En quelque langue et religion que ce soit, Dieu n’est jamais que le nom donné par des hommes à ce trou d’air et de sens par lequel ils parlent et respirent, cette ignorance et ce silence d’où sourdent leurs pensées et leurs paroles. La parole creuse le monde. Elle le mord et le mâchonne. En même temps que de la négativité, elle y introduit du sens. Si l’office de la Parole divine fut de créer les choses, la tâche propre à la parole humaine serait plutôt de les nier. Les faire sortir de l’espèce d’inertie où la parole divine les a laissées. Quand le monde est tout encombré d’objets, quand la langue accumule les slogans et les petites phrases toutes faites, quand l’espérance ne trouve plus de chemins par où passer, que reste-t-il d’autre que la négativité humaine, pour fuir cette asphyxie : cela qui réclame et résiste, cherche, interroge et ne se satisfait pas. Ce noyau dur de l’humain est la parole. Notre grande phrase. Imaginer un violent trou d’air par où souffle un vent résistant. L’homme existe de différer sa connaissance. D’attendre, de chercher, de ne pas savoir… Écrire avec et dans ce vide, cette ignorance. Subsister ainsi sur la terre, y faire œuvre mémorable, et prendre quotidiennement sa mesure par inaptitude à demeurer autant qu’à mesurer. De la division procède le lyrisme. D’abord pour tenter la suture. Ensuite pour en découdre. Creuser encore la plaie. Non pour clouer silencieusement l’homme à sa croix mais pour faire danser la parole dans sa déchirure. Sur la scène, une crucifixion latente. On y verra couler le souffle et le sang de cette parole qu’est l’homme : « Ici a lieu, devant tous, l’effusion de la matière humaine qui est la parole. » Effusion, non pas romantique, du cœur et de ses larmes, mais de la langue soufflée. Diffusion de la langue jusqu’à expiration du souffle, divulgation de tout le sang possible. L’homme vient mourir tout haut et devant tous en se vidant de soi. Il va « par le vide vers la vie, la vitesse. » 76 Voici le poète pareil à ce « Jésus crucifié enfant » que Novarina découvre dans « La Madone entourée d’anges et de saints » de Piero della Francesca : un corps céleste, aérien, tombant sur la terre, figurant en ce mouvement aussi bien son apparition que sa disparition : « Celui qui naît et expire devant nous tient liés le début et la fin d’une grande figure respiratoire comprenant le temps tout entier. » L’œuvre même est cette figure respiratoire, cette fusion de la naissance et de la disparition en un moment unique, le sien, celui de son souffle, cette conjonctiondisjonction où rien n’apparaît que pour disparaître et pour dire la disparition. Ici, « expirer et surgir sont un seul geste. » Tel est le poème en sa fabrique et sa combustion de langue. La poésie : affaire de souffle et de main. Car « l’organe du langage c’est la main. » Il suscite et réclame des actes. Voici par exemple deux affaires de main dont s’occupe le problème : le toucher et la poignance. Le toucher émeut, sensibilise, palpe et caresse la forme, fait naître la musique, modifie le rythme du cœur… La poignance est aussi bien l’extrémité du toucher le plus aigu que l’extrême fermeté de la poigne, la capacité de la langue à tenir ou contenir. Là où le toucher passe, la poignance demeure. Là où l’un s’enfuit, l’autre vous retient. Que serait l’un sans l’autre qui assure son intensité ? L’écriture est ce geste portant sur la langue, qui vise à accentuer sa matérialité, sa visibilité. Faire en sorte que prennent corps tous ces mots que nous parlons quotidiennement sans les voir. Que leur remuement devienne perceptible. Que cette pâte humaine qu’ils constituent ressemble à celle qu’un peintre travaille sur son tableau. Tableau, n’est-ce pas un mot du théâtre autant que la peinture ? L’écriture de Novarina rapproche la page, le tableau et la scène : espace poétique, espace théâtral, espace scénique, voilà que l’écriture ajointe. Agitant la langue, la traitant comme un matériau, elle fait du théâtre le lieu de la suractivité du poème : « Le théâtre est le lieu où faire apparaître la poésie active, où montrer à nouveau aux hommes comment le monde est appelé par le langage. » 77 Quels étranges gestes sont les nôtres, gigognes et somnambuliques, chacun tâtonnant vers d’autres substances, d’autres corps que ceux qu’il lui est donné d’étreindre, et chacun recelant d’autres gestes encore, en direction d’autre chose. Comme si tout cela, ici-bas, n’était que prétexte, une illusion d’optique ou une erreur de perspective. Songe, disait-on naguère. La parole est-elle autre chose que la manifestation (la preuve ? la démonstration ? la cause ? la conséquence ?) de notre distance aux choses : que des mots ainsi s’interposent et circulent entre moi et moi-même, entre moi et le monde, entre autrui et moi-même, n’est-ce pas la marque de ce défaut auquel l’existence même est adossée, de cette ignorance et ce porte-à-faux qui nous veut toujours décalés, un peu ici, un peu ailleurs, toujours les mêmes et déjà autres, suspendus, en instance, devenant et n’étant jamais que ce devenir même, poussant nos voix, nos gestes et nos figures dans le temps fait de signes. Jean-Michel Maulpoix, Scherzo No 11, octobre 2000. 78 Le langage s’entend mais la pensée se voit - Quelle est pour vous la forme première, l’essence du texte ? Est-ce une forme plus proche de l’écrit ou une forme plus proche du théâtre ? Valère Novarina - Le livre est écrit pour le théâtre du langage qui est dans la tête. Parler est un drame. Dans un second temps, le texte est orchestré pour le réel, les planches, les acteurs en chair et en os. L’endroit où le drame va se jouer est déterminant : ce sont les murs du Tinel de la Chartreuse à Villeneuve-lez-Avignon, les murs du Théâtre de la Bastille à Paris qui ont choisi les passages de La Chair de l’homme et de Je suis qu’il était temps de faire entendre en vrai. Quant au Jardin de Reconnaissance où la Femme Séminale et le Bonhomme de Terre tissent leurs voix à celle La Voix d’Ombre, il a été composé en pensant sans cesse à la salle Christian Bérard du Théâtre de l’Athénée où Agnès Sourdillon, Roséliane Goldstein et Jean-Quentin Châtelain l’ont créé. - Vous avez parlé de votre pratique de la peinture comme d’un art de « dessiner le temps » : qu’entendez vous par là ? V. N. - Le rapport de la peinture au temps est fondamental. Je travaille toujours par séries : dans une multiplication et un combat contre le temps. Les traces qui restent de cette épreuve, c’est la peinture. Il n’y a pas d’œuvre à exécuter, mais un combat à livrer. Quelque chose reste d’un combat, témoigne d’une tentative de passage. Face à la toile, l’œil parcourt ; l’œil court, compose, voyage, détruit, reconstruit : il ne possède jamais. La vue ne voit pas, la vue aperçoit. Elle aperçoit ce qui s’échappe. Le regard est un chasseur. Ce qui est à voir surtout dans la peinture, c’est le travail du temps … Dans les livres également le rapport à l’espace et au temps – à leur croisement dramatique – est primordial. Ulysse se lit, mais Ulysse aussi se voit, dressé dans l’espace, comme un anti-monde dans le monde : il y a, au centre de notre expérience, un croisement entre la vue et le langage, quelque chose de dramatique, de joyeux et qui ne peut se dénouer. J’ai avec les mots un rapport spatial. Je veux toujours descendre, m’enfoncer plus encore qu’auparavant dans le souterrain écrit : les mots se renversent comme de la matière, font des taches, comme les couleurs. J’inverse parfois une phrase comme 79 le peintre tourne son tableau à l’envers et continue dans l’autre sens. L’espace commence par le langage. La scénographie, c’est d’abord dans les mots. Augustin d’Hippone – Hippone qui est aujourd’hui Anaba – écrit magnifiquement dans le De Trinitate : « Le langage s’entend mais la pensée se voit. » C’est une phrase magnifique et mystérieuse qui me travaille quotidiennement depuis deux ou trois ans. La pensée s’apprend beaucoup avec les yeux. Écriture et peinture, ici, en Occident, on les sépare trop. Depuis que je peins, je pense autrement. Et j’entends, au théâtre, les acteurs tout autrement : devant un Piero della Francesca, un Dubuffet, un Soutine, un Kandinsky, je suis comme devant quelqu’un. Devant la toile comme devant la trace de la présence d’un danseur. Piero della Francesca c’est non seulement un souleveur de perspective mais un très extraordinaire théologien et un ouvreur d’écriture. Les peintures nous aident à voir, mais aussi à penser et à respirer. L’écriture est peinte ; la peinture est écrite. Je multiplie le texte, je le travaille en couleurs, dans l’espace : il est mis au mur et affiché. Je colle, j’assemble en banderoles des pages que j’épingle au mur, des grandes guirlandes de papier – et je me promène dedans. J’écris en arpentant le livre mis au mur. La Chair de l’homme est mon premier livre pensé au mur, mon premier livre peint. La parole est jetée, dépensée, matérielle, spectaculaire. La syntaxe est une scénographie ; les mots sont des couleurs, des pans de l’espace qui basculent. Parfois, j’ai eu l’impression, en tournant dans mon livre, d’avoir vraiment changé de lieu, d’être sorti de scène et d’avoir inventé – ou retrouvé – quelque chose comme la littérature pariétale. On change un mot – et un mot changé est comme une minuscule tache de rouge qui vient faire résonner autrement tout l’ensemble chromatique, faire raisonner tous les sens autrement. - Vous avez évoqué Joyce à l’instant. Plus généralement, quels sont les auteurs dont vous vous sentez proche, dont cette vision de la littérature que vous venez d’exposer a pus s’inspirer ? V. N. - Il y a très peu de livres qui m’aient réellement nourri. Mais ils m’ont nourri beaucoup. A la première place, la Divine Comédie, lue pendant toute une année. Il y aurait aussi Ulysse, et puis les Rêveries de Rousseau. Je me suis ensuite beaucoup alimenté à la source du Moyen-Âge. Mais c’est le XVIIe siècle que je fréquente aujourd’hui le plus assidûment : rien ne vaut une fable de La Fontaine, une page de Bossuet, un paragraphe de Bérulle pour retrouver la tonicité. Il y a une énergie extraordinaire chez les écrivains du XVIIe. Parce qu’ils sont presque tous des oraux. L’oralité s’est perdue dans le XIXe bourgeois. On s’est ensablé dans le 80 romanesque. Jusqu’à Rousseau l’écriture n’est pas séparée de la bouche. Il définissait le chapitre sixième de La Nouvelle Héloïse comme « un chef-d’œuvre de diction ». Au XXe siècle, le seul écrivain dont j’ai lu toute – et que je suis en train de relire intégralement, c’est Charles-Albert Cingrial. - Vous ne cessez, à travers vos pièces, de rappeler qu’au commencement il y a la parole. « Dieu le Verbe » et son « Fiat Lux » représentent-ils pour vous un idéal de parole performative et agissante ? V. N. - L’action de la parole se trouve dans le Prologue de Jean, mais aussi dans le Pentateuque et dans les Psaumes de David : « Les cieux ont été faits par la parole de l’Éternel et toute leur armée par le souffle de sa bouche. » (Psaume 33,6) La théologie de la parole, ce n’est pas simplement une peu de philosophie grecque plaquée sur l’ancien judaïsme, c’est la pierre fondamentale de toute la Bible… Celui qu’il faut lire sur toutes ces questions, c’est Philon d’Alexandrie. Mais aussi Augustin dans le De Trinitate – et Eckart, bien sûr… Mais d’ailleurs, comment traduire λoγοs : par verbe ? Par parole ? ou par mot comme fait Luther : « Am Anfang war das Wort. » ? Quant à Hegel, il commence sa Vie de Jésus par : « Au commencement était la raison. »… Vous voyez. Tout ce qui se joue, s’affronte dans la traduction de ces trois mots : « εv αρχη o λoγοs. » Entretien avec Valère Novarina, La Voix du Regard No 11, printemps 1998. 