541-588 22/05/08 9:06 Page 541 QUOD DEUS DICITUR. ERIC VOEGELIN. Présentation. cours du XIXe siècle, la réflexion philosophique et historico-politique allemande, pour des raisons complexes et en fonction d’orientations théoriques diverses, en est venue à accorder une place fort singulière au problème de la Gnose1. C’est dans ce contexte que le philosophe Eric Voegelin (1901-1985) a proposé de nouer un lien d’essence entre Gnose et Temps modernes, en soutenant la thèse selon laquelle les Temps modernes n’auraient été, à leur insu, qu’une réactualisation de principes gnostiques. Plus précisément encore, c’est la crise totalitaire de la modernité que Voegelin a cherché à comprendre en termes de gnosticisme. Non seulement les idéologies nazie et communiste furent des « religions politiques »2, mais elles furent même des religions gnostiques. Par gnosticisme, Voegelin A U 1 Pour l’historiographie allemande de la Gnose, nous renvoyons au travail de Kurt Rudolph (éd.), Gnosis und Gnostizismus, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1975. Voir également Jacob Taubes (éd.), Gnosis und Politik, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 1984. 2 Sur la notion de « religion politique », voir Die politischen Religionen (1938), Peter J. Opitz (éd.), Munich, Wilhelm Fink Verlag, 1993 / The Political Religions, trad. angl.Virginia Ann Schildhauer, CW, t. 5, p. 19-73 / Les Religions politiques, trad. fr. Jacob Schmutz, Paris, Cerf, 1994. Dans cet essai, Voegelin précise que « parler de religions politiques et interpréter 541-588 22/05/08 9:06 542 Page 542 CONFÉRENCE entend toutes les tentatives d’immanentisation du monde qui, désireuses de surmonter les incertitudes de la foi, ont abandonné purement et simplement la transcendance et le transcendant pour conférer à l’homme et à son action dans le monde la signification d’un accomplissement eschatologique : Le contemptus mundi est métamorphosé dans l’exaltatio mundi, la Cité de Dieu en Cité de l’Homme, l’apocalypse en millénaire idéologique [the apocalyptic into the ideological millennium], la métastase eschatologique grâce à l’action divine en métastase humaine immanente au monde grâce à l’action humaine [the eschatological metastasis through divine action into the world-immanent metastasis through human action] et ainsi de suite […]. L’homme assume le rôle de Dieu et se rédime grâce à lui-même [man assumes the role of God and redeems himself by his own grace]3. les mouvements de notre temps non seulement comme politiques, mais encore et surtout comme religieux, ne va pas encore de soi aujourd’hui […]. La raison de cette résistance réside dans l’usage symbolique de la langue, tel qu’il s’est établi durant les derniers siècles avec la dissolution de l’unité de l’empire d’Occident et la constitution du monde des États modernes » (chap. 1, p. 11 / CW, t. 5, p. 27 / p. 29) ; Voegelin préconise alors d’« élargir le concept du religieux de manière à pouvoir rendre compte non seulement des religions rédemptrices, mais aussi d’autres apparitions que nous croyons percevoir comme religieuses dans le développement des États ; et nous devrons après cela examiner le concept d’État, afin de savoir si celui-ci ne concerne vraiment rien d’autre que des rapports d’organisation mondains et humains, sans relation avec le domaine du religieux » (chap. 1, p. 12 / CW, t. 5, p. 28 / p. 30-31) ; d’où une distinction entre les « religions supramondaines » (überweltliche Religionen), celles qui trouvent le Realissimum dans le fondement du monde, et les « religions intramondaines » (innerweltliche Religionen), celles qui trouvent le divin dans des éléments partiels du monde (chap. 1, p. 17 / CW, t. 5, p. 32-33 / p. 38). 3 « Immortality : Experience and Symbol » (1967), CW, t. 12, p. 76 / « Immortalité : expérience et symbole », dans La Correspondance StraussVoegelin, 1934-1964 : foi et philosophie politique, trad. fr. Sylvie CourtineDenamy, Paris, Vrin, 2004, p. 232-233. 541-588 22/05/08 9:06 Page 543 ERIC VOEGELIN 543 Dans cette perspective, le trait gnostique commun au nazisme et au communisme fut très exactement, selon Voegelin, de donner de façon désastreuse du mal une figure identifiable et « expulsable », celle d’une « race » (juive) ou d’une « classe » (bourgeoise) censée tenir les rênes du monde, et d’organiser de façon catastrophique une vision du monde autour du combat contre ce supposé agent du mal, vision qui prit ellemême l’allure d’un « savoir » des principes cachés du cours du monde. Il importe cependant de souligner que cette thèse, assurément polémique 4, ne prend tout son sens dans la philosophie de Voegelin, que dans le cadre d’une réflexion de très grande ampleur sur les expériences fondamentales de l’existence humaine, sur ce que le penseur appelle « la vérité des expériences et leur symbolisation » ou encore les « expériences de la réalité » s’exprimant dans « toute une série de symboles »5. C’est ce dont témoigne à sa façon le texte de Voegelin dont nous proposons pour la première fois une traduction en français. Rédigé en 1985 très peu de temps avant la mort de notre auteur, texte demeuré en partie inachevé, « Quod Deus dicitur » peut se lire comme le « testament philosophique » de Voegelin. Pour en comprendre la signification et la portée, il convient sans doute de souligner que ce texte conclut une trajectoire intellectuelle amorcée quelque quarante années avant sa rédaction, à l’occasion Au point qu’elle a fait dire à Thomas J. J. Altizer : « Professor Voegelin finds everything to be Gnostic » (mot rapporté par John William Corrington, « Order and History : The Breaking of the Program », Denver Quarterly, n° 3, automne 1975, p. 122). 5 Autobiographical Reflections (1973), Ellis Sandoz (éd.), Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1989, chap. 20, p. 78 et p. 79 / Réflexions autobiographiques, trad. fr. Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Bayard, 2004, p. 117 et p. 118 : « […] the truth of the experiences and their symbolisation » ; « […] the experiences of reality that engendered a variety of symbols for their articulation ». 4 541-588 22/05/08 544 9:06 Page 544 CONFÉRENCE d’une réorientation, peut-être plutôt que d’une rupture, dont Voegelin lui-même retrace les contours et les enjeux aux chapitres 17 et 20 de ses Autobiographical Reflections. Dans les années 1940, Voegelin est conduit à abandonner son projet, pourtant déjà bien avancé, de rédiger une Histoire des idées politiques6 lorsqu’il en vient à comprendre la nature secondaire des « idées » et, plus généralement, des formations doctrinales ou conceptuelles : « Tandis que je travaillais au chapitre sur Schelling », écrit ainsi Voegelin, « il me vint à l’esprit que la conception d’une histoire des idées constituait en fait une déformation idéologique de la réalité », car « il n’y avait d’idées que si l’on disposait de symboles pour les expériences immédiates »7. Telle est la découverte capitale : derrière les « idées » se trouve un niveau plus fondamental, celui des expériences de la réalité et de leurs symbolisations, historiquement et culturellement situées. Or, ces symbolisations doivent et peuvent, elles aussi, constituer un objet pour la recherche philosophique et historique. Il doit être possible, en effet, de parvenir aux expériences préanalytiques et aux symboles dans lesquels celles-ci ont trouvé historiquement et culturellement leur expression la plus directe : Il me fallait renoncer aux « idées » en tant qu’objets d’une histoire, et établir que c’était bien plutôt l’expérience de la réalité – tant personnelle que sociale, historique, ou cosmique – qui devait faire l’objet d’une recherche historique. Mais on ne pouvait explorer ces expériences qu’en explorant la manière dont elles s’exprimaient par l’intermédiaire des symboles. L’identification de mon objet d’étude, ainsi que de la méthode à utiliser pour ce faire, me 6 Dont il convient tout de même de rappeler que Voegelin nous en a laissé plusieurs milliers de pages, cette History of Political Ideas occupant désormais huit volumes de The collected works of Eric Voegelin : CW, t. 19-26. 7 Autobiographical Reflections, chap. 17 (p. 63 / p. 100) : « While working on the chapter on Schelling, it dawned on me that the conception of a history of ideas was an ideological deformation of reality. There were no ideas unless there were symbols of immediate experiences ». 541-588 22/05/08 9:06 Page 545 ERIC VOEGELIN 545 conduisit à énoncer le principe qui est à la base de toute mon œuvre ultérieure : la réalité de l’expérience est auto-interprétative [the reality of experience is self-interpretive]. Les hommes qui font ces expériences les expriment par l’intermédiaire de symboles et les symboles sont la clef pour comprendre les expériences qu’ils expriment8. C’est là, comme l’indique Voegelin lui-même, l’ambition qui se trouve à « l’arrière-plan de Order and History »9, le grand œuvre du philosophe, dont la publication va s’étendre de 1956 pour le premier volume à 1987, de façon posthume, pour le cinquième et dernier volume, resté inachevé mais étant, comme du reste « Quod Deus dicitur », très élaboré 10. Mais nous ne pouvons comprendre réellement la perspective Autobiographical Reflections, chap. 20 (p. 80 / p. 119). Voir également À Leo Strauss, 12 mars 1949, dans La Correspondance Strauss-Voegelin, Lettre 22, op. cit., p. 88 : « […] restaurer les expériences qui ont conduit à la création de certains concepts et symboles ; ou : les symboles sont devenus opaques ; il faut leur restituer leur luminosité en pénétrant jusqu’aux expériences qu’ils expriment ». 9 Autobiographical Reflections, chap. 20, « The Background of Order and History » (p. 78 / p. 117). Sur la distinction entre « concept » et « symbole », voir, par exemple, Order and History, V (In Search of Order), 1, 3, CW, t. 18, p. 32. 10 1956 : vol. I (Israel and Revelation) = CW, t. 14 ; 1957 : vol. II (The World of the Polis) = CW, t. 15 et vol. III (Plato and Aristotle) = CW, t. 16 ; 1974 : vol. IV (The Ecumenic Age) = CW, t. 17 ; 1987 : vol. V (In Search of Order) = CW, t. 18. Sur les raisons du passage menant du projet de l’History of Political Ideas à l’élaboration de Order and History, voir les indications de Thomas A. Hollweck et Ellis Sandoz, « General Introduction to the Series », CW, t. 19, p. 1-47. « Quod Deus dicitur » se rattache tout particulièrement au volume V de Order and History, ainsi qu’à des textes comme « The Beginning and the Beyond : A Meditation on Truth » (1975-1978), CW, t. 28, p. 173-232, ou « Wisdom and the Magic of the Extreme : A Meditation » (1983), CW, t. 12, p. 315-375. 8 541-588 22/05/08 546 9:06 Page 546 CONFÉRENCE qui fut adoptée par Voegelin si nous ne percevons pas le combat qui en forme la structure fondamentale, combat contre l’obsession moderne pour la « choséité » de la réalité : refusant de souscrire à l’un des préjugés possibles de la « modernité »11, Voegelin est en effet convaincu que la vie et la connaissance humaines ne peuvent aucunement être réduites à ce que peut obtenir la rationalité instrumentale de la science moderne. C’est ce que redit exactement « Quod Deus dicitur », où Voegelin indique qu’il convient toujours de mettre en lumière et de lutter contre « notre inclination à penser en des propositions chosiques des expériences qui ne sont pas des expériences de choses »12. Dès 1952, dans The New Science of Politics,Voegelin dénonce « la destruction de la science qui a caractérisé l’époque positiviste au cours de la seconde moitié du XIXe siècle ». Cette « action destructrice » résulte principalement de deux postulats. 1°) Tout d’abord, l’essor des sciences de la nature a été responsable, entre autres facteurs, de l’hypothèse en vertu de laquelle les méthodes des sciences utilisées pour la mathématisation des sciences du monde extérieur posséderaient une vertu intrinsèque telle que toutes les autres sciences obtiendraient un succès comparable à condition de suivre leur exemple et de prendre ces méthodes pour modèle. 