Communiquer
Revue de communication sociale et publique
13 | 2015
Perspectives en communication - Première partie
La communication numérique dans les cultures
adolescentes
Digital Communication in Youth Cultures
Dominique Pasquier
Édition électronique
URL : http://communiquer.revues.org/1537
DOI : 10.4000/communiquer.1537
ISSN : 2368-9587
Éditeur
Département de communication sociale et
publique - UQAM
Édition imprimée
Date de publication : 9 avril 2015
Pagination : 79-89
Référence électronique
Dominique Pasquier, « La communication numérique dans les cultures adolescentes », Communiquer
[En ligne], 13 | 2015, mis en ligne le 22 avril 2015, consulté le 03 octobre 2016. URL : http://
communiquer.revues.org/1537 ; DOI : 10.4000/communiquer.1537
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
© RICSP 2009. Blackwell Publishing Ltd.
Certains droits réservés © Dominique Pasquier (2015)
Sous licence Creative Commons (by-nc-nd).
ISSN 2368-9587 communiquer.revues.org
La communication numérique dans les cultures
adolescentes
Dominique Pasquier
Directrice de recherche au CNRS
Enseignante-chercheure à Télécom ParisTech, France
Résumé
Cet article propose un bilan sélectif des travaux sur les usages de la communication numérique dans les cultures
juvéniles en s’intéressant à quatre aspects : la spécicité des dispositifs de communication privilégiés par les jeunes au
cours de la décennie 2000 ; le rôle important qu’ils ont joué dans l’exploration de la vie relationnelle ; les dérives qu’ils
peuvent entraîner du fait de la publicisation des relations amicales et amoureuses ; et la reconguration des réseaux de
fans qu’ils ont permise. Enn, cet article tend à souligner certaines ambivalences de l’intégration du numérique dans
la vie quotidienne des jeunes et à inciter à la vigilance devant les versions extrêmement positives de son évolution dans
les études récentes sur les communications numériques.
Mots-clés : cultures juvéniles, pratiques numériques, communication, amitié, relations amoureuses, réseaux de
fans.
Digital Communication in Youth Cultures
Abstract
This article provides a selective review of research on the uses of digital communication in youth cultures. It focuses
on four aspects: the specicity of the privileged communication platforms by young people during the 2000s ; the
important role they played in the exploration of relational life ; the excesses that can result in the publicizing of
friendships and romantic relationships on these platforms ; the reconguration of fan networks. Finally, this article
seeks to highlight some ambiguities regarding the integration of digital technology in the youth community and to
remind us to stay vigilant in the face of overly optimistic characterizations of its evolution in several recent studies
of digital communications.
Keywords: youth culture, digital practices, communication, friendship, love relationships, fan networks.
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Le besoin humain d’avoir des contacts sociaux et de nouer des relations amicales
revêt deux formes : le besoin d’un public devant lequel mettre à l’épreuve
les différents personnages que l’on se atte d’incarner, et le besoin d’équipiers
avec lesquels établir des rapports d’intimité complices (Goffman, 1973, p. 195).
Cette phrase de Goffman illustre parfaitement le propos qui sera développé ici, tant
le travail en équipe et le besoin d’un public semblent être une nécessité à l’adolescence.
En partant du principe qu’à cet âge de la vie, l’imbrication entre culture et sociabilité est
particulièrement forte, surtout à l’ère numérique, Allard a raison de décrire la culture du
remix comme le « passage d’une culture comme bien à une culture comme lien » (2005,
p. 162). On cherchera donc, ici, à comprendre ce que le numérique a pu transformer dans
l’organisation des pratiques communicationnelles et culturelles des jeunes.
Il est évidemment impossible de couvrir un sujet aussi vaste dans le cadre de ce seul
article. Je ferai donc des choix personnels, en m’intéressant à quelques points précis, à
partir d’exemples tirés de mes propres recherches ou de celles d’autres chercheurs, sans
aucune prétention à l’exhaustivité. Je m’intéresserai à quatre éléments : la spécicité des
dispositifs de communication privilégiés par les jeunes au cours de la décennie 2000 ; le
rôle important qu’ils ont joué dans l’exploration de la vie relationnelle ; les dérives qu’ils
peuvent entraîner du fait de la publicisation des relations amicales et amoureuses ; et, enn,
la reconguration des collectifs d’admiration qu’ils permettent.
Des choix de communication particuliers
Il faut tout d’abord souligner une particularité : les pratiques des jeunes se démarquent
de celles des adultes en ce qui concerne l’Internet directement lié à des activités de
communication. Non seulement ils ont un usage du courriel beaucoup plus faible,
mais, surtout, ils ont, tout au long des années 2000, développé et entretenu des modes
d’échanges spéciques, chaque fois placés au cœur des sociabilités intragénérationnelles.