81 82 La parole, matière de notre esprit Valère Novarina Qu’est-ce que les mots nous disent à l’intérieur où ils résonnent ? Qu’ils ne sont ni des instruments qui se troquent, ni des outils qu’on prend et qui se jettent, mais qu’ils ont leur mot à dire. Ils savent qu’ils sont échangés entre les hommes non comme des formules et des slogans mais comme des offrandes et des danses mystérieuses. Ils en savent plus que nous ; ils ont résonné bien avant nous ; ils s’appelaient les uns les autres bien avant que nous ne soyons là. Les mots préexistent à ta naissance. Ils ont raisonné bien avant toi. Ni instruments ni outils, les mots sont la vraie chair humaine et comme le corps de la pensée : la parole nous est plus intérieure que tous nos organes de dedans. Les mots que tu dis sont plus à l’intérieur de toi que toi. Notre chair physique c’est la terre, mais notre chair spirituelle c’est la parole ; elle est l’étoffe, la texture, la tessiture, le tissu, la matière de notre esprit. Parler n’est pas communiquer. Parler n’est pas s’échanger et troquer – des idées, des objets – parler n’est pas s’exprimer, désigner, tendre une tête bavarde vers les choses, doubler le monde d’un écho, d’une ombre parlée ; parler c’est d’abord ouvrir la bouche et attaquer le monde avec, savoir mordre. Le monde est par nous troué, mis à l’envers, changé en parlant. Tout ce qui prétend être là comme du réel apparent, nous pouvons l’enlever en parlant. Les mots ne viennent pas montrer des choses, leur laisser la place, les remercier poliment d’être là, mais d’abord les briser et les renverser. « La langue est le fouet de l’air. », disait Alcuin ; elle est aussi le fouet du monde qu’elle désigne. Les mots ont toujours été ennemis des choses et il y a une lutte depuis toujours entre la parole et les idoles. La parole est apparue un jour comme un trou dans le monde fait par la bouche humaine – et la pensée d’abord comme un creux, comme un coup de vide porté dans la matière. Notre parole est un trou dans le monde et notre bouche comme un appel d’air qui creuse un vide – et un renversement dans la création. Les cris des bêtes désignent, le mot humain nie. Les choses que nous parlons, c’est pour les délivrer de la matière morte. La parole n’est pas un commentaire, une ombre du réel, le monnayage du monde en mots, mais quelque 83 chose venu dans le monde comme pour nous arracher. La parole ne double pas le monde de mots, mais jette quelque chose à terre. Elle brise ; elle renverse. Celle qui brise ; celle qui renverse. Il n’y a de civilisation que fondée sur la parole ; c’està-dire sur un renversement des images, sur des idoles renversées et détruites, et sur un monde creusé par les mots. Tout langage est à l’invectif. Il y a un appel, un coup porté par le moindre mot. Chaque mot divise un morceau du réel dans ta bouche. Ici est un lieu, dans ta bouche, où il y a écartèlement de l’homme par l’espace et où nous écoutons apparaître le vide, l’espace venir battre. Il s’entend un souffle. Le réel respire. Dans la pensée, une source d’air est ouverte : apparaît de la naissance d’espace entre les mots. La langue est en fugue, en fuite, en vrille, poursuivie, poursuivante, chassée et ouvrant. C’est quelque chose qui creuse : une cavatine ; nous apparaît alors, étranger et devant nous, notre corps le plus proche : le langage. Notre chair mentale, notre sang. Valère Novarina In Devant la parole, Éditions P.O.L, Paris, 1999. 84 Sur l’élaboration progressive des idées par la parole Heinrich von Kleist Lorsque tu veux savoir quelque chose et que tu n’y parviens pas par la méditation, je te conseille, mon cher et subtil ami, d’en parler avec le premier venu. Inutile que ce soit un esprit très perspicace, d’ailleurs je ne dis pas qu’il faut l’interroger à ce propos, non ! C’est bien plutôt à toi de parler d’abord. Je te vois faire de grands yeux et me répondre que, dans tes jeunes années, on t’avait conseillé de ne parler que de choses que tu avais déjà comprises. Mais, à l’époque, tu parlais sans doute avec l’intention d’enseigner des choses aux autres, or je veux, moi, que tu le fasses avec la raisonnable intention d’enseigner des choses à toi-même ; et il se pourrait alors, avec des différences selon les cas, que ces deux règles de sagesse puissent parfaitement coexister. Le Français dit : « L’appétit vient en mangeant*1 », et ce principe fondé sur l’expérience demeure vrai quand on le pastiche et qu’on dit : « L’idée vient en parlant*.» Il m’arrive souvent de rester assis à ma table de travail, penché sur des dossiers, cherchant dans une confuse affaire de justice par quel bout je pourrais bien la prendre. Je me mets alors à regarder droit dans la lumière, qui est le point le plus lumineux, tentant ainsi d’y voir clair au plus profond de moimême. Ou bien, s’il s’agit d’un problème d’algèbre, je cherche la première proposition qui me permettra de mettre les données en équation et d’en déduire alors facilement la solution par le calcul. Et figure-toi que lorsque j’en parle avec ma sœur, assise derrière moi en train de travailler, j’arrive à saisir ce que je n’aurais peut-être pas trouvé en me creusant la tête durant des heures. Non pas qu’elle me l’ait dit au sens propre du terme, car elle ne connaît pas le code des lois, pas plus qu’elle n’a étudié Euler ou Kästner. Non pas qu’elle m’ait fait découvrir non plus, par d’habiles questions, le point décisif, bien que ce soit finalement souvent le cas. Mais c’est parce que j’ai tout de même une vague idée en rapport plus ou moins lointain avec ce que je cherche que mon esprit – quand je commence ainsi hardiment à parler et que la discussion progresse, poussée par la nécessité de trouver une conclusion à ce début – transforme cette idée embrouillée en une chose parfaitement claire, de sorte que, à mon propre étonnement, je parviens à la lumière au moment où ma phrase se termine. J’y mêle des sons inarticulés, 1 Les mots suivis d’un astérisque sont en français dans le texte. (N.d.T.) 85 rallonge les mots de liaison, introduis même une apposition qui ne s’impose pas et recours à d’autres artifices qui donnent de l’extension au discours et me permettent de disposer du temps qu’il m’est nécessaire pour forger mon idée dans l’atelier de la raison. Rien n’est alors plus salutaire qu’un mouvement de ma sœur, comme si elle voulait m’interrompre ; en effet, mon esprit, déjà soumis à rude épreuve, n’en est que plus stimulé par cette tentative tout extérieure de lui ravir le monopole de la parole, et ses capacités connaissent un regain de tension, comme un grand général confronté à l’urgence des circonstances. C’est bien ainsi que je comprends tout l’intérêt que pouvait avoir la servante chez Molière ; car en prétendant lui faire crédit d’un jugement capable de rendre compte du sien propre, il faisait preuve d’une modestie qui, je crois bien, ne l’habitait guère. Avoir en face de soi le visage de quelqu’un est une singulière source d’enthousiasme où peut venir puiser celui qui parle, et un regard qui nous fait sentir qu’une pensée à demi formulée est déjà comprise nous livre souvent la formulation de l’autre moitié. Je crois que plus d’un grand orateur ne savait pas encore ce qu’il allait dire au moment où il ouvrait la bouche. Mais la conviction de pouvoir puiser toutes les idées qui lui seraient utiles dans les circonstances extérieures et dans l’excitation de son esprit ainsi stimulé le rendait assez hardi pour commencer au petit bonheur. Je pense à la foudroyante « sortie » de Mirabeau clouant le bec au maître des cérémonies qui, le 23 juin, une fois levée la dernière séance monarchique du roi, où ce dernier avait enjoint les trois ordres à se séparer, était revenu dans la salle plénière où ils se trouvaient toujours et avait demandé s’ils avaient entendu ce que le roi avait ordonné. « Oui, répondit Mirabeau, nous avons entendu l’ordre du roi » – je suis sûr qu’en commençant ainsi, de façon affable, il ne pensait pas encore aux baïonnettes avec lesquelles il allait conclure : « Oui, monsieur, répéta-t-il, nous l’avons entendu » – on voit là qu’il ne sait pas encore très bien où il va. « Mais qu’est-ce qui vous autorise » – poursuivit-il, et voilà soudain que surgit en lui une foule d’idées prodigieuses – « à nous donner ici des ordres ? Nous sommes les représentants de la Nation » – il tenait là ce qu’il lui fallait ! « La Nation donne les ordres, elle n’en reçoit pas » – pour atteindre aussitôt le comble de l’audace. « Et afin que je me fasse bien comprendre de vous » – et ce n’est que maintenant qu’il arrive à exprimer toute la résistance dont son âme est bardée – « Allez dire à votre roi que nous ne quitterons pas nos places, si ce n’est par la force des baïonnettes. » – Et là-dessus, satisfait, il s’assoit sur une chaise. – Si l’on pense au maître des cérémonies, on ne peut qu’imaginer sa totale déconfiture devant cette algarade ; suivant en cela une loi semblable à celle qui veut qu’un corps, dont la charge électrique est égale à zéro et qui pénètre dans le champ d’un corps chargé en 86 électricité, est soudain envahi par la polarité opposée. Et tout comme le corps chargé d’électricité voit son intensité électrique encore augmentée par cet échange, de même le courage de notre orateur, après avoir ainsi réduit à néant son adversaire, se transforma en un enthousiasme des plus téméraires. Ainsi, c’est peut-être un frémissement de la lèvre supérieure, ou un équivoque jeu de manchettes qui a provoqué en France le renversement de l’ordre des choses. On apprend que Mirabeau, après le départ du maître des cérémonies, s’est levé et a fait les propositions suivantes : 1) se constituer aussitôt en Assemblée nationale avec 2) des prérogatives inviolables. Car, comme une bouteille de Kleist qui se décharge, il était retombé dans un état neutre et, une fois revenu de sa témérité, il cédait soudain à la peur du Châtelet et à la prudence. – C’est là un exemple de l’étrange concordance entre les phénomènes du monde physique et ceux du monde moral qui, si l’on poursuivait l’observation, se révélerait aussi dans les situations mineures. Mais je laisse là mon image et reviens au fait. La Fontaine