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Peter Brook, du crâne de Yorick au cerveau des synesthètes
J.-P. Thibaudat
chroniqueur
Publié le 04/05/2014 à 15h10
Le pas feutré a gagné en lenteur, le filet de voix en légèreté, homme-oiseau Peter Brook s’avance devant le public du
théâtre des Bouffes du Nord. C’est un soir, peu de jours avant la première de son nouveau spectacle « The valley of
Astonishment » (la vallée de l’étonnement), un titre puisé dans « La conférence des oiseaux » d’Attar qui inspira au plus
français des metteurs en scène anglais, l’un des spectacles pivots de sa longue carrière.
Un voyage dans le cerveau
Brook dit aux spectateurs qu’ils ne vont pas assister à une représentation, mais une répétition, qu’on se retrouvera après
avec ceux qui le souhaitent, au bar, pour parler, échanger discuter. C’est un rituel dont Peter ne se lasse pas. Et qui
accompagne les pré-représentations qu’il aime donner dans des lycées, des foyers et pour finir au théâtre, écoutant le
public pendant et après la représentation, amendant ou pas par la suite telle ou telle scène ou mouvement, avec les
acteurs. Lesquels auront atteint le soir de la première, cette aisance, cette décontraction audelà de la concentration, qui
est le point commun des spectacles de Brook depuis longtemps.
Une façon respectueuse et affectueuse de considérer le genre humain, acteurs d’un côté, spectateurs de l’autre, unis le
temps d’un soir, veillant ensemble le mystère conjoint du théâtre et de l’être humain si subtilement unis dans « The
valley of astonishment ».
L’agence de voyages Brook parcourt le monde mais quatre destinations sont plus fréquentées que d’autres, chacune étant
en soi un continent : Shakespeare, L’Afrique (y compris celle du Sud), l’Inde (et plus généralement l’Orient), le cerveau.
Le nouveau spectacle nous fait voyager dans le cerveau.
« Shakespeare écrivait vite »
Conjointement, Peter publie « La qualité du pardon » (titre emprunté au Prospero de « la tempête »), des « Réflexion sur
Shakespeare ». Quelques jours après la « répétition » du spectacle, on le retrouve au bar des Bouffes de nord pour
évoquer le spectacle et le livre.
« Il y a deux ans pour l’anniversaire de Shakespeare, j’ai écrit une sorte de pamphlet pour tourner en ridicule tous ceux qui
prétendent qu’il n’a pas écrit ses pièces. Cela a commencé à la fin du XIXe siècle avec une vieille fille, mademoiselle Bacon qui
assurait qu’un de ses ancêtres avait écrit les pièces attribuées à Shakespeare et depuis cela n’a pas cessé. Ces hypothèses sont
majoritairement le fait d’universitaires, mais aucun d’entre eux n’a travaillé dans un théâtre, ou simplement assisté au travail
de création.
Si Shakespeare n’avait pas existé ou rien écrit, ses contemporains, ses collaborateurs nous l’auraient fait savoir. La seule chose
dont on soit sûr, c’est qu’il écrivait vite, cela fait partie de son génie. Ce pamphlet a été distribué à Stratford-upon-Avon à tous
ceux qui participaient à un grand colloque. Ensuite j’ai pensé à le publier en ajoutant d’autres textes. C’est un livre qui parle
des pièces de Shakespeare à partir de mon expérience de metteur en scène. »
Brook se méfie beaucoup des universitaires qui ont une furieuse tendance à tout mettre dans des cases, des catégories, à
classer, hiérarchiser. Brook, à l’opposé, met au centre de son travail le pluriel, le croisement, la multiplicité, le mélange
du chaud et du froid, l’alliance des contraires. C’est ce qu’il aime chez Shakespeare.
« On ne peut pas être un nouveau Shakespeare mais on peut prendre modèle sur sa façon de faire du théâtre avec une liberté
absolu. Il a su montrer qu’on peut passer d’un moment de profondeur spirituelle à une grosse blague, un clin d’oeil sexuel.
C’est le contraire du modèle français avec ses règles dont celles des trois unités.
Et c’est ainsi que nous avons travaillé à partir d’improvisations. L’acteur est là dans la réalité il boit un whisky [comme Brook
au moment où il me parle dans le café] et l’instant d’après, son verre devient une place publique. C’est une façon de ne pas être
prisonnier d’un style, d’un genre. Le piège c’est de commencer par la forme. C’est comme dans la cuisine : la forme c’est ce qui
arrive à la fin. »
Grandeur et misère de la synesthésie
Cette liberté absolue, on la retrouve à tous les instants de « The valley of astonishement ».
« On est allé en Angleterre, en Amérique, rencontrer des gens sujets à la synesthésie, des gens extraordinaires qui ont des
souffrances absolues. Dans “ L’homme qui ”, on s’intéressait à des gens qui étaient considérés à l’époque soit comme des fous,
soit comme des malades. Or ce sont des êtres humains comme nous et c’est ce que nous avions voulu montrer. Cette fois-ci on
a voulu mettre en évidence les phénomènes étranges de la synesthésie.
Il y a des moments d’ouverture où certaines personnes reçoivent des choses plus riches que les autres. Nous avons