Régulation et droit public « continental » Essai d`une approche

DOCTRINE
DROIT ADMINISTRATIF
Re
´gulation et droit public
« continental »
Essai d’une approche synthe
´tique
par Georges DELLIS
Professeur Assistant de Droit Public a
`la Faculte
´de Droit d’Athe
`nes,
Docteur en Droit et Habilite
´de diriger des recherches
de l’Universite
´Panthe
´on-Assas, Paris II, ancien re
´fe
´rendaire
a
`la CJCE
SOMMAIRE
I.—L
’IMPACT DE LA RE
´GULATION SUR LES PRINCIPES DU DROIT PUBLIC CONTINENTAL
A. — Aspects structurels
B. — Aspects normatifs
C. — Aspects contentieux
II.—L
E DROIT PUBLIC CONTINENTAL APRE
`SRE
´FECTION PAR LA RE
´GULATION :
QUEL AVENIR ?
A. La fin d’un dogmatisme juridique hostile au marche
´
B.—Lare
´gulation « a
`la continentale » et ses distances du ne
´olibe
´ralisme anglo-
saxon
C. Un nouveau ro
ˆle pour l’E
´tat et les pouvoirs publics — un nouveau droit
public (non seulement e
´conomique)
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Il ne serait pas exage
´re
´de soutenir que certains des de
´veloppements les
plus « cosmogoniques » qui ont eu lieu dans le cadre du droit public depuis
les anne
´es 1990 vont de pair avec l’utilisation d’une nouvelle terminologie,
d’origine anglo-saxonne, celle de la re
´gulation (1). Celle notion est utilise
´e
(1) Le terme « re
´gulation » est expresse
´ment utilise
´dans la de
´cision du Conseil
Constitutionnel qualifiant le Conseil Supe
´rieur de l’Audiovisuel comme autorite
´de
re
´gulation (Cons. const., de
´cision du 18.1.1989, 88/248 DC, Loi modifiant la loi no86-
1067 du 30 septembre 1986 relative a
`la liberte
´de communication). Quelques anne
´es
auparavant, le Conseil d’E
´tat avait e
´voque
´le me
ˆme terme (E
´tudes et documents, 1983,
p. 20) pour de
´crire la mission des autorite
´s administratives inde
´pendantes. Il est vrai
que la re
´gulation va de pair avec le phe
´nome
`ne des AAI et la privatisation de certains
services publics, deux matie
`res qui ont attire
´l’inte
´re
ˆt du droit public a
`partir des
anne
´es 1980. La the
´orie juridique franc
¸aise s’est penche
´e sur la notion de la re
´gulation
a
`plusieurs reprises et sous plusieurs angles de vue proposant une grande varie
´te
´
d’approches et de de
´finitions : V. a
`titre non exhaustif, V. Arekian, Recherches sur la
notion de la re
´gulation en droit public franc
¸ais. Le cas des services publics de re
´seaux,
The
`se en droit, Univ. Lille II, 2003 ; J.-B. Auby, « Re
´gulations et droit administratif »,
in N. Belloubet-Frier, S. Flogaitis et P. Gonod (dir.), E
´tudes en l’honneur de Ge
´rard
Timsit, Bruylant, Bruxelles 2004, p. 209 ; S. Barbou Des Places, « Contribution(s) du
mode
`le de concurrence re
´gulatrice a
`l’analyse des modes et niveaux de re
´gulation »,
RFAP, 2004, p. 37 ; S. Braconnier, « La re
´gulation des services publics », RFDA, 2001,
p. 43 ; L. Calandri, Recherche sur la notion de re
´gulation en droit administratif franc
¸ais,
LGDJ Paris, 2009 ; J.-Y. Che
´rot, « L’impre
´gnation du droit de la re
´gulation par le
droit communautaire », LPA, 2002 (10), p. 19 ; J. Chevallier, « La re
´gulation juridique
en question », Droit et Socie
´te
´, 2001, p. 827 et « Vers un droit post-moderne ? Les
transformations de la re
´gulation juridique », cette Revue 1998, p. 660 ; J. Clam et
G. Martin (dir.), Les transformations de la re
´gulation juridique, LGDJ, Paris, 1998 ;
E. Cohen, « De la re
´glementation a
`la re
´gulation : histoire d’un concept », Proble
`mes
e
´conomiques, 2000, p. 1 ; J. Commaille et B. Jobert (dir.), Les me
´tamorphoses de la
re
´gulation politique, LGDJ, Paris, 1999 ; B. Du Marais, Droit public de la re
´gulation
e
´conomique, Presses de Sciences Po, Dalloz, Paris, 2004 ; M.-A. Frison-Roche, « Les
diffe
´rentes de
´finitions de la re
´gulation », Concurrence et consommation, 1998, p. 42, ;