aussi, dans sa fable Les Animaux malades de la peste, où le renard est obligé de faire l’apologie du lion, sans savoir où il va bien pouvoir en puiser la matière, nous donne un remarquable exemple de l’élaboration progressive des idées à partir d’une situation initiale imposée par la nécessité. On connaît cette fable. La peste règne au pays des animaux, le lion convoque tous les grands et leur déclare qu’il faut faire un sacrifice au ciel pour apaiser sa fureur. Il y a, à l’en croire, beaucoup de pécheurs parmi son peuple ; la mise à mort du plus grand d’entre eux devrait sauver les autres du péril. Il demande donc que chacun lui avoue honnêtement ses fautes. Pour sa part, il confesse que, poussé par la faim, il lui est souvent arrivé d’occire quelques moutons – et aussi le chien, quand celui-ci s’approchait trop ; il lui est même arrivé, par gourmandise, de croquer le berger. Il se déclare prêt à mourir si personne ne s’est rendu coupable de faiblesses plus grandes. « Sire », dit le renard, qui voulait détourner l’orage, « vous êtes trop magnanime. La noblesse de votre zèle vous entraîne trop loin. Qu’est-ce qu’égorger un mouton ? Ou un chien, cet animal de rien ? Et quant au berger* », poursuit-il, car c’est là le point capital : « on peut dire* », bien qu’il ne sache pas encore quoi « qu’il méritoit tout mal* », lancé au petit bonheur ; et le voici maintenant embarqué ; « étant* », mauvaise tournure, mais qui lui permet de gagner du temps : « de ces gens-là* », et ce n’est qu’à ce moment qu’il trouve l’idée propre à le sortir de ce mauvais pas : « qui sur les animaux se font un chimérique empire* ». – Et le voilà qui prouve que l’âne, cet assoiffé de sang (qui mange toutes les herbes), est la victime toute désignée ; sur quoi tout le monde se précipite sur lui et le dévore. – Un tel discours est une véritable réflexion à haute voix. Idées et formulations avancent par séries 87 parallèles et les mouvements de l’esprit relatifs aux unes et aux autres convergent. La parole n’est pas alors une entrave, assimilable à un frein sur la roue de l’esprit, mais bien plutôt une seconde roue tournant en parallèle sur le même axe. La situation est toute différente lorsque l’esprit a parachevé l’idée avant que débute le discours. Car il doit alors se limiter à la simple expression de l’idée, et cette activité, loin de le stimuler, n’a d’autre effet que de le priver au contraire de sa stimulation. Ainsi, lorsqu’une idée est exprimée de façon confuse, on ne peut en déduire pour autant qu’elle a aussi été pensée de façon confuse ; il se pourrait même, au contraire, que les pensées exprimées de la façon la plus confuse soient justement celles qui ont été pensées de la façon la plus claire. Dans une société où la conversation est animée et où les esprits sont continuellement fécondés par les idées, on voit souvent des gens, qui justement parce qu’ils ne se sentent pas capables de bien maîtriser la parole se tiennent d’habitude à l’écart, s’enflammer soudain dans un vif mouvement, monopoliser la parole et proférer des choses incompréhensibles. Par une mimique embarrassée ils semblent même vouloir nous indiquer, après avoir ainsi attiré sur eux l’attention de tous, qu’ils ne savent plus très bien eux-mêmes ce qu’ils voulaient dire. Il est vraisemblable que ces gens avaient dans l’esprit des pensées très pertinentes et très claires. Mais ce brusque changement de mode, ce passage dans leur esprit de la pensée à l’expression, a fait retomber toute la tension intellectuelle aussi nécessaire à l’élaboration de la pensée qu’indispensable à sa formulation. Dans de pareils cas, il nous est d’autant plus indispensable de disposer facilement de toutes les ressources de la langue qu’il nous faut enchaîner au moins aussi rapidement que possible ce que nous avons pensé sur le moment mais que nous ne pouvons exprimer dans le même temps. Et, en règle générale, c’est toujours celui qui, à précision égale, parle le plus rapidement, qui aura l’avantage sur son adversaire, parce qu’il pourra investir le terrain, en quelque sorte, avec davantage de troupes. Que l’esprit ait besoin d’une certaine forme d’excitation, même s’il ne s’agit que de reproduire des idées que nous avons déjà eues, c’est ce qu’on voit souvent dans les examens où sont interrogés des esprits ouverts et cultivés à qui l’on pose, sans préambule, des questions telles que : Qu’est-ce que l’État ? Ou : Qu’est-ce que la propriété ? Ou d’autres choses du même genre. Si ces jeunes gens s’étaient trouvés dans une société où l’on avait débattu de l’État ou de la propriété depuis un certain temps déjà, ils auraient peut-être facilement trouvé la définition en comparant, isolant et récapitulant les concepts. Mais ici, où cette préparation de l’esprit fait totalement défaut, on les voit brusquement buter ; et seul un examinateur manquant totalement de discernement en déduira qu’ils ne savent pas. Or ce n’est pas nous 88 qui savons, c’est d’abord un certain état de nous-même qui sait. Seuls des esprits vulgaires, des gens ayant appris par cœur, la veille, ce qu’est l’État pour l’oublier dès le lendemain, auront la réponse toute prête. Peut-être n’y a-t-il pas plus mauvaise occasion de se montrer à son avantage qu’un examen public, justement. Sans parler du fait que c’est déjà une chose désagréable en soi et blessante pour la sensibilité et que l’on est enclin à se montrer récalcitrant quand l’un de ces maquignons du savoir vérifie ainsi nos connaissances pour, selon qu’il y en a cinq ou six, conclure le marché ou nous renvoyer : il est tellement difficile de jouer d’une sensibilité humaine et de lui faire émettre sa sonorité propre, elle peut produire de telles dissonances entre des mains maladroites, que même le plus habile connaisseur des hommes, le plus expérimenté dans l’art d’accoucher les idées, comme le dit Kant, pourrait encore mal s’y prendre, faute de bien connaître son parturient. D’ailleurs, ce qui fait que ces jeunes gens obtiennent très souvent une bonne note, même les plus ignares, c’est que les examinateurs, quand l’examen est public, ont eux-mêmes l’esprit trop embarrassé pour pouvoir rendre librement leur verdict. Car non seulement ils ressentent bien souvent toute l’inconvenance de cette procédure – il y aurait déjà de quoi avoir honte d’exiger de quelqu’un qu’il vide sa bourse devant nous, à plus forte raison son âme – mais c’est aussi leur propre jugement qui doit se soumettre ici à une périlleuse inspection ; et ils peuvent souvent remercier leur dieu de pouvoir quitter la salle d’examen sans avoir révélé leurs manques, plus infamants peut-être que ceux du jeune homme fraîchement émoulu de l’université et à qui ils viennent de faire passer l’examen. Texte français Pierre Deshusses et Jean-Yves Masson, Œuvres Complètes I –Petits Écrits, Éditions Gallimard, Paris, 1999. 89 90 Et maintenant, écoutons le poème du corps et la chanson qui s’trouve dedans. Valère Novarina, La Scène. 91 92 le corps en scène 93 94 FRÉGOLI. L’acteur creuse l’homme, évide sa représentation – c’est un désadhérent profond ; l’acteur se retire d’homme : c’est un pratiquant du vide, un sacrifié aux quatre dimensions et aux points cardinaux : l’animal du portement. Valère Novarina, La Scène. 95 96 Le sacrifice comique de l’acteur Sur le jeu des acteurs dans L’Origine rouge Le théâtre contemporain est souvent un théâtre de l’hypnose, du ralenti, de l’envoûtement. Je voudrais au contraire aller vers un théâtre rapide, un théâtre de l’hallucination. Façon Grock, de Funès et Fratellini. Est recherché le surgissement instantané de quelque chose en lisière et disparaissant aussitôt. Un aperçu, une déchirure. Un mot que j’aime dans le vocabulaire technique du théâtre, c’est le mot découverte. Il y a tout un théâtre qui évite les découvertes… nous cherchions au contraire à toujours voir dans les marges, à faire soudain apparaître en bordure le centre du récit. Lorsque Agnès Sourdillon, au début du spectacle jette du lait, ou lorsqu’elle met soudain une main sur l’épaule de Dominique Pinon au travers d’une paroi, ça se voit à peine : seuls quelques spectateurs en alerte l’ont vu. Il y a alerte des sens. Alarme dans les zones de Broca, dans les zones du langage… les nerfs et synapses de la perception du langage sont mis en danger soudain par le bombardement de syllabes inédites : alerte aux chiffres ! Il faut tout jouer allegro. Pas de temps, jamais. Le théâtre classique devait être joué comme ça : Molière ou Shakespeare, ça va à toute allure. Toscanini. Ce sont les metteurs en scène qui s’étendent, commentent, ralentissent. L’acteur va vite, l’écriture va toujours à toute allure. Tartuffe, Héraclius, Coriolan – à la création – ça ne traînait sûrement pas… Parce que le langage surprend et saisit dans sa marche – parce que le langage ne se comprend qu’en allant. Le sens n’apparaît que dans l’aventure déséquilibrée de la marche. Je demandais aux acteurs de toujours chasser les temps. Jamais aucun silence ou presque. Parce que, par les temps, s’engouffre l’émotion toute faite, la psychologie. C’est l’homme qu’il faut maintenant chasser du théâtre : son insupportable perpétuel penchant à l’autoportrait. Au théâtre il faut être des animaux. Interroger en l’écartelant dans l’espace, non notre humanité – mais notre pantinitude. Voir la parole sortir en volute des bouches de bois et s’en étonner. S’étonner de ce ruban matériel qu’on souffle. J’ai dit souvent aux acteurs que dans les plus beaux moments on entendait des animaux vraiment parler. Que les spectateurs retrouveraient grâce à eux l’expérience animale du premier parlant. Il y a des phrases très étranges, des néologismes, des mots fantômes, de la syntaxe fictive ou autodétruite, mais tout doit être toujours dit le plus simplement et directement et comme par Pinocchio. La preuve par le pantin. La preuve par l’animal. C’est très difficile, ça se joue sur un fil. 97 Tout peut à chaque instant s’écrouler totalement. C’est un autre état que le corps humain reconnu : tremblé, vacillé, suspendu que l’on tente de rendre à nouveau présent. Entretien avec Valère Novarina, Mouvement, octobre 2000. 