dans l’innocence et finissent en se saturant et s’épuisant, selon un
rythme de chair. Ce lieu d’échange entre les identités - idem et l’ip-
séité est la force de la vie elle-même, c’est à dire cette capacité à
s’investir dans de nouvelles possibilités qui peuvent devenir de nou-
velles identités de rôle, et aussi à les engager comme il en va de tout
notre être, sans distance par rapport à elles.
La juvénilité ouvre cette dialectique en privilégiant ses recommen-
cements possibles (c’est son auroralité) tandis que l’âge vient à la
fermer (c’est sa vespéralité). Dans cette vespéralité, nous nous épui-
sons et restons prisonniers de situations dont nous ne pouvons sortir
; car nous sommes de moins en moins capables de vivre de nouvelles
métamorphoses. Dans sa forme vespérale, la dialectique ipse-idem
devient plutôt, si l’on veut bien accepter un jeu sur leur intransitivité,
idem-ipse. L’homme est en effet progressivement pris dans des iden-
tités - idem dont il ne peut plus décider, et le travail inverse se fait.
Il est obligé d’accepter que la continuité de son être soit bien là,
en assumant cette identité - idem,sans illusion sur un possible
recommencement.
De cette façon, nous devons bien éclairer le fait que cette dialectique
idem-ipse peut se faire contre le mouvement de la vie. La vie se joue
en nous, mais le Soi n’est pas la vie. C’est le Soi qui fait cette dia-
lectique en nous. Et même si nous perdons la capacité de changer
dans notre vie, d’investir ou de désinvestir les rôles dans lesquels
nous nous engageons, cette dialectique va se situer plus précisément
dans l’acceptation assumée pleinement de cette métamorphose ou
de cette non-métamorphose. De ce point de vue, cette dialectique
idem-ipse n’est pas seulement mobilité, mais aussi mouvement
d’acceptation et de revendication du sens de son existence dans des
métamorphoses impossibles.
LE DOUBLE MODÈLE DE CRISE
Le paradigme de la phénoménologie des psychoses selon la dialec-
tique idem-ipse propose un double modèle de crise, rappelé en
quelques lignes. Ce double modèle prend son origine dans l’analo-
gie substantielle des structures biographiques et des structures du
récit. Il y a des récits où les identités de rôles sont peu marquées.
Le modèle d’un tel récit est le personnage du roman L’homme sans
qualité de R. Musil (7) ; le récit est théoriquement centré sur un pur
qui dont on ne peut rien dire sinon citer son nom et énumérer toutes
les péripéties de son entourage. Il y a, à l’inverse, des récits qui pri-
vilégient les identités de rôles. À l’extrême, ce sont les récits dits de
caractère ou de personnage, entièrement centrés sur une des qualités
ou le grand caractère du personnage, comme ceux de la comedia del
arte aux célèbres figures.
✓Le premier modèle de construction à la fois de Soi et du récit est
donc celui de la schizophrénie ; impossible engagement des identi-
tés de rôle avec l’identité ipséique, pur qui,pure continuité de Soi
qui ne construit aucun chemin identitaire à partir de chacune des
quoi,à partir des identités éprouvées.
La schizophrénie apparait alors comme le modèle d’une ipséité tel-
lement aux prises avec sa tâche fondamentale d’effectuer ce main-
tien de soi qu’elle ne peut s’engager dans le jeu des conjugaisons
avec les identités de rôle, ou d’une altérité. Le qui est trop en inquié-
tude ontologique de lui-même pour s’exposer à “jouer” l’engage-
ment dans une identité de rôle (8). C’est alors un qui vide. Selon la
formule de Tatossian, une “mise à nue de l’ipséité” sans rencontre
avec une idemité.
Sans prise avec une identité idem qu’elle ne parvient pas à engager,
c’est la
forme
hébéphrénique et sa passivité complète aux événe-
ments, son indifférence, faute d’avoir construit des ancrages, des
situations de vie à partir de quoi chaque événement extérieur ou inté-
rieur représente une mise à l’épreuve positive ou négative de soi.
Ce n’est pas faute d’avoir la capacité de déterminer la valeur des
rôles ou des événements, comme dans les névroses : cela, le schizo-
phrène le peut ; mais sans position de rôle, aucun discours n’a de
sens concret. L’hébéphrène est la forme du pur qui sans quoi de
l’identité humaine, jamais en prise avec le monde, car sans quoi,sans
rôle, il ne peut y avoir la moindre actualité de quoi que ce soit (9).
C’est alors une présence vide de tout contenu ; à son point limite,
dans l’hébéphrénie, il n’en va de rien du destin de ce qui. Rien
ne surgit par quoi un destin peut se jouer. À force de ne rencontrer
aucune épreuve, c’est aussi la forme qui ne lutte plus. Le sujet
phénoménologique tente de moins en moins de se rassembler et de
rassembler l’expérience en vue d’un engagement quelconque. La
relation ipse-idem est une dialectique, ce qui signifie que c’est dans
sa mise à l’épreuve dans les rôles que le qui de l’expérience éprouve
sa propre conscience d’être. Le qui fait exister le quoi et le quoi
anime le qui.
La forme hébéphréno-catatonique est la forme qui lutte encore, et
plus encore au plan du vécu corporel. Les stigmates catatoniques
sont une expression de l’ipséité qui fait l’effort transcendantal (10)
pour reconquérir l’éprouvé de l’expérience, principalement dans le
sentiment défaillant de son unité corporelle. Le corps est un lieu
d’expérience qui exprime le sentiment de totalité du monde ; il
commente le monde, son possible, son impossible, etc, comme la
phénoménologie des sentiments corporels (11) nous le montre.
Le corps est aussi un champ phénoménal autonome où se construit
un dialogue avec des sensations intérieures et extérieures. Ainsi
conçue, la forme catatonique dans son histoire naturelle (c’est-à-dire
quand elle n’a pas été réduite par les traitements antipsychotiques)
exprime aussi une sorte de dialogue impossible avec les sensations
et les émotions corporelles qui peuvent être essayées pour tenter de
conforter un éprouvé du corps. Cet éprouvé corporel est désorganisé
par ce qu’il échoue à se ressentir comme mien. L’unité de l’expé-
rience ne s’exerce plus à travers le dialogue avec chaque geste, et les
productions catatoniques (des positions extrêmes du corps, toniques
ou hypotoniques, des attitudes incongrues, des mimiques pronon-
cées et appuyées sans aucun frein, comme si elles ne parvenaient
jamais à toucher leur but de signification, etc.) sont à considérer
comme des productions véritablement délirantes. En d’autres termes,
la mienneté défaillante du corps explique les extravagances tentées
par le corps catatonique, qui sont des équivalents du délire au plan
d’un vécu du corps retrouvé. La mienneté de soi est l’autre nom de
l’ipséité quant au sentiment de se tenir comme soi, de se faire soi.
Dans la gestuelle catatonique, c’est une corporéité en même temps
désinhibée, désentravée, en sursaut et en relâchement complet.
L’indifférence et l’inhibition sont rompues par des moments de
brusques désinhibitions, de forçages extrêmes, comme pour venir
La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 4 - septembre-octobre 2005
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