«Re
´gulation, objet d’une branche du droit », LPA, 2002 (110), p. 3 et « De
´finition du
droit de la re
´gulation e
´conomique », in Les re
´gulations e
´conomiques : le
´gitimite
´et
efficacite
´, Presses de Sciences Po et Dalloz, Paris, 2004, p. 7 ; Y. Gaudemet, « La
concurrence des modes et des niveaux de re
´gulation », RFAP 2004, p. 13 ; J. Ch. Jobart,
« Essai de de
´finition du concept de re
´gulation : de l’histoire des sciences aux usages
du droit », Droit prospectif, 2004 p. 33, ; A. Laget-Annamayer, La re
´gulation des
services publics en re
´seaux. Le cas des te
´le
´communications et de l’e
´lectricite
´, Bruylant,
LGDJ, Paris-Bruxelles, 2002 ; D. Linotte et R. Romy, Droit public e
´conomique,6
ee
´d.,
LexisNexis, Litec, Paris 2006, p. 413 ; G. Marcou et F. Moderne (dir.), Droit de la
re
´gulation, service public et inte
´gration re
´gionale, Tome 1, Comparaisons et commentai-
res, L’Harmattan, Paris 2005 ; M. Miaille (dir.), La re
´gulation entre droit et politique,
L’Harmattan, Paris, 1995 ; F. Moderne et G. Marcou (dir.), L’ide
´e de service public
dans le droit des E
´tats de l’Union europe
´enne, L’Harmattan, Paris, 2001, F. Moderne,
« Les usages de la notion de « re
´gulation » dans le droit positif et la doctrine juridique
des E
´tats de l’Union Europe
´enne », in Marcou et Moderne, op. cit. p. 71 ; G. Timsit,
« Les deux corps du droit. Essai sur la notion de re
´gulation », RFAP, 1996, p. 375 ;
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959RE
´GULATION ET DROIT PUBLIC « CONTINENTAL »
—aude
´but, d’une manie
`re incertaine et souvent abusive — pour de
´crire les
positions modernistes sur l’e
´conomie, le droit et les fonctions e
´tatiques. De
nos jours, le choix d’expressions comme « E
´tat-re
´gulateur », fonction et mode
`le
«re
´gulatoire (2) » ou « autorite
´sdere
´gulation » correspond a
`un contenu
se
´mantique de plus en plus concret sur la me
´thode et les limites de l’intervention
publique sur les rapports sociaux. L’usage de ces notions de
´termine qui, où,
quand, comment, si et pourquoi intervient verticalement sur l’e
´conomie. Dans
les secteurs des services a
`haute valeur sociale — qu’on les de
´finisse comme
services publics comme les Franc
¸ais, common carriers ou utilities comme
les anglo-saxons, Daseinvorsorge comme les Allemands, services d’inte
´re
ˆt
e
´conomique ge
´ne
´ral (SGEI) comme le droit communautaire, ou services d’uti-
lite
´publique, peu importe le terme re
´gulation identifie un syste
`me quasi
complet ; un mode
`le organisationnel avec des caracte
´ristiques pre
´cises et des
re
`gles spe
´cifiques qui, en Europe, sont incluses dans des textes du droit
communautaire de
´rive
´pour chacune des activite
´s sous re
´gulation (3).
Ce « paradigme » de la re
´gulation comporte deux traits fondamentaux quant
a
`la mission qu’il poursuit et aux moyens qu’il utilise. D’une part, la re
´gulation
vise a
`l’organisation des autorite
´s concerne
´es dans un environnement concur-
rentiel (4). Contrairement au traitement traditionnel des services d’utilite
´publi-
que par l’E
´tat, qui a eu comme conse
´quence leur organisation hors marche
´
pendant plus d’un sie
`cle, la re
´gulation est « oriente
´e vers le marche
´»(market
oriented). Pour le dire autrement, en utilisant une terminologie provenant de
l’ancien Grec, la re
´gulation a comme centre (κε
´ντρον) le marche
´(Αγορα
´)
lui-me
ˆme ; elle est « agoracentrique » et non pas phobique vis-a
`-vis le marche
´,
« agoraphobe » (5), comme le fut jadis l’interventionnisme e
´tatique. D’autre
Archipel de la norme, PUF, Paris, 1997, p. 215 et « Re
´gulation et the
´orie du droit »,
in Marcou et Moderne, op. cit., p. 249 ; J. Vandamme et F. Van der Mensbrugghe
(dir.), La re
´gulation des services publics en Europe,E
´ditions ASPE/Europe, Paris,
1998.