98 Montrer le corps sortir par la parole Valère Novarina L’acteur est aujourd’hui, plus que tout humanologue, programmaliste, sociologueur, recteur légiste, celui qui en sait le plus sur la pratique mentale pure, l’usure parfaite, la combustion du corps et de l’esprit, la renaissance psychique, le rêve et les records de résurrection, sur la chute, la gloire, la rechute, sur les sources, sur le saut ; il en sait mille fois plus que tous les spécialistes en tout (psychique comparée, chimie du noyau, médecine sportive) parce qu’il est le seul à être dans l’impossibilité vitale de distinguer son corps de son esprit, le seul condamné à avancer toujours tout entier en même temps, le seul dont tout mouvement vient de l’esprit et toute pensée passe trente fois par le laboratoire dedans. Louis de Funès en savait plus sur l’homme que tous les experts en humanitude, orthoscénistes, antropothérapeutes, spécialistes du foie, des synapses, des communications, experts en castration, syntagmeurs de Dogons, fléchisseurs de langues agglutinantes et mesurateurs des zones de Broca ; il en savait beaucoup plus que tous ceux là parce qu’il savait - là sur le plateau - que l’homme, ça se réinvente tout le temps, que ça se déconstruit perpétuellement et refait, que c’est tout neuf à chaque respiration. Juste pour surprendre la nature, étonner la matière et redanser chaque jour une nouvelle danse pour les aveugles ; juste pour jouer, uniquement pour rien et comme si ce qui n’a pas d’oreille nous écoutait. […] Dans la scène carrée, dans le théâtre qui est comme un cube à huit dimensions et pas bêtement trois, l’acteur qui lance toutes les paroles à la tête du public et aux points cardinaux, sait bien que l’homme n’est pas dans l’espace comme un animal l’habitant mais comme un trou noir au milieu. Un invisible point qui parle. L’acteur le sait bien, qu’il va jouer jusqu’à devenir invisible. Qu’on entendra toutes ses chansons sortir d’ailleurs. Entre, acteur, sors-moi du cœur, flamble-moi les os ! Fais-moi rachever le monde avec ma tête et tout conduire jusqu’au son blanc, décréer tout, dézébrer l’homme, l’entendre parler ailleurs qu’avec une tête qui 99 marche ! Entre, acteur et fais-le ! C’est l’acteur qui vient qui entre : il s’arrache à lui-même ses vêtements coutumiers. Louis de Funès savait bien tout ça. Qu’être acteur c’est pas aimer paraître, c’est aimer énormément disparaître. Être acteur c’est être doué non pour contrefaire l’ominidien mais pour enlever ses vêtements humains, avoir une pente considérable à n’être rien, renaître des souffles, surgir de chair, jaillir des dépouilles, déposséder le monde de soi, montrer la parole aux animaux. Louis de Funès disait « Le vrai acteur qui joue, aspire à rien avec autant de violence, qu’à pas être là. » On va au théâtre non pour revoir une fois encore la même image perpétuelle du monde multipliée par les trente-deux positions dramatiques, mais pour - comment dire ça ? - venir assister, en paroles, en chair, et en vrai, venir aider un qui tente de redanser en comique sacrifice toute une grande figure à l’intérieur qu’on n’aurait pas, sans pas, sans musique, sans rien, une grande danse de silence, de surprise, de musique, de dépossession. L’acteur bien avisé, c’est un qui s’assassine, lui-même avant d’entrer, un qui n’entre pas en scène sans avoir marché par-dessus son corps, qu’il tient pour un chien mort. Auquel il ne porte pas plus d’intérêt qu’à un cadavre qui reste. Tout bon acteur qui entre doit avoir marché par-dessus ça. Alors seulement il peut parler. En vrai dépossédé. Comme un qui a rien. Pas un qui sait. Un dénudé. Qui sait juste ce que son corps a appris et pas plus. Une bête bien anéantie. C’est à cette seule condition qu’il peut se souvenir des paroles, jeter les phrases aux animaux. Jetant tout, renoncé à lui-même, exterminant tous les gestes, soixantesix fois sur lui noué et dénoué, il entre en ne prenant non plus d’intérêt à lui-même qu’à un chien : il sait que la scène est un trou joyeusement. Tu feras joyeusement ton entrée en silence dans un monde sans musique. […] L’acteur qui entre sait bien qu’il y a toujours quelque chose de mieux à faire que de faire quelque chose. Il sait qu’il ne va rien commettre, ni exprimer, ni agir, ni exécuter. Sans partition, sans parcours obligé, ni danseur ni musicien, l’acteur ne commet qu’une désaction. Il n’y a rien à jouer. Seulement tenir toutes choses à leur naissance. Danse, musique, chant, l’acteur pratique l’enfance de tout. Sans notes, sans pas, sans leçon : le seul artiste qui ne sait rien faire. Sans spécificité, sans spécialité : le seul métier qui ne s’apprend pas. Il ne sait rien faire, seulement donner les choses dans leur source. L’acteur ne danse pas, c’est un danseur qui naît : il capture la danse au passage, quand elle naissait : toute la 100 danse juste dans un pas tout seul. Il n’a pas de partition sous le bras ou dans la tête pour chanter, il vient saisir le chant à sa nativité, entre trois voyelles : il remonte dans la musique si loin qu’elle n’était encore qu’en gestes muets. Ne pas achever, extérioriser, mais retenir toutes les figures et les voix, dans leur naissance, dans leur germinescence, dans la force qui les faisait jaillir du corps pour la première fois. Le bon acteur joue à l’intérieur, sans que dehors rien n’apparaisse, il ne trace que des figures en destruction. Quand il parle, c’est une machine à renaître en paroles, pas un locuteur ; pas un philosophe dénominant qui concepte, mais un qui fait renaître toute la pensée par la bouche ; pas un musicien qui instrumente mais un qui refait toute la musique du monde d’abord sortir du corps ; pas un médecin qui prolonge la durée des chairs mais un qui nous fait descendre toute la chair jusqu’en bas devant tous jusqu’au trou tout au fond par où passent la lumière et la voix. Tout ça en se jouant. Et en néant natif. En jeu, en si grand jeu, que quand il joue l’acteur a le vide partout. Tout autour et jusqu’entre ses mots. Comme s’il jouait à détruire le monde en soufflant. Avec la force des enfants. L’acteur qui entre, je ne veux pas qu’il soit un algébriste télégraphié par quelqu’un d’autre qui m’énumère les vingt-trois stations mécaniques d’un alphabet d’emprunt, un pantin dont on manipule le mouvement, je ne veux pas qu’il me représente des figurines, des silhouettes d’humanoïdes, ni qu’il me représente moi ou mon voisin, mais qu’il vienne détruire et couper nos visages, qu’il apparaisse devant moi non comme un autre en face, mais comme mon propre corps, sorti du monde, en son et en limon. Car dans la matière tout au fond, il n’y a pas des protons, mais la musique : le rythme de toutes les choses apparaissant, dans le mouvement qui fit la matière sortir du son. Acteur, montre-moi la matière physique comme elle est : sortie d’un mot. Montre le corps sortir par la parole. Montre la parole monter de lui, être comme son alcool qui s’en va ; toutes les paroles monter, qui montent, comme une fumée qui sort des hommes. Car je suis sorti moi-même de la matière en parole. Voilà ce que je lui dis. Voilà ce que me dit l’acteur, mangeur de tout, et d’abord de lui-même. Car c’est ainsi que m’apparut toujours l’acteur dans mon enfance, dans son supplice incompréhensible et hilarant. 101 Au théâtre il faut savoir réentendre le langage humain comme l’entendent les roseaux, les insectes, les oiseaux, les enfants non parlants et les animaux endormis. Je viens ici entendre refaire une naissance. Je viens revoir ici la vie cachée. Quand je vois l’acteur entrer, je me souviens que j’ai cru avoir passé toute ma vie dans une machine à être sans savoir. Si j’écarquille aujourd’hui les yeux tellement, c’est pour apercevoir non la lumière sur son corps mais toute sa parole qui tombe ; si je l’écoute avec une telle avidité, c’est pas tant pour entendre ce qu’il dit que pour écouter toute une danse qui s’en va. L’acteur en pleine lumière, sous les pleins feux, j’ouvre les yeux tout grands vers lui pour voir jaillir un être humain en pleine lumière d’obscurité. Voir sur son corps, en costume beau, non dix mille peaux de tissus, mais la lumière de nudité, et sur le corps humain, très sombre, tout éclairé, l’obscure tête humaine invisible. Résultat d’une soif : j’écarquille les yeux. Pour me souvenir que ce monde où je suis né c’est moi qui l’ai fabriqué. Que j’ai tout reformé, que j’ai tout refermé de mon limon. L’acteur apparaît pour que je me ressouvienne un instant, d’un trait, que le monde est fabriqué de mon limon et de mon verbe parlé. Tu comprends ça, spectateur, Tu comprends ça ? Que tu as tout fait. Et que la plupart des hommes meurent sans savoir que c’est eux qui ont tout fait ce qu’ils ont vu. Comme dit Jean : « L’être et la pensée ne font qu’un. » Qu’est-ce que c’est ça ? C’est le début d’un langage pour les oiseaux. Valère Novarina, Pour Louis de Funès, in Le Théâtre des paroles, Éditions P.O.L, Paris, 1989. 102 Exprimer le sauvage en l’homme L’art est un langage auquel il appartient de mettre en œuvre nos voix intérieures qui ne s’exercent pas d’habitude, ou qui ne s’exercent que d’une façon sourde et étouffée. Il appartient à l’art, au premier chef, de substituer de nouveaux yeux à nos yeux habituels, de rompre tout ce qui est habituel, de crever toutes les croûtes de l’habituel, d’éclater justement la coquille de l’homme social et policé, et de déboucher les passages par où peuvent s’exprimer ses voix intérieures d’homme sauvage. C’est cette opération précisément – cette libération des vraies voix profondes intérieures, qui dans la création artistique est difficile et qui est rare. Tous les acquêts de l’éducation et du social modifient l’homme, substituent à sa vraie nature, peu à peu, une espèce de nature d’emprunt qui lui devient habituelle, et dont il ne parvient plus à se dépêtrer. Ses acquêts, ses habitudes, fonctionnent comme des freins qui se mettent automatiquement en action, indépendamment de sa volonté, et même contre sa volonté, dès qu’il voudrait se libérer. Il lui est indispensable, s’il veut produire une création d’art de quelque valeur, de supprimer ces freins au moins quand il le veut, de les empêcher de fonctionner. Or c’est le propre de la folie de casser ces freins-là, forcer les portes de ces écluses et y précipiter tout le flot, bondissant de sa sauvagerie. L’art n’a rien à voir avec le plan de la tête et le plan de la raison. L’art qui procède de la tête et de la raison est un art bien faible et les gens qui font une confusion entre l’art et les choses de la tête raisonnante, sont des gens qui ne demandent pas à l’art grand-chose, et qui n’ont probablement aucun soupçon de ce que le véritable art, quand il se manifeste dans toute sa force, peut apporter. Jean Dubuffet, « Honneur aux valeurs sauvages », in L’Homme du commun à l’ouvrage, Éditions Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 1973. 