Sagesses médicales perspectives une analyse ou un entretien, entre deux acteurs des débats intellectuels qui agitent le monde médical Entretien entre le Pr Gérard Reach, diabétologue au CHU Avicenne (Bobigny), auteur notamment de Pourquoi se soigne-t-on ? (Éditions Le bord de l’eau, 2007) et de L’inertie clinique (Éditions Springer, 2012) et Maël Lemoine, Maître de conférence en philosophie à l’université de Tours, membre de philosophie et médecine réseau associé au CERSES (1). sagesses médicales - entretien 14 Les limites de l’Evidence-Based Medicine Maël Lemoine : Votre dernier livre s’appelle L’inertie clinique. Comment définissez-vous ce phénomène ? Professeur Gérard Reach : Tout part de l’EvidenceBased Medicine(2). L’EBM à l’origine c’est très bien, mais je crois vraiment qu’il y a eu une dérive. C’est contre cette dérive que lutte l’inertie clinique. Elle consiste, pour un médecin, à ne pas appliquer une recommandation que pourtant l’on connaît. M. L : Votre livre, L’inertie clinique s’inscrit donc alors contre l’EBM ? Ce n’est pas quelque chose qui apparaît clairement. Pr G. R : Volontairement, dans le livre, j’ai maintenu l’ambiguïté. Ce n’est pas que j’ai peur de m’y attaquer frontalement. C’est parce que je pense qu’il faut avoir une vision absolument nuancée de l’EBM. Il ne faut pas jeter le bébé « M » avec l’eau du bain. Notes 1. Centre de recherche sens, éthique, société. 2. Les expressions indiquées en orange sont définies dans l’encadré de la page 17. 3. Tout Prévoir, N° 438 février 2013. M. L : Justement, dans un compte-rendu (3), nous vous faisions un reproche, mineur, sur la finalité un peu floue du chapitre sur l’EBM. Pr G. R : Il est central ! Comment est construit le livre ? D’abord, il y a le constat que l’inertie clinique est une réalité énorme. Puis, l’interprétation brutale de ce phénomène, c’est que les médecins ont tort et que l’inertie clinique est un péché : il faut la combattre. Là où ça n’est pas si simple, c’est quand on découvre que lorsqu’un médecin décide de s’écarter des recommandations, dans 93 % des cas, cette décision est validée par des pairs. C’est un peu embêtant, quand même ! On peut se dire : mais alors, n’y a-t-il pas un problème avec l’Evidence-Based Medicine et les recommandations ? D’où le chapitre suivant : qu’est-ce que c’est, réellement, que l’EBM ? C’est une construction, une invention, une vision très Tout Prévoir — mai 2013 n° 441 De gauche à droite : le Pr Gérard Reach et le philosophe Maël Lemoine. théorique de ce que c’est que pratiquer la médecine. On y imagine, notamment, que les médecins y auront un comportement purement rationnel, bayesien. Ils utiliseront donc des méthodes pour prendre une décision. Il faut qu’ils connaissent la science ; et en fonction de critères purement statistiques, ils appliqueront le théorème de Bayes, et prendront une décision. Et cette manière de faire est très répandue. M. L : J’ai plutôt lu, et constaté, que ces modèles bayesiens sont enseignés, servent de référence théorique, mais ne sont que très rarement utilisés dans la pratique. Pr G. R : Oui, et pourquoi ne le sont-ils pas ? Moi je ne fais jamais comme ça. M. L : Personne ne fait jamais comme ça. Pr G. R : Mais justement, les auteurs des livres de référence sur l’Evidence-Based Medicine pensent qu’on fait comme ça. M. L : Vous croyez qu’ils pensent que l’on fait comme ça, ou bien simplement qu’ils recommandent de procéder comme ça ? Pr G. R : Mais s’ils le recommandent, c’est qu’ils pensent qu’ils vont être suivis. M. L : Sans doute, mais ils le décrivent comme un idéal. Pr G. R : Le point de départ est exact : il y a un problème si, quand vous allez voir le docteur x, il vous donne un traitement, alors que le docteur y vous en donnerait un autre. Vous devriez avoir le même traitement, c’est-à-dire le meilleur traitement. Or, pour avoir toujours le meilleur traitement, il faut des recommandations. Voilà le raisonnement M. L : Je pense pour ma part que cette insistance sur l’individualité de la décision finale est rhétorique et stratégique : elle sert plutôt à faire accepter la démarche qu’à l’atténuer. Mais peut-être cela revient-il au même. Ce qui me fait envisager cela, c’est que cette dernière étape – l’adaptation au patient individuel – n’est jamais étudiée pour elle-même par les partisans de l’EBM. Votre