Problèmes du roman historique

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Problèmes du roman historique
Textes réunis par
Aude DÉRUELLE et Alain TASSEL
Problèmes du roman historique
Narratologie
L'Harmattan
n07
cg L'HARMATTAN,
5-7, rue de l'École-Polytechnique,
2008
75005
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
harmattan [email protected]
ISBN: 978-2-296-05036-5
EAN : 9782296050365
Paris
REMERCIEMENTS
Le Centre Interdisciplinaire Récits, Cultures, Langues et Sociétés adresse
ses remerciements à tous ceux qui l'ont aidé à réaliser ce volume:
-
Le Conseil général des Alpes-Maritimes
La Mairie de la ville de Nice
L'Université de Nice-Sophia Antipolis
L'U.F.R. Lettres, Arts et Sciences humaines
La ville de Monaco
Les éditions L'Harmattan
M. Dominique Vignau
PRÉSENTATION
Alain Tassel & Aude Déruelle
Université de Nice - Sophia Antipolis
Partant de son expérience du Il septembre, événement historique
majeur perçu comme tel dans l'instant même, destiné à la mise en récit,
engageant une réinterprétation du passé, proche ou lointain, Claudie
Bernard ouvre la réflexion du volume en posant les enjeux génériques
du roman historique, en s'interrogeant notamment sur la concurrence (les
oppositions et les affinités) entre roman historique et historiographie. Le
roman historique n'est pas seulement un roman qui se déroule dans un
passé historique, c'est un roman qui tente de reconstituer et d'expliquer
une période de l'Histoire, et selon les moyens qui lui sont propres. Car
au-delà de la question récurrente de la fiction, de la séparation entre fictif
et réel, il s'agit bien de mettre en évidence les particularités romanesques
de la représentation du passé: «transformer l'advenu en aventure », le
passé historique en avenir narratif et romanesque, expliquer les
événements historiques par les passions de la vie privée et la petite
Histoire, privilégier les personnages obscurs aux personnalités
historiques, jouer enfin des variations de focalisation, tandis que
l'historien doit s'en tenir à une approche surplombante.
Le genre pose tout d'abord des questions de poétique romanesque,
auxquelles est consacré le premier chapitre. Ainsi, dès l'origine du roman
historique romantique, dans les années 1820, les romanciers se sont
penchés sur les moyens de mêler l'Histoire à la fiction: fallait-il mettre
les personnages historiques au premier plan (Vigny), ou au contraire leur
donner des rôles secondaires dans l'intrigue (Scott, Mérimée, Hugo) ? Le
romancier est-il libre d'inventer, ou doit-il se cantonner dans les limites
de ce que l'Histoire a consigné? Le problème narratologique de la
focalisation, soulevé par Marie Parmentier, est l'un des plus cruciaux.
Si la focalisation interne semble nécessaire au genre romanesque, lui
donnant une latitude qui n'est pas permise à l'Histoire, elle soulève de
nombreuses difficultés: comment prétendre avoir accès à l'esprit d'un
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Alain Tassel & Aude Déruelle
personnage historique connu? Comment, plus fondamentalement encore,
avoir accès à un esprit du passé, trop éloigné de nos modes de
représentation? De là des inflexions notables de l'écriture romanesque,
chez Stendhal et Flaubert par exemple. À vrai dire, le genre du roman
historique est si problématique qu'il tente de se définir par rapport à
d'autres genres: Agathe Lechevalier étudie ainsi la manière dont le
roman historique romantique s'est pensé d'après la pratique théâtrale de
l'époque, par souci de légitimation certes, mais également pour introduire
une dimension réflexive au sein de ce genre si complexe, en invitant
notamment le lecteur à réfléchir sur la leçon à tirer de l'Histoire.
Bérengère Deprez aborde le problème plus connu du personnage
historique, en s'appuyant sur le cas de Zénon, dans L'Œuvre au noir. Ce
personnage, paradoxalement, serait un «personnage historique de
fiction» : imaginaire, il est néanmoins fait d'Histoire, ce dont témoigne
l'érudition yourcenarienne. Fabienne Viala s'attache également à
l'œuvre de Yourcenar, qui procéda, en pointant notamment les lacunes de
la pratique du discours historique, à une réinvention du roman
historique: si la romancière s'intéresse aux grands hommes (Hadrien),
elle donne une place privilégiée aux hommes obscurs, qui nous révèlent
l'historicité de tout un chacun.
