Problèmes du roman historique Textes réunis par Aude DÉRUELLE et Alain TASSEL Problèmes du roman historique Narratologie L'Harmattan n07 cg L'HARMATTAN, 5-7, rue de l'École-Polytechnique, 2008 75005 http://www.librairieharmattan.com [email protected] harmattan [email protected] ISBN: 978-2-296-05036-5 EAN : 9782296050365 Paris REMERCIEMENTS Le Centre Interdisciplinaire Récits, Cultures, Langues et Sociétés adresse ses remerciements à tous ceux qui l'ont aidé à réaliser ce volume: - Le Conseil général des Alpes-Maritimes La Mairie de la ville de Nice L'Université de Nice-Sophia Antipolis L'U.F.R. Lettres, Arts et Sciences humaines La ville de Monaco Les éditions L'Harmattan M. Dominique Vignau PRÉSENTATION Alain Tassel & Aude Déruelle Université de Nice - Sophia Antipolis Partant de son expérience du Il septembre, événement historique majeur perçu comme tel dans l'instant même, destiné à la mise en récit, engageant une réinterprétation du passé, proche ou lointain, Claudie Bernard ouvre la réflexion du volume en posant les enjeux génériques du roman historique, en s'interrogeant notamment sur la concurrence (les oppositions et les affinités) entre roman historique et historiographie. Le roman historique n'est pas seulement un roman qui se déroule dans un passé historique, c'est un roman qui tente de reconstituer et d'expliquer une période de l'Histoire, et selon les moyens qui lui sont propres. Car au-delà de la question récurrente de la fiction, de la séparation entre fictif et réel, il s'agit bien de mettre en évidence les particularités romanesques de la représentation du passé: «transformer l'advenu en aventure », le passé historique en avenir narratif et romanesque, expliquer les événements historiques par les passions de la vie privée et la petite Histoire, privilégier les personnages obscurs aux personnalités historiques, jouer enfin des variations de focalisation, tandis que l'historien doit s'en tenir à une approche surplombante. Le genre pose tout d'abord des questions de poétique romanesque, auxquelles est consacré le premier chapitre. Ainsi, dès l'origine du roman historique romantique, dans les années 1820, les romanciers se sont penchés sur les moyens de mêler l'Histoire à la fiction: fallait-il mettre les personnages historiques au premier plan (Vigny), ou au contraire leur donner des rôles secondaires dans l'intrigue (Scott, Mérimée, Hugo) ? Le romancier est-il libre d'inventer, ou doit-il se cantonner dans les limites de ce que l'Histoire a consigné? Le problème narratologique de la focalisation, soulevé par Marie Parmentier, est l'un des plus cruciaux. Si la focalisation interne semble nécessaire au genre romanesque, lui donnant une latitude qui n'est pas permise à l'Histoire, elle soulève de nombreuses difficultés: comment prétendre avoir accès à l'esprit d'un 8 Alain Tassel & Aude Déruelle personnage historique connu? Comment, plus fondamentalement encore, avoir accès à un esprit du passé, trop éloigné de nos modes de représentation? De là des inflexions notables de l'écriture romanesque, chez Stendhal et Flaubert par exemple. À vrai dire, le genre du roman historique est si problématique qu'il tente de se définir par rapport à d'autres genres: Agathe Lechevalier étudie ainsi la manière dont le roman historique romantique s'est pensé d'après la pratique théâtrale de l'époque, par souci de légitimation certes, mais également pour introduire une dimension réflexive au sein de ce genre si complexe, en invitant notamment le lecteur à réfléchir sur la leçon à tirer de l'Histoire. Bérengère Deprez aborde le problème plus connu du personnage historique, en s'appuyant sur le cas de Zénon, dans L'Œuvre au noir. Ce personnage, paradoxalement, serait un «personnage historique de fiction» : imaginaire, il est néanmoins fait d'Histoire, ce dont témoigne l'érudition yourcenarienne. Fabienne Viala s'attache également à l'œuvre de Yourcenar, qui procéda, en pointant notamment les lacunes de la pratique du discours historique, à une réinvention du roman historique: si la romancière