103 104 La scène est une chambre d’apparition Entretien avec Valère Novarina – Vous transmettez vos textes par l’intermédiaire du livre et du théâtre. Est-ce pour vous une relation différente, individuelle avec le lecteur, collective avec le spectateur ? Valère Novarina - Le drame, c’est que je n’ai jamais su si j’écrivais pour le théâtre ou pour le livre… Je ne fais pas de différence fondamentale entre lecteur et spectateur : au théâtre, c’est par action hallucinatoire du langage que tout apparaît – et il y a, dans la lecture, une scène invisible où se jouent la comédie syntaxique, le drame syllabique, le carnaval de chaque phrase, la pantomime catastrophique des mots. Le travail est la croisée inexplicable du théâtre et du livre et ce sont deux mondes que je ne suis jamais parvenu à démêler. Dans le livre comme au théâtre, rien n’est montré de palpable, de reconnu. Tout est en germination, saisi au surgissement même ; les choses n’apparaissent que dans leur appel-disparition. Je suis à la recherche de l’apparition grammaticale du monde par le langage. Les choses ne sont pas des choses. C’est ce que dit peut-être aussi l’hébreu davar. L’hébreu n’a qu’un mot davar pour dire parole et chose. Il y a une chose du langage et l’objet n’est qu’un mot. Entre le langage et le monde : un jeu de forces en mouvement. Je n’expose rien de face : tout est vu sous une lumière de biais. L’espace montré n’est pas à saisir par les yeux – et le temps ne se déroule pas, mais va en spasmes, se déploie en volutes, en tourbillons. Pas de sens un, de « discours central », le drame n’est pas résolu ; ce que j’écris «ne veut rien dire mais ça ne dit pas rien ». Il n’y a aucun sens au singulier, ni jamais résolution du drame de quelque façon que ce soit. Le langage est défait… Est démontée et défaite la perception humaine. Le monde est décomposé, l’espace en éclats, le temps pulvérisé en figures contradictoires, « l’homme » mis bas. Devant les yeux, le paysage présent est comme un rébus, une anamorphose ou un souvenir mystérieux. S’il y a une perspective, elle est inversée et son point de fuite est à l’intérieur du corps de chacun : lecteur, spectateur … Je ne fais rien jamais pour le public, j’agis pour chacun. Chaque spectateur est frappé de flèches singulières. Chacun compose. Le théâtre est l’architecture à l’envers : comme dans 105 l’architecture, le spectateur se déplace avec son corps mais cette fois-ci sans bouger. Il s’agit d’une expérience de « décomposition » - comme en optique où la lumière est décomposée et où tout apparaît en spectre. Le théâtre est spectral – non seulement parce qu’il affectionne fantômes et apparitions – mais aussi parce qu’il est le spectre de la réalité, il décompose l’homme et le diffracte en figures diverses, il le divise, il démonte la figure humaine, par plans, par planches d’anatomie et syllabes. Le monde, l’homme, le langage : tout est ici décentré. L’acteur qui apparaît ne correspond pas à l’homme selon la figure humaine aujourd’hui reconnue et sempiternellement reproduite des millions de fois. Le sens n’arrive pas directement sur le spectateur mais selon un rebond dans l’espace. La parole est lancée dans l’air. Il y a là quelque chose de la gravitation, de la balistique, du billard, et non de la « communication directe » ; le sens passe par l’ouverture de l’espace. Le sens n’est même que ça : une ouverture de l’espace… J’ai organisé très soigneusement une perspective, mais le spectateur la voit de biais : il voit tout apparaître d’un autre point de vue que le mien et l’organise. Je ne suis pas à sa place ni même jamais en face de lui. L’échange est si indirect et mystérieux que ce n’est pas un échange. En art, il n’y a pas de « communication », car il y a un bloc de silence au milieu. Jean Damascène dit que l’image est une manifestation de ce qui est caché – peut-être que le langage est une manifestation de ce qui est tu. Dans le langage sont à l’œuvre à la fois l’énergie de la parole et l’énergie du silence. On n’a pas assez étudié le langage comme champ de forces, ni la nature comme le lieu, le théâtre du drame de la parole, on n’a pas encore assez étudié la logodynamique – pas assez vu à l’œuvre la parole dans l’espace, la parole opérant l’espace. Ça n’est que la peau de la terre que nous voyons. De même, ce n’est que la peau du langage que nous entendons dans les mots. Il y a un grand drame souterrain – et peut-être que dans le langage lui-même parle l’« inconscient de la nature ». - Quelles relations établissez-vous entre le théâtre et la parole ? V. N. - Il y a des choses à observer. Au théâtre de la Colline, pendant les représentations de L’Origine rouge, placé pour une fois complètement de côté, j’ai pu observer comment se propageaient les ondes à partir de certaines répliques comiques (parce que le comique se voit mieux). On aurait pu mesurer très précisément la vitesse de la propagation de ce qui arrivait dans le cerveau, une 106 onde assez lente. La vitesse de la lumière est ultra-rapide, le son va moins vite, l’onde du langage est plus lente encore. L’acteur lance des dés : il est beau que dé vienne de donné, datum – j’ai appris ça par l’italien dado ; l’acteur procède au lancer du langage dans l’air : les mots sont comme des rebus à six faces. Les phrases sont des énigmes. L’acteur ne doit rien résoudre : il présente tout irrésolu ; il tient dans ses mains les mots en faisceaux d’équations ouvertes… Il ne doit pas résoudre ce qu’il dit : l’acteur doit demeurer sans intention aucune, sans opinion aucune. Minéral, matériel. Il descend de plus en plus profondément dans le corps de tout. C’est au plus profond de la matière qu’il trouve l’intelligence et qu’il entend. L’intelligence est un phénomène acoustique. C’est par joie interne, par une réjouissance de dedans et un épanouissement que le langage se fait compréhensible. Il n’y a pas qu’une opacité du corps, il y a aussi une irrigation, une lumière du corps, une luminescence de la chair, une transparence de la chair irradiée. Une terre d’où la lumière sourd : voilà le corps humain. La lumière transforme, scintille et émane ; elle n’est pas projetée : la lumière vient d’en bas. C’est quand les acteurs ne savent pas ce qu’ils font qu’ils sont au plus clair ; ils sont lumineux par égarement. L’acteur joue l’homme malgré lui. Les choses ont lieu malgré eux, et en eux. Cela se produit de temps en temps. Quand les acteurs sont trop volontaires, rien n’a lieu. Toutes les théories de l’acteur reposent sur l’idée de retrait : Diderot, Zéami, Brecht, Jouvet, de Funès… L’acteur fait quelque chose en moins. L’acteur fait l’homme en moins. Il entre, et c’est l’homme moins l’homme. Nous n’assistons au théâtre qu’à une action du vide. L’ensemble du spectacle forme une seule phrase, que le public doit entendre d’un seul mouvement, partager comme une seule respiration. L’acteur n’a pas à appuyer ou à découper ; il doit capter le phrasé, la délivrance soufflée de la pièce, la cascade du souffle, le mouvement fluvial de la pensée, le torrent, l’écoulement de la phrase. L’écroulement de la phrase. La phrase s’écoule et s’écroule. Ce qui est en œuvre, c’est un processus de disparition. Le théâtre fait apparaître mais rien voir. La scène est une chambre d’apparition, une cuve de révélation. Il pourrait presque un jour s’y révéler – dans l’enclos du théâtre – la vraie physique des langues. Ce qui apparaîtrait, en fin de compte, ne serait ni une vérité politique, ni morale – mais une vérité physique. Le théâtre donnerait finalement vue sur la nature. Il ne raconterait – en fin de compte – rien d’humain. J’ai la sensation de plus en plus nette que l’on pourrait saisir la matière vraie dans l’enclos, dans le bocal du théâtre, dans le théâtre conçu comme le ring de la parole, l’enclos du langage. 107 L’acteur brûle. Le théâtre est un autodafé. Un foyer – optique et de combustion – où toutes les effigies humaines sont brûlées, où le corps humain apparaît parcouru par le souffle, en proie aux flammes de la respiration. C’est l’arène où l’acteur chute et brûle ; c’est le lieu du martyre comique de l’acteur, de la passion de l’acteur. L’acteur est agi. Le jeu passe par la non-volonté, le laisser-faire, le lâcher prise. De même l’écrivain. Dans mes textes, il y a bien des passages où j’ai été écrit comme l’acteur est agi. Mais il faut beaucoup de travail pour être, par instant, écrit. Cela nécessite beaucoup de discipline, d’exercices. […] J’aime l’idée de tapisseries et de galeries : j’écris sur plusieurs chantiers, dans plusieurs fosses à creuser, sur plusieurs châssis, plusieurs métiers, et toujours à plusieurs tables. Il faut absolument que je sois dans un chantier pluriel. Selon les livres ou les parties du livre, je travaille à la fresque, en tapisserie, très vite ou très lentement, sur de très grandes unités ou sur de toutes petites. Je suis proche de l’acteur qui travaille dans la fulguration et à la fois dans la répétition inlassable et à travers la fatigue, jusqu’à ce qu’apparaissent le deuxième corps, le troisième corps, par renouveau du souffle. Je travaille souvent au plus près du texte, dans une sorte d’hypnose, au plus proche de la matière, comme somnambulique. Mais aussi sur les quatre murs d’un grand atelier. Il faut que le livre à un certain moment se développe dans l’espace ; il ne s’explique que par l’espace ; le langage, je le déploie. J’affiche le texte sur les parois ; j’ai besoin de voir le livre comme une architecture. Cela finit souvent par être une écriture ambulatoire, parmi les parties du livre qui sont comme des cryptes, des rosaces et des nefs. Les choses sont travaillées longtemps en chaos, en obsession, en ritournelle, en descendant et en creusant ; puis tout trouve place dans une architecture. Partout est recherchée l’énergie ; retenue et déflagration. Le texte tresse et tisse, capte des forces. Au fond, la chose qui est travaillée, c’est l’architecture en langage. C’est le corps du lecteur, du spectateur qui est devenu une architecture du langage. – C’est, bien entendu, un théâtre de langage. V. N. - Il y a peut-être eu, très tôt, quelque chose comme la volonté d’enlever le théâtre au roman et de le rendre à la poésie, de l’arracher aux ballets, aux arguments et le rendre à la danse, d’en finir avec les récits, les pantomimes – et peut-être de parvenir à la vivacité du ballet sans argument, au dame pur de l’espace. La vraie catastrophe est grammaticale. Se tenir au plus proche de la tragédie, de la comédie respirée. Un « théâtre sans représentation » qui nous permettrait de voir un instant autrement qu’avec nos deux yeux d’hommes. Être un 108 instant hors de l’idéologie humaine, voir concrètement comme Dieu et les bêtes, voir d’un trait. C’est le lieu de la somatisation de la poésie, le lieu où le drame du langage est visible aux yeux de tous : il y a précipité, concrétion, matérialisation. Le langage ici prend homme. Quelque chose s’y opère et se voit. On voit au théâtre non quelque chose de représenté mais quelque chose qui opère ; ce n’est pas un lieu où montrer une image du monde mais un outil pour voir en vrai, ici, ici-même : c’est un croisement, un pont, un seuil, une équation à l’envers devant soi et au loin, illisible, un lieu de passage. Il ouvre en deux, il brise l’image donnée, il montre que la parole fait apparaître et renverse ; il montre le réel réversible, miroitant et tremblé ; il indique le passage d’un monde à l’autre. Aujourd’hui, ce qu’il nous faut, c’est non pas un lieu de représentation en plus (ils pullulent ; il y en a des dizaines de millions) mais un outil pour briser toutes nos représentations. Opérant et agissant comme le cirque, le théâtre est l’arène de la transfiguration et des métamorphoses, un lieu d’attraction, de transmutation, de bascule d’un numéro à l’autre, de passage d’un monde à l’autre, par attractions et par gravitations ; c’est une traversée des champs de forces de l’espace et du temps. Comme le cirque, c’est le lieu où sont expérimentés et s’entrechoquent les espaces contradictoires, les temps incompatibles. Comment dire ?