(2) M. Miaille, « La re
´gulation et le pouvoir politique », Universite
´de Montpellier I,
Working Paper No. 31, Barcelona 1991, G. Timsit, « La re
´gulation. La notion et le
phe
´nome
`ne », RFAP 2004/1, p. 5.
(3) Comme, re
´cemment, les directives 2009/72/CE et 2009/73/CE e
´tablissant les
re
`gles communes pour les marche
´sdele
´lectricite
´et du gaz naturel.
(4) Cet aspect se
´mantique du terme « re
´gulation » semble e
ˆtre devenu le plus e
´vident
et le plus fre
´quemment e
´voque
´par la the
´orie. V. Du Marais, op. cit., 2004, p. 3 ;
FRISON-ROCHE,op. cit., 2004, p. 13 ; Linotte et Romy, op. cit., 2006, p. 413 ; Marcou
et Moderne, op. cit., 2005, p. 71.
(5) Il va de soi que ce terme connu de la psychiatrie est ici utilise
´dans un autre
contexte et dans un autre sens, qui n’est pourtant pas si diffe
´rent : comme la personne
agoraphobe exprime une crainte de
´raisonnable quand elle se trouve en compagnie de
plusieurs personnes, ainsi l’E
´tat « agoraphobe » de
´montre une re
´ticence non justifie
´e
vis-a
`-vis la prestation d’un service public par plusieurs ope
´rateurs mis en situation
concurrentielle.
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part, elle pre
´sente un caracte
`re pluridisciplinaire et ne se limite pas aux
moyens juridiques des polices administratives spe
´ciales (6). La re
´gulation est
pluridimensionnelle et multiforme par nature ; elle est la re
´sultante d’approches
et d’outils, parmi lesquels, ceux provenant du droit ne sont pas toujours les
plus importants.
La pre
´dominance de ce paradigme semble remettre en cause certaines
constantes du droit public continental. Ce dernier repose historiquement sur
deux principes fondamentaux et sur deux pyramides : d’une part, les principes
de l’e
´tat de droit et de la se
´paration formelle des pouvoirs ; d’autre part,
l’organisation pyramidale des re
`gles juridiques et des services administratifs.
Le droit public traditionnel consiste en la combinaison des the
´ories de Carre
´
de Malberg sur la tripartition du pouvoir unique de l’E
´tat-nation, de Kelsen
sur l’autorite
´de la re
`gle juridique et de Max Weber sur l’organisation bureau-
cratique de l’administration publique. De
´sormais, le « droit de la re
´gulation »
relativise la division tripartite du pouvoir public et le monopole de l’autorite
´
de l’E
´tat. Il affecte e
´galement les pyramides kelsenienne/normative et webe-
rienne/administrative. Il correspond a
`une « autre » conception de l’e
´tat de
droit qui ne s’identifie pas aux acceptions traditionnelles sur les deux compo-
santes de ce terme, l’E
´tat et le Droit. Il constitue un champ, au sein duquel
reculent les e
´le
´ments nationaux par l’emprunt ou le re
´-emprunt d’e
´le
´ments
juridiques a
`plusieurs ordres. C’est le fruit d’une « ame
´ricanisation » souple,
d’une « europe
´isation » accrue et d’une « universalisation » prospective des
re
`gles et des institutions juridiques.
Quel est alors le degre
´de re
´fection du droit public continental du fait de
l’influence de la re
´gulation (II) ? Avant de tenter de re
´pondre a
`cette question,
il convient d’examiner les diffe
´rents aspects de la re
´gulation, de mesurer la
distance qui les se
´pare des the
`ses classiques du droit public continental et
d’e
´valuer la fac
¸on dont ils ont pu influencer celles-ci (I).
I.—L
IMPACT DE LA RE
´GULATION SUR LES PRINCIPES DU DROIT PUBLIC CONTINENTAL
L’apport du paradigme de la re
´gulation sur les donne
´es traditionnelles du
droit public continental est visible de trois points de vue : d’un point de vue
structurel/organisationnel (A), normatif (B) et contentieux (C).