s'intéresse aux grands hommes (Hadrien), elle donne une place privilégiée aux hommes obscurs, qui nous révèlent l'historicité de tout un chacun. Dans le chapitre intitulé «Le genre entre Histoire et fiction », six contributions ont interrogé l'un des problèmes spécifiques du roman historique, la création d'un monde imaginaire composé d'éléments réels et d'éléments fictifs juxtaposés, alternés ou mêlés selon les choix esthétiques des romanciers. Envisageant les regards croisés que l'historien et le romancier portent sur l'écriture du passé, Laurent Broche montre comment les œuvres fictionnelles ouvrent la voie aux travaux des historiens. Explorant les virtualités des événements, les romanciers esquissent des schémas explicatifs et élaborent une reconstruction imaginaire du réel qui, pour l'historien, se présente comme une hypothèse digne d'intérêt. C'est l'articulation de l'Histoire et de la fiction au sein du roman héroïque, au milieu du XVIIe siècle, qu'étudie Camille Esmein. «Explicitement mise au service de la fiction », l'Histoire est sollicitée pour garantir la vraisemblance de la substance narrative. De surcroît, les romanciers s'emploient à montrer la supériorité du roman sur le traité historique, une supériorité qui trouve sa source, à leurs yeux, dans la portée esthétique du roman, comme dans son aptitude à élaborer une représentation corrigée, filtrée du monde, à Présentation 9 construire une vérité idéale. Au début du XVIIe siècle, en Italie, le roman historique s'appuie sur le filon romain, comme le rappelle Jean-François Lattarico qui s'attache à l'étude de la Messalina, un court récit du médecin et philosophe véronais Francesco Pone. Nourri par les Annales de Tacite et les Satires de Juvénal, intéressé par la dimension pathologique des mœurs de Messaline, Pone fait alterner les développements biographiques, les énoncés moralisateurs et les observations médicales. Élevant Messaline au rang de figure allégorique, Francesco Pone donne à son récit une allure démonstrative, celle d'un « sermon fondé sur le contre-exemplum de l'impératrice débauchée ». En France, au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle, la nouvelle historique, illustrée par les récits de Mme de La Fayette ou de Saint-Réal, se construit sur l'alternance d'énoncés factuels et fictionnels et se caractérise par un statut hybride. Christine Noille-Clauzade se fonde sur la théorie des mondes possibles pour montrer que cette nouvelle historique, portée par une voix auctoriale qui formule des «contraintes logiques fondatrices », inaugure un nouveau rapport entre fiction et Histoire. Brigitte Louichon examine la question des rapports entre Histoire et fiction en interrogeant la période d'accomplissement du genre. Au début du XIXe siècle, le roman historique est tenu en mauvaise part en raison de son succès et de la confusion qu'il entretient entre le champ de l'Histoire et celui de la fiction. A partir de l'étude d'un même sujet, les Croisades, abordé par un historien, Joseph Michaud, dans son Tableau historique des croisades et de la conquête de Constantinople, et par une romancière, Mme Cottin, dans Mathilde, Brigitte Louichon analyse les spécificités des discours historique et romanesque qui dessinent des liens entre le passé et le présent, entre le Moyen Âge et l'époque napoléonienne. Si l'historien reconstitue le passé en s'adossant à une vision politique de la société, la romancière appréhende la période des croisades en exaltant les valeurs que la Révolution française a ébranlées. C'est cette période troublée de l'Histoire de France qu'évoque Charles Dickens dans Un conte de deux villes. Sylvie Ballestra-Puech, qui entreprend d'interroger le recours à l'allégorie, à la mythologie, et d'analyser les interactions des mythes dans cette œuvre, situe le personnage de Mme Defarge (<< allégorie du peuple parisien pendant la Terreur ») au carrefour de l'Histoire et du mythe: dotée d'une double fonction, dramatique et symbolique, cette figure de la vengeance emprunte ses traits aux tricoteuses et aux