… C’est comme si le langage était le réel, la matière même, la chose. Le langage et son rébus. Le langage s’est pas un outil pour exprimer ce que l’on pense ou ressent, c’est le fond du fond et peut-être la chose elle-même. Il n’est pas second, ce n’est pas un ornement ni un outil ni même quelque chose d’humain. Le langage est ce qu’il y a de plus proche de la matière elle-même. Par son jeu avec le vide, son action ondulaire et son renversement, parce qu’il joue avec les forces, parce qu’il respire, parce qu’il se joue de toute chose, – et d’un mot en moins ou en plus, sait reconstruire le monde autrement – par son mouvement incernable, parce qu’il miroite, change de vitesse, par son basculement, ses catastrophes – le langage nous donne une idée de l’immatérialité de la matière. Il n’y a certainement rien comme le langage pour nous faire toucher au plus près les forces qui régissent la nature. – À propos d’être humains, peut-on continuer à parler de personnages à propos des êtres si nombreux qui habitent ou traversent vos livres et vos pièces ? V. N. - Jamais je n’emploie le mot de « personnage » dans le travail avec les acteurs ; j’aime mieux le mot personne, porteur d’équivoque. Il y a un pullulement 109 humain, une multiplication sans fin. 2 587 personnages dans Le Drame de la vie. Il y a comme une séminalité du théâtre : l’homme jaillit en langage de l’espace. Du langage et du sol, il fuse, il sourd, il surgit de l’humain. En face de nous, sur le plateau, on lance des fusées humaines, on sème de l’homme dans l’espace. On avance, toute histoire défaite, toutes figures détruites. Au lieu de faire défiler les peaux humaines répertoriées, on pratique l’ouverture au gouffre. Il s’agit d’un écartèlement humain, comme dans les Psaumes. Le personnage est à intérieur vide. Le personnage chute dans l’abîme du langage. Les scènes sont comme autant de perditions. Toutes figures brisées, les « personnages » s’expriment en antiparoles insensées-vraies ; ils n’éprouvent rien mais sont en proie au tourment humain : ils entrent, récitant les symptômes des choses jamais dites, énumérant les sentiments jamais éprouvés et montrent les choses jamais vues. Le personnage est ouvert, offert, apparent : sans aucun sous-entendu humain. Par un travail de tissage de parole, il faut écrire un autre tissu que le tissu humain, briser notre image. Ce qui n’est pas la détruire… Mais la montrer brisée. Mettre l’homme bas. L’abattre et le faire naître. Par éclatement radiographique : l’intérieur vu par dehors, comme dans les peintures des aborigènes de la terre d’Arnhem. Retourner le peau humaine. Voir jusque dedans le corps et dedans la chimie grammaticale de la pensée, voir les organes de la parole fonctionner. La figure humaine ici est ouvertement interrogée et attaquée. D’un trait, l’acteur entre et dit : Je tue l’homme. C’est le seul artiste pratiquant ça impunément devant tous. Dans l’indifférence à autrui et à soi, dans le plus grand détachement, l’homme vient ici publiquement se retirer de l’homme. Ahumain est le personnage. Le voir surgir nous fait passer à nouveau par notre pantinitude, par être de bois, notre lignitude et notre animalité. C’est ce qui a lieu dans Le Drame de la vie, dans Je suis, dans La Chair de l’homme : les personnages en tourbillons, comme un alphabet d’anthropoglyphes sauvés et perdus. Voyage aux pertes du moi. Dans la poudrière des verbes, on entend une propulsion de voix d’où vient l’humanité ; il y a floraison personnée, à partir des syllabes ; il y a une humanité séminale, jetée, écartée en 4, 8, 16, 32, 64… – Peut-on revenir à la question : lecteur ou spectateur ? V. N. - Le théâtre est le précipité de la lecture : son lieu plus dense, plus concentré, somatique. La matière du langage apparaît. Lors de la dernière représentation d’une pièce, parfois on peut voir en vrai le ruban de la parole sortir vivant de la bouche des acteurs… Je ne trouve pas ce qui est oral et ce qui est écrit si différent 110 – et j’aime particulièrement cette phrase de Rousseau où il définit le troisième chapitre de son roman La Nouvelle Héloïse comme « un chef d’œuvre de diction ». L’unité du livre, ce n’est pas la page ni les feuillets, c’est la symphonie respiratoire ; la lecture est une nage spirituelle et le lecteur donne corps au livre, l’incarne et devient l’acteur du livre. C’est comme nager en rêve. Lire Bossuet, Garnier, Rousseau, Balzac, Cingria se fait dans une sorte de combat et d’union contradictoire, une sorte d’entremêlement, de croisement de souffles : l’écrivain vous donne son souffle et vous lui donnez le vôtre ; c’est une mêlée. Le livre – qui restait lettre morte, vous lui faites don de votre vie – et lui, il vous donne un autre corps. Il n’y a pas d’acte plus amoureux. - Et le rapport avec la peinture ? Est-ce un même geste que l’écriture ? V. N. - J’aime le mot manière qui vient de main. « À la manière de Franz Hals ». « La manière de Soutine » ; il y a aussi une main de l’ écrivain – et il y a une main de l’acteur, qui pratique et touche, comme le peintre. Il touche la matière humaine. L’acteur doit aller le plus loin possible dans sa main profonde, dans sa manière à lui. Je sens l’espace traverser le corps du peintre ; je sens l’espace traverser le corps de l’acteur ; puis traverser celui qui regarde. Écrire, peindre, est une pratique légèrement divinatoire : jeter la matière pour voir les choses. La peinture m’a beaucoup aidé à partir de 1982 à retrouver la rapidité perdue, la gestualité du travail à la fresque. Vite, travailler la matière avant que quelque chose se fige ! J’écris minutieusement, longuement mais toujours dans le frais du langage. Ce qui n’exclut pas l’agencement patient, le tissage maniaque, l’ouvrage de Pénélope – mais il faudrait garder toujours le geste, l’élan de la main. La pratique de la peinture apprend à inverser des scènes, mettre une phrase à l’envers, faire apparaître vite un personnage d’une tache, d’une syllabe, d’un mot… – Si vos pièces ne « racontent rien », que racontent-elles ? V. N. – Les personnages sont dans un étonnement premier : la surprise d’être là, l’étonnement de parler… « Je ne m’attendais pas à avoir la parole » disait Didier Dugast tout à la fin de L’’Origine rouge… Le Discours aux animaux, La Chair de l’homme sont un malaise dans l’espace, un vertige proche de celui que décrit Rousseau dans la Deuxième rêverie ou il dit comment, renversé par un chien et remis d’un évanouissement, il redécouvre l’herbe, le sang, sa naissance, la 111 présence des choses. Mourir et renaître à chaque respiration, on ne s’y habitue pas. Les animaux humains sont inadéquats à leur nom d’homme, à leur corps d’homme, à leur parler. Ils sont à chaque instant soudain surpris d’être à la croisée de la chair et du langage. Il y a, qui surplombe tous mes livres, quelque chose comme l’interdit de la représentation. L’homme doit éviter à tout prix de représenter l’homme. Il n’est pas fait pour ça. Mais Homme aujourd’hui est un mot culte, un mot devenu mécanique et vide, une idole, une coque vide dans l’esprit. Quelque chose comme du totalitarisme humain se répand. Anthropolâtrie partout : nous voulons retrouver, vénérer partout le même fétiche humain : l’homme fait de main d’homme. Nous voulons retrouver partout l’homme identique au modèle que nous venons de forger de nos mains. Alors que l’homme est le seul des animaux qui a su s’inventer mille masques, mille figures, le seul qui émet sans cesse un nouveau visage, qui réinvente sans cesse sa figure. Dans toutes les directions, par toute la terre, nous cherchons anxieusement notre double, notre pair, notre semblable, notre homonyme. Peut-être avec charité mais sans amour, car l’amour est impair. Il est peut-être temps de porter sur nous-mêmes un regard hétéroanthroposcopique, comme dirait Jarry – porter un regard sur l’homme depuis l’extérieur de l’homme : depuis l’animal, depuis Dieu, depuis le caillou, depuis le pantin. J’écris du théâtre pour mettre hors d’homme. C’est un théâtre qui n’a pas l’homme pour modèle. Un théâtre de défiguration, pas de miroir. Ne plus se reconnaître dans la glace. Ne plus reconnaître l’espace. Ressentir en soi le temps couler à l’envers. Mes textes racontent peut-être tous l’histoire d’un étourdissement. […] C’est par une table rase totale que ça commence. Il faut commencer par renoncer à toutes les figures humaines. Vider l’homme par dedans. L’apôtre Paul parle de la kénose de Dieu : Dieu se vide pour s’incarner… (Voilà au moins cinq ou six fois que j’écris à Alain Rey pour lui dire de mettre « kénose » dans le Robert ; il me semble que c’est tout aussi utile que UHT, USB, ESB, IGF…) Eh bien, c’est de la kénose de l‘homme ici qu’il s’agit : vider la représentation, quitter, se dévêtir de notre image, abandonner pour un temps toutes les « sciences humaines », toutes les morales. Vider l’homme, le démonter jusqu’à ce qu’il apparaisse qu’il n’est que du langage assemblé et jusqu’à ce que reste : personne. Ce serait une tâche salubre. L’homme s’est trop reproduit à l’identique. IL est temps de le nettoyer de toutes nos habitudes de représentation et de portrait. Mes acteurs travaillent donc en destruction, avec la destruction, comme des artistes de cirque travaillent avec leur mort. Ils travaillent l’homme à l’envers et ne 112 constituent pas d’images. Ils travaillent avec la chute. J’écris avec eux l’homme à l’envers. Homme : renverser ce mot. Procéder à son sacrifice. L’offrir ouvert. Il y a effusion de la matière humaine ; le sujet humain est répandu. Verser la parole humaine qui est notre sang ; verser le sang humain qui est, au plus profond de nous, la parole. Épandre l’homme. Lieu où verser l’homme, c’est-à-dire l’offrir. Le théâtre comme le dernier lieu où serait possible, impunément, d’accomplir le sacrifice humain. L’offrande de la personne humaine. – On a l’impression que vos livres s’ouvrent de plus en plus à la veine comique et au regard sur les mondes d’aujourd’hui. V. N. - Le comique est la seule émotion qui se voit. Le comique apparaît quand le corps du spectateur doit résoudre ce qui est déchiré. Le rire est, en un éclair, comme une pensée du corps : c’est le corps soudain qui donne son opinion dans un grand état d’alerte et de sauve-qui-peut mental ; c’est une suractivité neuronale rapidissime, une course par tous les raccourcis, un souvenir de tout. Un éveil et un branle-bas de combat des facultés de l’être tout entier. Tous les muscles et tous les synapses en éveil. Il vivifie. Rire est rapt, un raptus, un suicide court. Le comique vient toujours enlever. Les grands acteurs comiques pratiquent le