qu’il emprunte, ils ne les recommande à per-
sonne se contentant de les baliser, de les
donner à voir. Il ne dicte pas la voie à
prendre, il se contente d’éclairer. Bien-sûr,
les bergers qui se regroupent pour le suivre
devront se méfier car s’il les guide il peut
parfois, usant de la ruse dont il est coutu-
mier, les tromper et les trahir. Sachant
manier toutes les mises en circulation, de
biens, de mots, de rôles, il patronnera les
échanges.
Rapprochant Eros d’Aphrodite en leur
donnant le secret des mots de l’amour, per-
mettant à Priam le troyen de récupérer -
auprès d’Achille- la dépouille de son fils
défunt Hector, Hermes est de toutes les
médiations entre les hommes d’une part,
entre les Dieux et les hommes d’autre part,
mais toujours et à tous moments il laisse
l’incertitude s’installer : comment et quand
jouera-t-il de ruse avec les parties en pré-
sence ?
De tels récits font du personnage
d’Hermes, ce médiateur, ce passeur, ce tra-
ducteur, ce tiers par excellence, une figure
fascinante, à la fois sympathique mais aussi
inquiétante : « bon et mauvais à la fois » (B.
Latour et M. Serres, 1992, p. 172). Cette
ambivalence du dieu Grec est inhérente au
tiers. Se mettre entre, se placer sur le che-
min d’autrui avec l’intention d’aider, de gui-
der condamne à l’ambivalence. Vouloir la
nier en se présentant comme la personnifi-
cation du bien ou de la science -formes dif-
férentes d’un même désir d’échapper à la
contestation- c’est se condamner à la fonc-
tion normalisatrice. Le sociologue qui fait
profession du positionnement « entre », doit
donc gérer cette ambivalence, non comme
un passif encombrant mais plutôt comme
une richesse. L’intervention n’est ni bonne
ni mauvaise, le tiers intervenant n’est ni
grand ni petit selon qu’il s’abstrait ou pas de
cette indépassable ambiguïté (parce
qu’inhérente) de sa pratique ; c’est ce que
nous appelons « l’effet Hermès ». L’éthique,
la morale que les business school mobili-
sent comme garanties ultimes de la profes-
sionnalité du consultant ou du gestionnaire,
la méthodologie que les tenants des
sciences sociales mettent en avant, jusqu’à
la « méthodolâtrie», pour justifier de la qua-
lité scientifique de leur travail d’intervention
et de leur neutralité objective, ne peuvent
gommer « l’effet Hermes ». Il n’y a pas
d’intervention dont les intentions, les résul-
tats et les effets pourraient se prévaloir
d’une pureté absolue : pureté du projet, de
la technique, de la méthode...
Sans cette pureté, le sociologue prati-
quant l’intervention au titre d’accompagna-
teur, de médiateur, de consultant... peut-il
encore prétendre à la scientificité de son tra-
vail ? C’est du côté d’une réflexion épisté-
mologique que des éléments de réponses à
cette question peuvent être trouvés.
L’ÉPISTÉMOLOGIE
DE M. SERRE
OU L’ÉPISTÉMOLOGIE
DU TIERS
L’oeuvre de M. Serres interroge. Quelle est
sa discipline ? De quoi parle-t-il ? Comment
les sociologues et plus généralement les
sciences sociales peuvent-elles utiliser les
travaux de cet « inclassable »? B. Latour,
dans sa controverse amicale avec l’auteur
des cinq sens (1985), nous donne quelques
Éclaircissements (1992). Au fondement du tra-
vail de M. Serres réside le désir d’annuler les
coupures entre sciences exactes et sciences
sociales, entre les disciplines, entre « les
experts incultes et les cultivés ignorants »,
entre « ingénieurs et saltimbanques »
(Éclaircissements, p. 46). Saisissant le temps et
l’espace comme pliés, chiffonnés, afin de
mieux rapprocher ce qui est séparé, la poé-
tique de M. Serres développe une philoso-
phie de « passeur » qui, selon les courbes
compliqués du « vol tourbillonnant de la
mouche », connecte, traduit, met en inter-
médiaire. Pour relier ce que tout sépare, M.