2°) Ensuite, s’est développée l’idée selon laquelle les méthodes des sciences naturelles constituaient d’une manière générale un critère de pertinence théorique valant pour lui-même. De l’alliance The New Science of Politics : An Introduction (1952), Introduction, 2, CW, t. 5, p. 90-98 / La Nouvelle science du politique. Une introduction, trad. fr. Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Seuil, 2000, p. 36-48. 12 « Quod Deus dicitur », CW, t. 12, p. 381 : « […] our inclination to think in thingly propositions about experiences which are not experiences of things ». Voir aussi Order and History, V (In Search of Order), 2, 5, 11, CW, t. 18, p. 119 : « In the quest [for truth], reality is experienced as the mysterious movement of an It-reality through thing-reality toward a Beyond of things. Neither the things nor the non-things involved in this process are objects external to it ; they are structures in the process, discerned through the quest for truth ». 11 541-588 22/05/08 9:06 Page 547 ERIC VOEGELIN 547 de ces deux postulats a résulté l’idée selon laquelle une étude de la réalité ne saurait prétendre à la scientificité qu’à condition d’utiliser les méthodes des sciences naturelles, tous les problèmes posés en d’autres termes n’étant qu’illusoires : les questions métaphysiques, en particulier, qui ne sont pas susceptibles de recevoir de réponse à l’aide des méthodes des sciences objectivantes, ne devraient plus être posées ; les domaines de l’être inaccessibles à l’investigation à l’aide du modèle méthodologique n’auraient aucune pertinence et, à la limite, de tels domaines de l’être, discrédités et réputés irréels, n’existeraient pas. Contre cette démarche, Voegelin rappelle l’enracinement du monde de la science dans l’« expérience préscientifique » de l’homme : La science commence à partir de l’existence préscientifique de l’homme [the prescientific existence of man], de son insertion dans le monde avec son corps, son âme, son intellect et son esprit [from his participation in the world with his body, soul, intellect, and spirit], à partir de sa première emprise sur tous les domaines de l’être qui lui est ainsi donné du fait que sa propre nature n’en est qu’un abrégé (epitomé). Et c’est à partir de cette participation cognitive originelle [from this primary cognitive participation], empreinte de passion, que se dessine la voie escarpée, le methodos, qui mène vers la contemplation dépassionnée, caractéristique de l’attitude théorique à l’égard de l’ordre de l’être [toward the dispassionate gaze on the order of being in the theoretical attitude]13. D’où la nécessité de retourner aux expériences fondamentales à partir desquelles sont nées les « idées ». Mais de quelles expériences fondamentales les hommes sont-ils conduits à produire une symbolisation ? Aux yeux de Voegelin, il est nécessaire de comprendre que la réalité contient plus que les choses entendues comme objets de conscience. Elle existe également en tant que 13 The New Science of Politics, Introduction, 2, CW, t. 5, p. 91-92 / p. 38. 541-588 22/05/08 548 9:06 Page 548 CONFÉRENCE tout englobant et transcendant, qui inclut non seulement le monde des objets et cette forme de conscience qui les vise, mais également cet horizon qui englobe tout, au sein duquel de tels objets et les formes correspondantes de la conscience qui les visent se révèlent comme existant ensemble. Cet horizon qui englobe tout et qui n’est pas objectif, nous est à son tour rendu accessible par une forme de conscience qui, du fait qu’elle est incluse dans l’horizon de l’être, ne peut pas se tenir à l’écart de lui. Ou, pour le dire autrement, alors que la conscience intentionnelle crée des concepts au moyen desquels exprimer sa compréhension de la réalité en termes d’objets, la conscience originaire crée des symboles au moyen desquels exprimer son expérience de la participation au sein de l’horizon qui englobe tout ou du mouvement de l’être lui-même. Quelles sont alors les caractéristiques des symboles exprimant les expériences humaines fondamentales de la transcendance et du tout englobant ? Dans « Immortality : Experience and Symbol », Voegelin en repère trois principales. Tout d’abord, il convient de souligner que « les symboles ne sont pas des concepts se référant à des objets qui existeraient dans le temps et dans l’espace, mais les supports d’une vérité concernant une réalité qui n’existe pas » ; ensuite, il faut dire que « le mode d’inexistence concerne également l’expérience elle-même, dans la mesure où elle n’est rien d’autre qu’une conscience de participation à la réalité inexistante » ; enfin, « le même mode d’inexistence concerne également la signification des symboles dans la mesure où ils ne transmettent pas d’autre vérité que celle de la conscience qui les engendre »14. Au cours de l’histoire, les hommes ont constitué des symboles compacts cherchant à traduire l’expérience fondamentale de l’ouverture de l’âme au fondement, source de l’ordre, et Voegelin entend documenter et « Immortality : Experience and Symbol » (1967), CW, t. 12, p. 52 / « Immortalité : expérience et symbole », dans La Correspondance StraussVoegelin, op. cit., p. 209. 14 541-588 22/05/08 9:06 Page 549 ERIC VOEGELIN 549 analyser cette histoire 15, ce qui le conduit à mettre en cause les dichotomies entre philosophie et religion, philosophie et théologie, théologie naturelle et théologie révélée, foi et raison, raison et Révélation, science et religion, théologie naturelle et théologie surnaturelle 16. Pour ce faire, Voegelin interroge à nouveaux frais ce qui forme, selon lui, les deux événements théophaniques majeurs pour la compréhension que l’Occident a de lui-même : la noèse grecque et la Révélation judéo-chrétienne 17. En brisant le caractère compact des mythes cosmogoniques antérieurs, notamment du mythe cosmogonique hésiodique, ces événements introduisent un degré supérieur de différenciation et de rationalité dans la conscience humaine, et deviennent ainsi source de l’histoire et de son sens. Dans « Quod Deus dicitur », c’est ce que veut montrer Voegelin en réfléchissant à la formation du symbole du « Dieu » unique. Noèse grecque et Révélation judéo-chrétienne constituent deux formes symboliques fondamentales à travers lesquelles l’âme de l’homme exprime tant son origine qu’elle ignore que son chemin vers cet inconnu qui la dépasse. Que signifie en effet pour l’homme exister en tant que constitué par la raison (noûs, conscience noétique) et par l’esprit (pneuma, conscience pneumatique) ? Les expériences de la raison et de l’esprit ont 15 « Quod Deus dicitur », CW, t. 12, p. 377 : « The event of the quest is an historical process ». 16 « Quod Deus dicitur », CW, t. 12, p. 378. 17 « Quod Deus dicitur », CW, t. 12, p. 377. Voir aussi, par exemple, Hitler and the Germans (1964), trad. angl. Detlev Clemens et Brendan Purcell, § 8, CW, t. 31, p. 86 / Hitler et les Allemands, trad. fr. Mira Köller et Dominique Séglard, Paris, Seuil, 2003, p. 71 : « Dans la société hellénique, l’expérience de l’homme qui a été celle des philosophes de la période classique fut celle d’un être constitué par le Noûs, par la raison. Dans la société israélite, l’expérience de l’homme fut celle d’un être auquel Dieu adresse sa Parole, c’est-à-dire d’un être pneumatique ouvert à la Parole de Dieu. La raison et l’esprit sont donc les deux modes de constitution de l’homme, qui furent généralisés pour former l’idée d’homme ». 541-588 22/05/08 9:06 550 Page 550 CONFÉRENCE ceci de propre qu’elles s’accordent sur le constat que l’homme fait l’expérience de lui-même comme un être qui n’existe pas par lui-même : il existe dans un monde déjà donné, et ce monde lui-même existe en raison d’un mystère, celui, précisément, de la cause de l’être du monde. Il y a ainsi une cause de l’être, avec laquelle les hommes sont en relation sur le plan philosophique par la recherche noétique et sur le plan pneumatique par l’écoute de la Parole, au sens de la Révélation. En 1956, en ouverture de Israel and Revelation, le premier tome de Order and History, dans une introduction intitulée « The Symbolization of Order »,Voegelin pouvait écrire : Dieu et l’homme, le monde et la société forment une communauté d’être primordiale. La communauté avec sa structure quaternaire est, et n’est pas, une donnée de l’expérience humaine. Elle est une donnée de l’expérience dans la mesure où elle est connue de l’homme en vertu de sa participation au mystère de l’être de cette communauté. Elle n’est pas une donnée de l’expérience dans la mesure où elle n’est pas donnée à la manière d’un objet du monde externe mais n’est connaissable qu’à partir de la perspective de la participation en elle18. À travers la quête noétique qui transporte l’homme vers le fondement divin et à travers l’expérience pneumatique qui consiste pour lui à être mû par ce qui ne peut être intuitivement appréhendé que comme le but de la quête de la raison, l’homme participe au divin de deux manières : la conscience noétique insiste sur la tension de l’homme vers le divin, la conscience pneumatique sur l’irruption du divin dans la Order and History, I (Israel and Revelation), Introduction, CW, t. 14, p. 39 : « God and man, world and society form a primordial community of being. The community with its quaternarian structure is, and is not, a datum of human experience. It is a datum of experience insofar it is known to man by virtue of his participation in the mystery of its being. It is not a datum of experience insofar as it is not given in the manner of an object of the external world but is knowable only from the perspective of participation in it ». 18 541-588 22/05/08 9:06 Page 551 ERIC VOEGELIN 551 conscience humaine ; toutes deux constituent les dimensions d’un complexe d’expériences au sein duquel l’humanité prend place, sous la forme de ce que Voegelin, après Platon 19, appelle un metaxy, un « entredeux », c’est-à-dire une tension : Il y a une expérience de participation, une tension réfléchissante dans l’existence, irradiant du sens sur la proposition : « L’homme, dans son existence, participe à l’être ». Ce sens, toutefois, virera au non-sens si l’on oublie que le sujet et le prédicat dans la proposition sont des termes qui explicitent une tension de l’existence et ne sont pas des concepts dénotant des objets20. La raison n’équivaut dès lors pas purement et simplement à une faculté constituant des objets face et pour un sujet 21 ; l’esprit, pareillement, n’équivaut pas purement et simplement à une obéissance arbitraire et hétéronome de l’âme humaine. La conscience noétique et la conscience pneumatique sont en réalité plus fondamentalement deux manières d’appréhender le transcendant et le divin, dans l’« entre-deux » Aux yeux de Hannah Arendt, Eric Voegelin fut même un « platonisant moderne » : La Crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, trad. fr. sous la direction de Patrick Lévy, Paris, Gallimard, 1972, p. 167. 20 Order and History, I (Israel and Revelation), Introduction, CW, t. 14, p. 40 : « There is an experience of participation, a reflective tension in existence, radiating sense over the proposition : Man, in his existence, participates in being.This sense, however, will turn into nonsense if one forgets that subject and predicate in the proposition are terms that explicate a tension of existence and are not concepts denoting objects ». 21 Voir, par exemple, À Leo Strauss, 2 janvier 1950, dans La Correspondance Strauss-Voegelin, Lettre 27, op. cit., p. 94 : « L’epistèmè ne consiste pas exclusivement en une fonction de compréhension, elle est également, au sens aristotélicien, une aretê dianoétique. J’utilise le terme ‘existentiel’ pour qualifier cet aspect non cognitif de l’epistèmè ». 