retrait, enlèvent leur visage, sortent d’homme. L’acteur comique pratique humilité, pauvreté, exercices spirituels : il abaisse Adam, le rend à la terre : adamah. Le grand acteur comique ne vient pas remplir la figure humaine, mais l’évider – et c’est en travaillant profondément sur soi-même qu’il s’évide. Et c’est en ce sens qu’il peut devenir un saint. Le comique, je le vois comme une forme de la prière. Par le comique, le corps prie impunément. L’acteur s’évide – et c’est une forme de prière. Dans le comique, il y a une absolution, une absoute. Il y a, par le rire, une solution, une résolution, un lavage. Par le rire, le spectateur absout l’acteur, le lave et lui pardonne. Je n’ai jamais trouvé le rire satanique, bien au contraire ; je le trouverais plutôt baptismal : dans une salle de théâtre, c’est comme une ondée soudaine. Le comique vient du renversement. Le langage est comique en ce sens qu’il est inadéquat et cependant creusant. Il évide, creuse, fait résonner, par ondes d’échos sans fin, il déchaîne les forces de l’analogie, les rimes de sens. Les syllabes sont lancées dans la pensée comme des cailloux divinatoires. Le langage va par déchaînements autant qu’enchaînements : tout se creuse, s’évide, s’ajoure. L’évidemment remplace les évidences. La comédie du langage, le drame du 113 langage vient libérer à nouveau par ses jeux d’ondes, ses jeux d’ombres ce que l’on croyait pourtant avoir saisi, ce que l’on croyait avoir arraisonné. Le langage est un corps creux, un méandre. On avance par les cavernes. Dans l’amphithéâtre du langage, les antipersonnes avancent par contre-scènes, en paroles défaites en langue déconstruite. Tout le cortège du langage avance masqué. Les personnages – ou plutôt les personnes – avancent « vêtus de langues comme de vêtements joie », en énigmes, texte défait. Il y a défaite de ce qui était arraisonné. Voici que les mots ont l’initiative et meuvent maintenant visiblement les hommes. La parole devient la défaite des mots sous nos yeux. Ce n’est plus aucun mot parmi les mots qui compte mais l’énergie du vide entre, l’aspiration, l’appel qu’il y a entre eux. Le vide appelle. Tout est là et tout manque. Les mots sont comme des aimants. Les mots sont des aimants entre les choses. Les mots sont une aimantation entre les choses. Les syllabes s’attirent et gravitent. Extrait de « La Parole opère l’espace », propos recueillis par Gilles Costaz, Le Magazine littéraire, juillet 2001. 114 travestissement et parodie 115 116 Autour d’un réfrigérateur : LA SIBYLLE. Dégagez, anges du ciel ! restez à ma portée ! Où est la Purifiante, Marie la Carburificatrice ? TÊTE DE RACHEL. Ouvre le frigo et respire : écoute comme cette vieille carne sent la bidoche. TÊTE D’ISAÏE Et pan dans la viande ! LA SIBYLLE. C’est un morceau de mon père pénultien laissé là par mégarde. FANTOCHE DE GUGUSSE. Je m’ennuie de ma grosse marionnette. TÊTE D’ISAÏE. Toi, ouvre le frigo de la nature humaine et respire : humes-tu comme la viande sent la barbaque ? TÊTE DE RACHEL. N’est-ce pas plutôt celle que laissa la dépouille de ton putréfié cadavre ? LA SIBYLLE. Ce frigo ouvre sur la vie éternelle : il numérote la vieille viande humaine pleins de Noms que nous portons sur nos corps assermentés. Le grand mystère de la disparition de la chair en allant, c’est nous qui allons maintenant y assister en passant. LES DEUX FANTOCHES. Nous le jouons en 4 : avec des coups de 4 cuillers à pot ! TÊTE DE RACHEL. 117 Gloire à la chair pleine de noms inoubliables que nous portons grâce à nous et aux trous de nos prédécesseurs ! TÊTE D’ISAÏE. Gloire à la vieille chair à métaux ! TÊTES DE RACHEL & D’ISAÏE ANIMAL. Le grand mystère de la disparition de la chair et de sa présence, nous le vivons maintenant continuellement en respirant. FANTOCHE LORRAIN. Je suis le fils postérieur de ma mère et j’agite déjà par-derrière son patin. Je vide le monde par la base. FANTOCHE DE GUGUSSE. Je suis le pantin de ma mère et j’agis sa vie à blanc, à blanc, à vide, à vie et à son insu. Je rends le monde blanc. C’est à force de blancheur. LA SIBYLLE. La vie est pleine de choses. FANTOCHE DE GUGUSSE. J’veux pas aller dans la vie ! J’veux pas aller dans la vie à mon insu ! LA MACHINE À DIRE LA SUITE, surgissant. « Ma vie n’est pas compressible ! » vient de s’esclaffer à chaudes larmes la Crocodile en Chef de la région de l’Otanistan nouvellement partagé en deux ethnies rivales, les Oussènes du Nord et leurs rebelles les Movars du Sud, alliés aux dissidents Sangrio-Palanfieux, les uns pratiquant le rite ibitri, et les autres restés fidèles à l’ancienne coutume protovagogyrote. Bernard Loumel. À Roanne, un enfant mort-né a porté plainte et été condamné à huit ans de pénitence pour avoir voulu faire sexe avec la mère de celui-ci et ceci huit fois : l’ensemble a été prédécoupé selon l’usage de la région. Le sens des autoroutes Nord et Sud a été inversé une demi-heure dans la nuit. Valère Novarina, La Scène. 118 La Déreprésentation humaine Le théâtre fête la Déreprésentation humaine, nous lave de toutes figures. L’acteur, c’est un absenté qui s’avance, un homme défait, doué d’un manque et renoncé à lui-même. Le théâtre est un lieu de retrait et de profond désengagement humain. Un masque enlève le visage. Une face est inversée. Le théâtre est un art tranchant, froid, sans vérité et sans témoignage. Il ne rend de comptes à personne, n’a rien à défendre et rien à déplorer. Un lieu d’une absolue clarté coupante, d’une acidité solaire. L’acteur, c’est l’homme moins l’homme. Un homme en moins. Le plus beau de nos mythes n’est ni Faust ni Don Juan, mais le MYTHE DE PINOCCHIO. Nous sommes des Pinocchio à l’envers : nous sommes en bois et nous avons à nous défaire de nous – à nous défaire de l’homme et à redevenir masques. L’acteur devant nous est un animal qui s’insoumet à l’image humaine. Valère Novarina, Devant la parole, P.O.L. Éditeur, Paris, 1999. 119 120 L’Homme hors de lui Valère Novarina : réponses à six questions de Didier Plassard Didier Plassard - La marionnette naît souvent dans l’enfance : d’un petit théâtre avec lequel on a joué, d’un spectacle qu’on a vu. Quelle a été pour vous la première marionnette ? Valère Novarina - Gugusse de la «Loterie Pierrot », un minuscule militaire à grosse tête qui chantait « L’ami Bidasse et des airs de Bourvil. Je l’ai vu toutes les années, à Thonon, pendant la foire de Crête, chaque premier jeudi de septembre, du début des années 50 à 1999, avec sa sœur, vêtue d’un frac et qui lançait la roue. - Que peut la marionnette que ne pourrait l’acteur ? V. N. - S’effondrer et renaître dans un instant, tomber plus vite qu’une pierre, se redresser hors pesanteur, se mouvoir dans un espace et un temps discontinus, nous démontrer visuellement que tout est saut dans la nature, passage brutal d’un monde à l’autre, paradoxe … Saltation, pratique du saut, saut et salut, saut du temps, grand trouble dans l’espace : la marionnette renverse tout : elle met l’homme bas. - La marionnette est-elle une chose qui fait l’homme ? Ou bien est-elle un portrait de l’homme en chose ? V. N. - L’homme en chose, offert comme une chose, un présent. Un projectile qui surgit. Et aussi quelque chose de jetable. - Dans le théâtre de marionnette traditionnel, préférez-vous la poupée à gaine, qui est agie par en dessous, à la marionnette à fil ou à tringle, manipulée par audessus ? V. N. - J’avoue avoir horreur de tout ce vocabulaire de la marionnette : gaine, tringle, fil, marionnette, manipuler… Utilisons plutôt le vocabulaire de Jarry : le théâtre des Pantins – ou bien, comme les Allemands, parlons d’un Théâtre de 121 Figures. On peut aussi appeler les marionnettes des fétiches, des hommes faits de main d’homme. Ce théâtre-là serait alors un lieu où, dans la mêlée des fétiches, par leur lutte et par leur chute en catastrophe, on irait voir l’idole humaine se défaire. Un lieu d’insoumission à l’image humaine. Les pantins nous disent à la fin : « Allez annoncer partout que l’homme n’a pas encore été capturé ! » - La marionnette électronique du Théâtre des oreilles a votre visage. Les pantins de La Chair de l’homme et de L’Origine rouge ont la tête des acteurs. Quel doit être le visage de la marionnette ? La marionnette est-elle nécessairement un double ? V. N. - Ce qui est beau dans la marionnette, c’est la sortie de l’homme. Mais ça, l’acteur bien dédoublé (comme il y a le clavecin bien tempéré) peut le faire aussi. L’acteur, au sommet de son art, est une marionnette, il est à la fois le tigre et le dompteur – on disait ça de Mounet-Sully… Aujourd’hui Dominique Pinon devient sous nos yeux une effigie en bois de Dominique Pinon ; Znyk offre le corps de Znyk ; Agnès Sourdillon est mue par les fils qu’elle tient. L’acteur n’est pas quelqu’un qui s’exprime, mais un dédoublé, un séparé, un qui assiste à lui, un spectateur de son corps. Un homme qui va hors d’homme. Au théâtre, c’est toujours la sortie du corps humain que l’on vient voir. On vient pour l’offrande du corps : corps porté, corps offert, parole portée devant soi. Il y a dans le pantin et dans l’acteur véritable, l’offrande d’un homme. L’homme hors de lui. Tout théâtre, en petit ou en grand, en castelet ou à Bayreuth, dans Shakespeare ou dans Gugusse, tend vers ce sacrifice, ce don de la figure humaine. - L’équilibre, le rythme, la pulsion. Quel est pour vous, parmi ces trois mots celui qui définit le mieux la marionnette ? V. N. - Le rythme, le travail du temps, la chute instantanée. in Alternatives théâtrales No 72, avril 2002. 122 Carnet Iconographique 123 124 Sommaire ─ Valère Novarina, peinture pour Le Drame de la vie, photographie François Lagarde. ─ Gravures tirées de la Bible de Cologne de 1478 et du Mirouer de la Rédemption, Lyon, 1478, extraites de Pierre Gusman, La Gravure sur bois et d’épargne sur métal du XIVè au XXè siècle, Firmin-Didot et Cie, Paris, 1916. ─ Hystérique de Charcot, photographie reproduite dans Libération*. ─ Portrait de Lulu Bron, photographie reproduite dans Le Dauphiné libéré*. ─ Dans la forêt*. ─ Louis Soutter, Le Culte et Une parodie terminatoire (1935- 1942), tirées de Si le soleil me revenait, Éditions Adam Biro/Centre culturel suisse, Paris, 1997. ─ Machinistes de la Comédie-Française*. ─ Piste de cirque*. ─ Dessins tirés des Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, Éditions Payot, paris, 1972. ─ Valère Novarina, « Bertolt Brecht revu par Isidore Ducasse », in Lautréamont : retour au texte, Éditions de la Licorne, Université de Poitiers, 2001. ─ Thérèse Joly, Le Feu, photographie tirée de Le Feu, Éditions Comp’Act, Seyssel-sur-Rhône, 1994. * : Photographies prêtées par Valère Novarina. 