Serres explore « les espaces entre », plus
nombreux et plus compliqués, ajoute-t-il,
que ne le laisse supposer la fréquente évo-
cation de la notion d’interface, sans doute
proposée par quelques savants voulant lais-
ser entendre que les jonctions ne posent pas
de problèmes (idem p. 106). C’est cette
intention d’exporter, d’importer, de rappro-
cher...qui explique que son oeuvre soit pla-
cée sous les figures de l’Arlequin du tiers-ins-
truit,, de l’hermaphrodite, du parasite mais
aussi et surtout d’Hermes, cette « figure de
médiateur libre » (1992, p. 98) se promenant
dans les espaces pliés du temps, établissant
toutes sortes de connections .
Pourquoi Hermès, cet « agité », ce « bala-
deur », ce « brouillon », ce « touriste », ce
«touche à tout » qui surprend tant B. Latour
(idem, p. 172) est-il intéressant pour le
sociologue ? «...agité (écrit M. Serres), c’est
à dire actif et non paresseux ; brouillon pour
critiquer les ordres surannés, en rire...
brouillon c’est à dire débrouillard au milieu
du chaos...»(idem, p. 172) ; voilà pourquoi le
sociologue en général et le sociologue
d’intervention faisant fonction de tiers en
particulier, peuvent apprendre du mythe
d’Hermes
Cette épistémologie singulière que M.
Serres donne à voir avec beaucoup de
constance, à la fois en textes et en actes, depuis
vingt ans est faite : d’un refus des clivages dis-
ciplinaires, d’une attention clinique à la souf-
france, d’un rejet d’une position généalogico-
critique et enfin d’un net scepticisme à l’égard
des justifications prenant appui sur une quel-
conque forme de scientificité.
En développant l’idée d’interférence
(M. Serres, 1972) et en se faisant le promoteur
d’un « nouvel esprit » au centre duquel on
trouverait une « philosophie du transport »,
M. Serres valorise les notions d’interception,
d’intersection, d’intervention, de traduction
(p. 10), relèguent au passé, pour cause
d’archaïsme, l’idée de partition entre les
sciences, entre les disciplines. « Autrement
dit, le partage à moins d’importance que la
circulation le long des chemins ou des fibres,
la circonscription à moins d’intérêt que les
noeuds de confluence des signes, noeuds qui
sont la thèse, les régions elles mêmes » (p.
13). « La légende, le mythe, l’histoire, la phi-
losophie et la science pure ont des bords
communs sur quoi un schéma unitaire
construit des ponts » (M. Serres, 1980, p. 194-
195). Hermès le tiers passe, ne peut que pas-
ser, d’un lieu à un autre, d’une discipline à
l’autre, il dessine des cohérences entre des
lieux réputés sans liens, la rigueur et l’imagi-
naire, le savoir établi et le savoir sauvage,
l’ordre et le désordre. Hermes, et son double
173
«HERMèS» OU LA FIGURE DU TIERS
Gilles Herreros
Sociologue, Université Lyon II, Glysi
Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1997, n° 24
H
ermès, dieu des voyageurs, figure sou-
vent mobilisée pour étayer les récits de
migrations, offre, peut-être de manière
inattendue, à tout sociologue se revendi-
quant d’une pratique le positionnant en
tiers-intervenant, une référence mythique
de premier choix. En effet, multipliant les
«exploits », ce dieu grec, qui deviendra
Mercure pour les romains, s’est progressive-
ment vu attribuer, parmi les « résidents » de
l’Olympe, bien d’autres compétences que
celles d’un guide. Traducteur, conteur,
médiateur, menteur à ses heures, Hermès
est un personnage sous l’égide duquel le
sociologue d’intervention, tout comme l’a
déjà entrepris le philosophe M. Serres
2
,
gagnerait a placer sa réflexion. Contons
quelques uns des exploits de ce fils de Zeus
(I), retraçons les contours de ce que nous
pourrions appeler l’épistémologie du tiers
(II), avant de suggérer une « pragmatique »
de l’intervention (III).
LE TIERS ENTRE
TOUS LES TIERS: HERMèS
Figurer « le tiers » est une tâche bien diffi-
cile
3
. Ses visages sont multiples, ses
contours sont flous ; le personnage
d’Hermès, tiers entre les tiers, permet de
saisir la complexité de la posture de celui
qui « se met entre ».
Suivons quelques uns des « faits d’arme
du fils de Zeus et de Maïa »
4
,.
Hermes, alors qu’il est encore dans ses
langes, dérobe à son frère Apollon le trou-
peau sacré dont ce dernier a la garde dans la
vallée de l’Alphée. Le forfait commis, il
engage le troupeau dérobé sur des sentiers
inhabituels puis dissimule ses traces en le
faisant avancer à reculons. Lui-même
attache à ses chevilles les branchages qui lui
permettront d’effacer ses empreintes lais-
sées au sol. Hermès c’est d’abord le larcin et
la ruse.
