QUOD DEUS DICITUR.
ERIC VOEGELIN.
Présentation.
AUcours du XIXesiècle, la réflexion philosophique et historico-poli-
tique allemande, pour des raisons complexes et en fonction d’orien-
tations théoriques diverses, en est venue à accorder une place fort
singulière au problème de la Gnose1. C’est dans ce contexte que le philo-
sophe Eric Voegelin (1901-1985) a proposé de nouer un lien d’essence entre
Gnose et Temps modernes, en soutenant la thèse selon laquelle les Temps
modernes n’auraient été, à leur insu, qu’une réactualisation de principes
gnostiques. Plus précisément encore, c’est la crise totalitaire de la modernité
que Voegelin a cherché à comprendre en termes de gnosticisme. Non seule-
ment les idéologies nazie et communiste furent des « religions politiques»2,
mais elles furent même des religions gnostiques. Par gnosticisme,Voegelin
1Pour l’historiographie allemande de la Gnose, nous renvoyons au tra-
vail de Kurt Rudolph (éd.), Gnosis und Gnostizismus, Darmstadt,Wissen-
schaftliche Buchgesellschaft, 1975. Voir également Jacob Taubes (éd.),
Gnosis und Politik, Munich,Wilhelm Fink Verlag, 1984.
2Sur la notion de « religion politique », voir Die politischen Religionen
(1938), Peter J. Opitz (éd.), Munich,Wilhelm Fink Verlag, 1993 / The Poli-
tical Religions, trad. angl.Virginia Ann Schildhauer, CW, t. 5, p. 19-73 / Les
Religions politiques, trad. fr. Jacob Schmutz, Paris, Cerf, 1994. Dans cet
essai,Voegelin précise que « parler de religions politiques et interpréter
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entend toutes les tentatives d’immanentisation du monde qui, désireuses de
surmonter les incertitudes de la foi, ont abandonné purement et simplement
la transcendance et le transcendant pour conférer à l’homme et à son action
dans le monde la signification d’un accomplissement eschatologique :
Le contemptus mundi est métamorphosé dans l’exaltatio mundi,la
Cité de Dieu en Cité de l’Homme, l’apocalypse en millénaire idéo-
logique [the apocalyptic into the ideological millennium], la métastase
eschatologique grâce à l’action divine en métastase humaine imma-
nente au monde grâce à l’action humaine [the eschatological metasta-
sis through divine action into the world-immanent metastasis through
human action] et ainsi de suite […]. L’homme assume le rôle de Dieu
et se rédime grâce à lui-même [man assumes the role of God and
redeems himself by his own grace]3.
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les mouvements de notre temps non seulement comme politiques, mais
encore et surtout comme religieux, ne va pas encore de soi aujourd’hui
[…]. La raison de cette résistance réside dans l’usage symbolique de la
langue, tel qu’il s’est établi durant les derniers siècles avec la dissolution
de l’unité de l’empire d’Occident et la constitution du monde des États
modernes » (chap. 1, p. 11 / CW, t. 5, p. 27 / p. 29) ;Voegelin préconise alors
d’« élargir le concept du religieux de manière à pouvoir rendre compte
non seulement des religions rédemptrices, mais aussi d’autres apparitions
que nous croyons percevoir comme religieuses dans le développement
des États ; et nous devrons après cela examiner le concept d’État, afin de
savoir si celui-ci ne concerne vraiment rien d’autre que des rapports d’or-
ganisation mondains et humains, sans relation avec le domaine du reli-
gieux » (chap. 1, p. 12 / CW, t. 5, p. 28 / p. 30-31) ; d’où une distinction entre
les « religions supramondaines » (überweltliche Religionen), celles qui trou-
vent le Realissimum dans le fondement du monde, et les « religions intra-
mondaines » (innerweltliche Religionen), celles qui trouvent le divin dans
des éléments partiels du monde (chap. 1, p. 17 / CW, t. 5, p. 32-33 / p. 38).
3« Immortality : Experience and Symbol » (1967), CW, t. 12, p. 76 /
« Immortalité : expérience et symbole », dans La Correspondance Strauss-
Voegelin, 1934-1964 : foi et philosophie politique, trad. fr. Sylvie Courtine-
Denamy, Paris,Vrin, 2004, p. 232-233.
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Dans cette perspective, le trait gnostique commun au nazisme et au
communisme fut très exactement, selon Voegelin, de donner de façon
désastreuse du mal une figure identifiable et « expulsable », celle d’une
« race » (juive) ou d’une « classe » (bourgeoise) censée tenir les rênes du
monde, et d’organiser de façon catastrophique une vision du monde
autour du combat contre ce supposé agent du mal, vision qui prit elle-
même l’allure d’un « savoir » des principes cachés du cours du monde.
Il importe cependant de souligner que cette thèse, assurément polé-
mique 4, ne prend tout son sens dans la philosophie de Voegelin, que dans
le cadre d’une réflexion de très grande ampleur sur les expériences fon-
damentales de l’existence humaine, sur ce que le penseur appelle « la
vérité des expériences et leur symbolisation » ou encore les « expériences
de la réalité » s’exprimant dans « toute une série de symboles »5. C’est ce
dont témoigne à sa façon le texte de Voegelin dont nous proposons pour
la première fois une traduction en français. Rédigé en 1985 très peu de
temps avant la mort de notre auteur, texte demeuré en partie inachevé,
« Quod Deus dicitur » peut se lire comme le « testament philosophique »
de Voegelin.
