Vol. 16, No 3, été 2016 • Revue militaire canadienne 63
OPINIONS
On entend parfois dire dans des conversations anodines que,
maintenant que la religion influe de moins en moins sur la conduite
dans notre société, nous perdons le sens de l’éthique. Cela contraste
curieusement avec certains écrits récents d’intellectuels publics qui
ont soutenu que la religion est à tout le moins non nécessaire et,
selon certains points de vue, pernicieuse quand il s’agit de la santé
éthique de la société5. Il n’est pas nécessaire d’adhérer à ce point
de vue pour remarquer que, pendant au moins quelques millénaires
après les premiers écrits sur l’éthique, les penseurs qui prêchaient la
raison comme première base de la connaissance étaient hautement
conscients de l’influence parfois majeure de la religion sur la pen-
sée morale populaire. De nombreux philosophes importants de la
morale ont explicitement choisi de remettre en question et, en fin de
compte, de rejeter cette influence, pour des raisons telles que celles
déjà décrites. Ces auteurs n’ont pas conclu leurs spéculations les
mains vides, mais ont plutôt débattu pour ou contre diverses théories
ingénieuses pour expliquer et guider la moralité, même si aucune de
ces théories prises individuellement est entièrement convaincante.
Le legs de ce dialogue historique est l’éthique laïque moderne.
Nous pouvons retourner à un des géants de l’ère préchrétienne,
Aristote, pour soutenir qu’il y a une ancienne tradition, dans la phi-
losophie morale, qui est de séparer l’éthique humaine et le domaine
transcendant. L’interprétation dominante du point de vue d’Aris-
tote sur la religion est que le premier principe (l’éternel «premier
moteur»)6 n’aurait aucun intérêt dans les aventures et les peines
des gens, en comparaison aux dieux païens anthropomorphiques,
populaires dans son milieu culturel7. Aristote a développé une riche
théorie de la nature et des besoins humains qui a été exprimée en un
argumentaire, non seulement sur ce que cela signifie que d’être une
bonne personne dans la vie privée, mais aussi sur les meilleures et
les pires bases politiques pour forger une bonne société. Aristote est
probablement la plus importante source de pensée moderne sur les
traits de caractère individuels (les vertus), qui continuent de jouer un
rôle central dans les discussions institutionnelles touchant l’excel-
lence (qui se reflètent aujourd’hui, par exemple, dans la popularité
des ambitieux codes de valeurs institutionnelles)8.
Aristote n’est pas non plus une anomalie dans l’histoire des
principaux contributeurs de la pensée éthique moderne. Emmanuel
Kant est probablement le philosophe occidental qui a le plus influencé
l’approche laïque de l’idée de dignité humaine. Kant lui-même recon-
naît que la connaissance éthique acquise par la raison seule, comme
il la perçoit, est en accord total avec les Dix Commandements9. En
même temps, il insiste sur le fait que toute connaissance raisonnée
des choses-en-elles-mêmes, au-delà du domaine de l’expérience du
monde, influencée par nos catégories de jugement mental, est stric-
tement impossible10. Il considère l’idée d’un Être suprême comme
une idée de raison qui se situe au-delà de ces catégories, même si elle
est générée par celles-ci sous forme d’artefact de l’esprit. La vérité,
s’il y en a une, à laquelle cet Être suprême peut correspondre ou ne
pas correspondre est un mystère. Cela n’enlève aucun poids aux
convictions passionnées de Kant au sujet du fondement rationnel de
la grandeur humaine et de la certitude de notre capacité strictement
raisonnée à comprendre et à distinguer le bien et le mal.