Plus tard, découvert dans sa retraite par
Apollon furieux, il fabrique à la hâte -avec la
coquille d’une tortue trouvée là- une lyre
dont les sons charment son poursuivant, le
ligotant plus solidement que n’importe quel
lien et calmant à jamais son courroux.
Hermès c’est aussi l’ingéniosité et l’habi-
leté.
Pour faire fructifier son butin (le trou-
peau) Hermes récupérera, mais cette fois
par contrat, le taureau reproducteur que son
frère Apollon avait conservé. Hermès sait à
la fois contractualiser et faire commerce.
Ses méfaits le conduiront, au final, à
comparaître devant Zeus et les dieux de
l’Olympe qui souhaitent un châtiment ;
mais, lors de sa comparution, les histoires
qu’il raconte et qui ont pour but, évidem-
ment, de le disculper, bien que n’étant que
mensonges, sont si belles, si drôles, la rhé-
torique mobilisée si brillante que Zeus ne
peut que pardonner à son fils. Hermès c’est
encore l’art et la technique de raconter (rhê-
torike tekhnê) des histoires, de manier les ren-
versements de situation. Le procès clos,
Hermès devient dieu lui-même. Sa mission
consiste à sillonner les chemins, à borner les
parcours, à guider les déplacements, à
veiller aux portes des maisons défendant
leur intégrité mais actionnant aussi les
gonds qui en assurent l’ouverture. Il ouvre
les routes, c’est un aventurier. Les chemins
GILLES HERREROS
˙Herm s¨
ou la figure du tiers1
Hermès, est nécesairement un « pragma-
tique ».
Le pragmatisme est un courant philoso-
phique dont les pères fondateurs sont : C. S.
Peirce, W. James, J. Dewey. Pour l’essentiel
et malgré la diversité des approches que
suggèrent les différents auteurs
8
, les prag-
matistes considèrent que la philosophie
continentale (ou analytique) ne se pose pas
les bonnes questions ni les bons problèmes
(C. S. Peirce). Depuis Platon jusqu’à Kant, la
philosophie s’efforce de combler, au moyen
de la logique, l’écart qui sépare le réel de
l’apparence ; ce « combat » philosophique
n’est pas le leur. Ainsi en lieu et place d’un
débat tournant autour de catégories telles
que le réel, le vrai, les apparences, les prag-
matistes affichent un goût pour : l’utilité, le
sens pratique, l’efficacité, l’action. Cette phi-
losophie repose sur quelques grands prin-
cipes, tous mobilisables pour penser les
fondements de la pratique du sociologue
tiers : un anti-essentialisme un ethnocen-
trisme affiché et limité, la réhabilitation du
point de vue de l’acteur.
L’ANTI-ESSENTIALISME
L’anti-essentialisme ou l’anti-fondationna-
lisme de cette philosophie revient à consi-
dérer que le savoir, la connaissance ou la
vérité ne peuvent reposer que sur des justi-
fications toujours contestables ne pouvant
donc jamais revendiquer le statut de l’objec-
tivité. Faits et valeurs sont indissociables
(contrairement à ce que la tradition analy-
tique suggère) en même temps qu’il n’existe
aucune échelle universellement valable.
Ainsi le vrai, le réel ne peuvent être fondés ;
toute méthode prétendant y parvenir est
condamnée à passer de la méthodologie à
la « méthodolâtrie ». « Il n’existe pas de
méthode qui permette de savoir à partir de
quel moment on atteint la vérité ou à partir
de quel moment on s’en est rapproché » (R.
