Ipséité et psychose

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Ipséité et psychose
Ipseity and psychosis
● G. Charbonneau*
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Ce texte expose la dernière formulation du paradigme de la
phénoménologie des psychoses. Il est issu d’une conception
narratologique de l’identité humaine, où sont rapprochées les
structures du récit et celle de l’identité. Le terme d’ipséité
exprime la continuation de soi, et cette ipséité se conjugue
avec les idemités (identités de rôle) et l’altérité. La psychose
sous ses différentes formes cliniques exprime les crises
à effectuer ce maintien de soi et le maintien de l’unité de
l’expérience.
Mots-clés : Ipséité – Idemité – Psychose – Phénoménologie.
SUMMARY
SUMMARY
This text describes the last formulation of the paradigm of the
phenomenology of psychosis. This paradigm comes from a
narratologic conception of human identity, where narratologic and human structures are confronted. The word of ipseity
expresses the self’s continuation, and this ipseity combines
with idemity (role’s identity) and alterity. Through its
various clinical expressions, psychosis expresses the crisis of
carrying out this continuation of the self and the upholding
of experience’s unity.
Keywords : Ipseity – Idemity – Psychosis – Phenomenology.
l ne faut pas tout attendre d’une phénoménologie. Bien
limitées, ses ambitions pourront être mieux assumées. Tout
d’abord, n’attendons pas d’elle une explication mais plutôt
une explicitation. Elle ne donne pas la cause mais plutôt le
“comment”. Elle est une architectonique fondamentale entre
l’instance qui fait la continuité de chacun et la forme du monde
manifesté. Dans son projet minimum, elle déplie sous nos yeux
le cours et la forme de la présence humaine et la façon dont le
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1- Ce texte est celui d’une conférence prononcée à l’invitation du Pr A. Ballerini de
la Société italienne de psychopathologie à Florence (Figline) le 23 avril 2004.
* Psychiatre des hôpitaux, Paris.
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monde apparaît selon les péripéties de cette continuité de soi.
Cette question est d’importance modérée dans l’expérience normale,
convenons-en, mais vient à se formuler d’une façon très concrète dans
ces affectations de notre expérience de réalité que sont les psychoses.
Elle va ainsi au seul phénomène ; le phénomène est l’intrigue entre
une structure d’ipséité (quelque chose qui est, tout simplement) et le
monde apparaissant, étant bien précisé que c’est chacun (l’esprit
humain ou le sujet phénoménologique), qui tient ensemble le cours
de ce qu’il est et la forme de la présence. Il les tient ensemble au fil
des conjugaisons avec les identités de rôle et l’altérité.
UN NOUVEAU PARADIGME
La question des rapports entre ipséité et psychose1 constitue un nouveau paradigme de la phénoménologie des psychoses. A. Tatossian,
la figure centrale de la phénoménologie psychiatrique française après
E. Minkowski, a proposé ce paradigme en 1991, à l’occasion de la
publication du livre de P. Ricœur. Soi-même comme un autre (Paris,
Seuil : 1990), lors d’une séance magistrale du séminaire de Necker
dont le thème était “Peut-on sortir de la problématique temporelle ?”
La question était un peu cabotine et préparait le passage d’un temps
vécu statique (ou dynamique) vers un temps raconté, intriqué avec
les structures narratives de l’identité humaine. Cette conférence qui
joue le rôle d’un manifeste (1) a été reprise dans un texte paru en 1994.
La formulation de ce nouveau paradigme n’est pas véritablement
incluse dans le maître ouvrage de Tatossian, La phénoménologie des
psychoses, récemment traduit en italien et en portugais-brésilen.
C’est une intuition assez nouvelle qui manquait à cette première
phénoménologie des psychoses, vaste mémoire analytique et critique, souvent sceptique, parfois sévère, de tous les questionnements
de la tradition phénoménologique en psychiatrie en Europe.
Cette approche de la psychose comme altération de l’instance
ipséique donne une véritable cohérence à la phénoménologie des
psychoses. Le paradigme est autant phénoménologique qu’existentiel, mais son véritable point de départ est dans une philosophie de
l’identité humaine centrée précisément sur ce que signifie être, dans
son ambiguïté fondamentale.
Cette philosophie de l’identité humaine est centrée sur le Soi, qui est
doté de certaines propriétés phénoménologiques (il va assumer le
rôle du sujet phénoménologique). Nous posons ici comme équivalent Soi et ipséité, bien que la question ne soit pas si simple ; cette
assimilation pourrait poser quelques problèmes d’ordre ontologique
que nous ne pouvons explorer ici (2).
La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 4 - septembre-octobre 2005
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Accède-t-on à l’ipséité selon un mode d’observation
empirique ?
Non sans doute. Il faut une véritable herméneutique pour penser sa
manifestation, tout comme il faut une herméneutique pour penser
l’être. L’ipséité se pense à travers un temps qui est celui du parcours
humain, de l’instance biographique, dans et par le récit, de l’ipésité.
Elle constitue le centre du récit, qui est une conjugaison. Elle-même
avec chacune des identités de rôle, au risque de chaque conjugaison.
La conjugaison fait lien transitoire, et ce lien doit se délier pour que
la continuité de soi puisse s’accomplir avec une certaine fluidité.
C’est sur cette déliaison de l’ipséité avec l’idemité que vont se poser
les principaux problèmes.
L’ipséité ne peut apparaître sans la prise de distance biographique
que nous établissons avec nous-mêmes. Sans récit, l’ipséité ne peut
se donner. C’est ce point qui est nouveau dans la philosophie de
Ricœur, qui n’a pas, loin de là, inventé le concept d’ipséité. Il était
largement présent dans l’ontologie médiévale et, plus près de nous,
il parcourt la philosophie sartrienne. Mais il n’est pas dans notre
propos d’en faire la généalogie.
Ricœur propose de comprendre l’une des rares manifestations de
l’ipséité dans la formule restée célèbre de la promesse donnée et de
la promesse tenue. Quand bien même j’aurais changé du tout au tout,
je devrais rester fidèle à la promesse donnée. Au-delà de ce que
propose Ricœur, on peut se demander si la pudeur ne témoigne pas
également de certains aspects de l’ipséité, de l’irréductibilité du qui
à toute pensée capable de le construire sur le modèle d’une chose.