propre travail, par exemple, est une contribution à l’élucidation de ce qui se passe à cette dernière étape de la chaîne. Pr G. R : C’est mon but, en effet. En particulier, dans le dernier chapitre, je montre que grâce à l’inertie clinique, qui est un symptôme, on réalise comment faire bien l’Evidence-Based Medicine. C’est fondamentalement faux, car cela suppose que nous, médecins, puissions calculer l’utilité espérée d’un traitement et la probabilité qu’il réussisse. Or nous sommes biaisés inévitablement sur les deux : sur le calcul de l’utilité, à cause de nos émotions, et notamment à cause de l’aversion au risque ; sur le calcul de la probabilité, nous le sommes à cause de notre mode de raisonnement naturel, qui procède par « heuristiques ». Ce dernier point a été pour moi une découverte fondamentale : la lecture de l’œuvre de Kahneman et Tversky sur la manière dont nous prenons réellement nos décisions. perspectives M. L : Et ça, ce n’est pas ce qu’il fait ? Pr G. R : C’est un alibi. Ils insistent sur la décision individuelle finale seulement pour se dédouaner de l’horreur qu’ils ont construite : l’Evidence-Based Medicine bête. du jeune médecin. Quand le médecin expérimenté ne connaît pas un domaine, c’est par les recommandations de la HAS qu’il doit commencer. Mais la deuxième chose qu’il faut apprendre n’a rien à voir : c’est l’apprentissage de l’analyse d’un contexte. Par la synthèse des deux, petit à petit, on se délivre des recommandations. Le véritable expert connaît les recommandations, mais elles sont intuitives dans son esprit. Pour le médecin médiocre, il est vrai qu’il vaut mieux qu’il s’en tienne aux recommandations : on limitera les dégâts. Et c’est vrai qu’il y en a quand même quelques-uns. M. L : Un article très connu de Dreyfus décrit l’apprentissage de l’expertise dans un domaine. De manière étonnante, il fait de la connaissance des règles les plus générales le niveau le plus bas de la maîtrise d’un domaine, par lequel le novice commence, puis dont il s’affranchit effectivement en maîtrisant peu à peu les contextes, les stratégies, les types de situation où les règles s’appliquent, etc. Pr G. R : Mais bien entendu, je cite cet article, il est fondamental pour moi. Si vous demandez en effet à un expert quelles règles il utilise, il ne sait pas. Lui demander cela, ce serait lui demander de régresser au stade de débutant. C’est ce que fait l’EBM : elle cherche à réduire l’expertise à des règles. 15 sagesses médicales - entretien de base de l’EBM. Ses partisans pensent, en tous les cas, ne cessent de dire, que le médecin prend sa décision finale en adaptant aux préférences et aux caractéristiques particulières d’un individu des recommandations générales. M. L : C’est une œuvre classique qui remet en cause le modèle de la rationalité de la décision telle qu’elle existe réellement. Mais la question se pose tout de même : les partisans de l’EBM voudraient remplacer le mode de raisonnement naturel par un mode de raisonnement plus performant et plus sûr. Pr G. R : Mais ça ne marche pas ! L’inertie clinique, c’en est précisément la preuve. Dominique Mutio M. L : Alors si ça ne marche pas, l’EBM ne sert vraiment à rien ? Pr G. R : Si. À la lecture des premiers articles, on comprend qu’elle procède d’une approche essentiellement pédagogique. Elle se présente à l’origine comme une nouvelle façon d’enseigner la médecine, et non de la pratiquer. C’est la première étape de l’apprentissage Tout Prévoir — mai 2013 n° 441 perspectives sagesses médicales - entretien 16 M. L : Il y a aussi une autre description possible des tâches de l’EBM : non pas remplacer la décision, mais plutôt passer à la moulinette la littérature médicale afin de dégager les recommandations. Bien sûr, il ne s’agirait que de la première étape, mais il s’agirait d’une réflexion méthodologique pertinente pour établir le résultat de cette première étape. Pr G. R : C’est vrai, mais il se pose à ce niveau-là un autre problème. Si les études montrent qu’un traitement contre le diabète fait baisser l’hémoglobine glyquée de 1 %, beaucoup de gens ne peuvent s’empêcher de penser que l’hémoglobine glyquée de leurs patients baissera de 1 %, et qu’il y a moins de 5 chances sur 100 que cela ne soit pas le cas. Mais c’est complètement faux : dans cette étude, il y aura des gens pour qui elle a baissé