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sagesses médicales - entretien
Tout Prévoir — mai 2013 n° 441
Tout Prévoir — mai 2013 n° 441
l’inertie clinique au sens négatif du terme, et dans
quel cas sommes-nous dans l’inaction appropriée,
selon vous ?
Pr G. R : Pour moi c’est très clair. C’est approprié
quand le médecin peut justifier ce qu’il fait ; l’inertie
clinique, c’est quand le médecin n’a pas d’explication
de sa décision.
M. L : Et si a posteriori, on s’aperçoit que la
justification est erronée, c’est tout de même
une inaction appropriée ?
Pr G. R : Eh bien, errare humanum est. C’est une
erreur, mais ce n’est pas une faute. La véritable inertie
clinique, celle qu’on ne peut pas justifier, c’est une
faute. Il y a des conséquences médico-légales à cette
distinction majeure. Une inaction approprié, donc
justifiée, ne doit pas être condamnable.
M. L : Mais si je justifie par exemple ma décision
en disant : « j’utilise ce traitement parce que je
l’ai toujours utilisé », ce n’est pas une bonne
justification, et je suis condamnable, non ?
Pr G. R : Non, bien sûr, ce n’est pas une bonne justi-
fication. Cela veut dire que je suis ignorant, et c’est
condamnable. Mais ce n’est pas ça l’inertie clinique :
dans l’inertie clinique, je connais les recommandations.
Je décide de ne pas traiter, par exemple, à cause de
biais inhérents au mode de raisonnement humain.
C’est le cas quand je ne traite pas un patient souffrant
d’arythmie par anticoagulants parce que, 15 jours
auparavant, j’en ai traité un qui a fait une hémorragie.
M. L : Mais dans ce cas, justement, on ne peut pas
dire que c’est une bonne raison, c’est difficile de
parler d’inaction appropriée.
Pr G. R : En toute justice, le médecin serait condam-
nable. Mais je pense qu’il faudrait dire au juge :
n’oubliez que le médecin est un être humain. J’aurais
tendance à comprendre ça. L’important, ce n’est pas
d’avoir fait des erreurs, c’est de ne pas en apprendre.
La méprise catastrophique de l’EBM est de dire : les
émotions et les heuristiques sont des sources d’erreur
et il faut les supprimer. C’est une faute parce que
nous en avons besoin. Nous les enlever n’aboutit
qu’à une seule conclusion : il n’y a plus besoin de
docteurs, un programme fera cela très bien.
M. L : Et alors ? Si plus de gens sont mieux soignés
au final ?
Pr G. R : Statistiquement, c’est vrai, et c’est pour
cela que l’EBM est un outil fantastique pour les
pouvoirs publics. Mais il y aura des cas où ce sera
mauvais. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est Aristote.
Quiconque connaît l’universel et pas le singulier, se
trompera souvent car on ne soigne pas l’universel,
mais le singulier.
M. L : Il y a aussi une autre description possible
des tâches de l’EBM : non pas remplacer la décision,
mais plutôt passer à la moulinette la littérature
médicale afin de dégager les recommandations.
Bien sûr, il ne s’agirait que de la première étape,
mais il s’agirait d’une réflexion méthodologique
pertinente pour établir le résultat de cette
première étape.
Pr G. R : C’est vrai, mais il se pose à ce niveau-là
un autre problème. Si les études montrent qu’un
traitement contre le diabète fait baisser l’hémoglo-
bine glyquée de 1 %, beaucoup de gens ne peuvent
s’empêcher de penser que l’hémoglobine glyquée de
leurs patients baissera de 1 %, et qu’il y a moins de
5 chances sur 100 que cela ne soit pas le cas. Mais
c’est complètement faux : dans cette étude, il y aura
des gens pour qui elle a baissé de 4 % et d’autres
pour qui elle a monté de 2 %, et ce sera peut-être
le cas du patient individuel que j’ai à traiter.
M. L : Mais ça, ce n’est pas une objection que l’on
peut faire à l’EBM : c’est plutôt une objection que
l’on peut faire à ceux qui interprètent mal les
recommandations qu’elle vise à établir.
Pr G. R : Oui, mais malheureusement, nous sommes
de mauvais statisticiens, c’est un fait. Et il y a plus :
quand on donne un traitement à Monsieur X, le seul
moyen de savoir si cela va marcher, ce ne sont pas
les statistiques, c’est d’essayer le traitement, et de
revoir le patient trois mois plus tard pour vérifier si
son hémoglobine glyquée a baissé.
M. L : Mais l’idée n’est-elle pas justement que
la décision naturelle de l’humain est moins
performante que la décision correctement
basée sur des statistiques ? N’est-ce pas cela
que les partisans de l’EBM prônent ? Au fond, ils
s’appuient, je pense, sur le constat qu’un groupe
d’experts sans méthode réductible à des règles fait
moins bien qu’un algorithme de décision simple
basé sur des statistiques. Peu importe que nous
ne décidions pas ainsi et n’y parvenions pas : c’est
comme cela qu’il faudrait faire.
Pr G. R : Effectivement, ils ont raison. Du point de
vue de l’économie de la santé et de la santé publique,
c’est raisonnable de s’appuyer sur des recommanda-
tions. Mais du point de vue de la santé individuelle,
c’est faux, complètement faux. L’inertie clinique, c’est
l’expression même de ce malaise : ce que j’appelle
la véritable inertie clinique, celle-là, il est vrai qu’il
faut la combattre.
M. L : Alors justement : dans le livre, vous utilisez
une expression sur laquelle je voudrais revenir.
Vous distinguez l’inertie clinique de « l’inaction
appropriée ». Dans quel cas sommes-nous dans