La pudeur, et aussi le visage, comme E. Lévinas en a si bien parlé.
L’épiphanie du visage parle d’un qui, d’un il mis à nu dans son
essence, et suspend toute réification de ce qui est découvert. Les
deux notions, celle de pudeur et celle de visage, sont proches à
certains égards.
La pudeur, même si elle se manifeste le plus souvent dans l’identité
sexuelle, vis-à-vis de l’autre sexe ou de son propre sexe, n’a rien de
sexuel. Elle est comme un sceau qui reste fermé, respectant ainsi
l’ipséité et l’altérité de chacun. Elle peut cependant s’ouvrir, et son
de-scellement (son abolition, sa suspension) dans le partage sexuel
obéit alors à des règles précises. La pudeur concerne tous les grands
moments de la vie (union, souffrance, accident de vie, mort), lorsque
la vie d’un qui se trouve exposée au regard d’un autre. Les moments
d’exposition requièrent cette pudeur.
La pudeur peut s’abolir ou se trouver niée dans les différentes formes
d’impudeur voyeuriste concernant non seulement la sexualité, mais
toutes les formes d’intimité, les événements personnels, la vue de la
La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 4 - septembre-octobre 2005
souffrance dans les accidents de vie, la mort. Elle vient signer une
présence qui résiste à la réduction par le regard d’autrui. Elle est une
alerte, comme le visage le réalise aussi, contre toute approche réductrice. Elle semble dire : “N’allez pas plus loin dans la réduction que
réalise tout regard ; ici est un qui, et rien ne peut altérer la sacralité
de ce qui.” Ici est une ipséité, c’est-à-dire de l’être en situation
d’existence.
La phénoménologie psychiatrique peut un peu plus parler de
l’ipséité en crise. Dès qu’elle ne se trouve plus dans cette évidence
du maintien de soi, l’ipséité se manifeste dans certains symptômes
psychotiques ; déjà la tension intérieure, les troubles de la concentration, l’angoisse psychotique, qui sont des formes extrêmes du
souci heideggérien, viennent offrir des stigmates de cette ipséité en
crise ; peut être des manifestations psychomotrices (certains tics,
stéréotypies, par exemple) tout comme des fading et d’autres manifestations de symptômes négatifs qui viennent dire la tension
déployée pour rassembler l’expérience, pour s’efforcer d’en unifier
l’hétérogénèté et lui donner une continuité (3).
Sujet phénoménologique et sujet psychologique
Avant d’entrer dans le vif de notre propos, faisons une remarque sur
la nature de ce paradigme. Il y a une grande difficulté à comprendre
ce paradigme, car il n’est pas proprement “psychologique” ; il s’inscrit certes dans l’espace d’une psychopathologie, mais ne concerne
pas le sujet psychologique (celui qui désire, agit selon des causes et
des motifs). Il ne met en cause que le sujet phénoménologique, un
sujet qui ne fait que configurer et mettre en continuité l’expérience.
Un sujet assez impersonnel, car il ne fait que produire le monde
commun que nous avons tous, et certaines propriétés phénoménologiques de ce monde commun : son unicité, sa continuité, sa stabilité.
De ce fait, ce paradigme n’est pas toujours bien reçu par celui qui en
attend une théorie explicative sur les psychoses. Ce paradigme ne
fournira pas d’explication, mais rendra compte d’une crise de la mise
en forme et de la mise en continuité du monde et de soi-même dans
ces pathologies psychotiques. Son ambition reste finalement assez
modeste.
ASPECTS PHÉNOMÉNOLOGIQUES GÉNÉRAUX
Ce paradigme se présente comme une modélisation macroscopique
à deux versants : le versant phénoménologique et le versant que nous
dirons “subjectif”, qui concerne le travail à l’intérieur des composantes de l’identité humaine. Ces deux versants doivent rendre
compte ensemble des manifestations psychotiques en fonction
de l’incapacité à établir, sur le plan de l’identité humaine, cette
continuation de soi. Au fond de notre propos, nous rencontrons
une analyse de la rigidité psychotique ; une rigidité structurelle
(très exactement nommée typique, ce que nous préciserons) qui
n’est pas d’ordre affectif (celui du désir, du besoin de contact, du
lien affectif à autrui). De la même façon que nous avons souligné
la distinction entre sujet psychologique et sujet phénoménologique, nous soulignons la différence entre rigidité psychotique et rigidité psychologique.
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L’ipséité est la pure continuité du Soi : le Soi est son être même. Le
Soi est ipséité et l’ipséité est sous la forme du Soi comme principale
manifestation anthropologique. Le est qui relie Soi et ipséité est
presque de trop, car le verbe être est déjà inclus dans le Soi et dans
le concept d’ipséité. À ce niveau, on ne peut que produire une répétition avec le verbe être ; d’une ipséité, on ne peut dire qu’elle est,
par définition. Dans l’ipséité, c’est la question même que d’être, être
comme verbe qui signifie une activité, une passivité et une détermination à faire activement continuité dans le temps de celui qui est.
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Qu’est-ce donc que l’ipséité ?
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Voyons l’aval avant de retrouver l’amont. Dans les psychoses, il y a
faillite à établir la continuation de soi. Dans la faillite de la continuité
de soi se disloque l’unité de l’expérience, car le Soi joue ce rôle
phénoménologique de maintenir l’unité dynamique de l’expérience
(c’est son rôle de sujet phénoménologique). Autrement dit, le Soi est
présence qui accomplit sa propre pérennité. Ce Soi-présence est un
des éléments de ce sujet phénoménologique qui a quelques propriétés de l’ego transcendantal kantien. Il n’y a pas, d’un point de vue
strictement philosophique, rupture entre le Dasein – qui est à la fois
un des noms de ce Soi-présence et le Soi de P. Ricœur – et la philosophie de Kant.
Faillite de la continuité du Soi et rupture de l’unité
de l’expérience
Il n’y a jamais rupture complète et durable de cette unité de
l’expérience (4), mais risque, menace de rupture, crainte et efforts
surhumains pour conjurer cette rupture. Il faut de la force d’être pour
conjurer cette crise psychotique, comme le dit M. Wolf dans sa
préface à l’ouvrage de F. S. Kohl (5).