Rorty, 1993, p. 308). L’aléatoire, l’indétermi-
nation de l’histoire, l’importance du hasard,
le pluralisme de la pensée, la tolérance et le
refus des doctrines (W. James) sont au centre
du raisonnement, rejetant les prétentions
de la science et plus généralement de toute
pensée nomologique. Vouloir fonder le réel
175
«HERMèS» OU LA FIGURE DU TIERS
le tiers, s’instruiront « aussi bien dans
Shakespeare ou Bodin de philosophie poli-
tique, de sociologie, ou pourquoi pas, dans
Balzac ou Zola... mais surtout du malheur en
tous lieux » (p. 266). Avec cette proposition
nous touchons à un point essentiel. Pour le
sociologue se piquant d’intervention sa disci-
pline ne peut être d’une part une tour d’ivoire
dont il s’emploierait à garder la pureté théo-
rique, méthodologique ou paradigmatique et
d’autre part un îlot duquel il pourrait obser-
ver, froidement, la souffrance dont sont por-
teurs les lieux, les gens, auxquels il se
confronte. Le sociologue tiers se heurte à elle,
il la croise, il apprend d’elle, il doit aussi
l’affronter. Se dessine ici une nouvelle idée
introduisant cette fois une dimension en
apparence morale et qu’il vaut mieux qualifier
de clinique. Hermès, le tiers, passe aux côtés
de « l’enfant, (du) vieillard, de l’adolescent, du
voyageur, du migrant, du malade agonisant,
du pauvre et du misérable, affamé fou de dou-
leur...» le voilà investi d’une mission à leur
endroit. Se confrontant et s’affrontant à la
souffrance, le tiers n’entend pas jouer les jus-
ticiers et éradiquer le mal au profit du bien.
Cette naïveté moraliste doit être écartée. Le
mal se traite comme le cancer : « qu’est-ce
que le cancer ? Un ensemble croissant de cel-
lules malignes que nous devons à tout prix
expulser, trancher, rejeter ? Ou quelque chose
comme un parasite avec qui nous devons
négocier un contrat de symbiose ?». C’est évi-
demment la seconde solution qui aura la pré-
férence du tiers ; il ne peut prétendre atteindre
autre chose qu’un compromis entre le bien et
le mal avec comme seul ligne directrice
d’identifier la douleur et, à défaut de la faire
refluer, de lui permettre de se parler
5
. Nulle
affliction doloriste dans le raisonnement.
Simplement une invitation à localiser le mal
qui engendre la douleur sans jamais oublier
que si le mal est partout (« De tous les règnes
vivants, quel animal est aujourd’hui plus dan-
gereux, pour l’ensemble de ses semblables et
le monde global, que le mâle adulte arrogant
qui a réussi comme on dit dans la vie compé-
titive ?») il est des lieux ou on peut le locali-
ser plus aisément (« On voit passer parfois
cette bête terrifiante, mallette à la main, dans
les aéroports » -B. Latour, 1992, p. 270).
Éviter les frontières et les cloisonnements,
affronter la souffrance voilà quelques direc-
tions que complète le refus d’une posture
généalogico-critique. Longtemps isolé dans
cette prise de position M. Serres connaît
désormais de nombreux alliés sur ce thème
6
.
Qu’entendre, tout d’abord, par la notion de
posture généalogico-critique ? Elle consiste
en un exercice visant à exhumer les raisons
cachées qui seules peuvent expliquer, dans
une situation, le comportement des acteurs
qui la font. Ceux-ci, perçus comme de quasi
«idiots culturels » (A. Schutz), ne savent non
seulement rien du complot (social) ourdi
contre eux mais de plus ils se leurrent eux-
mêmes sur les véritables dispositions
d’action dont ils jouissent. Heureusement, le
sociologue critique veille pour eux ! Lui sait
ce qui se trame ; il peut éclairer les drames et
déjouer les complots... Ce critique, qu’il soit
philosophe, sociologue ou autre... a pour but
final d’être lui même non critiquable. « Il se
met dans le dos de tout le monde et persuade
tout le monde qu’il n’a pas de dos » (B. Latour,
1992, p. 195). Son registre critique se double
d’une prédilection pour l’analyse généalo-
gique. Ainsi il recherche toujours les « condi-
tions globales, générales, toutes nécessaires,
mais dont on n’a que faire : papa, maman,
l’histoire et l’économie..., conditions néces-
saires à tout et n’importe quoi, toujours facile
à trouver puisqu’elles traînent dans tous les
ruisseaux, jamais utiles cependant... Qu’ai-je
à faire vraiment de ce que tel ou tel... ait eu,
un père cruel ou bon, une mère tendre ou abu-
sive, ait mangé du pain noir ou blanc, sous un
roi ou dans une démocratie tyrannique, pour
expliquer qu’il ait écrit tel opéra ou tel traité
d’astronomie » (M. Serres, 1980, p. 197).
Foin de la position crispée sur une disci-
pline et du souci généalogico-critique,
l’épistémologie du sociologue tiers doit
aussi se garder de toute forme de fondatio-
nalisme scientifique.