125 Annexes 126 Valère Novarina Né dans les Alpes, le 4 mai 1947. Éditions P.O.L, Paris Le Drame de la vie, 1984. Le Discours aux animaux, 1987. Vous qui habitez le temps, 1989. Le Théâtre des paroles, 1989. Pendant la matière, 1991. Je suis, 1991. L’Espace furieux, 1993. La Chair de l’Homme, 1995. L’Opérette imaginaire, 1998. Devant la parole, 1999. L’Origine rouge, 2000. L’Équilibre de la croix, 2003. La Scène, 2003. Éditions Gallimard, coll. « Poésie », Paris Le Drame de la vie, 2003. Mises en scène de ses textes Le Drame de la vie, créé au Festival d’Avignon, repris dans le cadre du Festival d’Automne à Paris en 1986. Vous qui habitez le temps, créé au Festival d’Avignon, repris dans le cadre du Festival d’Automne en 1989. Je suis, créé au Théâtre de la Bastille à Paris, repris dans le cadre du Festival d’Automne en 1991. La Chair de l’homme, créé en juillet 1995 au Festival d’Avignon. Le Jardin de reconnaissance, créé en mars 1997 au Théâtre de l’Athénée à Paris. L’Origine rouge, créé en juillet 2000 au Festival d’Avignon, repris au Théâtre National de la Colline en octobre 2000. La Scène, sera créé le 30 septembre 2003 au Théâtre Vidy-Lausanne, repris au Théâtre National de la Colline en novembre 2003. 127 Il a peint de grandes toiles pour chacun de ces spectacles et dessiné les 2587 personnages du Drame de la vie. Pour une bibliographie complète, on pourra consulter le site Internet : www.novarina.com, ainsi que Valère Novarina. Théâtres du verbe, sous la direction d’Alain Berset, Éditions José Corti, Paris, 2001 et Valère Novarina, revue Europe, n° 880-881, août-septembre 2002. 128 Michel Baudinat Au théâtre, il travaille avec Michel Berto, Ram Goffer, Michel Hermon, Jacques Robnar, Christian Remer, Albert Delpy, Jean Gillibert, Jacques Falguières, Henri Ronse, Fabienne del Rez, Yvon Davis, Arrabal, Frédéric Reverend, Paule Annen, Bernard Levy et Claude Buchvald, dans des pièces de Leinau, Ibsen, Strindberg, Copi, Witkiewicz, Goethe, Corneille, Musset, R. Rousel, Bontzolakis, Beckett, Bantze, C. Hein, Arrabal, Lenz, Enquist, W.B. Yeats . Au cours de son parcours, il rencontre et travaille également avec Jean-Marie Patte, Bernard Sobel, Didier Bezace, Jacques Nichet, Stuart Seide et Nicolas Struve. De Valère Novarina, il joue Je suis, Le Drame de la vie, Vous qui habitez le temps, La Chair de l’homme (mises en scène de l’auteur), L’Opérette imaginaire, (mise en scène Claude Buchvald). Il met en scène et interprète aussi Valère Novarina dans L’Acteur fuyant autrui. Dernièrement, on l’a vu dans Tête d’or, mis en scène par Claude Buchvald et dans La Sonate des spectres mis en scène par Daniel Jeanneteau. Céline Barricault Captivée par la diversité de la littérature pour violoncelle, Céline Barricault accorde un intérêt particulier aussi bien au répertoire ancien sur instruments d’époque qu’à la musique contemporaine. Elle est diplômée du Conservatoire National de Région de Nantes en violoncelle et en écriture, où elle pratique notamment l’improvisation et de la Schola Cantorum de Paris où elle obtient le diplôme supérieur de virtuosité de violoncelle. Elle poursuit actuellement sa formation en musique ancienne et violoncelle baroque au Conservatoire Supérieur de Paris auprès de David Simpson. Elle joue régulièrement au sein de formations telles que l’orchestre Léonard de Vinci-Opéra de Rouen, l’Orchestre Lamoureux, l’Orchestre Colonne, mais aussi en soliste. Elle aborde également le répertoire contemporain avec l’Ensemble 2e2m, mais aussi la période baroque lors de concerts de musique de chambre ou avec 129 l’Académie Baroque Européenne d’Ambronay sous la direction de Rinaldo Alessandrini. Jean-Quentin Châtelain Il a suivi sa formation de comédien au conservatoire d’Art Dramatique de Genève en 1977, puis à l’École du Théâtre National de Strasbourg. Il joue dans Parfum de fleur de James Saunders, mis en scène par Philippe Mentha à Genève ; en 1978, Jean-Claude Hourdin le dirige dans Woyzeck de Büchner. Durant les années quatre-vingt, il travaille notamment sous la direction de Bernard Bloch, Antoine et Cléopâtre de Shakespeare ; André Engel, Lulu de Wedekind ; Bernard Sobel, Philoctère de Heiner Müller ; Jean-Claude Fall, Still life de E. Mann ; Darius Peyarmiras, Mars d’après Fritz Zorn et Fantasio de Musset … Depuis le début des années quatre-vingt-dix, il a joué notamment dans : Les Comédies barbares de Ramon del Valle Inclan, mise en scène Jorge Lavelli ; Henry VI, mise en scène Stuart Seide ; La Terrible voix de Satan, mise en scène Claude Régy ; L’Idiot, mise en scène Joël Jouanneau ; Le Jardin de reconnaissance de et mise en scène Valère Novarina ; Macbeth, mise en scène Stuart Seide ; La Tragédie de Coriolan, mise en scène Joël Jouanneau ; Médée, mise en scène Jacques Lassalle ; Premier amour de Samuel Beckett, mise en scène J.-M. Meyer, spectacle pour lequel il a reçu le prix du Syndicat de la Critique Théâtrale et Musicale ; Des couteaux dans les poules, de D. Harrower, mise en scène Claude Régy. Pascal Omhovère Comédien metteur en scène, sa première création est L’Écume des jours de Boris Vian. Après quelques incursions dans le monde de l’opéra, il joue notamment avec Louis Wilhelm, Paul Laurent, Bruno Bayen, Noël Casale, Xavier Marchand … L’essentiel de sa formation se fait cependant avec Michaël Lonsdale avec qui il est acteur et assistant de 1983 à 1990. Par la suite, il travaille principalement avec Jean-Marie Patte. Depuis 1986 il travaille avec Valère Novarina en tant que comédien ou assistant. Il accompagne la création du Drame de la vie puis est tour à tour acteur et assistant pour Vous qui habitez le temps, Je suis, La Chair de 130 l’homme et Le Jardin de reconnaissance. Dramaturge sur L’Origine Rouge, il a luimême mis en scène Hippolyte de Robert Garnier au Théâtre d’Evreux en 2002. Dominique Parent De 1984 à 1989, il suit les formations de l’École d’Art Dramatique du Conservatoire National de Lille et du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris. Au théâtre, il joue sous la direction de nombreux metteurs en scène dont : Robert Altman, Christian Riehl, Gérard Desarthe, Bernard Sobel, Jacques Nichet, Éric Vigner, Danie Mesguich, Olivier Py, Jacques Falguières, Christian Caro, Christian Peythieu… Il interprète les textes de Valère Novarina sous la direction de Claude Buchvald (Le Repas et La Chair de l’homme), et Valère Novarina (Vous qui habitez le temps, L’Origine rouge). Avec Claude Buchvald, il joue également dans Tête d’or. Il joue au cinéma et à la télévision dans les réalisations de Richard Dembo, Denis Podalydes, Marcel Bluwal, William Leroux, Emmanuel Descombes, Pierre Gaffier, Éric Rohmer et dernièrement dans Le Mystère de la chambre jaune de Bruno Podalydes. Dominique Pinon Il débute au cinéma avec Jean-Jacques Beineix (Diva, La Lune dans le caniveau) et Daniel Vigne (Le Retour de Martin Guerre). Il tourne ensuite notamment avec Roman Polanski (Frantic), Robert Enrico (La Révolution française), Caro et Jeunet (Delicatessen, La Cité des enfants perdus), Jean-Pierre Jeunet (Alien la résurrection, Le fabuleux destin d’Amélie Poulain), Hervé Hadmar (Comme un poisson hors de l’eau), Patrick Timsit (Quasimodo), Francis Palluau (Bienvenue chez les Rozes), Mary Mc Guckian (The Bridge of San Luis Rey), Arthur Joffé (Ne quittez pas)…. 131 Au théâtre, il joue notamment sous la direction de Gildas Bourdet (Station service, L’inconvenant, L’Été, La Mort d’Auguste, Le Malade imaginaire) ; Jorge Lavelli (Maison d’arrêt, Mein Kampf, Six personnages en quête d’auteur, L’Ombre de Venceslao), Michel Raskine (2001 Barbe bleue) ; Mohamed Rouhabi (Providence café). De Valère Novarina, il a joué Pour Louis de Funès (mise en scène Renaud Cojo) et L’Origine rouge. Claire-Monique Scherer Elle reçoit une formation classique et de danse contemporaine et suit des stages dirigés par Lyz Schlegel. Après une licence en arts du spectacle à Paris 8, elle suit l’école de théâtre du Samovar et participe à de nombreux stages de danse à la Ménagerie de verre et aux Hivernales d’Avignon. Elle joue notamment dans le chœur de L’Opérette imaginaire et dans Le Babil des classes dangereuses-Acte III de Valère Novarina, et dans Sœur Béatrice (extraits) de Maurice Maeterlinck. Agnès Sourdillon Élève d’Antoine Vitez (Théâtre National de Chaillot puis Odéon). Elle joue au théâtre sous la direction de Christian Colin (Sombre printemps de Unika Zürn, Le Misanthrope de Molière), Stéphane Braunschweig (Woyzeck de Anton Büchner, Tambours dans la nuit de Bertolt Brecht, Dom Juan revient de guerre de Ödon von Horváth, Ajax de Sophocle, La Cerisaie de Tchekhov), Bernard Sobel (Le Roi Lear de Shakespeare), Alain Milianti (Le Legs et l’épreuve de Marivaux, Bingo d’Edward Bond), Philippe Lanton (La Mort de Danton de Anton Büchner), Nicolas Struve (Une aventure de M. Tsetaeva), Alain Ollivier (La Révolte de Villiers de l’Isle Adam), Lisa Wurkser (Le Maître et Marguerite de Boulgakov). Elle est Agnès dans L’École des femmes créé à la Cour d’Honneur du Palais des Papes par Didier Bezace. Elle joue dans Phèdre mis en scène par Patrice Chéreau. 132 Elle fonde avec François Wastiaux et Yves Pagès la Compagnie Valsez-Cassis, elle y joue Les Gauchers, les Parapazzi de Yves Pagès, Hamlet, La Ronde des Vauriens … Elle joue dans les créations de La Chair de l’homme, Le Jardin de reconnaissance et L’Origine rouge de Valère Novarina, mis en scène par l’auteur. Elle lit avec lui Madame Guyon. Au cinéma, elle a tourné avec Jean-Luc Godard, Jacques Rivette … Leopold von Verschuer Né en 1961 à Bruxelles de parents allemands, il débute comme acteur en 1982 à Berlin. De 1986 à 1993, il est membre comédien du Theater An Der Ruhr de Roberto Giuilli. Depuis, il a travaillé à Cologne, Lisbonne, Basle, Berlin, Avignon, Paris et Vienne en tant qu’acteur, metteur en scène et traducteur. Après sa rencontre avec Valère Novarina, il joue dans ses spectacles Le Cirque contrarié, La Chair de l’homme, L’Origine rouge. Il met également en scène en allemand L’Opérette imaginaire, il obtient pour ses traductions de textes de Valère Novarina (Lettres aux acteurs, Pour Louis de Funès, L’Opérette imaginaire), il est lauréat du programme Transfert théâtral 2000 et obtient le prix de la traduction Bremer Ubersetzerpreis en 2001. Il a également traduit L’Origine rouge. Sa compagnie Théâtre Impossible a obtenu en Allemagne le prix Theaterzwang en 1999 et en 2001. Laurence Vielle Elle vit à Bruxelles où elle travaille notamment avec Hélène Gailly, Michaël Delaunoy, Pietro Pizzuti, Valérie Cordy, Philippe Sireuil, Isabelle Pousseur. Elle écrit également de nombreux textes pour le théâtre et met en scène Le Marin de Fernando Pessoa, La Femme de Gilles de Madeleine Bourhouxe, (avec Lu Fonteyn), L’incroyable histoire du grand gelbe, Contes à rebours de Laurence Vielle. Elle joue dans plusieurs films dont Tous à table et Des heures sans sommeil 133 d’Ursula Meier pour lequel elle reçoit le prix de la première œuvre en communauté française de Belgique pour Zébuth ou l’histoire ceinte, récit. 134 Dossier pédagogique conçu par Julien Fišera En collaboration avec Laure Hémain Réalisé par Christel Gassie Remerciements à Valere Novarina et Céline Hersant 135