déesses du destin de la 10 Alain Tassel & Aude Déruelle mythologie gréco-romaine. Le romancier sollicite le mythe pour sa valeur heuristique, pour son aptitude à donner du sens, à éclairer la violence révolutionnaire, «fruit d'une déshumanisation provoquée par l'inhumanité ». En effet, l'ambivalence du mythe des Parques, qui se répercute sur les deux principales figures féminines, est pour Dickens «celle de la Révolution elle-même ». Et, comme le montre Sylvie Ballestra-Puech, l'image récurrente du tissage de la toile fatidique est également investie d'une dimension métatextuelle : elle réfère à l'écriture romanesque de l'Histoire. Jean Molino, dans un article connu, s'interrogeait sur la nature générique du roman historique: pour lui, le roman historique romantique n'offre qu'une des potentialités de ce genre, qu'il faut voir comme un « macro-genre », englobant des œuvres très diverses, telles que les romans de Scott ou La Princesse de Clèves. Mais si le roman historique est un «macro-genre », n'est-ce pas admettre, d'une certaine façon, que tout roman, du moment qu'il comporte une part d'Histoire (et quel roman ne tient pas compte de l'Histoire ?), est un roman historique, une des configurations possibles de ce vaste «macro-genre» ? Aussi se pose de manière cruciale et récurrente la question des frontières du roman historique, c'est-à-dire de ses variables et de ses variations: de là aussi l'ampleur de ce troisième chapitre. Gisèle Séginger étudie ainsi l'invention du roman archéologique chez Gautier: à la différence du roman historique romantique qui présupposerait un lien entre le passé et le présent (selon une logique rationnelle de l'Histoire), le roman archéologique de Gautier viserait à rendre l'étrange beauté du passé antique, si supérieure à notre civilisation judéo-chrétienne, en privilégiant une poétique de la description des surfaces, au détriment du narratif et de l'herméneutique. L'œuvre de Gautier retient également l'attention de Sarah Mombert, pour qui Le Capitaine Fracasse, paradoxalement, est un roman historique sans Histoire. Elle montre comment Gautier récuse ironiquement le cahier des charges du roman historique romantique: au lieu de l'histoire événementielle, une histoire culturelle, une histoire intériorisée et vécue, loin de toute exigence de scientificité, s'offrant en revanche aux délices de l'intertextualité, du pastiche. Autre auteur dont les œuvres sont à la lisière du roman historique: Claude Simon. Michel Bertrand se penche sur la manière dont l'Histoire travaille le texte de La Bataille de Pharsale: ni récit, ni tableau, mais des référents historiques qu'aucune narration ne vient encadrer ou rendre lisibles, lambeaux qui Présentation Il montrent d'une part l'absence de sens de l'Histoire, d'autre part la décomposition et le renouvellement du genre du roman historique. Bérénice Bonhomme voit La Route des Flandres comme un roman historique qui rend l'incohérence et la violence de l'Histoire, au moyen d'une narration cinématographique qui fait fi de la linéarité: plutôt que l'Histoire, c'est une mémoire qui est rendue, qui comme toutes les mémoires est fragmentaire, lacunaire, subjective. Une autre catégorie de récits romanesques se situe à la lisière du roman historique: il s'agit du texte de témoignage, ou portant sur l'Histoire contemporaine - et de fait, l'historien, au sens étymologique, est d'abord un témoin. Lucie Bertrand montre ainsi que Le Grand Voyage de Semprun et La Danse de Gengis Cohn de Romain Gary, deux romans racontant le génocide et les camps, reposent le rapport entre Histoire et fiction, parce qu'ils racontent une histoire à proprement parler invraisemblable, incroyable. Delphine Laurenti s'intéresse également au problème de la mise en fiction de l'Histoire récente et traumatisante, en l'occurrence du génocide rwandais, à partir d'un corpus africain: les auteurs mettent des mots sur ce dont l'Histoire peine encore à rendre compte, prêtant notamment leur voix à des personnages d'enfants-soldats, témoins de l'horreur. Christine