L’idée défendue ici par M. Serres, et que
l’on retrouve dans toute la tradition de la
sociologie des sciences (D. Wincq, 1994), est
le refus de la divinisation de celles-ci. « Tant
que la science est l’objet d’un discours, le
travail est une oeuvre, un loisir, une distrac-
tion, presque un art ; qu’elle devienne outil
de pouvoir, la mort est là» (idem, p. 125) . La
science instrument de et du pouvoir est
tenue en méfiance même lorsqu’elle n’est
mobilisée que sous l’angle méthodolo-
gique ; aucune méthode n’a jamais conduit
à la moindre invention « elle les bloquerait
plutôt » (idem, p. 126) écrit M. Serres.
La « façon Hermes » d’exercer le travail
du sociologue tiers peut, à ce stade, se résu-
mer. Se confronter à la souffrance sans rigi-
dité disciplinaire, théorique, méthodolo-
gique, sans intention critique ni même de
prétention à la scientificité, sans vouloir
définitivement guérir non plus. Interférer,
traduire, rapprocher pour comprendre expli-
quer-interpréter et aider.
La sociologie d’intervention ainsi com-
prise n’est-elle pas une anti sociologie ? Si la
sociologie est pensée comme une discipline
scientifique en rupture avec la littérature (Cf.
notamment A. Comte et son opposition à la
littérature, W. Lepenies, 1991), avec la psy-
chologie et le souci que cette dernière
attache à la souffrance (E. Durkheim), si elle
est toute entière tournée vers le respect des
règles de la méthode en vue de la production
de catégories cognitives dont l’usage praxéo-
logique importe peu alors, le sociologue tiers
«façon Hermès » est bien un anti sociologue.
Si, par contre, la sociologie est un exercice de
compréhension, d’interprétation, de traduc-
tion, de connexion, travail de passeur entre
acteurs, entre situations, elle devient une
forme de pragmatique qui autorise le socio-
logue tiers.
Refusant l’opposition classique chez les
grecs entre action et contemplation de
même que ses dérivés contemporains
(im)plication (ex)plication, praxéologie et
cognition, doxa et épistémè, la sociologie
d’intervention trouve des points d’appui, au
delà d’Hermes, du côté de la philosophie
américaine dite pragmatiste et notamment
au sein de sa tendance radicale symbolisée
par R. Rorty
7
.
LA «PRAGMATIQUE» DU TIERS
Il ne peut être question de développer ici de
façon complète le courant de la philosophie
dite pragmatique. Plus simplement peut-on
esquisser que le sociologue tiers, façon
174
Zuzana JACZOVA, Ailes 1996, métal, linoléum (240 x 150 x 70 cm)
LEPENIES W., Les trois cultures, Editions de
la Maison des Sciences de l’Homme, 1990.
PAICHELER G., L’invention de la psychologie
moderne, L’Harmattan, 1992.
PUTNAM H., Le réalisme à visage humain,,
Paris, Seuil, 1990.
RAJCHMAN J. et WEST C. (sous la direction
de), La pensée américaine contemporaine, PUF, 1991.
RORTY R., Contingences, ironie et solidarité,
Armand Collin, 1989.
RORTY R., L’homme spéculaire, Paris, Seuil, 1990.
RORTY R., Les conséquences du pragmatisme,,
Paris, Seuil, 1993.
RORTY R., L’espoir au lieu du savoir, Albin
Michel, 1995.
SERRES M., La communication, Hermès I,
éditions de minuit, 1968.
SERRES M., Interférences, Hermès II, édi-
tions de minuit, 1972.
SERRES M., La traduction, Hermès III, édi-
tions de minuit, 1974.
SERRES M., La distribution , Hermès IV, édi-
tions de minuit, 1977.
SERRES M., Le passage du Nord-Ouest,
Hermès V, éditions de minuit, 1980.
SERRES M., Les cinq sens, Grasset, 1985.
SERRES M., Eclaircissements, entretiens avec
B. Latour, F. Bourin, 1992.
WINCQ D., Sociologie des sciences, Armand
Collin, 1994.
NOTES
1. Ce texte a fait l’objet d’une publication sous
une forme différente et plus développée dans
la revue «Éducation Permanente » (17
avril 1997).
2. La référence à M. Serres est à la fois liée à la
réflexion qu’il développe sous la figure
emblématique du dieu grec Hermès -Cf La
communication (HermesI) 1968, L’interférence
(Hermes II) 1972, La traduction (Hermes III)
1974, La distribution (HermesIV) 1977, Le pas-
sage du Nord-Ouest (Hermes V) 1980, mais
aussi et plus généralement à la posture épis-
témologique qu’il ne cesse de défendre au
travers de ses publications depuis trente ans.
