Il y a plusieurs mystères dans cette pièce.
Tout d’abord, celui d’un homme qui choisit de donner la parole à une femme. Puis,
comment cette femme exaltée se met à incarner à elle seule l’aspiration à un monde
poétique contre celui des billets de banque. Un être humain doué de vie intérieure serait
donc forcément de sexe féminin en cette fin du 19ème siècle ? Au point qu’un poète
comme Villiers de l’Isle-Adam trouve en elle son meilleur porte-parole, et pourquoi pas
son double...
Le long fil de parole dévidé par Elisabeth est un plaidoyer pour la vie de l’esprit contre la
vie matérielle et même contre la vie sociale. Félix est un capitaliste, concret, qui fait des
affaires. Il n’aime pas l’originalité, il n’aime ni les montagnes trop hautes ni les vallées
trop creuses. Sa vie est moyenne, sans aspérités et il est heureux ainsi. Il n’a pas d’état
d’âme, n’est pas sentimental. Toute son intelligence il l’applique à son organisation de la
vie : il travaille, travaille.
Face à lui, une femme plus jeune, qui est née poète, sensible. Mariée à un banquier par
ses parents qui ne la comprennent pas non plus, elle aurait aimé employer ses forces à
aimer et être aimée de son mari. Mais elle ne reçoit qu’abandon et condescendance. Cette
Elisabeth est une petite sœur de la Molly Bloom de Joyce (interprétée par Anouk
Grinberg ici même aux Bouffes du Nord). Molly parlait sans interruption à côté d’un
homme endormi, noyé dans l’alcool. Elisabeth parle elle aussi presque sans arrêt à un
homme taiseux, hébété, qui répond par ruades, effaré par ce qu’il entend. L’une et l’autre
de ces femmes ont placé trop d’espoir dans l’amour et avaient une idée beaucoup trop
romantique du mariage : « Je ne vous souhaite pas de vous douter jamais de ce que vous
avez perdu ! », lance froidement Elisabeth à Félix.
L’amour des femmes est-il donc toujours trop grand pour les hommes ?
Ayant payé « sa dette sociale » comme elle le dit, Elisabeth aurait voulu partir sans
explication. Lorsque Félix incapable d’imagination tente de réduire son départ à un
simple adultère, elle entreprend alors de parler et comme dans un phénomène analytique,
entre en elle-même pour dire et accoucher d’une parole à voix haute. Ainsi, elle tente une
dernière fois de faire accéder Félix à son intériorité mais en vain. Il ne comprend rien,
même pas le sens du mot rêver, à quoi Elisabeth répond : « Vous n’avez que le néant à
m’offrir à la place du rêve ». Ce texte est un ravage. Il contient la violence des paroles
vraies – Elisabeth ne se nomme-t-elle pas « celle qui ne veut pas mentir » ? – et à la fin de
son étrange monologue, on aurait aimé en rester là : à un départ sans regrets.
C’est là qu’intervient un nouveau mystère : si Villiers de l’Isle-Adam avait été une femme,
aurait-il, aurait-elle écrit le retour d’Elisabeth ? « On n’efface pas », dit Elisabeth. Alors,
qui est cette nouvelle femme « atteinte d’un ennui éternel » qui revient s’asseoir,
quelques heures plus tard, à la table des comptes ? Lorsqu’elle frissonnait dans la nuit,
accablée par le sentiment de solitude et d’exil, on aurait aimé que cette Elisabeth
entende une voix, une seule : celle de l’écrivain Colette, qui écrira plus tard, beaucoup
plus tard, au XXème siècle : « Renaître n’a jamais été au-dessus de mes forces ». En 1870,
il était encore trop tôt pour Elisabeth... Blandine Masson