Jérusalem s'attache à l'écriture hybride de Pascal Quignard, qui emprunte aussi bien au traité qu'au roman, brouillant la frontière entre fait historique et fiction: finalement, le passé se prête moins à une vision historique qu'il ne vient, fantomatiquement, hanter la mémoire de l'écrivain. Christian Bouzy, enfin, étudie la manière dont le Persilès de Cervantès fait imploser la traditionnelle opposition entre poésie et Histoire, par l'adjonction d'un troisième terme, la peinture, qui remet en question la linéarité de la temporalité, et donc de la narration - or si ce roman procède à des ancrages historiques dans le XVIe siècle, il cultive également les extrapolations anachroniques. Dans le dernier chapitre, cinq articles abordent les enjeux idéologiques du roman historique, la finalité de la mise en fiction de l'Histoire en examinant les dispositifs qui concourent à l'intelligibilité des événements, à l'émergence d'un contre-discours sur le sens de l'Histoire, comme à la mise en regard du passé avec le présent. Marina Girardin cherche à définir les rapports qui se tissent entre le roman historique et le roman à thèse en s'appuyant sur Jacques et Marie, un roman canadien de Napoléon Bourassa qui relate l'épisode de la déportation des Acadiens. Elle met en lumière l'émergence de situations 12 Alain Tassel & Aude Déruelle narratives visant à programmer la lecture du roman, à gommer la polysémie du réel, à imposer «comme une nécessité la survivance française et catholique en Amérique ». Isabelle Touton porte l'investigation dans le champ du roman historique espagnol contemporain, dont la matière figurative, qui prend souvent pour cadre le Siècle d'or, résulte de la reconfiguration de légendes, de mythes, de symboles, d'un « discours antérieur ou postérieur au discours scientifique ». Dans ces textes, le parti pris de la subjectivité s'accompagne de la promotion narrative des marginaux, des parias, des hérétiques et de l'humanisation, voire de la réhabilitation des grandes figures de 1'Histoire espagnole. Il conduit aussi à contester la relativisation des crimes de l'Inquisition, et à remettre en question «l'interprétation mystificatrice du Siècle d'or par la propagande fasciste ». Les enjeux idéologiques du roman historique ont partie liée avec le contexte politique de sa rédaction. C'est ce que met en évidence Chantal Edet-Ghomari qui montre comment Le Roman d'Henri IV d'Henrich Mann, composé de deux volumes publiés en 1935 et 1938, se donne à lire comme un roman engagé, au sein duquel l'orientation axiologique est déterminée par l'engagement antifasciste de l'écrivain. L'écriture de ce roman est façonnée par «une stratégie persuasive », qui se fonde sur la pratique récurrente de l'analogie entre les violences perpétrées par les partisans de la Ligue et les actes de terreur commis par les Nazis. L'efficacité de cette stratégie s'explique aussi par les interventions du narrateur, comme par la fictionnalisation des référents historiques qui confère à cette œuvre l'allure d'un récit parabolique. La lecture du roman historique est appréhendée à travers l'un de ses effets, celui d'une modélisation du présent du lecteur par une expérience littéraire, d'une expérimentation des crises politiques et sociales sur le mode imaginaire. La question de la réécriture du passé à la lumière des inquiétudes de l'écrivain, de ses hantises, de ses convictions ou de ses combats du présent retient également l'attention de Maud Hilaire qui retrouve dans Les Déracinés de Barrès les spécificités esthétiques du roman historique. Dans cette œuvre qu'elle situe au confluent du roman à thèse et du roman historique, Maud Hilaire met en relief l'instrumentalisation et la mythification de l'Histoire, transformée en outil de propagande au service de l'idéologie nationaliste. Le mode de lecture du roman historique dispose de points d'ancrage comme le repérage, le décryptage et le questionnement des évaluations axiologiques, des Présentation 13 positions éthiques et idéologiques. L'intelTogation des spécificités de ce mode