Une conception téléologique de la nature
Comment comprendre l’hostilité affichée par les naturalistes à l’égard des biotechnologies ?
D’abord en précisant qu’elle illustre un clivage ancré de longue dans la pensée occidentale :
l’opposition entre nature et artifice. Les détracteurs les plus véhéments des biotechnologies
n’ont de cesse de se référer à un « ordre naturel » des choses auquel il serait hautement
dangereux d’apporter la moindre modification. La configuration génétique de l’espèce
humaine constituerait en ce sens une expression de cet ordre naturel, graduellement mis en
place au terme de millions d’années d’évolution.
Cette conception perfectionniste de l’ordre naturel soulève néanmoins des difficultés
majeures. Force est de constater, à la lumière des données de la biologie évolutionniste, que
la nature (n’en déplaise aux naturalistes moraux) ne fait pas toujours les choses pour le
mieux. La majorité des biologistes, rejoignant la fameuse critique de Stephen Jay Gould
contre l’adaptationnisme, s’accorde ainsi à reconnaître que l’évolution biologique n’est
nullement le vecteur d’un progrès que l’on pourrait substituer à la Providence divine. Opérant
de manière « aveugle », aléatoire, la sélection naturelle constitue bien plutôt, pour reprendre le
fameux terme de François Jacob, un simple « bricolage » imparfait, et non l’action d’une
volonté avisée et empreinte de sagesse. Dés lors, qu’y aurait-t-il de scandaleux à ce que les
biotechnologies viennent rectifier ou améliorer certains éléments de ce processus
intrinsèquement voué à l’imperfection ?
Nombreux à cet égard sont les exemples des dysfonctionnements naturels que les
biotechnologies viennent corriger. Ainsi, virus, pandémies, et bactéries ne sont-ils pas des
productions de la Nature ? Même les écologistes les plus radicaux, pourtant ne s’émeuvent
guère lorsque les biotechnologies parviennent à détruire ce qui pourtant est bien le résultat de
l’évolution. (Les bactéries étant d’ailleurs, comme l’explique Stephen Jay Gould, la forme de
vie la mieux adaptée dans l’univers). Comme l’écrit très justement (et avec une point d’ironie
!) le généticien Lee Silver : « le virus de la variole a fait partie de l’ordre naturel jusqu’à ce que
l’intervention humaine finit par l’éradiquer. » [9]
De manière similaire, les malformations génétiques sont bel et bien le pur produit de
l’évolution biologique. Qui oserait dire que cette dernière, dans ce cas, a fait les choses pour
le mieux ? A ce titre, loin d’être l’expression d’un eugénisme scandaleux, la détection et la
prévention des malformations génétiques graves (comme la trisomie 21) au moyen par
exemple du diagnostic préimplantatoire, représente bien un facteur de progrès indéniable, en
permettant de rectifier les imperfections de la nature. Et si l’on peut comprendre les
inquiétudes techniques, juridiques, ou éthiques touchant à une question comme celle de la
transplantation d’organes, il semble bien léger (comme le fait Kass) de critiquer cette pratique
uniquement en vertu de la sacralité du corps humain : si une transplantation d’organe,
effectuée à partir d’un donneur consentant, permet de sauver la vie d’un individu à l’agonie,
s’y opposer au nom de notre « intégrité organique » semble pour le moins irresponsable.
Par ailleurs, ériger la nature en modèle à l’aune duquel la moralité de nos pratiques peut être
évalué, c’est succomber à un dangereux rapprochement entre l’être et le devoir-être,
rapprochement maintes fois condamné au cours de l’histoire de la philosophie morale. En
témoigne cette affirmation de Fukuyama, pour le moins déconcertante : « Nous devons
continuer à éprouver de la douleur, à être déprimé ou solitaire, ou à souffrir de maladies
débilitantes, tout cela parce que c’est ce que les êtres humains ont fait pendant la majeure
partie de leur existence en tant qu’espèce. » [10]. Ici, le verbe « devoir » se rattache clairement
à une injonction d’ordre moral. La légitimité d’un tel raisonnement ne peut pourtant manquer
d’être questionnée : au nom de quel principe les traits caractéristiques de l’Homo sapiens, y