de 4 % et d’autres pour qui elle a monté de 2 %, et ce sera peut-être le cas du patient individuel que j’ai à traiter. M. L : Mais ça, ce n’est pas une objection que l’on peut faire à l’EBM : c’est plutôt une objection que l’on peut faire à ceux qui interprètent mal les recommandations qu’elle vise à établir. Pr G. R : Oui, mais malheureusement, nous sommes de mauvais statisticiens, c’est un fait. Et il y a plus : quand on donne un traitement à Monsieur X, le seul moyen de savoir si cela va marcher, ce ne sont pas les statistiques, c’est d’essayer le traitement, et de revoir le patient trois mois plus tard pour vérifier si son hémoglobine glyquée a baissé. M. L : Mais l’idée n’est-elle pas justement que la décision naturelle de l’humain est moins performante que la décision correctement basée sur des statistiques ? N’est-ce pas cela que les partisans de l’EBM prônent ? Au fond, ils s’appuient, je pense, sur le constat qu’un groupe d’experts sans méthode réductible à des règles fait moins bien qu’un algorithme de décision simple basé sur des statistiques. Peu importe que nous ne décidions pas ainsi et n’y parvenions pas : c’est comme cela qu’il faudrait faire. Pr G. R : Effectivement, ils ont raison. Du point de vue de l’économie de la santé et de la santé publique, c’est raisonnable de s’appuyer sur des recommandations. Mais du point de vue de la santé individuelle, c’est faux, complètement faux. L’inertie clinique, c’est l’expression même de ce malaise : ce que j’appelle la véritable inertie clinique, celle-là, il est vrai qu’il faut la combattre. M. L : Alors justement : dans le livre, vous utilisez une expression sur laquelle je voudrais revenir. Vous distinguez l’inertie clinique de « l’inaction appropriée ». Dans quel cas sommes-nous dans Tout Prévoir — mai 2013 n° 441 l’inertie clinique au sens négatif du terme, et dans quel cas sommes-nous dans l’inaction appropriée, selon vous ? Pr G. R : Pour moi c’est très clair. C’est approprié quand le médecin peut justifier ce qu’il fait ; l’inertie clinique, c’est quand le médecin n’a pas d’explication de sa décision. M. L : Et si a posteriori, on s’aperçoit que la justification est erronée, c’est tout de même une inaction appropriée ? Pr G. R : Eh bien, errare humanum est. C’est une erreur, mais ce n’est pas une faute. La véritable inertie clinique, celle qu’on ne peut pas justifier, c’est une faute. Il y a des conséquences médico-légales à cette distinction majeure. Une inaction approprié, donc justifiée, ne doit pas être condamnable. M. L : Mais si je justifie par exemple ma décision en disant : « j’utilise ce traitement parce que je l’ai toujours utilisé », ce n’est pas une bonne justification, et je suis condamnable, non ? Pr G. R : Non, bien sûr, ce n’est pas une bonne justification. Cela veut dire que je suis ignorant, et c’est condamnable. Mais ce n’est pas ça l’inertie clinique : dans l’inertie clinique, je connais les recommandations. Je décide de ne pas traiter, par exemple, à cause de biais inhérents au mode de raisonnement humain. C’est le cas quand je ne traite pas un patient souffrant d’arythmie par anticoagulants parce que, 15 jours auparavant, j’en ai traité un qui a fait une hémorragie. M. L : Mais dans ce cas, justement, on ne peut pas dire que c’est une bonne raison, c’est difficile de parler d’inaction appropriée. Pr G. R : En toute justice, le médecin serait condamnable. Mais je pense qu’il faudrait dire au juge : n’oubliez que le médecin est un être humain. J’aurais tendance à comprendre ça. L’important, ce n’est pas d’avoir fait des erreurs, c’est de ne pas en apprendre. La méprise catastrophique de l’EBM est de dire : les émotions et les heuristiques sont des sources d’erreur et il faut les supprimer. C’est une faute parce que nous en avons besoin. Nous les enlever n’aboutit qu’à une seule conclusion : il n’y a plus besoin de docteurs, un programme fera cela très bien. M. L : Et alors ? Si plus de gens sont mieux soignés au final ? Pr G. R : Statistiquement, c’est vrai, et c’est pour cela que l’EBM est un outil fantastique pour les pouvoirs publics. Mais il y aura des cas où ce sera mauvais. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est Aristote. Quiconque connaît l’universel et pas le singulier, se trompera souvent car on ne soigne pas l’universel, mais le singulier. Repères • Evidence-Based Medicine, EBM : Médecine fondée sur les preuves. Un mouvement très influent dont le principal résultat est une hiérarchie des preuves d’efficacité des traitements (voir tableau 1 : ci-dessous). Tableau 1 : Niveau de preuve scientifique fourni par la littérature (études thérapeutiques), et grade des recommandations qui en découlent (HAS) Niveau de preuve scientifique fourni par la littérature (études thérapeutiques) Niveau de preuve scientifique fourni par la littérature (études thérapeutiques) Niveau 1 – Essais comparatifs randomisés de forte puissance – Méta-analyse d’essais comparatifs randomisés – Analyse de décision basée sur des études bien menées A Preuve scientifique établie Niveau 2 – Essais comparatifs randomisés de faible puissance – É tudes comparatives non randomisées bien menées – Études de cohorte B Présomption scientifique Niveau 3 – Études de cas témoins Niveau 4 – Études comparatives comportant des biais importants – Études rétrospectives – Séries de cas C Faible niveau de preuve • Dreyfus : philosophe américain, spécialiste des sciences cognitives. L’article dont il est question dans cet entretien est disponible en français dans D. Andler, Introduction aux sciences cognitives, Gallimard, Paris, 2004. • Heuristique : procédure de raisonnement rapide, mais peu fiable, utilisée par les humains pour résoudre un problème (par exemple pour prendre une décision). • Inaction appropriée : décision justifiée de ne pas appliquer une recommandation que l’on connaît (par exemple, ne pas intensifier un traitement pour faire baisser l’hypertension d’un patient). • Kahneman et Tversky : dans une série d’études au début des années 1970, ces deux chercheurs ont remis en cause l’hypothèse que les décisions humaines sont rationnelles et objectivement optimales, et ont proposé une description de la décision humaine de fait : ils sont à l’origine de la notion d’heuristique. • Phillips : médecin et chercheur d’Atlanta (USA) qui a le premier utilisé l’expression « inertie clinique », qu’il décrit comme un obstacle qu’il faudrait surmonter pour améliorer la prise en charge réelle des patients diabétiques. • Théorème de Bayes : le théorème de Bayes définit la probabilité d’un événement A étant donné un événement B, en fonction des probabilités en général des événements A et B, et de la probabilité de l’événement B étant donné l’événement A. Ce théorème sert de fondement à une approche dite bayesienne de la décision en général, et de la décision médicale en particulier. • Théorie de la décision : domaine de recherche défini par des mathématiciens, des économistes et des philosophes, tendant à décrire mathématiquement la décision, soit réelle, soit idéale. Tout Prévoir — mai 2013 n° 441 perspectives M. L : Le manque d’observance, n’est-ce pas la manière d’y participer malgré tout ? Pr G. R : Dans mon livre sur l’observance, je n’avais pas encore découvert Kanheman. Mais l’observance ou son absence, c’est l’application par le patient des heuristiques dans la prise de décision qui le concerne. Par exemple, si le médecin a une aversion au risque de long terme du diabète, le patient, lui est conduit par une aversion à court terme au risque d’hypoglycémie. M. L : Une dernière question : le médecin qui prend une décision individuelle contre les recommandations ne connaît pas les déterminants individuels, ses préférences réelles aussi bien que les particularités biologiques de sa situation. Pourquoi dans ce cas sa décision individuelle serait-elle plus justifiée qu’une recommandation générale ? Pr G. R : Cette idée m’est insupportable. Je la comprends : elle dit qu’il vaut mieux prendre une décision statistique, parce que vous n’arriverez jamais, seul, à prendre une décision correcte. Je crois profondément à la nécessité de la médecine, et à partir du moment où il doit y avoir une médecine, la décision doit être individuelle. Et j’emmerde l’EBM. Si les médecins doivent être remplacés par des ordinateurs, il est temps que je prenne ma retraite. ■■ 17 sagesses médicales - entretien M. L : Et le patient, ne faut-il pas qu’il participe à la décision ? Pr G. R : Eh bien justement, dans ce cas, il ne peut pas. Il subit passivement ce que prescrit un livre de recettes. Le médecin est d’ailleurs bien content de les trouver, parce que cela lui fait gagner du temps.