de lecture figure parmi les desseins que se fixe Hélène Bat yDelalande, laquelle considère que le délai d'une génération entre le temps de la diégèse et le temps de la naITation constitue « le seuil critique à partir duquel l'événement peut devenir proprement historique ». A ses yeux, la partie centrale de Jean Barois - deux volumineux chapitres consacrés à l'Affaire Dreyfus - relève du roman historique, tant sur le plan de la poétique nalTative que sur celui des modalités de sa réception. D'abord, les choix d'écriture propres au chartiste (documents authentiques et notes) confèrent à ces deux chapitres leur historicité. Ensuite, la proximité entre le temps de la crise historique et le temps de la lecture génère une réception spécifique marquée par une triple attente d'exactitude, de véridicité et d'engagement. Lors de la publication de Jean Barois, «la question de la vérité se pose d'abord en termes idéologiques»: il s'agit de retrouver les indices «d'une voix unificatrice », révélatrice «d'un engagement de l'auteur ». En confrontant les commentaires des lecteurs de 1913, Hélène Bat yDelalande identifie trois régimes de lecture sensiblement opposés, en raison des divergences d'appréciation. Enfin, le colloque a été clôturé par une conférence passionnante de Max Gallo intitulée «Confidences et réflexions inachevées d'un praticien du roman dit historique ». Historien de formation, et auteur de plusieurs suites romanesques (<< L'Empire », «Les Romains»), Max Gallo a dévoilé les motivations qui le poussent à utiliser cette veine fictionnelle, comme les desseins qu'il poursuit. Le roman historique lui offre d'abord la possibilité de développer des hypothèses sur des périodes critiques de l'Histoire, puis d'en mesurer la pertinence comme les limites. Il lui permet également d'explorer les interstices du discours de l'Histoire sur le passé. En outre, fort de ses recherches documentaires, le romancier s'emploie à appréhender et à comprendre les contradictions qui agitent une société en période de crise politique, économique et sociale. En se fondant sur des exemples empruntés à son œuvre fictionnelle, Max Gallo a montré comment il tente de « déchirer le rideau des vérités toutes faites sur la société ». SI L'HISTOIRE M'ÉTAIT CONTÉE... Claudie Bernard New York University Le Il septembre 2001 était un jour d'élections locales à New York. Ces élections périodiques s'inscrivent dans un calendrier répétitif, attendu, dans la routine des liturgies politiques. Vers les 9 heures du matin, les militants distribuaient encore des tracts, et les candidats des poignées de main. Ce même Il septembre 2001, vers les 9 heures du matin, deux avions en provenance de Boston percutèrent les tours du World Trade Center, à la pointe sud de Manhattan. Soudain, dans le temps cyclique de ce mardi de scrutin, fit irruption le temps de l'accident, de l'attentat, de l'imprévu, de l'irrémédiable. La ligne horizontale des deux vols parallèles venant intersecter la verticale des gratte-ciel interrompit sans retour les dernières rondes des militants, les dernières tournées des candidats, les navettes des électeurs vers les bureaux de vote. La temporalité brutalement linéaire de l' Histoire fit voler en éclats la temporalité cyclique des habitudes privées et publiques. Aussi chaque New Yorkais se souvient-il de ce qu'il faisait, vers 9 heures, en cette matinée du Il septembre 2001, qu'on n'appelle plus aux Etats-Unis que Nine Eleven. Nine pour le neuvième mois de l'année, eleven pour le jour, sans mention du millésime: celui-ci va sans dire, de même que nous parlons, en France, du 18 brumaire ou de l'appel du 18 juin. Ce jour, qui a «fait date» dans l'existence quelconque d'un quelconque habitant de Manhattan, de l'Amérique et au-delà, nous l'avons, comme des centaines de nos voisins, si bien vécu, mon mari et moi, comme une date historique que nous avons spontanément saisi notre caméra et filmé, de la fenêtre de notre appartement, à plus de cinq cents mètres, l'embrasement du premier, puis du deuxième gratte-ciel, et