On remarquera que tous les systèmes privilégiés par les jeunes et sur lesquels je vais revenir,
aussi différents soient-ils en termes de dispositifs sociotechniques, permettent toujours de
pratiquer l’échange à plusieurs, contrairement au courriel, qui repose sur le principe d’une
communication interpersonnelle. Ils offrent aussi souvent la possibilité d’une réponse en
direct, ce qui n’est pas le cas du courriel qui s’inscrit dans un dispositif différé. Ce n’est
évidemment pas un hasard.
Au début de la décennie 2000, période durant laquelle les possibilités de communication
sur Internet étaient relativement sommaires, les chats ont connu un énorme succès auprès
des jeunes. Même s’ils sont aujourd’hui bien moins fréquentés, les chats constituent un
moment intéressant dans l’évolution des échanges juvéniles sur Internet, principalement
parce qu’ils incarnent un des mythes fondateurs de la toile : la rencontre avec des inconnus.
Ce potentiel ne s’est nalement pas développé dans les pratiques des internautes, sauf dans
le domaine du jeu en ligne, qui est un cas bien particulier puisqu’il ne s’agit pas d’échanger
mais de jouer. Les chiffres récents conrment tous cette évolution vers des échanges avec
des interlocuteurs connus : l’enquête EU Kids Online montre que, chez les jeunes Européens
de moins de 17 ans, les trois quarts des échanges sur Internet se font avec des personnes
qu’ils ont déjà rencontrées, ou que connaissent des gens de leur entourage (Livingstone et
al., 2011). Les échanges avec des inconnus restent plus fréquents pour ceux qui pratiquent
encore le chat, même si les échanges avec des interlocuteurs connus dans la vie hors ligne
l’emportent largement (61 % avec des personnes qu’on connaît dans la vie réelle contre 29 %
avec des inconnus). Le chat est aussi un dispositif qui encourage le jeu sur les identités et
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c’est évidemment cette caractéristique qui a intéressé les jeunes internautes. Personne ne
sait qui est qui, puisque tout le monde signe d’un pseudonyme, et l’affabulation a souvent
été une règle dans les descriptions de soi (surtout physiques mais pas uniquement).
Bref, on y joue sur les rôles sociaux. Une enquête auprès de lycéens, menée au début des
années 2000, montre la forte fascination qu’exerce ce type de dispositif de communication,
même si la pratique décline avec l’âge et apparaît liée à l’origine sociale : seulement la moitié
des lycéens d’origine favorisée sont déjà allés sur un chat contre 70 % de ceux d’origine
populaire (Pasquier, 2005). C’est aussi qu’à bien des égards, ces chats « défouloir » peuvent
être considérés comme une transposition dans l’univers d’Internet de certains modes
d’interactions caractéristiques des milieux populaires. On pense, par exemple, aux joutes
oratoires décrites par David Lepoutre comme des performances sociales caractéristiques de
la sociabilité juvénile masculine des cités périurbaines (Labov, 1993 ; Lepoutre, 1997). Pour
exister dans cette sociabilité, les adolescents doivent prouver leur distance à la langue de
l’école, être inventifs et savoir faire rire.
À partir de 2003, deux nouveaux dispositifs sociotechniques vont être au cœur des
sociabilités adolescentes : la messagerie instantanée, par MSN, un service fermé qui
fonctionne par sélection préalable des interlocuteurs (pour dialoguer, il faut avoir été
invité) et sur le même principe de la possibilité d’échanges en groupe ; et les blogues, dont le
succès a été particulièrement grand chez les adolescents français du fait de la popularité de
la plateforme Skyblog, lancée par une radio ciblée jeune, Skyrock. Précurseurs des réseaux
sociaux, les blogues permettent de partager des images en plus des textes et les interlocuteurs
signent d’un pseudonyme, mais se connaissent la plupart du temps. Les skyblogs sont
d’accès ouvert, mais, de fait, il est difcile d’y accéder sans en connaître l’adresse exacte. En
2006, période de fort essor des skyblogs, Médiamétrie en recensait 5,7 millions : 97 % des
skyblogueurs avaient entre 12 et 18 ans et 60 % étaient des lles.
Le blogue est destiné à être lu et surtout commenté, c’est même sa nalité : un blogue
qui ne recevrait aucune attention est destiné à disparaître et son auteur cherchera à se
faire oublier, car l’absence de commentaires est une humiliation publique à laquelle ont
pu assister tous ceux qui connaissaient l’adresse de son blogue. Comme le constate Claire
Balley (2012) dans son travail sur les blogues collégiens, la pêche aux commentaires est une
activité centrale, pour aller notamment partager des messages sur des blogues amis dans
l’espoir d’une réciprocité. Les blogues ont instauré un principe de comptage (le nombre de
visites, le nombre de commentaires reçus, le nombre de liens renvoyant à d’autres skyblogs)
qui deviendra ensuite une constante.