3. Le tiers expert, le tiers arbitre, le tiers média-
teur, le tiers-acquéreur ou détenteur, le tiers-
instruit (M. Serres), le tiers exclu (Aristote),
le tiers crieur (Montaigne), le Tiers Livre
(Rabelais), le tiers dont on médit comme du
quart (Molière), le Tiers État, le Tiers-Monde
(Sauvy), le tiers est à la fois objet/chose et
sujet/personne ; synonyme de ce qui fait lien
et de ce qui fractionne, de ce que l’on exclut
ou de ce qui, au contraire, est inclus, au
centre. L’instance tierce semble mobilisée
pour signifier tout et son contraire.
4. Fils de Zeus et de Maïa, assimilé à la divinité
égyptienne Thot, secrétaire d’Osiris et donc
inventeur de l’écriture, devenu Mercure chez
les romains et dieu des commerçants et des
voyageurs, Hermes est un dieu aux attribu-
tions multiples chez les grecs. Guide des
voyageurs, il est aussi psychopompe
(conducteur de l’âme des morts), dieu du vol
et du mensonge, patron des orateurs et des
commerçants, inventeur des poids et
mesures, des premiers instruments musi-
caux ,il est aussi le dieu des bergers et de la
santé ; au final il se trouve être la personni-
fication de l’habileté et de la ruse.
5. L’objectif du sociologue tiers dans sa
confrontation avec la souffrance est a mi-
chemin entre le désir naïf de faire reculer le
mal et celui d’administrer un remède qui
serait plus violent encore que le mal lui
même comme l’explicite si bien
C. Rosset(1988) « Je proposerais quant à moi
de distinguer entre deux sortes de philo-
sophes : l’espèce des philosophes guéris-
seurs et celle des philosophes médecins. Les
premiers sont compatissants et inefficaces,
les seconds sont efficaces et impitoyables.
Les premiers n’ont rien de solide à opposer
à l’angoisse humaine mais dispose d’une
gamme de faux remèdes pouvant endormir
celle-ci plus ou moins longtemps, capables
non de guérir l’homme mais suffisants,
dirais-je, à le faire vivoter. Les seconds dis-
posant du véritable remède et du seul vaccin
(je veux dire l’administration de la vérité) ;
mais celui-ci est d’une telle force que, s’il
réconforte à l’occasion les natures saines, il
a pour principal effet de faire périr sur le
champ les natures faibles (p 31- 32). Entre le
guérisseur et le médecin ainsi définis il y a
une place pour le clinicien. C’est cette fonc-
tion que peut remplir le sociologue tiers.
6. Des auteurs comme L. Boltanski, L. Thévenot
ou encore B. Latour et M. Callon développent
ces thèses. P. Ricoeur à sa façon, condam-
nant la comparaison des étalons d’excel-
lence partage le même point de vue.
7. Cette tendance de la philosophie pragma-
tique ne se confond pas en effet avec celle
que représente H. Putnam (199O) par
exemple.
8. Ainsi entre les positions de C.S. Peirce et
celles de W. James, l’écart peut être tout aussi
radical que celui qui existe aujourd’hui entre
les thèses de H. Putnam (1990) et celles de
R. Rorty (1990), tous deux actuels et princi-
paux héritiers du pragmatisme américain.
9. Les anti-essentialistes aiment à demander
avec L. Wittgenstein (dont une partie de
l’oeuvre et plus précisément ses recherches phi-
losophiques peut être classée comme pragma-
tique) si « un échiquier est en réalité une
chose ou soixante quatre choses »
10. Le parallèle peut-être ici établit sans diffi-
culté avec les propositions de M. Serres se
défiant de la science et de ses élans « impé-
rialistes », « doctrinaires » qui en font un
outil de pouvoir.
11. Le rejet de ces universaux se trouvent expri-
més dans de nombreux passages de l’oeuvre
de R. Rorty « La notion de « droits de l’huma-
nité inaliénables », du point de vue pragma-
tiste est une formule qui n’est ni plus ni
moins bonne que celle « d’obeissance à la
volonté de Dieu » (1995 p.120) « Il faut recon-
naître la contingence de ses croyances et
désirs centraux...qui n’échappent ni au
temps ni au hasard », « Il n’y a pas de fonde-
ment théorique non circulaire (par exemple)
à la conviction que la cruauté est chose hor-
rible » (R. Rorty 1989, p 16)
12. Nous ne pouvons développer ici la réfutation
pragmatiste de l’idée selon laquelle cette
philosophie serait relativiste citons simple-
ment R. Rorty « Le pragmatiste n’a pas
d’épistémologie « du tout », on ne voit donc
pas qu’il puisse être relativiste » (R. Rorty in
John Rajchman et Cornel West 1991).