l'écroulement du deuxième, puis du premier, dans un silence de cinéma muet, ponctué par le hurlement des sirènes et les cris des passants attroupés dans la rue. Histor, en grec, c'est le témoin oculaire. Si, tout en 16 Claudie Bernard sachant tant de vies humaines otages du sinistre, tant de gens ont osé filmer, c'est parce que ce qu'ils enregistraient ne relevait pas de la « petite histoire» horriblement sensationnelle, mais de la grande. Le Il septembre, des milliers de gens se trouvèrent promus témoins de 1'Histoire en action. Nous ne pouvions pas nous contenter d'être témoins du moment historique: nous voulions en être, sinon acteurs, du moins participants. Nous sommes à notre tour descendus dans la rue, coudoyant des rescapés couverts de cendres. Nous sommes allés sauver nos enfants, qui n'avaient pas besoin d'être sauvés, dans leur école du nord de Manhattan. Nous sommes allés offrir notre sang, dont on n'a pas voulu, parce qu'il n'y avait pas de blessés - seulement des morts. Nous avons ajouté notre bouquet aux bouquets déposés dans les casernes de pompiers, notre obole aux oboles recueillies par les caisses de secours. Pendant des mois, nous avons respiré un air chargé d'odeurs funèbres et de particules d'amiante, modeste façon de prendre part au deuil national. National, et international, dans la mesure où, depuis le début d'un XXe siècle scandé de guerres et de cataclysmes, l'Histoire se décline en termes de mondialisation. Les avions partis de Boston pour s'écraser à New York, à Washington ou en Pennsylvanie étaient téléguidés depuis l'Afghanistan et l'Arabie saoudite. Et, par l'intermédiaire de la télévision, des millions de gens suivirent en direct la conflagration, qui mit en berne les drapeaux et les esprits un peu partout sur le globe. La tentation était grande de transformer cet événement, scansion d'un devenir contingent, en avènement, surgissement d'un phénomène singulier qui tranche entre un avant et un après, comme on fit du 14 juillet 1789 la démarcation entre un «Ancien» et un «Nouveau» régimes, ou de la chute du mur de Berlin la fin d'une ère d'oppression communiste et le début d'une ère de libération démocratique; en d'autres termes, de glisser d'une lecture « historique» à une lecture « mythique» de la temporalité. Tentation servie par la rhétorique du gouvernement Bush, qui présenta Nine Eleven, opportunément placé au seuil du XXIe siècle, comme une charnière du calendrier, un tournant de l'ordre planétaire; sans parler des démagogues qui y décelèrent le choc de deux civilisations. Introduction 17 En fait, l'attentat du Il septembre n'était ni le premier ni, malheureusement, le dernier de ce type. Et Bush et les néo-conservateurs avaient préparé leur arsenal « anti-terroriste » et leur intervention dans le monde musulman depuis un certain temps déjà. Une fois retombée la stupeur de la catastrophe, notre tendance à appréhender toute chose sub specie historiae, cette donnée immédiate de la conscience occidentale moderne, s'empara de l'événement pour le replacer entre un advenu et un à venir, par rapport auxquels seuls il fait sens. Car l'homme des démocraties bourgeoises actuelles pense et vit son présent, frontière ponctuelle et toujours mouvante entre le passé et le futur, historiquement, c'est-à-dire dans le cadre d'une durée qui le détermine, et qu'à son tour il modifie. Sans préjudice de tâtonnements, d'erreurs, voire de manipulations (comme celles qui favorisèrent la collusion du Il septembre et de l'invasion de l'Irak, la confusion de Ben Laden et de Saddam Hussein). Et tout de suite se multiplièrent les discours sur la catastrophe. Historia, en grec, c'est l'enquête, la collecte d'informations, et aussi la relation, le compte rendu. Sur le Il septembre 2001, on recense déjà plusieurs milliers d'articles et d'ouvrages de témoins, de politiciens, d'analystes. Et, dans le sillage du roman de Frédéric Beigbeder, Windows on the world, qui se situe dans le café de ce nom, au sommet du World Trade Center, au jour fatidique, commencent à apparaître les relations