La force d’être, en général, est une des énigmes de l’homme et de la
vie. Tant que nous racontons, une ipséité se dessine. Dans cette rupture menacée de l’unité de l’expérience, le Soi perdrait sa possibilité
de se temporaliser et de se spatialiser, d’être en ouverture sur le
monde, d’être présent à son monde, d’être au monde avec ce tiret qui
met chacun dans une proximité vécue avec le monde, proximité qui
n’a pas besoin d’être pensée. Avec la rupture de l’unité-continuité de
l’expérience se perdraient les accords prépsychologiques que nous
avons avec le monde. Et pour celui qui les aura perdus, il faudra,
tâche immense et épuisante, tenter de construire une cohérence du
monde à même le monde lui-même. Cela est quasiment impossible,
car la cohérence du monde n’est pas “constructible” psychologiquement. Si tel était le cas, tant de mondes différents seraient possibles, et nous serions prêts à accepter toutes sortes de mondes, de
relations causales, etc. C’est d’ailleurs ce qui se passe en partie dans
le délire et aussi, plus près de chacun, dans le rêve, qui manisfete une
grande complaisance à accepter des paysages de vie tota-lement
improbables.
Cette cohérence du Monde ne se compose pas à partir des éléments
du monde pris un à un comme dans un puzzle ; c’est le contraire.
Elle se donne en un tout, qui finit par marquer de ses propriétés les
éléments et les relations entre chacun des éléments. Cette cohérence
est une structure apriorique issue de la cohérence du Soi. En
français, l’expression “aller de soi” dit bien quelles sont les origines
de cette naturalité toute relative des événements ; c’est du Soi
assumant phénoménologiquement sa continuité que vient cette
naturalité.
Symptômes de la psychose et unité de l’expérience
Tous les symptômes rencontrés dans les psychoses (dissociation,
discordance, hallucination, délire) viennent de cette dislocation de
l’unité de l’expérience :
– la dissociation est effet de la perte d’une relation d’évidence
aux choses ; évidence qui est autant “intellectuelle” que pratique, imm122
diate, de l’ordre des accords concrets dans le maniement de la banalité ;
– les hallucinations sont des manifestations non intégrées dans
le monde vécu, hors champ, qui n’ont pas pu prendre la marque
préalable de ce qui était dans le champ commun de l’expérience ;
de là leur caractère fondamentalement extrané, toujours venant
rompre l’accord de présence avec le monde. Elles sont hors de
la mondéité vécue, hors de l’accord intra-expérientiel que nous
établissons tacitement avec le monde parce que ce monde est
doté d’une unité. Les hallucinations psychotiques, à la différence
des hallucinations neurologiques et pharmacologiques, affectent
le champ de l’expérience tout entier. Elles sont des dislocations
des arrière-plans de l’expérience, de toute la profondeur phénoménologique des significations banales, parce que justement
l’unité rompue de l’expérience ne permet plus la maîtrise transcendantale des couches de constitution du sens ;
- le délire est une tentative démesurée de rétablir la continuité
de l’être que nous sommes, un sursaut pour colmater cette unité
défaillante de l’expérience, au prix d’un surinvestissement gigantesque d’une identité de rôle particulière, censée, à un moment,
recouvrir tout le sens du monde. Dans sa tentative de reconfiguration absolue du monde, en hâte, il y a bel et bien une sorte de
conjuration du néant, du non-sens, de la non-vie que viendrait
porter la discontinuité du monde. Il faut colmater l’irruption du
non-sens.
Cette unité-continuité de l’expérience, nous la tenons avec une
force démesurée. C’est l’unité profonde à la fois de la vie et de
l’être (les paradigmes ne sont pas étrangers l’un à l’autre) que
d’empêcher, coûte que coûte, cette rupture ipséique, fût-ce au
prix d’une dénégation relative du monde, d’une régression, d’une
distorsion extrême des significations usuelles, fût-ce au prix
de toutes les constructions délirantes que va tenter le schizophrène paranoïde.
Voilà ce qu’expose la phénoménologie des psychoses : l’histoire
d’une rupture impossible, celle de l’ipséité que nous sommes.
ASPECTS SUBJECTIFS (OU IDENTITAIRES) DU PARADIGME
Une fois envisagés sommairement les aspects phénoménologiques de ce versant, il reste à définir en amont, près des problèmes d’identité humaine, le versant subjectif. Il nous faut
comprendre ce qu’a de spécifique ce Soi et comment cette instance subjective, qui est point de continuité de l’identité
humaine et de la présence humaine, accomplit les métamorphoses nécessaires afin que jamais elle ne se dissolve ni ne
s’interrompe. La faillite de la psychose est faillite prépsychologique à tenir les différents aspects de l’identité humaine.
Le terme “présychologique” signifie que cela ne dépend pas de
la part d’activité qui se joue dans l’expérience elle-même, mais
du dispositif préalable de continuité de Soi, qui permet d’engager l’expérience et de se retrouver au retour de l’expérience.
Cette continuité est nécessaire pour que je sois concerné par ce
qui se passe, pour que les événements finissent par m’affecter.
Il faut la continuité non pas d’un Moi, mais au moins d’un Soi,
pour que de l’expérience puisse être.
La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 4 - septembre-octobre 2005
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LA QUESTION DE L’IDENTITÉ HUMAINE.
LES MÉTAMORPHOSES DES IDENTITÉS
ET LA CONTINUITÉ DU SOI
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Avant d’aborder la théorie de l’identité humaine comme identité ipse
et identité idem, de nombreux aspects de cette philosophie du Soi doivent être éclairés. Le Soi au sens où nous l’entendons est un concept
fort, de niveau ontologique. Il est plus qu’une instance subjective
parmi d’autres.
◗ Il est élémentaire de le différencier du Moi. Le Soi n’est pas une
déclinaison impersonnelle du Moi. Déjà, on comprend bien ce qui
différencie le Soi du Moi : la décentration que le Soi représente au
regard du Moi. Le Soi distant à lui-même. Ce qu’il a de plus précieux
n’est pas son particulier, mais son général. Ce renversement est bien
étrange, car il suggère que nous ne sommes pas si particuliers que
cela, et que ce qui fait notre “valeur” est la façon dont, en nous, nous
tenons l’être que nous sommes. Le point de vue est clairement celui
d’un existentialisme commun à K. Jaspers et à M. Heidegger. Le Soi
engage toute une philosophie, le Soi étant l’instance subjective le
plus à même de porter la responsabilité, qui est la même, quant à soi
(vis-à-vis de Soi) que quant à autrui. La philosophie du Soi est une
philosophie de la médiation qui garde toujours une distance vis-àvis de soi-même comme d’autrui. Dans cette philosophie du Soi,
cette distance ne s’abolit jamais. En cela, le Soi n’est jamais le Moi.