13. Nous sommes ici très proche des thèses de
L. Boltanski et L. Thévenot (1987) sur l’exi-
gence de compromis et sur la possibilité sys-
tématique de les frayer dès lors que les par-
ties en présence s’accordent la « commune
dignité humaine ».
14. Parler aux autres, les écouter, mesurer la
conséquence de ses actes sur les autres,
voilà quelques unes des vertus régissant
l’espace de la conversation socratique.
15. Face à de telles propositions on peut légiti-
ment s’interroger : qu’en est-il du projet de
connaître ? On peut aisément imaginer le
sociologue attaché à produire du savoir
s’offusquant de telles propositions ; le prag-
matisme philosophique ne tue-t-il pas tout
effort de connaissance. Le pragmatiste
rejette cette critique suggérant qu’il faut défi-
nitivement rompre avec la distinction
grecque entre contemplation et action deve-
nue une opposition entre l’ordre de la cogni-
tion et l’ordre de l’action.
16. Ces différentes références ont pour objectif
de souligner, comme le mentionne F. Dosse
(1996) le véritable tournant pragmatique qui
s’opère dans les sciences sociales.
17. Notons au passage que les philosophes
pragmatiques tels que W. James ou J. Dewey
furent à l’origine de l’invention de la psycho-
logie moderne(cf G. Paicheler 1992)
18. Sur ce point, que nous ne pouvons dévelop-
per ici, voir notamment P. Watier (1996) et
notamment sa référence à double herméneu-
tique de A. Giddens( 1994).
177
«HERMèS» OU LA FIGURE DU TIERS
ou la connaissance sur la science
9
(aussi
bien les sciences de la nature que les
sciences humaines), agir dans le respect de
l’épistémologie n’a, selon eux guère, de
sens ; en tous les cas, pas plus que de vou-
loir faire reposer son action sur l’éthique :
«l’éthique n’est pas plus relative ou plus
subjective que la théorie scientifique, elle
n’a nul besoin qu’on la rende scientifique.
En physique on essaie de se débrouiller avec
certains morceaux d’univers, en éthique
avec d’autres » (R. Rorty in J. Rajchman et
C. West, 1991). L’anti-fondationalisme,
l’anti-objectivisme des pragmatistes n’est
évidemment pas un refus de l’activité scien-
tifique en elle même ; plus simplement ont-
ils le souci de la repositionner comme une
activité parmi d’autres « Il n’y a rien de faux
dans la science, il n’y a de faux que de vou-
loir la diviniser comme le fait la philosophie
réaliste » (idem p. 81)
10
.
R. Rorty est incontestablement le plus
radical des pragmatistes contemporains.
C’est lui qui, le plus nettement, prolonge
l’anti-essentialisme évoqué par un ethno-
centrisme revendiqué.
UN ETHNOCENTRISME
REVENDIQUÉ
Avec une verve provocatrice qui tire souvent
sa philosophie vers le pamphlet -mélange des
genres que M. Serres ne condamnerait pas-,
R. Rorty (1995) propose de substituer l’espoir
au savoir (l’espoir au lieu du savoir) et de faire de
la philosophie un instrument de changement
plutôt que de conservation (d’autres que lui
l’avait dit bien avant). Changer certes, mais
pour quoi, pour qui ? Comment concilier un
tel appel avec le refus pragmatique de tout
essentialisme, de toute forme d’universaux
11
,
conjugués, de surcroît, avec d’importants
accents relativistes
12
? La réponse de R. Rorty
est ici sans ambiguïté, la réflexion pragma-
tique autour du changement social est néces-
sairement guidée par un ethnocentrisme
assumé, revendiqué et quasi militant (au
diable les mises en garde de Race et Histoire).