fictionnelles -la littérature. Ce n'est pas tout. Le Il septembre déclencha tout un travail de réinterprétation du passé, proche et lointain, tout un effort d'anamnèse, qui entreprit de remonter, d'islamisme en immigration, de manne pétrolière en guerre froide, de décolonisation en création d'Israël, de deuxième en première guerre mondiale, jusqu'aux Croisades, aux conquêtes arabes, aux prédications de Mahomet... C'est ainsi que le 14 juillet 1789 et ses suites obligèrent ceux qui avaient fait ou subi la Révolution à s'interroger sur ce qui, derniers excès de l'absolutisme ou lointaines séquelles de la féodalité, l'avait amenée. L'Histoire contemporaine amena à revisiter tout un pan de l' Histoire passée, sous forme de textes factuels, et aussi de textes fictionnels - de romans historiques. * 18 Claudie Bernard Ce qui m'amène au sujet de notre colloque, le roman historique, dont la définition met en jeu les différentes acceptions de l'Histoire auxquelles je viens de faire allusion, et quelques autres. L'Histoire, latin historia, ou historia rerum gestarum, désigne d'abord un discours sur les choses révolues, puis, par glissement du discours à l'objet de ce discours, les choses révolues, les res gestas ellesmêmes. Que seraient du reste les choses révolues, l' Histoire passée, sans les Histoires, ou historiographie, qui les représentent, qui leur donnent, sinon existence, en tout cas consistance, et qui, en prétendant les reproduire, contribuent grandement à les produire? Remarquons que qui dit historio-graphie dit Histoire écrite. Les sociétés sans écriture sont les sociétés dites « sans Histoire », sans passé: tout ce qu'elles possèdent est une Tradition. L'interrogation sur l'Histoire passée est devenue particulièrement cruciale en Europe au lendemain des grands bouleversements politiques et sociaux de la Révolution et de l'Empire, qui ont promu la bourgeoisie au rang de classe dominante. En France, dès la Restauration et la Monarchie de Juillet, la bourgeoisie se cherche des antécédents dans un Ancien Régime qu'elle ne peut plus laisser au monopole des rois et des privilégiés; elle repense dans sa perspective à elle une discipline jusquelà centrée sur les faits dynastiques et guerriers, en lui fournissant des champs d'investigation inédits, et des méthodes plus objectives - et c'est l'extraordinaire floraison de 1'historiographie romantique. Répudiant l'Histoire «monumentale », focalisée sur l'éloge des grands qui la subventionnaient; dépassant l'Histoire «antiquaire », obnubilée par la collecte myope des documents; se méfiant de l'Histoire par trop «rhétorique» pratiquée par les gens de lettres - car, jusqu'au XVIIIe siècle, 1'Histoire fut aussi un genre littéraire parmi d'autres l'historiographie romantique s'efforce d'être une Histoire «critique », avant d'obtenir, avec le positivisme, ses titres de scientificité. A partir du XIXe siècle, qui a découvert la préhistoire, et qui se délecte de synthèses panoramiques et de grandes fresques évolutionnistes, se note une extension du terme «Histoire» (au sens d' «événements effectifs »), que conforteront l'hégélianisme et le marxisme; l'Histoire déborde le révolu pour couvrir l'ensemble du Introduction 19 devenir, y compris l'avenir. Cette Histoire exploite la temporalité linéaire ouverte de part et d'autre de ce point zéro qu'est conventionnellement le début de l'ère chrétienne; car si, dans le domaine religieux ou « mythique », la date de la naissance de Jésus-Christ marque un « avènement », dans le domaine cognitif, elle permet à la pensée de se déployer vers un double infini. Toutes ces mutations épistémologiques s'enracinent dans la conscience aiguë que prend l'homme occidental, à partir du XIXe siècle et plus encore au XXe, de son Histoire contemporaine - «Histoire contemporaine », l'expression est de Balzac, qui en scrute les «envers» -, ou, plus exactement, de son contemporain comme Histoire. J'ai parlé jusqu'ici de l'Histoire à majuscule, de l'Histoire factuelle, vécue ou écrite. Mais il y a aussi les histoires, les histoires à