◗ Ce Soi prolonge le thème de la personne ; cette personne que
nous sommes, qui ne nous appartient jamais, qui passe à travers
nous et que nous devons assumer. Disons que la philosophie
du Soi de P. Ricœur prend ses origines dans le personnalisme
et se renforce et se comprend à nouveau à partir de l’analyse
existentiale de Heidegger. La personne que nous sommes, qui
passe à travers nous et que nous devons assumer et, plus encore,
tenir, sera lue comme l’être en nous, que nous devrons assumer,
que nous devrons tenir au sens de la stance du Soi. L’illéité
d’E. Lévinas est une notion assez proche ; elle montre encore
mieux à quel point je ne m’appartiens pas, même si je suis déjà
mien, et que cette mienneté (meita, en italien) fait que le Soi
ne peut perdre son appartenance à lui-même. Dans le paradigme de la phénoménologie des psychoses selon l’ipséité, c’est
ce mouvement de tenir l’être en nous, d’assumer la continuité
de l’être en nous dans sa conjugaison avec le monde, qui se
trouve en question. Celui qui fait une expérience de psychose
montre une faillite momentanée à établir une continuité de
son être selon son ouverture au monde. Il ne parvient à maintenir la continuité de son être qu’au prix d’un raidissement
extrême de sa structure d’identité ou/et d’une perte de l’ouverture au monde.
Le Soi est présence, comme nous l’avons vu ; Soi, Dasein et
Présence peuvent à certains moments être équivalents. Dans
Temps et Récit, la philosophie du Soi de P. Ricœur emprunte
largement au Dasein sa conception du Soi. Le Soi est Dasein,
présence dont l’homme garde l’ouverture, la mise en forme, la
continuité, le décentrement de celui qui l’en fonde. En lui se fait
la conscience du Monde ; il est cette conscience du Monde et
en assume la teneur. C’est aussi le sens d’une philosophie de la
présence ; toute présence est celle d’un Soi-Monde, conscience
indissociable de Monde en Soi et du Soi au Monde. Voilà l’élément critique central que la philosophie du Soi adresse à toutes
les philosophies de la subjectivité psychologique.
Il n’y a pas eu, jusque-là, de formulation aussi claire de ce paradigme. Même si A. Kraus (Heidelberg) avait déjà proposé des
approches comparables sur les névroses et les psychoses en matière
d’identité humaine, c’est grâce à la philosophie de P. Ricœur, depuis
Temps et Récit jusqu’à Soi-même comme un autre au début des
années 1990, que cette conception nouvelle va voir le jour. Nouvelle,
l’est-elle absolument ? Non sans doute. À bien des titres, il ne s’agit
que de la reprise de la problématique ontologique simplement désubstantialisée et anthropologisée ; elle est transposée sur l’exister
humain dans son parcours biographique. À l’opposé d’une continuité
substantielle telle que l’entrevoyait l’ontologie classique, fondée sur
la chose, cette continuité assumée par l’homme en son ipséité est
dynamique, mobile ; elle échange, conjugue, compense, donne et
reprend. Quelque chose se joue qui fait en dernier ressort le maintien de soi, la Selbstandigkeit.
L’ipse et l’idem
La perspective nouvelle de Ricœur est de penser l’identité humaine
comme un équilibre permanent entre deux pôles : il faut garder cette
topique des pôles, et ne pas vouloir trop déterminer le lieu exact de
chaque identité, surtout pour le pôle ipséique, le pôle de la pure
continuité formelle athématique, pur maintien de Soi, et le pôle des
identités - idem multiples dites de rôle, de contenu, etc.
Ces deux identités ne sont pas du tout symétriques. L’une est unique,
la seconde est multiple.
Le pôle ipse de l’identité est le qui de chacun ; il n’a besoin que d’individualité et de continuité pour être. C’est lui qui donne à l’être son
lien à lui-même. De l’autre côté, les identités - idem de rôle, de caractère, de déterminations rencontrables sont en réalité des identités de
niveau psychologique.
Changement et non-changement du point de vue
de la dialectique idem et ipse
À prendre cette philosophie de l’identité au pied de la lettre, on pourrait penser que nous pouvons changer quasiment du tout au tout au
long de notre existence. Il faut mettre ce problème un peu à part de
la question de l’ipse et de l’idem, et lui conserver son caractère
virtuel (6). Il est sans doute vrai que pour une première partie de
notre existence (de l’enfance à l’adolescence puis au commencement
de l’âge adulte), nous pouvons changer substantiellement un certain
nombre de déterminations et d’attitudes devant la vie. Cela est moins
vrai pour la seconde partie de notre vie, où nous changeons moins,
et même où nous devons assumer d’être ce que nous sommes
comme idem. La vie ne se donne pas d’une façon continue en nous
dans cet espace “entre naître et mourir” ; elle est remaniée d’un
aspect historial qui rend le mouvement de la vie asymétrique. Nous
pouvons dire aussi, dans une perspective heideggerienne, que
l’homme vit dans le temps (toujours identique à lui-même) et aussi
dans l’histoire, c’est-à-dire dans des époques qui se commencent
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Une philosophie du Soi
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dans l’innocence et finissent en se saturant et s’épuisant, selon un
rythme de chair. Ce lieu d’échange entre les identités - idem et l’ipséité est la force de la vie elle-même, c’est à dire cette capacité à
s’investir dans de nouvelles possibilités qui peuvent devenir de nouvelles identités de rôle, et aussi à les engager comme il en va de tout
notre être, sans distance par rapport à elles.
La juvénilité ouvre cette dialectique en privilégiant ses recommencements possibles (c’est son auroralité) tandis que l’âge vient à la
fermer (c’est sa vespéralité). Dans cette vespéralité, nous nous épuisons et restons prisonniers de situations dont nous ne pouvons sortir
; car nous sommes de moins en moins capables de vivre de nouvelles
métamorphoses. Dans sa forme vespérale, la dialectique ipse-idem
devient plutôt, si l’on veut bien accepter un jeu sur leur intransitivité,
idem-ipse. L’homme est en effet progressivement pris dans des identités - idem dont il ne peut plus décider, et le travail inverse se fait.