19 541-588 22/05/08 552 9:06 Page 552 CONFÉRENCE de l’existence humaine 22. L’unité de la raison et de la foi ne réside alors aucunement dans un processus de convergence et/ou d’unification, mais plutôt dans l’identification des expériences primordiales communes et à la raison et à l’esprit, expériences primordiales qui les sous-tendent tous deux et qui guident leurs expressions historiques et culturelles respectives lorsque les hommes s’efforcent de répondre aux expériences fondamentales et d’exprimer leur signification. D’où, par exemple, dans « Quod Deus dicitur », la critique à l’encontre de la philosophie hégélienne, soupçonnée de vouloir « élever la structure paradoxale, en tant qu’elle est révélée dans la dimension réfléchissante de la conscience, à une solution ultime du problème de la divinité. Cette hypostase de la conscience réfléchissante obscurcit le fait que le mouvement noétique luimême, la rencontre du divin et de l’humain, est toujours un processus actif en tension vers les symboles de foi. L’hypostase des symboles réfléchissants conduit à une construction déformante du processus de pensée en une pensée finie d’un système de science conceptuelle » 23. Dans son dernier texte,Voegelin n’a d’ailleurs de cesse de souligner la tension non réductible — la « rencontre tensionnelle » (the tensional encounter) 24 — entre la compacité des symboles de foi et les différenciations produites par la quête noétique de l’homme. Voir « The Beginning and the Beyond : A Meditation on Truth », CW, t. 28, p. 187 : « I shall only recall the language engendered in the exegesis of the experience. It is the language of questioning, searching, and seeking in a state of unrest caused by ignorance concerning the divine ground and the meaning of existence. In this state of unrest, man experiences himself as moved from the ground and drawn into the search ; he wants to escape from his ignorance and finds himself turned in the right direction by the tensional experience of faith, hope, and love toward the divine ground ; and he gains the desired knowledge when the search becomes luminous as a response to the movement of divine presence in the soul, when he becomes conscious of his search as not merely a human effort but as the event of a divine-human encounter in the Metaxy ». 23 « Quod Deus dicitur », CW, t. 12, p. 381. 24 « Quod Deus dicitur », CW, t. 12, p. 382. 22 541-588 22/05/08 9:06 Page 553 553 ERIC VOEGELIN Ce faisant, Voegelin pense également pouvoir en venir à énoncer le risque spécifique de ce qu’il appelle, par exemple dans Hitler et les Allemands, la « perte de dignité » de l’homme : « Il y a perte de dignité parce que la participation au divin est niée, c’est-à-dire parce qu’il y a dédivinisation de l’homme. Mais comme c’est précisément la participation au divin, la théomorphie, qui constitue l’homme par essence, la dédivinisation entraîne toujours une déshumanisation » 25. En se fermant délibérément au transcendant, que ce soit au transcendant rationnel (divin philosophique) ou au transcendant pneumatique (divin de Révélation), l’homme est conduit à une perte de la réalité entendue comme tout englobant qui ne s’épuise pas dans la réalité objective. Ainsi, si la signification de l’histoire réside dans un processus de différenciation noétique par rapport aux symboles compacts de foi, elle ne réside pas moins dans un processus possible de déformation de la conscience, comme en témoigne le gnosticisme qui fut celui des Temps modernes. Et les hommes, soutient Voegelin, sont libres de suivre la vérité ou de sombrer dans la folie. Dominique Weber. * Remarques sur le texte traduit. Le texte traduit est celui qui a été publié pour la première fois dans le Journal of the American Academy of Religion, vol. LIII, 1985, p. 569-584, et qui a été repris dans le volume 12 de The collected works of Eric Voegelin : Published Essays, 1966-1985, Ellis Sandoz (éd.), Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1990, p. 376-394. C’est à partir de cette dernière édition que nous avons réalisé notre traduction ; dans le corps du texte traduit, nous en indiquons entre crochets la pagination. 25 Hitler and the Germans, § 8, CW, t. 31, p. 87 / p. 72-73. 541-588 22/05/08 554 9:06 Page 554 CONFÉRENCE Les œuvres d’Eric Voegelin sont citées d’après The collected works of Eric Voegelin, Paul Caringella, Jürgen Gebhardt, Thomas A. Hollweck, Ellis Sandoz (éd.), Baton Rouge, Louisiana State University Press, puis Columbia, University of Missouri Press, 1990-2006, 34 vol. ; abréviation utilisée : CW. 541-588 22/05/08 9:06 Page 555 [376] Quod Deus dicitur 1. La question soulevée par le titre de cette conférence a reçu sa forme spécifique de Thomas d’Aquin dans sa Summa Theologiae, Ia, q. 2, a. 3 2. Journal of the American Academy of Religion, vol. LIII, 1985, p. 569-584. Dédicace : Cette dernière œuvre d’Eric Voegelin n’aurait jamais atteint la forme d’un texte, si ce n’est grâce à la compréhension et la dévotion de Paul Caringella, qui en prit la dictée à partir d’une voix presque inaudible dans les circonstances les plus tristes. Pour cela, mon mari voulait le remercier en lui dédicaçant l’œuvre ; malheureusement, le sort et la mort s’interposèrent et l’empêchèrent de faire ce qu’il voulait tellement faire. Mais, connaissant si bien son cœur et son esprit, je peux parler pour lui maintenant, pour remercier notre ami Paul de l’amour qu’il nous a donné depuis que nous l’avons connu. – Lissy Voegelin. Préface de l’éditeur du Journal of the American Academy of Religion : Lorsque j’ai invité le Professeur Voegelin à prononcer une conférence plénière lors de la rencontre d’anniversaire de l’American Academy of Religion, il accepta à contrecœur et non sans hésitation, à cause de l’état précaire de sa santé. Et lorsqu’il devint manifeste qu’il ne pourrait être présent, je le pressais de préparer sa conférence pour la publication. Il m’a été dit par sa femme, Lissy, et son ami et assistant, Paul Caringella, que, conformément à la résolution jusqu’à la fin de son caractère de fer, il se sortit lui-même de l’hôpital (1) pour mourir chez lui et (2) pour finir sa dernière œuvre. La première et la dernière œuvres d’Eric Voegelin, comme pour Platon, furent l’ascension de l’âme vers Dieu. De ces pages, Caringella a écrit : « Eric Voegelin commença à dicter ‘Quod Deus dicitur’ le 2 janvier 1985, le jour précédent son quatre-vingtquatrième anniversaire. Il révisa les dernières pages le 16 janvier ; des révisions supplémentaires furent faites le 17 janvier et dans l’après- 1 541-588 22/05/08 556 9:06 Page 556 CONFÉRENCE Cette question n’autorise pas une réponse simple, comme si son thème divin était une entité avec des propriétés, entité à propos de laquelle on pourrait avancer des propositions du genre de midi du 18 janvier, son dernier jour complet avant sa mort le samedi 19 à environ huit heures du matin. Lorsque la dictée atteint la prière d’Anselme, Voegelin inséra provisoirement des pages pertinentes d’un manuscrit antérieur, avec de mineurs ajustements [= « The Beginning and the Beyond : A Meditation on Truth » (1975-1978), CW, t. 28, p. 191-203 : « Fides quaerens intellectum : Saint Anselm », « Saint Anselm’s Prayer », « Ontology », « Folly and Theology »]. Il adapta de la même façon au début de la section 5 un paragraphe extrait de sa ‘Response to Professor Altizer’ (JAAR, vol. XLIII, 1975, p. 770 sqq. [= CW, t. 12, p. 300-301]). Sa discussion de la Théogonie d’Hésiode et du Timée de Platon dans les dernières pages et dans la conclusion qui était programmée se fonde sur le traitement analytique complet des trente et quelques dernières pages du cinquième et dernier volume inachevé de son Order and History [= In Search of Order, 2, 3-5, CW, t. 18, p. 86-124]. Voegelin avait parlé de dicter trois ou quatre pages de plus (ce qui ordinairement signifiait sept ou huit pages manuscrites) afin d’amener le texte à sa conclusion. J’ai inclu les cinq textes qu’il projetait de commenter et qui marque la direction qu’il voulait prendre ». Vers la fin de l’essai, les matériaux entre crochets contiennent les notes de Paul Caringella sur la direction que Voegelin projetait de prendre pour le commentaire de chacun des cinq textes. À la dédicace de Madame Voegelin, je désire ajouter ma propre profonde gratitude envers Paul Caringella pour son aide à mener les dernières paroles de Voegelin jusqu’à l’impression. J’exprime également mes remerciements les plus profonds à Gregor Sebba, University Professor Emeritus à Emory University, pour son assistance ; hélas, il mourut également peu de temps après sa révision de ce manuscrit. Lui et sa femme, Helen Sebba, éminente traductrice, étaient des amis chers et de longue date des Voegelin. – Ray L. Hart. 2 Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique (1267-1274) – abr. : ST –, Ia, q. 2, a. 3, édition collective, Paris, Tournai et Rome, Desclée & Cie, Éditions de la Revue des Jeunes, 1925-, p. 76 : « Utrum Deus sit » [NdT]. 541-588 22/05/08 9:06 Page 557 ERIC VOEGELIN 557 celles qui s’appliquent aux choses du monde externe. Nous ne faisons pas face à Dieu comme à une chose mais comme à un partenaire dans une recherche sous forme de quête qui se meut à l’intérieur d’une réalité formée par un langage de participation. Bien plus, nous faisons nous-mêmes partie de la réalité questionnée que nous sommes en train d’appréhender linguistiquement comme si elle était un objet externe, à propos duquel nous pourrions parler comme si nous étions des sujets cognitifs faisant face à des objets de cognition. La recherche noétique portant sur la structure d’une réalité [377] qui inclut la divinité est elle-même un événement à l’intérieur de la réalité que nous sommes en train de questionner. Par conséquent, à chaque étape du processus, nous sommes confrontés au problème d’une enquête portant sur quelque chose que nous expérimentons comme étant réel avant que l’enquête portant sur la structure de sa réalité n’ait commencé. Le processus de notre intellectus en quête de notre fides — un processus qui peut aussi être formulé comme étant celui de notre fides en quête de notre intellectus — est un événement primitif. * L’événement de la quête est un processus historique. Le monde des symboles symbolisant de façon compacte la réalité à n’importe quelle étape historique donnée doit se soumettre à la pression de l’analyse noétique, avec pour résultat que le fondement de réalité jusqu’ici symbolisé comme « les dieux » doit mourir dans sa forme symbolisée pour être remplacé par de nouveaux symboles symbolisant le « Dieu » dont la présence au-delà des dieux fonde ces derniers avec leur revendication à l’être nécessaire. Les deux contextes civilisationnels importants dans l’histoire occidentale, représentatifs de cette structure de la recherche, sont (a) l’émergence de « Dieu » à partir du symbolisme polythéiste dans la culture hellénique et (b) l’émergence de « Dieu » à partir 541-588 22/05/08 558 9:06 Page 558 CONFÉRENCE de la tension entre la théologie doctrinale et la théologie mystique dans les sociétés chrétiennes depuis l’Antiquité. [378] Les complications linguistiques naissant de la structure paradoxale du processus n’ont jamais été suffisamment analysées noétiquement. Le langage du supposé discours analytique sur les questions de la divinité s’est stabilisé, par un consensus culturel, à un niveau de compacité qui ne distingue pas suffisamment entre, d’une part, la structure paradoxale de la rencontre du divin et de l’humain dans la recherche et, d’autre part, les symboles naissant de la réflexion sur l’expression culturellement concrète de la recherche. Cet état insatisfaisant de l’analyse fait que le débat est nécessairement conduit dans les termes des célèbres dichotomies réfléchissantes