Pour en comprendre la signification et la portée, il convient sans
doute de souligner que ce texte conclut une trajectoire intellectuelle
amorcée quelque quarante années avant sa rédaction, à l’occasion
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4Au point qu’elle a fait dire à Thomas J. J. Altizer : « Professor Voegelin
finds everything to be Gnostic » (mot rapporté par John William Corring-
ton, « Order and History : The Breaking of the Program », Denver Quar-
terly, n° 3, automne 1975, p. 122).
5Autobiographical Reflections (1973), Ellis Sandoz (éd.), Baton Rouge,
Louisiana State University Press, 1989, chap. 20, p. 78 et p. 79 /
Réflexions autobiographiques, trad. fr. Sylvie Courtine-Denamy, Paris,
Bayard, 2004, p. 117 et p. 118 : « […] the truth of the experiences and their
symbolisation » ; « […] the experiences of reality that engendered a variety of
symbols for their articulation ».
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d’une réorientation, peut-être plutôt que d’une rupture, dont Voegelin
lui-même retrace les contours et les enjeux aux chapitres 17 et 20 de ses
Autobiographical Reflections. Dans les années 1940, Voegelin est
conduit à abandonner son projet, pourtant déjà bien avancé, de rédiger
une Histoire des idées politiques6lorsqu’il en vient à comprendre la
nature secondaire des « idées » et, plus généralement, des formations
doctrinales ou conceptuelles : « Tandis que je travaillais au chapitre sur
Schelling », écrit ainsi Voegelin, « il me vint à l’esprit que la conception
d’une histoire des idées constituait en fait une déformation idéologique
de la réalité », car « il n’y avait d’idées que si l’on disposait de symboles
pour les expériences immédiates »7.Telle est la découverte capitale : der-
rière les « idées » se trouve un niveau plus fondamental, celui des expé-
riences de la réalité et de leurs symbolisations, historiquement et cultu-
rellement situées. Or, ces symbolisations doivent et peuvent, elles aussi,
constituer un objet pour la recherche philosophique et historique. Il doit
être possible, en effet, de parvenir aux expériences préanalytiques et
aux symboles dans lesquels celles-ci ont trouvé historiquement et cultu-
rellement leur expression la plus directe :
Il me fallait renoncer aux « idées » en tant qu’objets d’une his-
toire, et établir que c’était bien plutôt l’expérience de la réalité –
tant personnelle que sociale, historique, ou cosmique – qui devait
faire l’objet d’une recherche historique. Mais on ne pouvait explo-
rer ces expériences qu’en explorant la manière dont elles s’expri-
maient par l’intermédiaire des symboles. L’identification de mon
objet d’étude, ainsi que de la méthode à utiliser pour ce faire, me
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6Dont il convient tout de même de rappeler que Voegelin nous en a
laissé plusieurs milliers de pages, cette History of Political Ideas occu-
pant désormais huit volumes de The collected works of Eric Voegelin :
CW, t. 19-26.
7Autobiographical Reflections, chap. 17 (p. 63 / p. 100) : « While working on
the chapter on Schelling, it dawned on me that the conception of a history of
ideas was an ideological deformation of reality. There were no ideas unless
there were symbols of immediate experiences ».
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conduisit à énoncer le principe qui est à la base de toute mon
œuvre ultérieure : la réalité de l’expérience est auto-interprétative
[the reality of experience is self-interpretive]. Les hommes qui font ces
expériences les expriment par l’intermédiaire de symboles et
les symboles sont la clef pour comprendre les expériences qu’ils
expriment8.
C’est là, comme l’indique Voegelin lui-même, l’ambition qui se
trouve à « l’arrière-plan de Order and History »9, le grand œuvre du
philosophe, dont la publication va s’étendre de 1956 pour le premier
volume à 1987, de façon posthume, pour le cinquième et dernier volume,
resté inachevé mais étant, comme du reste « Quod Deus dicitur », très
élaboré 10. Mais nous ne pouvons comprendre réellement la perspective
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8Autobiographical Reflections, chap. 20 (p. 80 / p. 119). Voir également
À Leo Strauss, 12 mars 1949, dans La Correspondance Strauss-Voegelin,
Lettre 22, op. cit., p. 88 : « […] restaurer les expériences qui ont conduit
à la création de certains concepts et symboles ; ou : les symboles sont
devenus opaques ; il faut leur restituer leur luminosité en pénétrant
jusqu’aux expériences qu’ils expriment ».
9Autobiographical Reflections, chap. 20, « The Background of Order and
History » (p. 78 / p. 117). Sur la distinction entre « concept » et « sym-
bole », voir, par exemple, Order and History,V (In Search of Order), 1, 3,
CW, t. 18, p. 32.
10 1956 : vol. I (Israel and Revelation) = CW, t. 14 ; 1957 : vol. II (The World of
the Polis) = CW, t. 15 et vol. III (Plato and Aristotle) = CW, t. 16 ; 1974 :
vol. IV (The Ecumenic Age) = CW, t. 17 ; 1987 : vol.V (In Search of Order) =
CW, t. 18. Sur les raisons du passage menant du projet de l’History of
Political Ideas à l’élaboration de Order and History, voir les indications
de Thomas A. Hollweck et Ellis Sandoz, « General Introduction to the
Series », CW, t. 19, p. 1-47. « Quod Deus dicitur » se rattache tout particu-
lièrement au volume V de Order and History, ainsi qu’à des textes
comme « The Beginning and the Beyond : A Meditation on Truth »
(1975-1978), CW, t. 28, p. 173-232, ou « Wisdom and the Magic of the
Extreme : A Meditation » (1983), CW, t. 12, p. 315-375.
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