Il est obligé d’accepter que la continuité de son être soit bien là,
en assumant cette identité - idem, sans illusion sur un possible
recommencement.
De cette façon, nous devons bien éclairer le fait que cette dialectique
idem-ipse peut se faire contre le mouvement de la vie. La vie se joue
en nous, mais le Soi n’est pas la vie. C’est le Soi qui fait cette dialectique en nous. Et même si nous perdons la capacité de changer
dans notre vie, d’investir ou de désinvestir les rôles dans lesquels
nous nous engageons, cette dialectique va se situer plus précisément
dans l’acceptation assumée pleinement de cette métamorphose ou
de cette non-métamorphose. De ce point de vue, cette dialectique
idem-ipse n’est pas seulement mobilité, mais aussi mouvement
d’acceptation et de revendication du sens de son existence dans des
métamorphoses impossibles.
LE DOUBLE MODÈLE DE CRISE
Le paradigme de la phénoménologie des psychoses selon la dialectique idem-ipse propose un double modèle de crise, rappelé en
quelques lignes. Ce double modèle prend son origine dans l’analogie substantielle des structures biographiques et des structures du
récit. Il y a des récits où les identités de rôles sont peu marquées.
Le modèle d’un tel récit est le personnage du roman L’homme sans
qualité de R. Musil (7) ; le récit est théoriquement centré sur un pur
qui dont on ne peut rien dire sinon citer son nom et énumérer toutes
les péripéties de son entourage. Il y a, à l’inverse, des récits qui privilégient les identités de rôles. À l’extrême, ce sont les récits dits de
caractère ou de personnage, entièrement centrés sur une des qualités
ou le grand caractère du personnage, comme ceux de la comedia del
arte aux célèbres figures.
✓ Le premier modèle de construction à la fois de Soi et du récit est
donc celui de la schizophrénie ; impossible engagement des identités de rôle avec l’identité ipséique, pur qui, pure continuité de Soi
qui ne construit aucun chemin identitaire à partir de chacune des
quoi, à partir des identités éprouvées.
La schizophrénie apparait alors comme le modèle d’une ipséité tellement aux prises avec sa tâche fondamentale d’effectuer ce maintien de soi qu’elle ne peut s’engager dans le jeu des conjugaisons
avec les identités de rôle, ou d’une altérité. Le qui est trop en inquié124
tude ontologique de lui-même pour s’exposer à “jouer” l’engagement dans une identité de rôle (8). C’est alors un qui vide. Selon la
formule de Tatossian, une “mise à nue de l’ipséité” sans rencontre
avec une idemité.
Sans prise avec une identité idem qu’elle ne parvient pas à engager,
c’est la forme hébéphrénique et sa passivité complète aux événements, son indifférence, faute d’avoir construit des ancrages, des
situations de vie à partir de quoi chaque événement extérieur ou intérieur représente une mise à l’épreuve positive ou négative de soi.
Ce n’est pas faute d’avoir la capacité de déterminer la valeur des
rôles ou des événements, comme dans les névroses : cela, le schizophrène le peut ; mais sans position de rôle, aucun discours n’a de
sens concret. L’hébéphrène est la forme du pur qui sans quoi de
l’identité humaine, jamais en prise avec le monde, car sans quoi, sans
rôle, il ne peut y avoir la moindre actualité de quoi que ce soit (9).
C’est alors une présence vide de tout contenu ; à son point limite,
dans l’hébéphrénie, il n’en va de rien du destin de ce qui. Rien
ne surgit par quoi un destin peut se jouer. À force de ne rencontrer
aucune épreuve, c’est aussi la forme qui ne lutte plus. Le sujet
phénoménologique tente de moins en moins de se rassembler et de
rassembler l’expérience en vue d’un engagement quelconque. La
relation ipse-idem est une dialectique, ce qui signifie que c’est dans
sa mise à l’épreuve dans les rôles que le qui de l’expérience éprouve
sa propre conscience d’être. Le qui fait exister le quoi et le quoi
anime le qui.
La forme hébéphréno-catatonique est la forme qui lutte encore, et
plus encore au plan du vécu corporel. Les stigmates catatoniques
sont une expression de l’ipséité qui fait l’effort transcendantal (10)
pour reconquérir l’éprouvé de l’expérience, principalement dans le
sentiment défaillant de son unité corporelle. Le corps est un lieu
d’expérience qui exprime le sentiment de totalité du monde ; il
commente le monde, son possible, son impossible, etc, comme la
phénoménologie des sentiments corporels (11) nous le montre.
Le corps est aussi un champ phénoménal autonome où se construit
un dialogue avec des sensations intérieures et extérieures. Ainsi
conçue, la forme catatonique dans son histoire naturelle (c’est-à-dire
quand elle n’a pas été réduite par les traitements antipsychotiques)
exprime aussi une sorte de dialogue impossible avec les sensations
et les émotions corporelles qui peuvent être essayées pour tenter de
conforter un éprouvé du corps. Cet éprouvé corporel est désorganisé
par ce qu’il échoue à se ressentir comme mien. L’unité de l’expérience ne s’exerce plus à travers le dialogue avec chaque geste, et les
productions catatoniques (des positions extrêmes du corps, toniques
ou hypotoniques, des attitudes incongrues, des mimiques prononcées et appuyées sans aucun frein, comme si elles ne parvenaient
jamais à toucher leur but de signification, etc.) sont à considérer
comme des productions véritablement délirantes. En d’autres termes,
la mienneté défaillante du corps explique les extravagances tentées
par le corps catatonique, qui sont des équivalents du délire au plan
d’un vécu du corps retrouvé. La mienneté de soi est l’autre nom de
l’ipséité quant au sentiment de se tenir comme soi, de se faire soi.
Dans la gestuelle catatonique, c’est une corporéité en même temps
désinhibée, désentravée, en sursaut et en relâchement complet.