minuscule, qui ressortissent, elles, au fictionnel, et à la seule écriture. Au Moyen Âge, le mot estoire renvoie à une chronique, à un récit d'événements mémorables. Estoire en tant que récit d'événements imaginaires ne semble pas attesté avant le XVe siècle. Mais cette valeur était en germe auparavant, puisque estoire a donné le vieux terme anglais story (le lexème savant history, réservé à l'Histoire factuelle, ayant été refait sur le latin). Remarquons que l'histoire fictionnelle, homologue en ceci à l'Histoire factuelle, comporte elle aussi une face discours (ou «narration ») et une face événements (ou «diégèse »), diégèse qui, bien sûr, n'a d'existence que par la narration qui en est faite. On sait qu'à partir du XVIIe siècle, le récit d'événements imaginaires prend la forme privilégiée du roman, et même souvent du roman historique, qu'il s'agisse des œuvres des Précieux, des nouvelles dont il nous sera parlé ici même, ou de ce qu'on salue comme le premier roman authentique de notre littérature, La Princesse de Clèves, qui relate, sous Louis XIV, une intrigue de la cour d'Henri II. Mais c'est au XIXe siècle, alors même que l'Histoire s'affirme comme discipline savante, que le roman, genre bourgeois, se dépouille du statut mineur qui jusque-là était le sien; et ce roman recourt volontiers au mode historique pour appuyer sa vocation réaliste et ses ambitions didactiques. Sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, la vogue de Walter Scott imprègne la production d'innombrables écrivains, et n'épargne pas celle des historiens. Au point de susciter très vite la parodie, déjà sensible dans Han d'Islande de Hugo 20 Claudie Bernard ou Les Jeunes-France de Gautier. Vous me pardonnerez donc de tirer mes exemples de ce XIXe siècle. Dans ses dernières décennies il est vrai, historiographie et roman, après s'être ainsi prêté main-forte, divergeront définitivement, la première en direction de la science, le second vers la pure littérature. Et, tandis que l'Histoire optera pour le positivisme, le roman historique cessera d'être le genre porteur qu'il avait été. TI lui faudra élargir ses thèmes, renouveler ses formules, s'interroger sur sa validité, sous peine de tomber, aux XXe et XXIe siècles, dans la facilité. Je définirai donc le roman historique comme un roman, soit une histoire fictive (anglais story), qui traite d' Histoire effective (anglais history), c'est-à-dire qui représente une tranche d' Histoire, de passé, en transitant inévitablement par l' Histoire ou historiographie, et ce, en vue d'un public qui partage son Histoire contemporaine. Cette définition ouvre différentes problématiques, dont plusieurs seront abordées dans ce colloque. * Dans son essence, le roman historique se caractérise par une tension entre la vocation fictionnelle inscrite dans le substantif roman - et bien sensible dans le glissement de l'adjectif romanesque vers l'illusoire, le chimérique - et l'attraction vers une Histoire à majuscule, happée depuis deux siècles par le prestige de la science (humaine), et seule bénéficiaire des dérivés historique et historien. Se pose du coup la question - et c'est l'une des rubriques de notre colloque - de la concurrence, mais aussi de la connivence entre fiction et historiographie dans la représentation de l'Histoire passée. Concurrence, car, science, l'Histoire s'oppose à la fiction comme la recherche à l'art, comme l'interprétation à la création, comme la critique et l'autocritique à l'affabulation, comme l'argumentation à la rhétorique. L'Histoire doit être « véridique », fondée en faits - ou du moins, puisque les faits passés sont à jamais disparus, «vérifiable », par confrontation avec les documents subsistants et les autres ouvrages érudits. La fiction, elle, n'est tenue qu'à la « vraisemblance », variable selon les genres et les époques. L'Histoire se concentre sur les grands faits, les grands hommes, les grands mouvements publics; la fiction, sur la petite histoire, la couleur locale, les aventures et les passions privées. L'Histoire est une entreprise