Dans le chapitre intitulé «Le genre entre Histoire et fiction », six
contributions ont interrogé l'un des problèmes spécifiques du roman
historique, la création d'un monde imaginaire composé d'éléments réels
et d'éléments fictifs juxtaposés, alternés ou mêlés selon les choix
esthétiques des romanciers. Envisageant les regards croisés que
l'historien et le romancier portent sur l'écriture du passé, Laurent
Broche montre comment les œuvres fictionnelles ouvrent la voie aux
travaux des historiens. Explorant les virtualités des événements, les
romanciers esquissent des schémas explicatifs et élaborent une
reconstruction imaginaire du réel qui, pour l'historien, se présente
comme une hypothèse digne d'intérêt. C'est l'articulation de l'Histoire et
de la fiction au sein du roman héroïque, au milieu du XVIIe siècle,
qu'étudie Camille Esmein. «Explicitement mise au service de la
fiction », l'Histoire est sollicitée pour garantir la vraisemblance de la
substance narrative. De surcroît, les romanciers s'emploient à montrer la
supériorité du roman sur le traité historique, une supériorité qui trouve sa
source, à leurs yeux, dans la portée esthétique du roman, comme dans son
aptitude à élaborer une représentation corrigée, filtrée du monde, à
Présentation
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construire une vérité idéale. Au début du XVIIe siècle, en Italie, le roman
historique s'appuie sur le filon romain, comme le rappelle Jean-François
Lattarico qui s'attache à l'étude de la Messalina, un court récit du
médecin et philosophe véronais Francesco Pone. Nourri par les Annales
de Tacite et les Satires de Juvénal, intéressé par la dimension
pathologique des mœurs de Messaline, Pone fait alterner les
développements biographiques, les énoncés moralisateurs et les
observations médicales. Élevant Messaline au rang de figure allégorique,
Francesco Pone donne à son récit une allure démonstrative, celle d'un
« sermon fondé sur le contre-exemplum de l'impératrice débauchée ». En
France, au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle, la nouvelle
historique, illustrée par les récits de Mme de La Fayette ou de Saint-Réal,
se construit sur l'alternance d'énoncés factuels et fictionnels et se
caractérise par un statut hybride. Christine Noille-Clauzade se fonde sur
la théorie des mondes possibles pour montrer que cette nouvelle
historique, portée par une voix auctoriale qui formule des «contraintes
logiques fondatrices », inaugure un nouveau rapport entre fiction et
Histoire. Brigitte Louichon examine la question des rapports entre
Histoire et fiction en interrogeant la période d'accomplissement du genre.
Au début du XIXe siècle, le roman historique est tenu en mauvaise part
en raison de son succès et de la confusion qu'il entretient entre le champ
de l'Histoire et celui de la fiction. A partir de l'étude d'un même sujet,
les Croisades, abordé par un historien, Joseph Michaud, dans son
Tableau historique des croisades et de la conquête de Constantinople, et
par une romancière, Mme Cottin, dans Mathilde, Brigitte Louichon
analyse les spécificités des discours historique et romanesque qui
dessinent des liens entre le passé et le présent, entre le Moyen Âge et
l'époque napoléonienne. Si l'historien reconstitue le passé en s'adossant
à une vision politique de la société, la romancière appréhende la période
des croisades en exaltant les valeurs que la Révolution française a
ébranlées. C'est cette période troublée de l'Histoire de France qu'évoque
Charles Dickens dans Un conte de deux villes. Sylvie Ballestra-Puech,
qui entreprend d'interroger le recours à l'allégorie, à la mythologie, et
d'analyser les interactions des mythes dans cette œuvre, situe le
personnage de Mme Defarge (<< allégorie du peuple parisien pendant la
Terreur ») au carrefour de l'Histoire et du mythe: dotée d'une double
fonction, dramatique et symbolique, cette figure de la vengeance
emprunte ses traits aux tricoteuses et aux déesses du destin de la
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Alain Tassel & Aude Déruelle
mythologie gréco-romaine. Le romancier sollicite le mythe pour sa
valeur heuristique, pour son aptitude à donner du sens, à éclairer la
violence révolutionnaire, «fruit d'une déshumanisation provoquée par
l'inhumanité ». En effet, l'ambivalence du mythe des Parques, qui se
répercute sur les deux principales figures féminines, est pour Dickens
«celle de la Révolution elle-même ». Et, comme le montre Sylvie
Ballestra-Puech, l'image récurrente du tissage de la toile fatidique est
également investie d'une dimension métatextuelle : elle réfère à l'écriture
romanesque de l'Histoire.