L’indifférence et l’inhibition sont rompues par des moments de
brusques désinhibitions, de forçages extrêmes, comme pour venir
La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 4 - septembre-octobre 2005
LE PSYCHOPATHE ET LE PROBLÈME DE L’ADHÉSION
AUX RÔLES
La psychopathie, dans ses formes sévères, exprime une relation
particulière entre ipséité et idemité. Une mauvaise lecture de cette
dialectique idem-ipse donnerait à penser que nous devons garder
une distance cynique sur les rôles engagés, sachant que le sens de
la vie n’est jamais là, mais toujours ailleurs, dans un ailleurs qui
finit par dévaloriser toutes les façons d’assumer les rôles. Dans le
modèle psychopathique, cette question de la distance aux rôles va
se mettre à l’épreuve.
Ce qui est en cause chez le psychopathe est que celui-ci engage
les rôles (les initie) beaucoup trop bien, mais ne peut y déposer la
teneur de son être. Sa plasticité lui fait privilégier l’adaptation première et superficielle à ces rôles, sans qu’il les habite vraiment. Il
s’y installe d’autant plus vite qu’il n’y dépose aucune teneur
ipséique, ou une teneur ipséique faible, ce qui explique le moindre
risque de suicide en cas d’échec ou de remise en question. Étant
donné cette faible disposition à déposer son ipséité, il est vite installé, très vite “désinstallé”, mais n’habite jamais le monde.
Où met-il sa structure ipséïque ? À la fois nulle part et toujours
ailleurs. Il semble comme l’hystérique la mettre dans le rôle
d’après, ou peut-être dans un “nulle part” qui n’est pas même
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La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 4 - septembre-octobre 2005
cause, on crée une réaction d’”offuscation” de l’ordre du “scandale”,
brusque menace de dévalement de cette hauteur. Le “scandalisme”
est la relation que le paranoïaque établit avec ceux qui remettent en
cause son dispositif de valeur. De ce point de vue, le paranoïaque, à
la structure éminemment émotionnelle, est l’envers du psychopathe,
qui n’investit que superficiellement, sans véritable passion, ses rôles ;
il n’y dépose qu’une faible composante d’ipséité. Disons trivialement qu’il n’y engage “aucune tripe”.
Remarquons que le Soi paranoïaque est doté d’une certaine expansivité bien au-delà du Soi individuel que nous assumons chacun.
L’impersonnalité du Soi, sa distance par rapport au Moi autorisent
son extension en amont ou en aval du Soi de l’existence individuelle
“entre naître et mourir”, vers un Soi transgénérationnel ; le Soi de
filiation qui passe à travers nous va se prêter à cette faillite de la
conjugaison ipse-idem. C’est ce qui va donner les délires de filiation,
ou les érotomanies qui sont sous-tendue par une représentation de
Soi illustre.
La mélancolie est proche de la paranoïa dans sa structure typique
(une structure typique est une structure d’organisation des différents
aspects d’une personnalité). Elle résulte du basculement ou de l’effondrement d’une personnalité fortement marquée sur le plan
typique par un investissement sur une identité de rôle forte. Dans le
cas du Typus melancolicus de H. Tellenbach (14), cette personnalité
est marquée par son conformisme social, son altruisme, sa hantise
de la transgression. On peut comparer cette personnalité à la
personnalité paranoïaque, dont elle a la tension intérieure, la teneur
intérieure aussi marquée. Il y va dans le Typus de Tellenbach de son
être même, qui se projette sur la collectivité (la nostrité), envers qui
il exerce son charisme, tout comme le paranoïaque met son être
même dans la cause qu’il défend.
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“toucher” cette sensation de soi mal éprouvée. Il en va comme dans
le délire, qui résulte d’un engagement forcé à l’extrême dans un
rôle. Ici, c’est une attitude psychomotrice, mais nous pouvons
comprendre que chaque attitude joue au niveau de la dialectique
idem-ipse le rôle d’une idemité. Dans les deux cas, il manque en
réalité le retour d’éprouvé, comme un jeu de vocalises qui ne peut se
ressentir lui-même et ainsi s’ajuster. La vocalise, avec ses hauts, ses
bas, ses lenteurs et accélérations d’essai, est une forme banale du
dialogue ipse-idem au plan de l’expérience de sa propre voix dans le
champ tonal. Dialogue qui est l’équilibration d’une partie de la
phrase vocale au regard de la totalité. Il en va de même au niveau du
dialogue tonico-corporel, qui module la psychomotricité au retour
des éprouvés de tonicité, pour permettre l’équilibre de l’expérience.
La forme paranoïde est l’effet d’une brusque désinhibition de l’ipse
qui vient soudainement de “réussir” (le croit-il) à investir une identité de rôle. Un investissement sous la forme d’une irruption de sens :
un sens soudainement excessif, offensif, défensif, conquérant,
acharné, là où aucun sens n’était constructible auparavant. Là,
un rôle est trouvé, mais d’une façon démesurée : c’est bien cela
le délire. Un délire se donne comme la brusque irruption d’une identité de rôle investie à l’extrême, réalisant un comblement de la faille
ipséique en la saturant de significations, avec parfois cent fois plus
de significations qu’il n’en est besoin. Le rôle n’est plus contrebalancé par une ipséité capable de donner le signe d’un excès d’engagement et d’un nécessaire désengagement.
Les formes mixtes (thymiques et délirantes) montrent en outre une
mégalomanie du rôle engagé. Les troubles de l’humeur donnent à
cet investissement dans l’idem une position de présomption, une
hauteur délirante qui se mêle de la jubilation d’un sens de l’action
retrouvé, alors que l’action était auparavant engluée dans l’indécision dissociative.
✓ À l’inverse de la schizophrénie, qui ne parvient jamais à s’engager dans un rôle, nous trouvons la mélancolie et la paranoïa,
les modèles d’un collage d’une identité idem avec l’identité ipse,
de sorte que lorsque l’une des identités est en échec, l’identité
humaine se trouve elle-même en faillite.
La paranoïa est le modèle du collage ipse-idem. Elle est le premier
modèle de la fusion de l’ipse avec une identité de rôle (le vrai mari
bafoué, le quérulent-procédurier, l’éternelle victime, le défenseur des
opprimés, etc.). Le paranoïaque n’est que son rôle. Dans cette identité engagée sans aucun recul, il en va de tout son être ; c’est ce qui
fait l’obstination du paranoïaque dans sa revendication. Sa sthénicité
(dans les formes sthéniques) est la marque de l’ipséité qui doit se
retrouver absolument elle-même au risque de sa disjonction ; c’est
un risque d’anéantissement dépressif. Cet engagement de l’ipséité
dans la paranoïa permet de bien comprendre la note thymique qui
teinte cette structure de personnalité soit sur le versant positif (délire
sthénique) soit sur le versant dépressif (paranoïa sensitive). Il faut en
effet, pour qu’il y ait dépression vraie (et non troubles dysphoriques
ou paradépressions, que de l’ipséité ait été engagée), (12).