Enn, depuis quelques années, les réseaux sociaux, qui reprennent le principe d’un
dialogue entre interlocuteurs qui se sont choisis propre à la messagerie instantanée,
occupent une position dominante dans le paysage. Les études françaises montrent que
c’est surtout l’âge qui explique que l’on fréquente ou non les réseaux sociaux sur Internet :
ils concernent plus des trois quarts de moins de 25 ans, contre un quart seulement des
40-59 ans (Bigot et Croute, 2013). Les réseaux sociaux ont même attiré des enfants très
jeunes, en dépit des chartes qui interdisent l’accès aux moins de 13 ans : en 2010, 25 % des
jeunes Français âgés de 9 à 12 ans déclaraient utiliser un réseau social, très majoritairement
Facebook (c’est le cas de 82 % des 13-16 ans dans l’enquête EU Kids Online [Livingstone et
al., 2012]). En réalité, il s’est joué autour de Facebook un phénomène comparable à celui
des skyblogs : à l’adolescence, il fallait y participer pour être en phase avec son entourage.
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Opportunités et apprentissages en ligne
Il y a eu de nombreux travaux sur les usages communicationnels d’Internet chez les jeunes.
Ils s’accordent sur plusieurs constats.
Le premier a un caractère paradoxal : beaucoup de jeunes disent se sentir plus à l’aise dans
les relations en ligne que dans les interactions en face à face, surtout les garçons qui entrent
dans l’adolescence (vers 13-14 ans) et qui sont issus de milieux populaires (Livingstone
et al., 2012). Dans la lignée de nombreux travaux sur les sociabilités juvéniles, l’enquête
de Céline Metton (2009), menée sur des collégiens avec des méthodes d’observation
qualitatives, permet de comprendre des mécanismes importants à cet égard : la sociabilité
masculine juvénile fonctionne sur la base de groupes de liens faibles, avec un fort contrôle
du groupe sur les individus en ce qui concerne les choix vestimentaires, l’afchage des goûts
musicaux ou les relations avec l’autre sexe. En ligne, ce contrôle s’atténue nettement : Metton
montre que, sur MSN, les jeunes collégiens se sentent plus libres de parler des choses qui
leur tiennent à cœur : « les personnalités les plus timides peuvent s’afrmer autrement
qu’en face à face » (Metton, 2009, p. 135). Les chats, où le jeu des pseudonymes permet un
certain anonymat, sont aussi des lieux d’évacuation de la tyrannie des apparences. Dans un
univers très codié comme celui du lieu scolaire, les critères physiques ont une importance
déterminante pour l’intégration sociale. Être trop petit ou trop grand, trop gros ou trop
maigre, ne pas porter les bonnes marques de basket ou de blouson, avoir une coupe de
cheveux démodée, un sac à dos qui fait trop penser à un cartable ou un modèle de téléphone
mobile trop ancien sont autant de fautes sanctionnées par la marginalisation sociale. Les
échanges en ligne, les apparences étaient absentes avant la circulation généralisée de
photographies, peuvent alors constituer une deuxième scène interactionnelle, une sorte de
scène de rattrapage certaines individualités peuvent s’exprimer à l’abri du regard des
pairs (Pasquier, 2005).
Deuxième constat : Internet est un lieu où l’on peut effectuer un certain nombre
d’apprentissages sur la vie relationnelle. Plusieurs travaux sur les blogues adolescents ont
travaillé sur cette piste. Fluckiger (2006) a suivi en parallèle un groupe de collégiens dans
leur vie sociale quotidienne et sur leur blogue. Le blogue apparaît être un instrument dont
la signication évolue au cours du développement de la sociabilité des collégiens et de leur
construction identitaire :
Pour les plus jeunes, il est une fenêtre ouverte sur le monde des plus âgés, permettant d’observer de
l’intérieur le monde des « grands » du quartier, d’incorporer ses normes, et par les commentaires
laissés sur les blogues d’autres adolescents, d’apprendre à intervenir dans l’univers social
(Fluckiger, 2006, p. 135).
Chez les plus grands, le blogue devient un instrument collectif de communication, une
sorte de mémoire de la vie du groupe, qui permet de conserver et de partager le souvenir
des moments passés ensemble. Les photos des activités communes jouent évidemment un
rôle essentiel et sont reprises de blogue en blogue, comme autant de preuves de la vie du
groupe. Hélène Delaunay Teterel (2010), qui a aussi mené une enquête en parallèle sur la
sociabilité réelle et virtuelle, mais cette fois d’un groupe de lycéens, montre que les blogueurs
cherchent à délimiter très strictement le périmètre de leur audience. Le blogue « s’adresse
aux proches, et parfois même seulement aux très proches, c’est à l’auteur du blogue de
prévenir ses amis de son existence et de les convier à venir y déposer des commentaires »
(Delaunay-Teterel, 2010, p. 116). Comme l’auteure le souligne, « le blogue est le support
d’un processus d’individualisation des liens » (ibid.). Les jeunes sur lesquels elle a enquêté
en font un lieu déclarer leurs amitiés, déclarations qui empruntent au vocabulaire de
l’amour et ne reculent devant aucun superlatif – dont le mot trop exprime nalement bien
le caractère inationniste (« t’es trop belle »). L’ami, c’est à la fois celui avec qui on peut
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