du discours théologique. Les symboles dominant le langage réfléchissant à la lisière de la compacité et de la différenciation peuvent être résumés dans la liste suivante : 1. la philosophie et la religion, 2. la philosophie et la théologie, 3. la théologie naturelle et la théologie révélée, 4. la foi et la raison, 5. la raison et la Révélation, 6. la science et la religion, 7. la théologie naturelle et la théologie surnaturelle. Chacune de ces dichotomies fournit l’occasion d’un débat indéfini quant au niveau compact, sans jamais pénétrer la structure fondamentalement paradoxale de la pensée qui est propre à la relation de participation entre le processus de pensée et la réalité de laquelle il procède. * Dans l’article de la Summa portant sur la question de savoir si Dieu existe, auquel le titre de cette conférence se réfère, Thomas a atteint un certain degré de précision au sujet de cette structure paradoxale. La question concernant quod Deus dicitur n’est pas 541-588 22/05/08 9:06 Page 559 ERIC VOEGELIN 559 soulevée arbitrairement, mais présuppose un article scripturaire de foi. Cet article est la formule de l’ego sum qui sum d’Exode 3, 143. S’il n’y avait aucun symbole de foi déjà donné dans l’existence historique, il n’y aurait aucune question. Cet article de foi fait partie de la procédure de questionnement noétique relative à sa signification. La « question de Dieu » ne peut être rendue intelligible que si la question de Dieu fait partie de la réalité devant être explorée. Le symbole de l’ego sum divin fait partie de la conscience exploratoire qui approche du symbole de foi comme étant la réponse à une enquête naissant des expériences particulières de réalité. En effet, l’ego [379] sum de l’Écriture symbolise le pôle nécessaire d’une réalité qui est uniquement expérimentée, dans sa particularité phénoménale, comme contingente. La tension expérimentée entre la contingence et la nécessité est la structure de réalité qui est en débat dans la question de la divinité. Cette structure est ensuite poursuivie par Thomas dans les cinq expériences célèbres de réalité contingente. Dans la première des tensions expérimentées, la réalité est en mouvement et le mouvement requiert un moteur. À ce niveau particulier, on peut seulement procéder d’un mouvement particulier à son moteur particulier, et on procéderait indéfiniment sans atteindre une explication du phénomène de mouvement. Afin de devenir intelligible, le processus du mouvement particulier requiert un premier moteur (primum movens). Et dans ce processus noétique d’analyse, Thomas identifie le premier moteur au quelque chose (hoc) en lequel « omnes intelligunt Deum », au quelque chose, le hoc, que tout le monde comprend comme étant Dieu4. Le Deus de cette proposition est la réponse correspondant à la structure de la question noétique. ST, Ia, q. 2, a. 3, s. c. (p. 76) [NdT]. ST, Ia, q. 2, a. 3, co. (p. 78) : « Ergo necesse est devenire ad aliquod primum movens, quod a nullo movetur, et hoc omnes intelligunt Deum » = première voie [NdT]. 3 4 541-588 22/05/08 9:06 560 Page 560 CONFÉRENCE Le même type d’argument est ensuite appliqué à la causa efficiens. Dans une série de causes efficientes, il n’est pas davantage sensé de procéder indéfiniment ; on parvient à un sens uniquement à travers le symbolisme d’une première cause non causée ; et ici à nouveau Thomas décrit cette première cause comme étant « quam omnes Deum nominant », la cause que tout le monde appelle Dieu5. La même procédure symbolisante s’applique aux autres soi-disant preuves de l’existence de Dieu : la cause nécessaire de toutes les autres choses est « quod omnes dicunt Deum »6 ; et lorsqu’une cause ultime de bonté et de perfection en toutes choses doit être symbolisée, à nouveau « hoc dicimus Deum »7. Enfin, la procédure est appliquée à la fin de toute réalité : il y a quelque chose d’intelligiblement intelligent (intelligens) en vertu de quoi toutes les choses naturelles sont ordonnées à une fin, et cet intelligiblement intelligent (intelligens) est le hoc que « dicimus Deum »8. Il n’y a aucune divinité autre que la nécessité en tension avec la contingence expérimentée dans la question noétique. * L’analyse thomasienne touche à la structure paradoxale de la tension entre les symboles compacts de foi et l’opération de l’intellect noétique. Cependant, elle est entravée dans sa formu5 ST, Ia, q. 2, a. 3, co. (p. 79) : « Ergo est necesse ponere aliquam causam efficientem primam, quam omnes Deum nominant » = deuxième voie [NdT]. 6 ST, Ia, q. 2, a. 3, co. (p. 80-81) : « Ergo necesse est ponere aliquid quod sit per se necessarium, non habens causam necessitatis aliunde, sed quod est causa necessitatis aliis, quod omnes dicunt Deum » = troisième voie [NdT]. 7 ST, Ia, q. 2, a. 3, co. (p. 82) : « Ergo est aliquid quod omnibus entibus est causa esse, et bonitatis, et cuiuslibet perfectionis, et hoc dicimus Deum » = quatrième voie [NdT]. 8 ST, Ia, q. 2, a. 3, co. (p. 82) : « Ergo est aliquid intelligens, a quo omnes res naturales ordinantur ad finem, et hoc dicimus Deum » = cinquième voie [NdT]. 541-588 22/05/08 9:06 Page 561 ERIC VOEGELIN 561 lation claire par la compacité des symboles réfléchissants que Thomas a à utiliser dans sa situation historique. Ce sont les symboles d’une vérité de Révélation dans la tradition de la foi judéo-chrétienne, et les symboles philo[380]sophiques dérivant du contexte culturellement différent de la civilisation hellénique. Afin de clarifier certaines de ces complications, il sera utile de faire brièvement référence aux avancées de l’analyse dans les entreprises cartésienne et post-cartésienne. Considérez, par exemple, la formulation donnée au problème par Leibniz dans ses Principes de la nature et de la grâce. L’analyse « métaphysique » de Leibniz suppose le principe de raison suffisante9 comme explication de tout ce qui survient dans la réalité. La quête de la raison suffisante culmine dans les deux questions : (a) Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? et (b) Pourquoi les choses sont-elles comme elles sont10 ? À ce niveau de symbolisation, Leibniz parvient à des formulations ressemblant beaucoup à celles de Thomas. L’expérience de la réalité contingente implique une raison non contingente de ce qui est expérimenté comme contingent. « Et cette dernière raison des choses est appelée Dieu »11. Bien que la formulation de Leibniz ressemble à celle de Thomas, on devrait être avisé de son aura post-cartésienne. Ce qui se fait remarquer maintenant est l’inhérence de la réponse à l’événement de la question. Et cette caractéristique imaginative, qui va audelà de la simple supposition d’un symbole de Révélation, est due à l’idée cartésienne de la réponse comme étant contenue dans l’acte de douter et de désirer. La transition expérimentée d’un En français dans le texte [NdT]. Gottfried Wilhelm Leibniz, Principes de la nature et de la grâce, fondés en raison (1714), § 7, dans Die philosophischen Schriften von G. W. Leibniz — abr. : GP —, Carl Immanuel Gerhardt (éd.), Berlin, 1875-1890, réimpression Hildesheim, Georg Olms, 1960-1961, t. 6, p. 602 [NdT]. 11 En français dans le texte ; Principes de la nature et de la grâce, § 8, GP, t. 6, p. 602 [NdT]. 9 10 541-588 22/05/08 562 9:06 Page 562 CONFÉRENCE cogito ergo sum apparemment certain à un ego doutant et désirant imaginativement est la source méditative de la compréhension qu’il n’y a pas d’ego sans une réalité englobante devant être symbolisée comme la perfection vers laquelle l’ego imaginatif s’efforce de se diriger. Un ego qui doute et qui désire aller au-delà de luimême n’est pas le créateur de lui-même, mais requiert un créateur et un conservateur de son existence de doute, et cette cause est le « Dieu » qui apparaît dans les analyses de la Troisième Méditation et des Principes. Il n’y a pas de contingence douteuse sans la tension vers la nécessité qui rend le doute évident comme tel. Cette avancée en direction de la structure imaginative de la question noétique, cependant, est encore handicapée par un autre élément compact dans l’analyse thomasienne, à savoir par la construction d’une analyse méditative sous la forme d’une preuve syllogistique. Même Descartes et Leibniz veulent encore comprendre l’analyse comme une preuve de l’existence du Dieu de Révélation, une supposition dont Kant a montré dans la Critique de la raison pure qu’elle était intenable. Cependant, puisque l’analyse positive par Kant [381] de la question imaginative fut insuffisante, il revint à Hegel de reconnaître, contre le criticisme de Kant, « les soi-disant preuves de l’existence de Dieu comme étant des descriptions et des analyses du processus du Geist lui-même […]. L’élévation de la pensée au-delà du sensible, la pensée transcendant le fini dans l’infini, le saut qui est accompli en brisant les séries du sensible pour passer au suprasensible, tout cela est la pensée elle-même, la transition n’est que la pensée elle-même »12. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse (1830), Die Wissenschaft der Logik, § 50, dans Sämtliche Werke, Jubiläumsausgabe, Hermann Glockner (éd.), Stuttgart et Bad Cannstatt, Frommann et Holzboog, 1965, t. VIII, p. 145 : « Die sogenannten Beweise vom Daseyn Gottes sind nur als die Beschreibungen and Analysen des Ganges des Geistes in sich anzusehen, der ein denkender ist und das Sinnliche denkt. Das Erheben des Denkens über das Sinnliche, das 12 541-588 22/05/08 9:06 Page 563 ERIC VOEGELIN 563 Dans ce passage de Hegel, on peut discerner les strates historiques de l’analyse. Elles sont (a) l’argument thomasien (avec son fondement ultime chez Aristote), (b) l’avancée cartésienne vers l’argument en tant qu’événement imaginatif, (c) le criticisme kantien portant sur sa structure syllogistique, et (d) une nouvelle précision quant au processus de l’analyse noétique. Cependant, ce qui rend l’idée hégélienne encore insatisfaisante est la tendance d’élever la structure paradoxale, en tant qu’elle est révélée dans la dimension réfléchissante de la conscience, à une solution ultime du problème de la divinité. Cette hypostase de la conscience réfléchissante obscurcit le fait que le mouvement noétique luimême, la rencontre du divin et de l’humain, est toujours un processus actif en tension vers les symboles de foi. L’hypostase des symboles réfléchissants conduit à une construction déformante du processus de pensée en une pensée finie d’un système de science conceptuelle. * Les difficultés que les penseurs modernes éprouvent avec leurs analyses positives inadéquates de la conscience de réalité découlent de la distinction inadéquate entre le processus d’analyse noétique et les symboles réfléchissants décrivant le processus historique de l’analyse. Le point expérientiel de la confusion est formulé par Thomas (ST, Ia, q. 2) comme étant la différence entre le Deus in se et le Deus quoad nos13. Dans la foi, nous vivons dans la tension entre la contingence et la nécessité divine, alors que dans les symboles réfléchissants le pôle nécessaire et le pôle contingent de la tension sont réflexivement hypostasiés en des entités Hinausgehen desselben über das Endliche zum Unendlichen, der Sprung, der mit Abbrechung der Reihen des Sinnlichen ins Uebersinnliche gemacht werde, alles dieses ist das Denken selbst, dies Uebergehen ist nur Denken » [NdT]. 13 ST, Ia, q. 2, a. 1, co. (p. 67-69) [NdT]. 