Le paranoïaque ne vit que dans son identité de rôle. Les rôles sont
saturés de sentiments de valeur, selon une échelle de hauteur qui est
toujours présente et dont il ne peut se distancier, contrairement à ce
qu’il se passe dans l’hystérie (13). Ce sentiment de valeur exprime
bien la teneur de l’être qui se joue. Et si l’on remet cette valeur en
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ailleurs. La question n’est pas simple. Parfois, il dépose des fragments
d’ipséité dans des doubles mondes, comme le font les pervers, qui
savent préserver une véritable intimité jamais partagée, à côté d’une
structure de vie qui semble adaptée.
L’investissement des rôles est le problème du psychopathe. Le dialogue sur le sens du rôle qui assume une part du sens d’être ne s’amorce
jamais véritablement. C’est pourtant ce dialogue qui permet d’habiter véritablement un rôle, car il renvoie des questions et des gratifications, de véritables mises à l’épreuve où le Soi s’éprouve dans la
totalité de son être. Il ne retrouve jamais rien de ce qu’il a déposé
comme sens de vie dans ses rôles, et ses motivations à accomplir
ses rôles sont alors réduites à celle d’un “faire-comme” qui n’a jamais
de sens pour lui-même. Cela le différencie tout à fait clairement
du schizophrène, qui ne parvient pas à investir les rôles car sa structure d’ipséité est trop affectée pour s’ouvrir à la conjugaison avec
une idemité quelconque. Lorsque l’ipséité schizophrénique (le
Dasein, selon un terme qui est adapté) en vient faire cette conjugaison, c’est, comme nous l’avons vu, dans le sursaut paranoïde,
par à-coup, par sursaut si démesuré, qu’il en vient à se produire en délire.
Quand le schizophrène investit son rôle, il le surinvestit, il ymet, comme
le paranoïaque, toute la teneur de son être. Et même une teneur de
son être sous la forme de rétensivité sensitive dans les paranoïas
de forme dépressive (ruminantes). C’est le charisme paranoïaque.
C’est exactement le contraire qui se produit chez le psychopathe ; on peut
dire que le psychopathe n’a aucun charisme, au sens où le charisme
est théologiquement la grâce de ce qui est tourné non point vers son
propre salut mais vers le salut de la collectivité. Il n’a jamais été
clairement formulé que la psychopathie pouvait réaliser l’antiparanoïa, au sens où le psychopathe ne rumine jamais. Sitôt en crise,
il referme celle-ci en passant à un autre rôle, un autre lieu, une autre
histoire (à l’inverse, le paranoïaque ne peut jamais changer d’histoire,
passer à une autre histoire). Il a abrégé toute forme de scrupule
issue d’engagements d’altérité. Il a toujours trouvé dès avant son
déroulement sa porte de sortie. Il est déjà passé à l’histoire d’après.
Pourtant, l’interface avec la schizophrénie n’est pas simple. Certaines
psychopathies échouent à l’adaptation car elles correspondent à ce
“vide de sens” de la schizophrénie. Ce qui fait la différence entre le “vide
de sens” des grandes psychopathies et celui de la schizophrénie, c’est que
celui du schizophrène ne correspond pas à une structure d’ipséité qui
ne voudrait pas s’engager (il le veut mais ne le peut pas tant la structure
d’ipséité est altérée), tandis que le psychopathe est hanté par sa
préservation au point qu’il ne prend jamais le risque de déposer la
teneur de son être dans une expérience de rôle.
Nous pouvons proposer ainsi de concevoir, au regard de cette dialectique
idem-ipse, que le psychopathe est celui qui n’investit ni sa propre ipséité,
ni les identités de rôle, ni l’altérité ipséique, ni les altérités de rôles.
LE TRAVAIL DE L’IDENTITÉ DANS LES IDEMITÉS
Nous n’avons parlé que de la dialectique ipse-idem, sauf dans quelques
questions limites. Il va sans dire que la question du dialogue interne
entre idemité et ipséité est une question qui ne se pose pas dans les
névroses ; dans les névroses, le qui de l’identité humaine ne pose pas
de problème. Le sujet phénoménologique (la forme de l’expérience,
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son unité et sa continuité) est bien en place. C’est le sujet psychologique
qui est défaillant. En l’occurrence, celui qui gère les images de rôles, les
représentations collectives et personnelles de ces rôles, et aussi les frustrations, maturations et délaissements narcissiques que leurs engagements
nécessitent.
En dernier lieu, nous pouvons nous attarder un peu sur la nature de ces
identités idem et le travail phénoménologique régional qui peut s’instituer autour d’elles. Cela ne va concerner que les identités de rôle. Il n’y
a rien de simple en elles, car elles procèdent d’une représentation et d’une
typification qui font que nous y adhérons à partir d’un travail de détermination assez riche, dans lequel le On, la parole des autres, a tout son sens.
Affectation de l’ipse égale psychose, affectation de l’idem
égale névrose ?
Jusqu’où pourrait-on ne voir dans les névroses qu’un débat interne aux idemités ? On peut aller sur ce chemin assez loin, à condition de ne pas
dévaloriser ni secondariser ces identités de rôle.
Les idemités (identités de rôles, identités de détermination, etc.) ne sont
pas données telles quelles. Elles requièrent un travail de constitution
qui tient lieu d’expérience. La relation que nous avons chacun avec ces
rôles est élaborée avec tous ses aléas, avec des excès de typification
des rôles ou des insuffisances d’élaboration (la notion de frustration
rassemble un excès d’exigence issu d’une représentation mal élaborée
de chaque rôle). Un nouveau lieu d’expérience peut être désigné autour
de l’élaboration de ces identités idem, des différentes identités que
l’homme peut assumer. C’est bien là que des notions comme celles
d’immaturité ou d’idéal du Moi vont intervenir.