Toutes les tentatives contemporaines crédibles de raffiner
davantage l’éthique d’un point de vue laïque comportent les mêmes
hypothèses fondamentales: tous les humains ont une valeur inhé-
rente égale et des revendications d’autodétermination également
légitimes, ainsi que les capacités d’obtenir ces revendications dans le
contexte d’une société où l’éthique prévaut. Ces hypothèses vont de
pair avec la fin des revendications spéciales pour une connaissance
réservée ou régie par une classe de privilégiés comme les familles
royales, une caste de prêtres ou une race supérieure. Nous sommes
tous capables de raisonner et la raison est la base la plus nécessaire
à la réflexion éthique.
Cette hypothèse centrale n’aborde pas toutes les vérités, pas
plus qu’elle ne résout clairement et sans équivoque l’ensemble des
problèmes moraux que nous vivons en ce bas monde. Il y a aussi des
objections valides à la tentative de trop soutirer à la raison seule. Une
des principales objections à la théorie de Kant est qu’il semble faire fi
d’une autre condition nécessaire de l’action éthique, à savoir le désir
affectif (émotif, volitif) d’agir conformément à des croyances éthiques.
Les humains sont façonnés par des forces autres que la seule capacité
à raisonner consciemment. Mentionnons entre autres l’empathie,
en tant que phénomène biologique et psychologique. Et ces dites
forces font aussi partie de la représentation essentielle lorsque vient
le temps de comprendre l’orientation éthique. La dimension affective
et d’autres dimensions de l’éthique sont de plus en plus reconnues
par la science empirique. Les pulsions de compassion et d’altruisme
sont des phénomènes observables, même chez d’autres espèces que
l’humain. Cela ne nous pousse pas pour autant à conclure que ces
espèces sont influencées par des idées religieuses.
Ces portraits non exhaustifs de l’histoire de la philosophie morale
visent à donner une certaine profondeur aux théoriques laïques de
l’éthique. De telles théories aident à valider la force et l’urgence
de certains problèmes éthiques qui se posent et, dans une certaine
mesure, elles peuvent aider à préciser les réponses à leur donner. Il n’y
a pas de problème éthique plus fondamental pour les militaires que
le fait de tuer (et le choix de la cible compte tenu des circonstances).
Même si on fait appel à eux pour mener des combats mortels dans
le cadre d’une responsabilité professionnelle, les militaires peuvent
être touchés de façon privée et personnelle par ce type d’expérience
«publique». C’est ici que certaines doctrines comme la Doctrine de
la guerre juste, le Droit des conflits armés et leurs principes philoso-
phiques sous-jacents constituent des outils critiques pour façonner
les perceptions sur la guerre, avant et après les événements dans un
théâtre. Même s’ils ne peuvent rendre la responsabilité d’un décès
moralement facile ou sans ambiguïté, certains éléments de l’éthique
militaire sont, de toute évidence, un aspect essentiel du perfectionne-
ment professionnel militaire. Cet aspect a un impact considérable sur
le choix des actions qu’une personne pose dans le théâtre et sur les
perceptions qu’elle a de ces actions. L’éthique militaire (ipso facto,
l’éthique en général) est un contributeur critique de notre expérience
personnelle de la guerre, ainsi que de notre conduite pendant la guerre.
Comme le mentionnent Pichette et Marshall, les trois principes
du Programme d’éthique de la défense tentent de jeter les bases
éthiques de l’institution de la défense dans une démocratie libérale.
Ils adhèrent fermement à la perception de la dignité humaine qui est
au centre de l’éthique. Le respect de la dignité humaine est primordial
en ce sens que les FAC existent pour défendre la société canadienne et
ses valeurs politiques les plus fondamentales et, parfois, pour exercer
une influence dans des parties du monde où la situation politique est
incompatible avec notre vision d’une bonne société (un jugement
habituellement partagé par nos alliés internationaux). Toutefois, la
réalité est habituellement plus complexe et, à tout le moins, quelque
peu ambiguë sur le plan moral. Il y a sans aucun doute un élément
d’intérêt politique dans certaines décisions gouvernementales de
mener des opérations dans un pays étranger, mais l’éthique que les
FAC veulent voir leurs membres mettre en pratique vise en bonne