541-588 22/05/08 564 9:06 Page 564 CONFÉRENCE transcendantes et des entités immanentes. Que la nécessité divine ne soit pas une chose connue par ses propriétés est clairement perçu par Thomas comme étant la source des difficultés, mais il ne détermine pas avec une égale précision la difficulté, déjà perçue par Platon dans le Phèdre et le Timée, qui provient de la structure intentionnelle du langage : notre inclination à penser en des propositions chosiques des expériences qui ne sont pas des expériences de choses. La structure primitive de la [382] rencontre du divin et de l’humain doit être distinguée de la symbolisation réfléchissante des pôles de la rencontre tensionnelle en des entités chosiques. Thomas va seulement jusqu’à distinguer l’a priori de la nécessité divine et l’a posteriori de sa preuve par l’effet dans les expériences contingentes, perdant par là certaines qualités de l’analyse accomplie par Anselme de Cantorbéry, ainsi que par les philosophes helléniques. Par conséquent, il sera approprié d’exposer le problème réfléchissant de la construction syllogistique en ses points principaux14. La « preuve ontologique » rejetée par Thomas n’existait pas encore à son époque dans sa forme symbolique. Le mot ontologia apparaît au XVIIe siècle dans les Elementa philosophiae sive ontosophiae de Clauberg (1647) (ou peut-être dans le Lexicon philosophicum de Goclenius, 1613) et connaît une réception favorable parmi les philosophes par le biais de son usage au XVIIIe siècle chez Leibniz, Wolf et Kant. Les Méditations de Descartes ne sont pas encore encombrées par le terme, et c’est peut-être la raison pour laquelle elles pouvaient toujours être proches de la quête antérieure d’Anselme (que Descartes n’a pas dû connaître) parce À partir d’ici, Voegelin reprend avec quelques modifications (jusqu’à « Quod Deus dicitur », CW, t. 12, p. 390 : « […] as the fools pretend them to be ») une dizaine de pages d’un texte non publié intitulé « The Beginning and the Beyond : A Meditation on Truth » (1975-1978), CW, t. 28, p. 191-203 (« Fides quaerens intellectum : Saint Anselm », « Saint Anselm’s Prayer », « Ontology », « Folly and Theology ») [NdT]. 14 541-588 22/05/08 9:06 Page 565 ERIC VOEGELIN 565 qu’elles reposent, pour la dynamique du mouvement de quête, sur la tension de la perfection et de l’imperfection. Dans la Critique de la raison pure, Kant applique le symbole preuve ontologique aux Méditations cartésiennes comme un terme déjà d’usage général15. Les données qui viennent d’être restituées indiquent un domaine du discours qui se meut plutôt à la lisière de l’analyse expérientielle exacte ; elles suggèrent la tentative d’établir ontologie comme un synonyme plus précis de métaphysique et par là d’établir la métaphysique comme l’alternative polémique à la théologie. Le terme métaphysique lui-même fut introduit par Thomas dans la philosophie occidentale dans son commentaire de la Métaphysique aristotélicienne sur la base du développement du terme par les philosophes arabes16. Emmanuel Kant, Kritik der reinen Vernunft (17811, 17872), A 602 / B 630 (Ak., III, p. 403 / Pl., I, p. 1217) : « Avec cette preuve ontologique (cartésienne), si renommée, qui prétend démontrer par des concepts l’existence d’un être suprême […] » [NdT]. 16 Voir Autobiographical Reflections (1973), Ellis Sandoz (éd.), Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1989, chap. 20, p. 79 / Réflexions autobiographiques, trad. fr. Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Bayard, 2004, p. 118 : « Un point important, par exemple, qui se clarifia au cours des années, consistait à comprendre que la transformation des symbolisations des expériences originelles en doctrines avait pour conséquence une déformation de l’existence si le contact avec la réalité vécue était perdu et si l’usage des symboles linguistiques engendrés par les expériences originelles avait dégénéré en un jeu plus ou moins vide. Je ne découvris que relativement tard, dans les années 1950 et 1960 seulement, des exemples patents d’une telle déformation. Je n’avais pas clairement pris conscience, par exemple, du fait que le terme de métaphysique n’est pas un terme grec, mais une déformation arabe du titre grec d’Aristote meta ta physica ; que Thomas l’avait repris aux Arabes et employé pour la première fois dans une langue occidentale dans l’introduction à son Commentaire de la Métaphysique d’Aristote ; et que depuis lors il existait une science étrange, dénommée métaphysique [an odd science that was called metaphysics] » ; voir aussi 15 541-588 22/05/08 9:06 566 Page 566 CONFÉRENCE Nous touchons au problème de la déformation réfléchissante de la réalité expérientielle à travers les symbolismes réfléchissants conditionnés par des situations historiques concrètes. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas un réel problème expérientiel à la base de la déformation, ni que ce problème ne fut pas perçu et formulé par Thomas lui-même. La distinction entre les priora simpliciter de la foi et les posteriora de sa réalité atteints à partir de ses effets17, rend possible de nier les priora qui ne permettent pas à ses propriétés d’être connues comme si elles étaient les propriétés d’une chose. Et puisque les propriétés chosiques ne sont pas connues sinon à travers [383] leurs effets, les priora de la foi peuvent être niés quant à leur réalité. La base expérientielle de cette conséquence est présentée par Thomas dans le symbolisme scripturaire « Dixit insipiens in corde suo : Non est Deus »18. La confusion déformante dans le « cœur » de l’insipiens (dans la traduction anglaise : of the fool, de l’insensé) est la source expérientielle qui porte à l’attention le problème de la structure non-chosique des symboles divins. C’est le cor suum en l’homme qui est le lieu expérientiel d’une position hypostasiante ou d’une négation de la divinité. « The Beginning and the Beyond : A Meditation on Truth », CW, t. 28, p. 197 [NdT]. 17 ST, Ia, q. 2, a. 2, co. (p. 72-73) : « Respondeo dicendum quod duplex est demonstratio. Una quae est per causam, et dicitur propter quid, et haec est per priora simpliciter. Alia est per effectum, et dicitur demonstratio quia, et haec est per ea quae sunt priora quoad nos, cum enim effectus aliquis nobis est manifestior quam sua causa, per effectum procedimus ad cognitionem causae. Ex quolibet autem effectu potest demonstrari propriam causam eius esse (si tamen eius effectus sint magis noti quoad nos), quia, cum effectus dependeant a causa, posito effectu necesse est causam praeexistere. Unde Deum esse, secundum quod non est per se notum quoad nos, demonstrabile est per effectus nobis notos » [NdT]. 18 ST, Ia, q. 2, a. 1, s. c. (p. 67) [NdT]. 541-588 22/05/08 9:06 Page 567 ERIC VOEGELIN 567 * L’analyse de Hegel, malgré la construction réfléchissante déformante, s’approche beaucoup de la compréhension du processus noétique tel qu’il a été expérimenté par Anselme de Cantorbéry au début de la scolastique19. Dans le Proslogion, l’analyse d’Anselme est explicite quant aux limites de la quête noétique. Dans la seconde partie de son œuvre, au chapitre XIV du Proslogion, il reconnaît que le Dieu trouvé selon la vérité de la raison n’est pas encore le Dieu que le chercheur a expérimenté comme étant présent dans la formation et la re-formation de son existence. Il prie Dieu : « Dis à mon âme désirante ce que tu es d’autre que ce qu’elle a vu, afin qu’elle puisse voir purement ce qu’elle désire »20. Et au chapitre XV du Proslogion, il formule le problème structurel avec une exactitude classique : « Seigneur, tu n’es pas seulement cela dont un plus grand ne peut être pensé, mais tu es plus grand que ce qui peut être pensé »21. C’est là la limite de l’analyse noétique conceptuelle dont Hegel ne tient aucun compte. Il convient de noter que, dans la section consacrée à Anselme de Cantorbéry de sa Geschichte der Philosophie22, Hegel Ici, Voegelin reprend un passage de sa « Response to Professor Altizer’s ‘A New History and a New but Ancient God ?’ » (1975), CW, t. 12, p. 300-301 [NdT]. 20 Saint Anselme de Cantorbéry, Proslogion (1078), c. XIV, dans Œuvres complètes de saint Anselme de Cantorbéry, Michel Corbin s.j. (éd.), Paris, Cerf, 1986, t. 1, p. 264 : « Domine deus meus, formator et reformator meus, dic desideranti animae meae, quid aliud es, quam quod vidit, ut pure videat, quod desiderat » [NdT]. 21 Proslogion, c. XV, OC, t. 1, p. 266 : « Ergo domine, non solum es quo maius cogitari nequit, sed es quiddam maius quam cogitari possit » [NdT]. 22 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie (1825-1826), II, 2, B, 1, a, dans Sämtliche Werke, Jubiläumsausgabe, Hermann Glockner (éd.), Stuttgart et Bad Cannstatt, Frommann et Holzboog, 1965, t. XIX, p. 162-169 / Leçons sur l’histoire de la philosophie, trad. fr. Pierre Garniron, Paris, Vrin, 1985, t. V, p. 1070-1079 [NdT]. 19 541-588 22/05/08 9:06 568 Page 568 CONFÉRENCE traite abondamment et de façon compétente de la « preuve ontologique », mais qu’il ne mentionne pas la seconde partie du Proslogion et son exploration analogique de la lumière divine au-delà de la raison humaine. La quête noétique d’Anselme adopte ainsi la forme d’une prière comme une compréhension des symboles de foi à travers l’intellect humain. En deçà de la quête et en deçà de la fides que la quête est supposée comprendre, devient alors visible la vraie source de l’effort anselmien dans le désir vivant de l’âme de se mouvoir vers la lumière divine. La réalité divine laisse la lumière de sa perfection tomber dans l’âme ; l’illumination de l’âme suscite la conscience que l’existence de l’homme est un état d’imperfection ; et cette conscience provoque le mouvement humain en réponse à l’appel divin. L’illumination, ainsi que saint Augustin nomme cette expérience23, a en effet pour Anselme le caractère d’un appel et même d’un conseil et d’une promesse. En effet, afin [384] d’exprimer l’expérience de l’illumination, il cite Jn 6, 24 : « Demandez et vous recevrez afin que votre joie soit pleine »24. Les paroles johanniques du Christ, et de l’Esprit qui conseille en son nom, paroles devant être comprises dans leur contexte, expriment le mouvement divin auquel Anselme répond par le contre-mouvement joyeux de sa quête (c. XXVI). Ainsi, la seconde partie du Proslogion prie avec esprit de suite la lumière divine dans le langage analogique de la perfection. La prière d’Anselme est une meditatio de ratione fidei ainsi qu’il formule la nature de la quête dans le premier titre du MonoSaint Augustin, Soliloquia (386-387), I, 8, 15, PL, t. 32, col. 877 ; De magistro (389), 38-46, PL, t. 32, col. 1216-1220 ; Contra Faustum manichaeum (397/399), XX, 7, PL, t. 42, col. 392 ; De Trinitate (399-422/426), XII, 15, 24, PL, t. 42, col. 1011-1012 ; Epistulae, 120, 2, 10, PL, t. 33, col. 457. Source scripturaire : Jc 1, 17 [NdT]. 24 Proslogion, c. XXVI, OC, t. 1, p. 282 ; référence à Jn 16, 24 et non à Jn 6, 24 [NdT]. 23 541-588 22/05/08 9:06 Page 569 ERIC VOEGELIN 569 logion25. La quête orante répond à l’appel à la raison dans la fides ; le Proslogion est la fides en acte, à la poursuite de sa propre raison. Saint Anselme, devons-nous par conséquent conclure, comprenait clairement la structure cognitive comme étant interne au metaxy, l’Entre-deux de l’âme au sens platonicien26. La signification du metaxy dans ce contexte peut peut-être le plus clairement être comprise dans le mythe du Phèdre. Dans ce mythe, Platon classe ensemble les dieux olympiens et leurs partisans humains parmi les étants à l’intérieur du cosmos qui sont dotés d’âmes et par conséquent sont soucieux de leur immortalité. Les Olympiens, qui jouissent déjà du statut d’immortels, ont seulement à le conserver par une action appropriée ; tandis que les âmes humaines qui désirent l’immortalité ont encore à s’élever à Voir Proslogion, Prooemium, OC, t. 1, p. 228 : « Postquam opusculum quoddam velut exemplum meditandi de ratione fidei cogentibus me precibus quorundam fratrum in persona alicuius tacite secum ratiocinando quae nesciat investigandis edidi […] » [NdT]. 