Très concrètement, c’est la relation aux idéalisations et aux figuralisations des rôles phobiques, hystériques, obsessionnels, qui font l’objet
d’une représentation démesurée. Elles ne parviennent pas à se dégager
de certaines typifications figurales (comme le maniérisme nous en
donne une représentation magistrale).
Les autres
Le principal interlocuteur des névroses n’est pas l’autre mais ce les
autres, qui en est bien différent. L’altérité est phénoménologiquement
concevable pour le névrosé. Il n’y a, comme nous l’avons vu, altération
ni de l’ipséité ni de l’altérité dans les névroses. Ce les autres est pour lui
le grand personnage par qui la relation aux rôles va être perturbée.
Les autres constituent une entité toute-puissante devant laquelle se perd
la personne. Les autres, pris comme unité, c’est aussi le centre, la centralité, comme nous le verrons plus loin. Ce les autres trouble toute élaboration véritable des rôles. L’hystérique en est bien un exemple, lui qui
surinvestit ostensiblement pour autrui en permanence ses rôles, sans
en dernier lieu vraiment y croire lui-même. Il veut y faire croire ceux à
qui il adresse ses excès d’émotion, “croyant” (pour autrui) que l’excès d’intensité est un mode de conquête de la vérité. L’identité de rôle, au sens que
lui donne Alfred Kraus, n’est tenue que par le rôle. L’hystérique croit aux
rôles et force le rôle pour tenter de fonder une adhésion à ce rôle qui
reste toujours suspendue. Suspendue pour ne pas être engagée, et c’est là
où l’hystérique est souvent proche du psychopathe, par certains côtés.
L’inauthenticité hystérique peut se préciser sur ce point ; il a une relation
de fascination pour les figures de représentation des autres. Il est trop
La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 4 - septembre-octobre 2005
É F É R E N C E S
B
I B L I O G R A P H I Q U E S
1.
“L’identité humaine et le problème des psychoses”. L’art du Comprendre
1994;1:99-706, (épuisé). On retrouve l’essentiel de cet article dans divers
ouvrages, dont Phénoménologie de l’identité humaine et schizophrénie, sous la
direction de Pringuey D, Kohl FS, Le cercle Herméneutique Coll. Phéno, Paris :
diff, Vrin 2001.
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2. Disons simplement que, dans la perspective d’une ontologie existentiale, cette équation peut se valider. En revanche dans une ontologie non existentiale mais métaphysique, cette équation n’est plus la même.
3. Kohl FS. La Force d’être, Le Cercle Herméneutique, Coll. Phéno, Paris : Dif Vrin
2005.
Mi s e
impressionné par les figures mais ne dit rien de ce que lui en pense.
En lui, ce sont “les autres” qui parlent, et que l’hystérique veut faire
parler encore plus fort. L’hystérique s’est perdu dans le brouhaha des
autres au point de ne plus savoir établir de dialogue véritable entre le
discours de ce les autres et de ce qu’il est ou a à être. Un brouhaha des
autres qu’il renforce lui-même à défaut de savoir ce qu’il veut. C’est aussi
sur le fond un nihilisme qui élabore, renforce, sature d’enthousiasme
pour autrui quelque chose qu’il ne parvient jamais à fonder véritablement
pour un autrui qui serait le véritable alter ego de lui-même.
Le phobique aussi en est un exemple, moins cynique, mais aussi impressionné par les figures des autres. Malgré sa discrétion et sa bonne
sociabilité, il est sur certains points structuraux aussi nihiliste que l’hystérique. Il vit sous la dictature des autres. Le sens véritable, il en élude la
détermination. Le phobique esquive toute fondation du sens. Sa peur de la
transgression de la règle des autres le pousse à accepter les rôles sans
aucune élaboration de fond. Ce qui est fondamental pour lui est de ne
pas outrepasser les règles, quelles que soient ces règles.
Les autres sont aussi ce qui hante l’obsessionnel. Il rencontre cet interlocuteur dans la souillure qui structure sa relation au monde et organise
ses exigences pulsionnelles. Il est hanté par une proximité des autres
tout comme l’hystérique est fasciné et attiré par elle. Ils n’écoutent
pas même leur parole, à ces autres ; ils ne s’intéressent qu’à leur
proximité ou à leur distance. Leur seule présence en tant que Les
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autres crée la répulsion première.
4. Même dans une expérience confusionnelle, il y a certes rupture de l'unité perceptive
de l'expérience mais le Soi se retrouve lui-même au décours du chaos confusionnel.
5. Op. Cit.
6. La question de l'identité humaine intervient avec une philosophie de la métamorphose mais aussi contre elle, car le temps proprement humain s’inscrit sur une
capacité métamorphique limitée. Une métamorphose permanente tuerait l’être qui
la supporterait ; nous serions un “n’importe qui” à qui rien n’est assignable, et
donc jamais une personne en charge de son seul destin.
7. Le personnage n’est nullement schizophrène, comme le précise A. Tatossian.
L’identité humaine et le problème dans psychoses (op.cit.).
8. La dynamique du jeu contient cette nécessaire latéralité qui permet d’épouser
et de sortir rapidement de chaque rôle. La raideur psychotique exprime cette
impossibilité à jouer les identités.
9. Cette expression dit bien la relation de l’être de l’événement avec son idemité.
10. Blankenburg W. La Perte de l’évidence naturelle, Paris : PUF, 1991.
11. Granger B, et Charbonneau G,. Phénoménologie des sentiments corporels,
de Paris, Le Cercle Herméneutique, Coll. Phéno, Paris : Diffusion Vrin 2002.
12. Charbonneau G. Legrand JM, Dépression et Paradépression, Paris SB
Public:2002.
13. Dans l’hystérie, la relation à la hauteur est revendiquée pour marquer une distance représentée de mépris. Cependant cette hauteur est entrevue avec distance.
L’hystérique n’investit pas son ipséité dans l’expérience. Il y n’y a pas d’altération
du principe de réalité. C’est une pathologie de la représentation des rôles, de l’intensité et du positionnement de centralité dans l’espace intersubjectif.
14. Tellenbach H. La Mélancolie, Paris : 1979, PUF.
AGENDA
Fédération européenne de psychothérapie socio- et
somato-analytique
“L’intégration des psychothérapies”
Palais des Congrès, Paris
Du 29 avril au 1er mai 2006
La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 4 - septembre-octobre 2005
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