Jean Molino, dans un article connu, s'interrogeait sur la nature
générique du roman historique: pour lui, le roman historique romantique
n'offre qu'une des potentialités de ce genre, qu'il faut voir comme un
« macro-genre », englobant des œuvres très diverses, telles que les
romans de Scott ou La Princesse de Clèves. Mais si le roman historique
est un «macro-genre », n'est-ce pas admettre, d'une certaine façon, que
tout roman, du moment qu'il comporte une part d'Histoire (et quel roman
ne tient pas compte de l'Histoire ?), est un roman historique, une des
configurations possibles de ce vaste «macro-genre» ? Aussi se pose de
manière cruciale et récurrente la question des frontières du roman
historique, c'est-à-dire de ses variables et de ses variations: de là aussi
l'ampleur de ce troisième chapitre. Gisèle Séginger étudie ainsi
l'invention du roman archéologique chez Gautier: à la différence du
roman historique romantique qui présupposerait un lien entre le passé et
le présent (selon une logique rationnelle de l'Histoire), le roman
archéologique de Gautier viserait à rendre l'étrange beauté du passé
antique, si supérieure à notre civilisation judéo-chrétienne, en privilégiant
une poétique de la description des surfaces, au détriment du narratif et de
l'herméneutique. L'œuvre de Gautier retient également l'attention de
Sarah Mombert, pour qui Le Capitaine Fracasse, paradoxalement, est
un roman historique sans Histoire. Elle montre comment Gautier récuse
ironiquement le cahier des charges du roman historique romantique: au
lieu de l'histoire événementielle, une histoire culturelle, une histoire
intériorisée et vécue, loin de toute exigence de scientificité, s'offrant en
revanche aux délices de l'intertextualité, du pastiche. Autre auteur dont
les œuvres sont à la lisière du roman historique: Claude Simon. Michel
Bertrand se penche sur la manière dont l'Histoire travaille le texte de La
Bataille de Pharsale: ni récit, ni tableau, mais des référents historiques
qu'aucune narration ne vient encadrer ou rendre lisibles, lambeaux qui
Présentation
Il
montrent d'une part l'absence de sens de l'Histoire, d'autre part la
décomposition et le renouvellement du genre du roman historique.
Bérénice Bonhomme voit La Route des Flandres comme un roman
historique qui rend l'incohérence et la violence de l'Histoire, au moyen
d'une narration cinématographique qui fait fi de la linéarité: plutôt que
l'Histoire, c'est une mémoire qui est rendue, qui comme toutes les
mémoires est fragmentaire, lacunaire, subjective. Une autre catégorie de
récits romanesques se situe à la lisière du roman historique: il s'agit du
texte de témoignage, ou portant sur l'Histoire contemporaine - et de fait,
l'historien, au sens étymologique, est d'abord un témoin. Lucie
Bertrand montre ainsi que Le Grand Voyage de Semprun et La Danse
de Gengis Cohn de Romain Gary, deux romans racontant le génocide et
les camps, reposent le rapport entre Histoire et fiction, parce qu'ils
racontent une histoire à proprement parler invraisemblable, incroyable.