26 Le concept d’« Entre-deux » (metaxy) semble apparaître pour la première fois dans l’œuvre de Voegelin dans le texte intitulé « Ewiges Sein in der Zeit », dans Erich Dinkler (éd.), Zeit und Geschichte : Dankesgabe an Rudolf Bultmann zum 80. Geburtstag, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1964, p. 591-614 (repris dans Anamnesis. Zur Theorie der Geschichte und Politik, Munich, R. Piper & Co. Verlag, 1966, p. 254-280 ; traduit en anglais sous le titre « Eternal Being in Time », dans Anamnesis, trad. angl. Gerhart Niemeyer, Notre Dame (Ind.), University of Notre Dame Press, 1978, puis Columbia, University of Missouri Press, 1990, p. 116-140 = CW, t. 6, p. 312-337). Voegelin a progressivement étendu la signification de ce concept : symbole dénotant tout d’abord le statut et la situation de l’homme à l’intérieur de l’étant, il est aussi devenu un symbole caractérisant la réalité, le cosmos et l’histoire. Par exemple, dans The Ecumenic Age, le quatrième volume de Order and History, metaxy caractérise aussi bien le statut de l’homme (CW, t. 17, p. 50 et p. 376) que la réalité (CW, t. 17, p. 247 et p. 387), le cosmos (CW, t. 17, p. 247 et p. 264) ou encore l’histoire (CW, t. 17, p. 192 et p. 247) [NdT]. 25 541-588 22/05/08 570 9:06 Page 570 CONFÉRENCE elle par un effort qui est, à des degrés variables, handicapé par leurs corps mortels dont les passions les tirent vers le bas. Toutefois, ni les actions de conservation des dieux ni les efforts désirants de leurs serviteurs humains ne peuvent réaliser leur but par le biais des processus qui sont à l’intérieur du cosmos. En effet, la source de l’immortalité est la réalité divine extracosmique au-delà du ciel (exo tou ouranou)27 qui entoure le cosmos, et les étants intracosmiques qui ont des âmes doivent s’élever à cette source au moyen des « ailes » noétiques28 qui les rendent capables de monter jusqu’à la vérité de l’Au-delà. Cette ascension des âmes n’est pas une affaire quotidienne. Ordinairement, ainsi que Platon laisse le mythe nous le dire, les dieux et leurs partisans s’occuperont de leurs affaires intracosmiques, et c’est seulement lors d’occasions festives29 qu’ils s’élèveront à la région supracéleste (hyperouranios topos)30. Et là, de la voûte du cosmos31, ils contempleront l’ousia ontos ousa32 qui n’est visible qu’au nous, le guide de l’âme33. * Mais en quel sens Anselme peut-il seulement relier le terme preuve à une quête noétique en réponse au mouvement de l’Esprit, Platon (427-348 av. J.-C.), Phèdre, 247 c [NdT]. Phèdre, 246 c et d [NdT]. 29 Phèdre, 247 a [NdT]. 30 Phèdre, 247 c [NdT]. 31 Phèdre, 247 b [NdT]. 32 Phèdre, 247 c [NdT]. 33 Phèdre, 247 c-e. Voir aussi Order and History, IV (The Ecumenic Age), 4, 3, CW, t. 17, p. 294 ; « The Gospel and Culture » (1971), CW, t. 12, p. 208209 / « L’Évangile et la culture », dans La Correspondance Strauss-Voegelin, 1934-1964 : foi et philosophie politique, trad. fr. Sylvie CourtineDenamy, Paris, Vrin, 2004, p. 205-206 [NdT]. 27 28 541-588 22/05/08 9:06 Page 571 ERIC VOEGELIN 571 une quête [385] qu’il reconnaît à juste titre être une prière ? La clef de la réponse est donnée dans le fait que le terme n’apparaît pas dans le Proslogion lui-même, mais seulement lors de la discussion avec Gaunilon. Il n’y a aucune raison que le terme eût dû être utilisé dans le Proslogion ; en effet, quand un croyant explore la structure rationnelle de sa foi, l’existence de Dieu n’est pas en question. Cependant, dans sa réponse, Anselme doit utiliser le terme preuve parce que Gaunilon joue le rôle de l’insensé, de l’insipiens qui dit « Il n’y a pas de Dieu » et qui suppose que l’explorateur de la foi est engagé dans une « preuve » de l’assertion que Dieu existe. La réflexion noétique du spiritualiste n’acquiert le caractère d’une proposition affirmative concernant l’existence de Dieu qu’en étant confrontée à l’insipiens qui avance la proposition négative que Dieu n’existe pas. Le symbolisme de la quête noétique risque de dérailler en une querelle au sujet de la preuve ou de la non-preuve d’une proposition lorsque l’insensé entre dans la discussion. L’existence de Dieu peut devenir douteuse parce que, sans l’ombre d’un doute, l’insensé existe. L’insensé ne peut pas être congédié à la légère. La folie qui consiste à répondre à l’appel divin par la dénégation ou la fuite est tout autant une possibilité humaine que la réponse positive. En tant que potentialité, elle est présente en tout homme, y compris le croyant ; et, dans certaines situations historiques, son actualisation peut devenir une force sociale massive. Mais qui ou qu’est un insensé ? La situation philologique est claire. Quand Anselme et Gaunilon parlent de l’insipiens, leur langage s’appuie sur le Psaume 14 [Vulg. 13] dans la traduction de la Vulgate : « L’insensé [insipiens] dit dans son cœur ‘Il n’y a pas de Dieu’ »34. Le nabal du texte hébreu est traduit par la Vulgate par insipiens et est traduit ensuite, 34 Dans la Vulgate, on lit « Dixit insipiens in corde suo non est Deus » : Ps 14 [Vulg. 13], 1 [NdT]. 541-588 22/05/08 572 9:06 Page 572 CONFÉRENCE à la fois par la Standard Version35 et par la Bible de Jérusalem36, par fool, insensé. Cette dernière traduction n’est peut-être pas la meilleure, car le mot anglais fool dérive du Latin follis, qui veut dire un soufflet ou un moulin à paroles, et a conservé de son origine une aura de sottise, de stupidité, de manque ou de faiblesse de jugement, qui ne suggérera ni la corruption fondamentale de l’existence, ni le spectre des symptômes de corruption, voulus par nabal. L’insensé du Psaume n’est certainement pas un homme manquant de perspicacité intellectuelle ou de jugement mondain. Des traductions alternatives comme l’impie, le profane, le téméraire ou l’homme sans valeur, qui toutes ont été essayées et qui toutes ont leurs mérites, montrent la difficulté de rendre la richesse en signification propre à un symbole aussi compact que nabal 37. Quoi qu’il en soit, puisqu’une traduction plus satisfaisante [386], et qui serait mieux appropriée dans l’usage contemporain, me semble impossible, je conserverai le mot établi insensé et n’aurai que le souci de rendre claire sa signification. Dans le Psaume 14 [Vulg. 13], le nabal signifie le phénomène de masse d’hommes qui font le mal plutôt que le bien parce qu’ils ne sont pas à « la recherche de Dieu »38 et de sa justice, qui « mangent mon peuple comme ils mangent du pain »39 parce qu’ils ne croient Dans l’American Standard Version (1901), on lit « The fool hath said in his heart, There is no God ». On peut noter que, dans l’Authorized King James Version (1611), on lit également « The fool hath said in his heart, There is no God » [NdT]. 36 Dans les éditions récentes de cette traduction, on lit « L’insensé a dit en son cœur : ‘Non, plus de Dieu !’ » : La Bible de Jérusalem, École biblique de Jérusalem (éd.), Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 932 [NdT]. 37 Voir Order and History, V (In Search of Order), 1, 12, CW, t. 18, p. 60 [NdT]. 38 Ps 14 [Vulg. 13], 2 [NdT]. 39 Ps 14 [Vulg. 13], 4 [NdT]. 35 541-588 22/05/08 9:06 Page 573 ERIC VOEGELIN 573 pas en la sanction divine contre les actes d’injustice. Le mépris personnel pour Dieu se manifestera lui-même dans une conduite impitoyable vis-à-vis de l’homme le plus faible et créera un désordre général dans la société40. La situation envisagée par le Psaume semble être semblable au mépris pour Dieu et ses prophètes caractérisé par Jr 5, 12 sqq. et, dès le huitième siècle avant Jésus-Christ, par Is 32. Dans ces contextes israélites, le mépris, le nebala, ne dénote pas nécessairement un phénomène aussi différencié que l’athéisme dogmatique, mais plutôt un état d’ennui spirituel qui permettra l’indulgence vis-à-vis de l’avidité, du sexe et du pouvoir sans la crainte du jugement divin. La folie du mépris, c’est vrai, peut mener jusqu’au radical « Il n’y a pas de Dieu », mais l’expression ne paraît pas avoir été expérimentée comme un défi noétique. L’insensé s’oppose au Dieu révélé, il ne s’oppose pas à une fides quaerens intellectum. Cette composante supplémentaire, caractéristique du débat entre Anselme et Gaunilon, doit plutôt être cherchée dans la tradition des philosophes qui est entrée dans la théologie chrétienne. C’est Platon qui décrit le phénomène de la folie existentielle, ainsi que le défi qu’elle représente pour la quête noétique, à travers le cas de la folie sophistique, l’anoia41, dans le livre II de La République et le livre X des Lois. Dans la société grecque, la potentialité consistant à répondre à l’appel divin par son rejet s’est exprimée dans une série de propositions négatives qui couvrent avec circonspection l’éventail complet de l’expérience. À la fois dans La République (365 b-e) et dans Les Lois, Platon présente ces propositions comme une série triadique : 1. Il semble que les dieux n’existent pas. 2. Même s’ils existent effectivement, ils ne se soucient pas des hommes. 3. Même s’ils s’en soucient, ils peuvent être rendus propices par des offrandes. 40 41 Ps 14 [Vulg. 13], 5 [NdT]. Voir Les Lois, X, 908 e [NdT]. 541-588 22/05/08 574 9:06 Page 574 CONFÉRENCE Bien que Platon ne donne pas une source spécifique de la série mais s’y réfère comme étant d’un usage général dans son environnement intellectuel, elle est probablement un produit de l’École sophistique, car elle a la même structure que la série de propositions conservée dans l’essai de Gorgias Sur l’étant : [387] 1. Rien n’existe. 2. Si quelque chose existe, c’est incompréhensible. 3. Si c’est compréhensible, c’est incommunicable42. Les séries suggèrent que, dans les Écoles sophistiques, le mépris pour les dieux avait grandi jusqu’à produire une perte générale du contact expérientiel avec la réalité cosmico-divine. Les modèles triadiques de propositions négatives semblent s’être développés comme une expression de la contradiction qui en résulte pour l’existence de l’homme. L’acceptation massive de ce modèle provoqua si fortement Platon, comme un défi à sa quête noétique du fondement divin, qu’il consacra tout le livre X des Lois à sa réfutation. Les détails de la réfutation, débouchant sur les propositions positives que les dieux existent, qu’ils se soucient effectivement de l’homme et qu’ils ne peuvent être faits les complices de la criminalité humaine en leur offrant des pots-de-vin provenant des profits des crimes, ne constituent pas notre présent souci. Mais nous devons considérer son analyse du défi noétique et le langage développé en vue de son articulation. L’argument sophistique en faveur des triades négatives se fondait apparemment sur une dénégation radicale de la réalité divine expérimentée comme présente aussi bien dans l’ordre du cosmos que dans l’âme de l’homme. Afin d’être plausible dans la culture hellénique du quatrième siècle avant Jésus-Christ, la dénégation devait être exprimée dans la forme d’un contre-mythe Gorgias de Léontium (v. 485-v. 380 av. J.-C.), Fr. D.-K. B III = Sextus Empiricus (IIe/IIIe s. ap. J.-C.), Contre les mathématiciens, VII, 65 : Les Présocratiques, Jean-Paul Dumont (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 1022 [NdT]. 