A.—Aspects structurels
Me
ˆme ceux des publicistes qui ne s’inte
´ressent pas particulie
`rement au
contenu spe
´cifique du droit de la re
´gulation, ne peuvent pas ignorer les
(6) Gaudemet, op.cit, 2004, p. 14 ; P. Delvolve
´,Droit public de l’e
´conomie, Dalloz,
Paris 1998, p. 427.
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961RE
´GULATION ET DROIT PUBLIC « CONTINENTAL »
conse
´quences d’ordre syste
´mique et structurel du mode
`le en question sur les
me
´canismes de l’administration publique et, par extension, sur l’architecture
de l’E
´tat lui-me
ˆme.
Il s’agit avant tout de la personne du re
´gulateur :lemode
`le de l’autorite
´
administrative inde
´pendante s’ave
`re e
ˆtre universellement reconnu comme la
forme organisationnelle par excellence d’exercice de la fonction re
´gulatrice (7).
Ces autorite
´s apparaissent et s’e
´tablissent au sein des syste
`mes du droit public
continental en paralle
`le avec la domination de la me
´thode de re
´gulation comme
mode
`le d’organisation des services publics, de telle sorte que ces deux phe
´no-
me
`nes semblent e
ˆtre intrinse
`quement lie
´s. Il s’agit d’institutions dont le ro
ˆle
ne s’e
´puise pas en la simple application d’impe
´ratifs provenant du le
´gislateur.
Leurs pouvoirs sont aussi e
´tendus que l’est par nature la fonction de re
´guler.
Les autorite
´s inde
´pendantes de re
´gulation tracent une strate
´gie, une politique
pour l’avenir de l’activite
´en question ; elles produisent en partie le droit de
la re
´gulation, me
ˆme quand elles ne sont pas dote
´es d’un pouvoir normatif
direct (8) ; elles exercent la supervision quotidienne de l’activite
´re
´gule
´e,
non seulement par la de
´livrance de permis ou autres autorisations, mais par
l’utilisation des pouvoirs d’inspection et d’investigation les plus e
´tendus qui
ont jamais e
´te
´attribue
´sa
`des organes administratifs sans contro
ˆle juridictionnel
pre
´alable ; elles infligent des sanctions qui, malgre
´leur nature extrajuridiction-
nelle, sont plus lourdes que la grande majorite
´des peines que pre
´voit le Code
pe
´nal ; elles interviennent en tant qu’arbitres dans des rapports juridiques de
nature purement prive
´e ; et la liste n’est pas exhaustive.
Leur activite
´de
´passe ainsi le cadre de l’« administration » et de la « police
administrative » et participe a
`une « fonction hyper-administrative », claire-
ment plus e
´tendue et pluridimentionnelle, qui envahit des domaines appartenant
jadis aux fonctions gouvernementale, le
´gislative et juridictionnelle. Cette
« dilatation » de la conception traditionnelle sur les limites fonctionnelles de
l’administration va de pair avec les questions que pose la transplantation des
autorite
´sdere
´gulation aux syste
`mes continentaux : la concentration de tels
pouvoirs a
`la personne du re
´gulateur ne paraît pas, de prime abord au moins,
en harmonie avec le principe de se
´paration des pouvoirs, sur lequel ces
syste
`mes ont e
´te
´fonde
´s ; elle renvoie a
`des formes d’organisation plus souples
comme celles du droit anglo-saxon.
(7) Les e
´tats-membres de l’Union Europe
´enne, dans leur grande majorite
´, organisent
les re
´gulateurs des services libe
´ralise
´s en la forme d’autorite
´s administratives inde
´pen-
dantes. Dans le secteur de l’e
´nergie, a
`titre indicatif, ceci vaut pour l’Autriche (Energie
Control Kommission), l’Allemagne (Bundesnetzagentur), la France (Autorite
´de Re
´gula-
tion de l’Energie), l’Italie (Autorita
`per l’energia elettrica e il gas), la Grande Bretagne
(Office of Gas and Electricity Markets-OFGEM, Gas and Electricity Markets Authority),
l’Espagne (Comision Nacional de Energia)etGre
`ce (Rythmistiki arhi energias)etla
Gre
`ce.
(8) Par l’interme
´diaire de textes de soft law.
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