Delphine Laurenti s'intéresse également au problème de la mise en
fiction de l'Histoire récente et traumatisante, en l'occurrence du génocide
rwandais, à partir d'un corpus africain: les auteurs mettent des mots sur
ce dont l'Histoire peine encore à rendre compte, prêtant notamment leur
voix à des personnages d'enfants-soldats, témoins de l'horreur. Christine
Jérusalem s'attache à l'écriture hybride de Pascal Quignard, qui
emprunte aussi bien au traité qu'au roman, brouillant la frontière entre
fait historique et fiction: finalement, le passé se prête moins à une vision
historique qu'il ne vient, fantomatiquement, hanter la mémoire de
l'écrivain. Christian Bouzy, enfin, étudie la manière dont le Persilès de
Cervantès fait imploser la traditionnelle opposition entre poésie et
Histoire, par l'adjonction d'un troisième terme, la peinture, qui remet en
question la linéarité de la temporalité, et donc de la narration - or si ce
roman procède à des ancrages historiques dans le XVIe siècle, il cultive
également les extrapolations anachroniques.
Dans le dernier chapitre, cinq articles abordent les enjeux
idéologiques du roman historique, la finalité de la mise en fiction de
l'Histoire en examinant les dispositifs qui concourent à l'intelligibilité
des événements, à l'émergence d'un contre-discours sur le sens de
l'Histoire, comme à la mise en regard du passé avec le présent. Marina
Girardin cherche à définir les rapports qui se tissent entre le roman
historique et le roman à thèse en s'appuyant sur Jacques et Marie, un
roman canadien de Napoléon Bourassa qui relate l'épisode de la
déportation des Acadiens. Elle met en lumière l'émergence de situations
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Alain Tassel & Aude Déruelle
narratives visant à programmer la lecture du roman, à gommer la
polysémie du réel, à imposer «comme une nécessité la survivance
française et catholique en Amérique ». Isabelle Touton porte
l'investigation dans le champ du roman historique espagnol
contemporain, dont la matière figurative, qui prend souvent pour cadre le
Siècle d'or, résulte de la reconfiguration de légendes, de mythes, de
symboles, d'un « discours antérieur ou postérieur au discours
scientifique ». Dans ces textes, le parti pris de la subjectivité
s'accompagne de la promotion narrative des marginaux, des parias, des
hérétiques et de l'humanisation, voire de la réhabilitation des grandes
figures de 1'Histoire espagnole. Il conduit aussi à contester la
relativisation des crimes de l'Inquisition, et à remettre en question
«l'interprétation mystificatrice du Siècle d'or par la propagande
fasciste ». Les enjeux idéologiques du roman historique ont partie liée
avec le contexte politique de sa rédaction. C'est ce que met en évidence
Chantal Edet-Ghomari qui montre comment Le Roman d'Henri IV
d'Henrich Mann, composé de deux volumes publiés en 1935 et 1938, se
donne à lire comme un roman engagé, au sein duquel l'orientation
axiologique est déterminée par l'engagement antifasciste de l'écrivain.
L'écriture de ce roman est façonnée par «une stratégie persuasive », qui
se fonde sur la pratique récurrente de l'analogie entre les violences
perpétrées par les partisans de la Ligue et les actes de terreur commis par
les Nazis. L'efficacité de cette stratégie s'explique aussi par les
interventions du narrateur, comme par la fictionnalisation des référents
historiques qui confère à cette œuvre l'allure d'un récit parabolique. La
lecture du roman historique est appréhendée à travers l'un de ses effets,
celui d'une modélisation du présent du lecteur par une expérience
littéraire, d'une expérimentation des crises politiques et sociales sur le
mode imaginaire. La question de la réécriture du passé à la lumière des
inquiétudes de l'écrivain, de ses hantises, de ses convictions ou de ses
combats du présent retient également l'attention de Maud Hilaire qui
retrouve dans Les Déracinés de Barrès les spécificités esthétiques du
roman historique. Dans cette œuvre qu'elle situe au confluent du roman à
thèse et du roman historique, Maud Hilaire met en relief l'instrumentalisation et la mythification de l'Histoire, transformée en outil de
propagande au service de l'idéologie nationaliste. Le mode de lecture du
roman historique dispose de points d'ancrage comme le repérage, le
décryptage et le questionnement des évaluations axiologiques, des
Présentation
13
positions éthiques et idéologiques. L'intelTogation des spécificités de ce
mode de lecture figure parmi les desseins que se fixe Hélène Bat yDelalande, laquelle considère que le délai d'une génération entre le
temps de la diégèse et le temps de la naITation constitue « le seuil critique
à partir duquel l'événement peut devenir proprement historique ». A ses
yeux, la partie centrale de Jean Barois - deux volumineux chapitres
consacrés à l'Affaire Dreyfus - relève du roman historique, tant sur le
plan de la poétique nalTative que sur celui des modalités de sa réception.