42 541-588 22/05/08 9:06 Page 575 ERIC VOEGELIN 575 allant à l’encontre de la symbolisation de l’ordre divin dans la réalité par le mythe cosmogonique du type hésiodique. La forme présupposée en fait par l’argument était apparemment une cosmogonie dans laquelle les dieux du mythe étaient remplacés par les éléments au sens matériel comme réalité créatrice « la plus ancienne ». En tout cas, Platon considère les triades négatives comme étant invalidées du point de vue du principe, s’il peut réfuter la supposition que toute réalité a son origine dans le mouvement d’éléments matériels. Contre cette supposition, il argumente ainsi : il n’existe pas de matière auto-motrice ; tous les mouvements matériels sont causés par des mouvements d’une autre matière ; le réseau modélisé de la cause et de l’effet doit être causé à son tour par un mouvement qui a son origine en dehors du réseau ; et la seule réalité que nous connaissons comme étant auto-motrice est la psyché. Ainsi, dans une construction génétique de l’Étant, les éléments ne peuvent fonctionner comme réalité « la plus ancienne » ; seule la Psyché divine, en tant qu’expérimentée par la psyché humaine, peut être « plus ancienne » au sens de l’auto-mouvement par lequel tout mouvement ordonné dans le monde a son origine. L’argument sonne plutôt moderne dans son recours à la réalité de la psyché et de ses expériences [388], contre les constructions qui expriment la perte de réalité et la contraction du soi – bien que les constructeurs modernes n’aient pas à déformer un mythe hésiodique pour réaliser leur but mais doivent remplacer le fondement divin de l’Étant par un article provenant de la hiérarchie mondaine immanente de l’étant en tant qu’ultime « fondement » de toute réalité. Mais l’argument n’est ni moderne ni ancien ; il est plutôt l’argument qui réapparaîtra chaque fois que la quête de la réalité divine devra être reprise dans une situation dans laquelle la « rationalisation » de l’existence contractée, l’existence de l’insensé, sera devenue un phénomène de masse. L’argument, bien sûr, n’est pas une « preuve » au sens d’une démonstration logique, d’une apodeixis, mais uniquement au sens d’une epideixis, d’une monstration d’un domaine 541-588 22/05/08 576 9:06 Page 576 CONFÉRENCE de réalité que le constructeur de propositions négatives a choisi de négliger ou d’ignorer, ou qu’il refuse de percevoir. On ne peut prouver la réalité par un syllogisme ; on peut seulement la montrer et inviter celui qui doute à voir. La confusion plus ou moins délibérée des deux significations du mot preuve est toujours une astuce ordinaire employée par les négateurs dans les débats idéologiques contemporains, et elle a joué un rôle important dans la genèse des « preuves » de l’existence de Dieu depuis l’époque d’Anselme. Que les propositions négatives ne soient pas une assertion de philosophe concernant une structure de réalité mais expriment une déformation du « cœur », est l’idée conquise par Platon. La folie sophistique, l’anoia, n’est pas simplement une erreur analytique, elle est un nosos43, une maladie de la psyché, qui requiert la thérapie psychologique à laquelle dans Les Lois il accorde la durée de cinq années44. Dans le livre II de La République, il développe davantage le langage qui décrira la maladie existentielle, dans la mesure où il distingue entre la fausseté dans les paroles et la fausseté, ou le mensonge (pseudos), dans l’âme elle-même. L’« ignorance à l’intérieur de l’âme » (en te psyche agnoia)45 est « véritablement la fausseté » (alethos pseudos)46, alors que la fausseté dans les paroles est seulement l’« image produite par la suite » (hysteron gegonon eidolon)47. Par conséquent, les paroles fausses ne sont pas une « fausseté non mélangée »48 43 Voir Les Lois, X, 888 b. Voir aussi Order and History, IV (The Ecumenic Age), 4, 3, CW, t. 17, p. 300 : « […] like the tragedians before him, Plato knew enough about the lability of man’s mental equilibrium and the possibilities of spiritual disorder, the nosos, to tread cautiously where issues of this magnitude were involved » [NdT]. 44 Les Lois, X, 909 a [NdT]. 45 La République, II, 382 b [NdT]. 46 La République, II, 382 b ; voir aussi 382 a ; Théétète, 189 c ; Le Sophiste, 263 d [NdT]. 47 La République, II, 382 b [NdT]. 48 La République, II, 382 c [NdT]. 541-588 22/05/08 9:06 Page 577 ERIC VOEGELIN 577 comme l’est la « fausseté essentielle » (to men de to onti pseudos)49 dans l’âme. La fausseté verbale, la « rationalisation », pourrionsnous dire, est la forme de la vérité dans laquelle l’âme malade s’exprime (La République, 382). Comme les distinctions le montrent, Platon se bat pour trouver le langage analytique qui sera approprié au cas observé, mais il n’a pas de loin achevé la tâche de développer les concepts d’une « pneumopathologie » ainsi que Schelling [389] a appelé cette discipline50. Par exemple, il ne dispose pas encore d’un concept comme l’agnoia ptoiodes, l’« ignorance angoissante » de Chrysippe51, qui est devenue l’« anxiété » des La République, II, 382 c [NdT]. Nous n’avons pu identifier la référence exacte. Marie-Christine ChalliolGillet, que nous remercions de son aide, pense peut-être à une possible allusion aux Stuttgarter Privatvorlesungen (1810), dans Sämtliche Werke, Karl Fritz A. von Schelling (éd.), Stuttgart-Augsbourg, J. G. Cotta’scher Verlag, 1856-1861, t.VII, p. 469-470 / Conférences de Stuttgart, dans Œuvres métaphysiques (1805-1821), trad. fr. Jean-François Courtine et Emmanuel Martineau, Paris, Gallimard, 1980, p. 245-247. Dans une lettre à Theo Broersen du 24 février 1976 (Eric Voegelin Papers, Hoover Institution Archives, box 8, file 44), Voegelin dit se souvernir d’avoir rencontré cette expression à l’occasion de ses études sur Schelling, sans toutefois se souvenir du passage précis où elle de trouve. Sur la « pneumopathologie », voir « The German University and the Order of German Society : A Reconsideration of the Nazi Era » (1966 en allemand, 1985 en anglais), CW, t. 12, p. 6 / « L’Université et la sphère publique : sur la pneumopathologie de la société allemande », Appendice dans Hitler et les Allemands (1964), trad. fr. Mira Köller et Dominique Séglard, Paris, Seuil, 2003, p. 307 ; « The Eclipse of Reality » (1969), CW, t. 28, p. 132 et p. 157 ; « The Beginning and the Beyond : A Meditation on Truth », CW, t. 28, p. 202. Sur Schelling, voir encore History of Political Ideas, VII, VIII, 2, CW, t. 25, p. 193242 [NdT]. 51 Chrysippe (v. 280-206 av. J.-C.) ; Jean Stobée (probablement Ve s. ap. J.-C), Ecl., II, 68, 18-23 = SVF, III, 663 = LS 41 I : « Ils [= les Stoïciens] disent encore que tous les mauvais sont fous, puisqu’ils s’ignorent et ignorent ce 49 50 541-588 22/05/08 578 9:06 Page 578 CONFÉRENCE modernes ; il ne possède pas non plus l’apostrophé chrysippéenne52, dénotant l’inversion du mouvement – l’epistrophé – qui mène le prisonnier dans la caverne jusqu’à la lumière ; pas plus ne possède-t-il la caractérisation par Cicéron de la maladie de l’esprit, du morbus animi, comme aspernatio rationis, rejet de la raison53. Néanmoins, il a perçu le point crucial que les propositions négatives étaient le syndrome d’une maladie qui affecte l’humanité de l’homme et détruit l’ordre de la société. Dans l’analyse de la maladie et de son syndrome, Platon créa un néologisme aux conséquences historiques décisives pour le monde : en traitant des séries propositionnelles, il utilisa, pour la première fois dans l’histoire de la philosophie, pour autant que nous le sachions, le terme théologie. Dans La République, Platon qui les concerne, ce qui est justement folie. L’ignorance est le vice contraire à la modération, et c’est folie parce que dans ses dispositions relatives elle rend nos impulsions instables et flottantes. C’est pourquoi ils donnent de la folie cette caractérisation sommaire : une ignorance flottante » [NdT]. 52 Claude Galien (131-201), De H. et Plat. decr., IV, 6, 149 = SVF, III, 475, l. 12-13. On retrouve aussi le terme apostrophé à propos des passions dans De H. et Plat. dogm., IV, 4, 141 = SVF, III, 476, l. 14, et De H. et Plat. decr., IV, 5, 144 = SVF, III, 479, l. 8. Nous remercions Thomas Bénatouïl, à l’érudition stoïcienne duquel il n’est jamais fait appel en vain [NdT]. 53 Cicéron, Tusculanes (45 av. J.-C.), IV, XIV, 31, trad. fr. Jules Humbert, Paris, Les Belles Lettres, 1960, p. 69 : « Illud animorum corporumque dissimile, quod animi valentes morbo temptari non possunt, corpora possunt ; sed corporum offensiones sine culpa accidere possunt, animorum non item, quorum omnes morbi et perturbationes ex aspernatione rationis eveniunt ». Voir aussi « Anxiety and Reason » (ca. 1968), CW, t. 28, p. 52-110 ; mais aussi : Order and History, V (In Search of Order), 1, 12, CW, t. 18, p. 60-61 ; « Reason : The Classic Experience » (1974), CW, t. 12, p. 273-279 ; « Remembrance of Things Past » (1977), CW, t. 12, p. 307-308 ; « Wisdom and the Magic of the Extreme : A Meditation » (1983), CW, t. 12, p. 373 [NdT]. 541-588 22/05/08 9:06 Page 579 ERIC VOEGELIN 579 parle des propositions négatives comme étant des typoi peri theologias, des types de théologie (379 a), et il leur oppose les contrepropositions positives comme étant des types vrais. Les deux types, aussi bien le négatif que le positif, sont des théologies, parce qu’ils expriment tous les deux une réponse humaine à l’appel divin ; ils sont tous les deux, selon le langage de Platon, la mimesis verbale de l’existence de l’homme respectivement dans la vérité ou dans la fausseté. Ce n’est pas l’existence de Dieu qui est en jeu, mais l’ordre vrai de l’existence en l’homme ; ce ne sont pas les propositions qui s’opposent, mais la réponse et la nonréponse à l’appel divin : les propositions, qu’elles soient positives ou négatives, n’ont aucune vérité autonome. La vérité des propositions positives ne sont ni évidentes d’elles-mêmes, ni une affaire de preuve logique ; elles seraient exactement aussi vides que les propositions négatives si elles n’étaient pas soutenues par la réalité du mouvement et du contre-mouvement du divin et de l’humain, de la prière répondant à l’appel dans l’âme de l’adepte ; et Platon fournit cette vérité par son analyse et sa symbolisation magnifiques des expériences. Ainsi, la mimesis verbale du type positif, comme elle n’a aucune vérité par elle-même, ne peut être rien de plus qu’une première ligne de défense ou de persuasion dans une confrontation sociale avec la mimesis verbale du type négatif. Bien plus, les propositions positives tirent une partie essentielle de leur signification de leur caractère d’être une défense contre les propositions négatives. Une conséquence de cela est que les deux types de théologie représentent ensemble la mimesis verbale de la tension humaine entre les potentialités de réponse [et] les potentialités de non-réponse à la présence divine dans l’existence personnelle, sociale et historique. Si le rôle de l’insensé dans les [390] propositions positives est oublié, il y a toujours le danger de dérailler dans la folie de croire que la vérité de ces propostions est ultime. Mais la supposition d’ultimité les rendrait vraiment aussi dénuées de la vérité expérientielle à l’arrière-plan que ce que les insensés prétendent à leur sujet. 