Cet ethnocentrisme se décline sur un fond
romantique mais il n’en reste pas moins
acceptable dans son projet central : « minimi-
ser les petites choses particulières qui nous
séparent » (idem p. 125). «...coudre ces
groupes ensemble (noirs et blancs en Ala-
bama, chrétiens et musulmans en Bosnie...)
avec mille petits points, ...invoquer les mille
petits traits communs qu’ont leurs mem-
bres..., en spécifier un seul d’importance, leur
commune humanité »
13
(idem p. 126). Créer
en tous lieux les conditions de la conversation
socratique
14
, valoriser les procédures démo-
cratiques du groupe d’appartenance, tel est le
projet pragmatique. Cet ethnocentrisme,
marqué par la recherche de la solidarité,
incline le pragmatisme philosophique du côté
de l’éthique et non de l’épistémologie ; le
pragmatiste est « partisan de la solidarité, sa
manière de légitimer la valeur de l’investiga-
tion humaine menée de façon coopérative
s’appuie sur l’éthique et non sur l’épistémo-
logie ou la métaphysique » (in Rachmann et
West, p. 66)
15
. Le sociologue tiers peut
reprendre à son compte, sans trahir M. Serres,
ce type de propositions.
RÉHABILITER LA
DOXA
Dernière grande caractéristique de l’option
pragmatiste la réhabilitation de ce que l’on
appellerait aujourd’hui en référence à G.
Simmel et A. Schutz, le savoir des agents, avec
A. Giddens la réflexivité des acteurs, en appui
sur les travaux de L. Boltanski et L. Thévenot
la compétences des personnes, ou bien avec
P. Ricoeur la doxa en lieu et place de l’epistémè
16.
Ce savoir là, J. Dewey quant à lui le nommait
«le savoir de la rue » insistant pour qu’on ne
l’abandonnât point « au philosophe ou au
savant ». Ce précurseur du pragmatisme déve-
loppait l’idée de « l’enquête continue » au sein
de son «école laboratoire » de Chicago. Ce
principe de l’enquête continue avait pour fina-
lité de ne pas laisser la recherche entre des
mains ou dans des univers trop étroitement
scientifique et de respecter le plus possible
l’individu ; être en proximité avec lui (de ce
qu’il est, de ce qu’il dit, de ce qu’il éprouve
17
).
C’est cette même idée que reprend
aujourd’hui R. Rorty en considérant que pour
le chercheur, approfondir les sciences de
l’homme « c’est moins suivre une démonstra-
tion que se familiariser avec quelqu’un, se
familiariser avec quelque chose d’étranger »
(Rorty, 1993 p. 353). L’homme de la rue à la
capacité de poser des problèmes, de recon-
naître des faits, de mobiliser des idées ; le
pragmatiste ne peut prétendre au regard sur-
plombant et doit rabattre ses prétentions
objectivantes. A sa manière H. Arendt pouvait
suggérer le même type de préoccupations
«(Nous avons), même dans les plus sombres
temps, le droit d’attendre quelques illumina-
tions et (d’admettre) qu’une telle illumination
puisse fort bien venir moins des théories et
des concepts que de la lumière incertaine,
vacillante et souvent faible que des hommes
et des femmes dans leur vie et leur oeuvre font
briller » (A. Arendt 1974, p. 10).
Dit autrement, cette posture invite à
réhabiliter le sens commun non seulement
parce qu’il est pétri d’une compétence mais
aussi parce que le sociologue ne peut jamais
sans abstraire puisque c’est par lui qu’il
trouve un accès à son objet
18
.
CONCLUSION
Pour le sociologue tiers, préoccupé de
«coudre les bords », d’aider à l’émergence
de la coopération au sein de la cité, il y a
dans ces travaux des pistes de réflexion et
des éléments de fondation de sa pratique.
Le métier de sociologue ainsi compris n’est
plus tiraillé par l’opposition entre le savant
et le politique ; il ne veut plus être ni l’un ni
l’autre. Ethiquement ethnocentré, il ne
renonce pas, au nom de la science, à l’action
et cherche encore moins à fonder la seconde
sur la première. Placé sous le patronage
d’Hermes, le tiers intervenant sociologue
peut revêtir l’habit d’Arlequin que tisse pour
lui (et d’autres) des auteurs comme
M. Serres.
RÉFÉRENCE
BIBLIOGRAPHIQUES
ARENDT A., Vies politiques, Gallimard, 1974.
FEYERABEND P., Contre la méthode, Seuil,
1979.
FEYERABEND P., Adieu la raison, Seuil,
1987.
GIDDENS A., Les conséquences de la modernité,
L’Harmattan, 1994.
LATOUR B., Eclaircissements, entretiens de M.
Serres avec B. Latour, F. Bourin, 1992.
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