D'abord, les choix d'écriture propres au chartiste (documents
authentiques et notes) confèrent à ces deux chapitres leur historicité.
Ensuite, la proximité entre le temps de la crise historique et le temps de la
lecture génère une réception spécifique marquée par une triple attente
d'exactitude, de véridicité et d'engagement. Lors de la publication de
Jean Barois, «la question de la vérité se pose d'abord en termes
idéologiques»:
il s'agit de retrouver les indices «d'une voix
unificatrice », révélatrice «d'un engagement de l'auteur ». En
confrontant les commentaires des lecteurs de 1913, Hélène Bat yDelalande identifie trois régimes de lecture sensiblement opposés, en
raison des divergences d'appréciation.
Enfin, le colloque a été clôturé par une conférence passionnante de
Max Gallo intitulée «Confidences et réflexions inachevées d'un
praticien du roman dit historique ». Historien de formation, et auteur de
plusieurs suites romanesques (<< L'Empire », «Les Romains»), Max
Gallo a dévoilé les motivations qui le poussent à utiliser cette veine
fictionnelle, comme les desseins qu'il poursuit. Le roman historique lui
offre d'abord la possibilité de développer des hypothèses sur des périodes
critiques de l'Histoire, puis d'en mesurer la pertinence comme les
limites. Il lui permet également d'explorer les interstices du discours de
l'Histoire sur le passé. En outre, fort de ses recherches documentaires, le
romancier s'emploie à appréhender et à comprendre les contradictions
qui agitent une société en période de crise politique, économique et
sociale. En se fondant sur des exemples empruntés à son œuvre
fictionnelle, Max Gallo a montré comment il tente de « déchirer le rideau
des vérités toutes faites sur la société ».
SI L'HISTOIRE M'ÉTAIT CONTÉE...
Claudie Bernard
New York University
Le Il septembre 2001 était un jour d'élections locales à New York.
Ces élections périodiques s'inscrivent dans un calendrier répétitif,
attendu, dans la routine des liturgies politiques. Vers les 9 heures du
matin, les militants distribuaient encore des tracts, et les candidats des
poignées de main. Ce même Il septembre 2001, vers les 9 heures du
matin, deux avions en provenance de Boston percutèrent les tours du
World Trade Center, à la pointe sud de Manhattan. Soudain, dans le
temps cyclique de ce mardi de scrutin, fit irruption le temps de l'accident,
de l'attentat, de l'imprévu, de l'irrémédiable. La ligne horizontale des
deux vols parallèles venant intersecter la verticale des gratte-ciel
interrompit sans retour les dernières rondes des militants, les dernières
tournées des candidats, les navettes des électeurs vers les bureaux de
vote. La temporalité brutalement linéaire de l' Histoire fit voler en éclats
la temporalité cyclique des habitudes privées et publiques.
Aussi chaque New Yorkais se souvient-il de ce qu'il faisait, vers 9
heures, en cette matinée du Il septembre 2001, qu'on n'appelle plus aux
Etats-Unis que Nine Eleven. Nine pour le neuvième mois de l'année,
eleven pour le jour, sans mention du millésime: celui-ci va sans dire, de
même que nous parlons, en France, du 18 brumaire ou de l'appel du 18
juin. Ce jour, qui a «fait date» dans l'existence quelconque d'un
quelconque habitant de Manhattan, de l'Amérique et au-delà, nous
l'avons, comme des centaines de nos voisins, si bien vécu, mon mari et
moi, comme une date historique que nous avons spontanément saisi notre
caméra et filmé, de la fenêtre de notre appartement, à plus de cinq cents
mètres, l'embrasement du premier, puis du deuxième gratte-ciel, et
l'écroulement du deuxième, puis du premier, dans un silence de cinéma
muet, ponctué par le hurlement des sirènes et les cris des passants
attroupés dans la rue. Histor, en grec, c'est le témoin oculaire. Si, tout en
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Claudie Bernard
sachant tant de vies humaines otages du sinistre, tant de gens ont osé
filmer, c'est parce que ce qu'ils enregistraient ne relevait pas de la
« petite histoire» horriblement sensationnelle, mais de la grande. Le Il
septembre, des milliers de gens se trouvèrent promus témoins de
1'Histoire en action.