541-588 22/05/08 9:06 580 Page 580 CONFÉRENCE * La vérité expérientielle à l’arrière-plan de l’analyse de Platon n’est pas une affaire de simples assertions. Elle devrait inclure aussi bien les propres réussites analytiques de Platon dans son combat pour clarifier les problèmes initiés par des prédécesseurs que les significations qui sont demeurées compactes dans l’œuvre de Platon. Une présentation adéquate des problèmes devrait par conséquent exiger plus d’un volume sur la philosophie, la littérature et l’art helléniques allant d’Homère et Hésiode jusqu’au néoplatonisme. Dans le présent contexte, je ne peux faire plus que d’indiquer quelques-unes des phases importantes dans le processus de différenciation des expériences et des symbolisations. Un problème central est la transition différenciante menant du langage polythéiste des dieux au langage de la divinité unique au-delà des dieux. La tension expérientielle dans la situation culturelle de Platon est suggérée par les changements dans les invocations aux dieux précédant une analyse de la structure de réalité. Dans le Timée, par exemple, Socrate invite Timée à être le prochain orateur à s’engager dans une création imaginative selon le langage vraisemblable qui symbolisera la structure et il l’invite à ouvrir son discours par une invocation aux dieux. Que l’analyse imaginative ait à être une prière est présupposé. Dans sa réponse, Timée accorde que quiconque a du sens en appellera à « Dieu » avant une entreprise, petite ou grande. Un discours vraisemblable concernant le Tout (to pan) aura à invoquer les dieux et les déesses (à moins que nous ne soyons complètement déments) : Priez pour que tout ce que nous dirons puisse en premier lieu être approuvé par eux et en second lieu par nous-mêmes. Tenons par conséquent pour certain que nous avons invoqué comme il faut les divinités et invoquons-nous nous-mêmes afin d’exposer le plus clairement nos vues concernant le Tout (27 c). L’invocation est devenue restreinte dans son langage et ne nomme pas le « Dieu » invoqué. L’élaboration symbolique invoquant le « Dieu » unique 541-588 22/05/08 9:06 Page 581 ERIC VOEGELIN 581 est réduite à une invocation mentale impliquée dans l’acte de commencer. Les « dieux » n’ont pas disparu et ne sont pas tout à fait remplacés par le « Dieu » unique. [391] Afin de sentir la tension culturelle dans cette invocation mentale de « Dieu » sans qu’il soit nommé, on devrait être conscient du déclin de la fides dans les nombreux dieux, ainsi que cela apparaît, par exemple, dans l’invocation parodique des Thesmophories d’Aristophane avec leur touche féministe : Priez les dieux et les déesses, les Olympiens et les Olympiennes, les Pythiens et les Pythiennes, tous les Déliens et toutes les Déliennes (v. 330-333)54. Le « Dieu » unique platonicien est la divinité expérimentée comme présente au-delà des nombreux dieux qui, comme le montre l’invocation d’Aristophane, sont expérientiellement en train de mourir. L’analyse noétique crée une forme nouvellement différenciée de prière au-delà des invocations antérieures aux muses et aux dieux. Ce qui est différenciant dans l’expérience noétique est l’Unicité de la divinité au-delà de la pluralité des dieux. Cette différenciation de l’Unicité de la divinité exige ainsi un changement dans le langage de la réalité menant des choses qui sont des étants, au pluriel, au singulier de l’« Étant » unique. Dans le langage antérieur d’Hésiode, la réalité des choses est encore exprimée par le pluriel ta eonta, les dieux étant compactement des choses englobées par le même terme que les choses du monde externe55. Dans le langage de Parménide, cette révélation expérientielle de l’Unicité est marquée par la transition menant du pluriel ta eonta au singulier to eon56. Aristophane (v. 450/445-385 av. J.-C.), Les Thesmophories (411 av. J.-C.), v. 330-333, dans Théâtre complet d’Aristophane, Marc-Jean Alfonsi (éd.), Paris, GF-Flammarion, 1996, t. 2, p. 188 [NdT]. 55 Voir Order and History, V (In Search of Order), 2, 4, CW, t. 18, p. 101-102 [NdT]. 56 Voir Order and History, V (In Search of Order), 2, 4, CW, t. 18, p. 102-104 [NdT]. 54 541-588 22/05/08 582 9:06 Page 582 CONFÉRENCE Par ce changement de langage, les « choses qui sont des étants » commencent à être différenciées à partir d’un « Étant » comprenant toutes les choses. Dans l’œuvre de Parménide, la transition est si radicale que les « choses qui sont des étants » perdent quelque chose de leur statut, du point de vue de leur réalité, dans la relation avec l’« Étant » obscurcissant considéré au singulier. La pression révélante de l’Étant au-delà des choses qui sont des étants était apparemment expérimentée si intensément que la structure d’un tout cosmique de réalité dans la tension de l’Étant et des choses ne pouvait qu’être insuffisamment symbolisée dans le langage. Ainsi, dans le Timée, Platon eut-il à aller au-delà de to eon en forgeant le symbole de to pan dans le sens d’un Tout unique qui comprend (periechein) les choses qui sont des étants57. Le to pan, l’ordre intelligible de l’univers, est maintenant symbolisé comme le cosmos en tension entre l’ordre (taxis) imposé par un démiurge et le désordre (ataxia) d’une chora spatio-temporelle sur laquelle il est imposé. La réalité devient une unicité ordonnée accessible à l’analyse mathématique. La symbolisation de cette expérience, toutefois, ne débouche pas pour Platon sur un système. La structure de la divinité expérimentée [392] demeure mystérieuse. Il y a un démiurge qui ordonne une réalité désordonnée, mais il l’ordonne selon un paradigme d’ordre qui est lui-même un dieu ; de plus, le cosmos organisé selon le paradigme, à son tour, est la copie divine unique ou uni-engendrée (monogenes) du paradigme. L’ordre du paradigme est la réalité ultime comprenant toutes les choses qui sont des étants dans le cosmos unique. Dans l’expérience de Platon, cette unicité du Tout était d’une telle importance révélante qu’il forgea pour elle le terme monosis (31 b), un terme qui disparut du langage philosophique ultérieur. Le symbole ordre acquiert la Voir Order and History, V (In Search of Order), 2, 4, CW, t. 18, p. 104-107 [NdT]. 57 541-588 22/05/08 9:06 Page 583 ERIC VOEGELIN 583 signification différenciée de l’unicité excluant une pluralité d’univers, laissant ouvert le mystère du désordre dans l’ordre du Tout58. Une composante importante dans le combat de Platon pour un langage du Dieu unique au-delà des dieux – bien trop fréquemment négligée –, ce sont les expériences de la divinité se déployant dans les invocations de la Théogonie d’Hésiode59. Pour Hésiode, la source de la vérité au sujet de la réalité, assurément, ce sont les figures divines, les Muses. Mais les Muses ne sont pas les dieux olympiens ; elles sont engendrées par Zeus, loin des Olympiens, au cours de son union avec Mnémosyne. La source de la vérité est trans-olympienne et le Zeus qui engendre les Muses est lui-même un dieu qui est né bien qu’il ne meurt pas. En outre, ce que les Muses chantent au sujet de la réalité qui inclut les dieux est chanté primitivement non aux hommes mais aux dieux eux-mêmes et en particulier à un Zeus qui ne semble guère conscient de sa position et de ses pouvoirs en tant que force divine ordonnante de réalité. Pour Hésiode, Zeus n’est pas un dieu sauf s’il y a une réalité divine au-delà des dieux. Dans ces symbolisations hésiodiques, nous reconnaissons les premières indications de l’Au-delà englobant (periechon) qui devient ultimement l’epekeina de Platon60. [1. Le « divin » comme Tout enveloppant d’Anaximandre et comment il doit en être parlé selon Aristote, Physique, III, 4, 203 b 7 :] 58 Voir Order and History, V (In Search of Order), 2, 5, CW, t. 18, p. 108-124 [NdT]. 59 Voir Order and History, V (In Search of Order), 2, 3, CW, t. 18, p. 86-101 [NdT]. 60 La République, VI, 509 b [NdT]. 541-588 22/05/08 9:06 584 Page 584 CONFÉRENCE « C’est pourquoi nous disons que l’Illimité n’admet pas de principe mais que c’est lui au contraire qui est, semble-t-il, le principe des autres choses, enveloppe chaque chose et gouverne toutes choses, comme le soutiennent ceux qui, outre l’Illimité, n’admettent aucune cause telle que par exemple l’intellect ou l’amitié. Cela revient à faire de l’Illimité le divin, car il est immortel et impérissable, ainsi que le soutiennent Anaximandre et la plupart des physiciens. » Anaximandre de Milet (611-547 av. J.-C.), Fr. D.-K. A XV, dans Les Présocratiques, Jean-Paul Dumont (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 30-31. [2. La prière de Plotin, dans Ennéades, V, 1, 6, invoquant Dieu avant d’entreprendre la recherche d’un langage propre par lequel on puisse parler de l’Un et du mystère de son émanation, qui ne peut être dite que par des métaphores oniriques comme la métaphore du parfum que Plotin choisit (« choses parfumées ») :] « Traitons le sujet en invoquant Dieu lui-même non pas avec des paroles mais par une aspiration de notre âme à le prier ; c’est de cette façon que nous pouvons le prier seul à seul ». Plotin (205-270), Ennéades, V, 1, 6, trad. fr. Émile Bréhier, Paris, Les Belles Lettres, 1931, p. 22. [3. La prière dans le Timée de Platon, cette fois invoquant le theos soter (48 d) alors que Platon débute la tentative de trouver le langage propre pour parler du pôle non-chosique dans la tension entre le divin formateur et la chora informe (espace), réceptive mais résistante :] « Invoquons donc encore maintenant en commençant, le Dieu, pour qu’il nous sauve des considérations absurdes et incohérentes 541-588 22/05/08 9:06 Page 585 ERIC VOEGELIN 585 et nous suggère des opinions probables, et reprenons le fil de notre discours. » Platon (427-348 av. J.-C.), Timée, trad. fr. Albert Rivaud, Paris, Les Belles Lettres, 1925, p. 166. [À nouveau, le langage doit devenir onirique et métaphorique (Timée, 48 e-53 c, notamment 51 b-c)]. [4. La « prière mentale » (das mentale Gebet) de Goethe :] Das mentale Gebet, das alle Religionen einschließt und ausschließt, und nur bey wenigen, gottbegünstigten Menschen den ganzen Lebenswandel durchdringt, entwickelt sich bey den meisten nur als flammendes, beseeligendes Gefühl des Augenblicks ; nach dessen Verschwinden sogleich der sich selbst zurückgegebene, unbefriedigte, unbeschäftigte Mensch in die unendlichste Langeweile zurückfallt. « La prière mentale qui renferme et exclut toutes les religions, et ne pénètre dans toute la conduite de la vie que chez un petit nombre d’hommes favorisés de Dieu, ne se développe chez la plupart que comme une ardeur, un ravissement passager, qui est à peine évanoui, que l’homme, rendu à lui-même, mécontent, désoccupé, retombe dans le plus profond ennui ». Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), « Ältere Perser », dans West-östlicher Divan. Noten und Abhandlungen (1819), dans Johann Wolfgang von Goethe Sämtliche Werke nach Epochen seines Schaffens. Münchner Ausgabe, Karl Richter (éd.), Munich, Carl Hanser Verlag, 1998, Bd. II.I.2, p. 140 / Œuvres de Goethe, Jacques Porchat (éd.), Paris, Hachette, 1861, t. 1 (Poésies diverses, Pensées, Divan oriental-occidental avec le commentaire), p. 621. [5. La manifestation de l’expérience et de l’expression chrétiennes équivalentes du « divin » :] 541-588 22/05/08 9:06 586 Page 586 CONFÉRENCE (a) Le pleroma et le theotes de Col 2, 9 :] Novum Testamentum Graece et Latine, Eberhard et Erwin Nestle, Barbara et Kurt Aland (éd.), Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 19841, p. 526. Car en lui habite corporellement toute la Plénitude de la Divinité. La Bible de Jérusalem, École biblique de Jérusalem (éd.), Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 93261. (b) Le nom « tétragrammatique » du « divin » chez Thomas, Summa Theologiae, Ia, q. 13, a. 11, ad 1 :] Dicendum quod hoc nomen qui est est magis proprium nomen Dei quam hoc nomen Deus, quantum ad id a quo imponitur, scilicet ab esse, et quantum ad modum significandi et consignificandi, ut dictum est. Sed quantum ad id ad quod imponitur nomen ad significandum, est magis proprium hoc nomen Deus, quod imponitur ad significandum naturam divinam. Et adhuc magis proprium nomen est tetragrammaton, quod est impositum ad significandam ipsam Dei substantiam incommunicabilem, et, ut sic liceat loqui, singularem. « “ Celui qui est ” » nomme Dieu avec plus de propriété que le mot Dieu lui-même, si l’on se réfère à l’origine du nom ; car ce nom-là se prend de l’être. Et il est plus parfait aussi dans son mode d’expression et dans ses formes accessoires, ainsi qu’on l’a dit. Toutefois, on doit concéder que le mot Dieu est supérieur eu égard à ce qu’on veut désigner proprement par le nom, et qui est la nature Vulgate : « quia in ipso inhabitat omnis plenitudo divinitatis corporaliter » ; Authorized King James Version : « For in him dwelleth all the fulness of the Godhead bodily ». Voir « Response to Professor Altizer’s ‘A New History and a New but Ancient God ?’ » (1975), CW, t. 12, p. 294 [NdT]. 61 541-588 22/05/08 9:06 Page 587 ERIC VOEGELIN 587 divine. Plus parfait encore et plus propre à Dieu est le tétragramme sacré, qui signifie la substance divine selon qu’elle est incommunicable et, si l’on peut ainsi parler, singulière ». Saint Thomas d’Aquin (1225-1274), Somme Théologique (12671274), Ia, q. 13, a. 11, ad 1, édition collective, Paris, Tournai et Rome, Desclée & Cie, Éditions de la Revue des Jeunes, 1925-, p. 147-148.