Nous ne pouvions pas nous contenter d'être témoins du moment
historique: nous voulions en être, sinon acteurs, du moins participants.
Nous sommes à notre tour descendus dans la rue, coudoyant des rescapés
couverts de cendres. Nous sommes allés sauver nos enfants, qui n'avaient
pas besoin d'être sauvés, dans leur école du nord de Manhattan. Nous
sommes allés offrir notre sang, dont on n'a pas voulu, parce qu'il n'y
avait pas de blessés - seulement des morts. Nous avons ajouté notre
bouquet aux bouquets déposés dans les casernes de pompiers, notre obole
aux oboles recueillies par les caisses de secours. Pendant des mois, nous
avons respiré un air chargé d'odeurs funèbres et de particules d'amiante,
modeste façon de prendre part au deuil national.
National, et international, dans la mesure où, depuis le début d'un
XXe siècle scandé de guerres et de cataclysmes, l'Histoire se décline en
termes de mondialisation. Les avions partis de Boston pour s'écraser à
New York, à Washington ou en Pennsylvanie étaient téléguidés depuis
l'Afghanistan et l'Arabie saoudite. Et, par l'intermédiaire de la
télévision, des millions de gens suivirent en direct la conflagration, qui
mit en berne les drapeaux et les esprits un peu partout sur le globe.
La tentation était grande de transformer cet événement, scansion
d'un devenir contingent, en avènement, surgissement d'un phénomène
singulier qui tranche entre un avant et un après, comme on fit du 14
juillet 1789 la démarcation entre un «Ancien» et un «Nouveau»
régimes, ou de la chute du mur de Berlin la fin d'une ère d'oppression
communiste et le début d'une ère de libération démocratique; en d'autres
termes, de glisser d'une lecture « historique» à une lecture « mythique»
de la temporalité. Tentation servie par la rhétorique du gouvernement
Bush, qui présenta Nine Eleven, opportunément placé au seuil du XXIe
siècle, comme une charnière du calendrier, un tournant de l'ordre
planétaire; sans parler des démagogues qui y décelèrent le choc de deux
civilisations.
Introduction
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En fait, l'attentat du Il septembre n'était ni le premier ni,
malheureusement, le dernier de ce type. Et Bush et les néo-conservateurs
avaient préparé leur arsenal « anti-terroriste » et leur intervention dans le
monde musulman depuis un certain temps déjà. Une fois retombée la
stupeur de la catastrophe, notre tendance à appréhender toute chose sub
specie historiae, cette donnée immédiate de la conscience occidentale
moderne, s'empara de l'événement pour le replacer entre un advenu et un
à venir, par rapport auxquels seuls il fait sens. Car l'homme des
démocraties bourgeoises actuelles pense et vit son présent, frontière
ponctuelle et toujours mouvante entre le passé et le futur, historiquement,
c'est-à-dire dans le cadre d'une durée qui le détermine, et qu'à son tour il
modifie. Sans préjudice de tâtonnements, d'erreurs, voire de
manipulations (comme celles qui favorisèrent la collusion du Il
septembre et de l'invasion de l'Irak, la confusion de Ben Laden et de
Saddam Hussein).
Et tout de suite se multiplièrent les discours sur la catastrophe.
Historia, en grec, c'est l'enquête, la collecte d'informations, et aussi la
relation, le compte rendu. Sur le Il septembre 2001, on recense déjà
plusieurs milliers d'articles et d'ouvrages de témoins, de politiciens,
d'analystes. Et, dans le sillage du roman de Frédéric Beigbeder, Windows
on the world, qui se situe dans le café de ce nom, au sommet du World
Trade Center, au jour fatidique, commencent à apparaître les relations
fictionnelles -la littérature.
Ce n'est pas tout. Le Il septembre déclencha tout un travail de
réinterprétation du passé, proche et lointain, tout un effort d'anamnèse,
qui entreprit de remonter, d'islamisme en immigration, de manne
pétrolière en guerre froide, de décolonisation en création d'Israël, de
deuxième en première guerre mondiale, jusqu'aux Croisades, aux
conquêtes arabes, aux prédications de Mahomet... C'est ainsi que le 14
juillet 1789 et ses suites obligèrent ceux qui avaient fait ou subi la
Révolution à s'interroger sur ce qui, derniers excès de l'absolutisme ou
lointaines séquelles de la féodalité, l'avait amenée. L'Histoire
contemporaine amena à revisiter tout un pan de l' Histoire passée, sous
forme de textes factuels, et aussi de textes fictionnels - de romans
historiques.
*
18
Claudie Bernard
Ce qui m'amène au sujet de notre colloque, le roman historique, dont
la définition met en jeu les différentes acceptions de l'Histoire auxquelles
je viens de faire allusion, et quelques autres.
L'Histoire, latin historia, ou historia rerum gestarum, désigne
d'abord un discours sur les choses révolues, puis, par glissement du
discours à l'objet de ce discours, les choses révolues, les res gestas ellesmêmes. Que seraient du reste les choses révolues, l' Histoire passée, sans
les Histoires, ou historiographie, qui les représentent, qui leur donnent,
sinon existence, en tout cas consistance, et qui, en prétendant les
reproduire, contribuent grandement à les produire? Remarquons que qui
dit historio-graphie dit Histoire écrite. Les sociétés sans écriture sont les
sociétés dites « sans Histoire », sans passé: tout ce qu'elles possèdent est
une Tradition.
L'interrogation sur l'Histoire passée est devenue particulièrement
cruciale en Europe au lendemain des grands bouleversements politiques
et sociaux de la Révolution et de l'Empire, qui ont promu la bourgeoisie
au rang de classe dominante. En France, dès la Restauration et la
Monarchie de Juillet, la bourgeoisie se cherche des antécédents dans un
Ancien Régime qu'elle ne peut plus laisser au monopole des rois et des
privilégiés; elle repense dans sa perspective à elle une discipline jusquelà centrée sur les faits dynastiques et guerriers, en lui fournissant des
champs d'investigation inédits, et des méthodes plus objectives - et c'est
l'extraordinaire floraison de 1'historiographie romantique. Répudiant
l'Histoire «monumentale », focalisée sur l'éloge des grands qui la
subventionnaient; dépassant l'Histoire «antiquaire », obnubilée par la
collecte myope des documents; se méfiant de l'Histoire par trop
«rhétorique» pratiquée par les gens de lettres - car, jusqu'au XVIIIe
siècle, 1'Histoire fut aussi un genre littéraire parmi d'autres l'historiographie romantique s'efforce d'être une Histoire «critique »,
avant d'obtenir, avec le positivisme, ses titres de scientificité.
A partir du XIXe siècle, qui a découvert la préhistoire, et qui se
délecte de synthèses panoramiques et de grandes fresques
évolutionnistes, se note une extension du terme «Histoire» (au sens
d' «événements effectifs »), que conforteront l'hégélianisme et le
marxisme; l'Histoire déborde le révolu pour couvrir l'ensemble du
Introduction
19
devenir, y compris l'avenir. Cette Histoire exploite la temporalité linéaire
ouverte de part et d'autre de ce point zéro qu'est conventionnellement le
début de l'ère chrétienne; car si, dans le domaine religieux ou
« mythique », la date de la naissance de Jésus-Christ marque un
« avènement », dans le domaine cognitif, elle permet à la pensée de se
déployer vers un double infini. Toutes ces mutations épistémologiques
s'enracinent dans la conscience aiguë que prend l'homme occidental, à
partir du XIXe siècle et plus encore au XXe, de son Histoire
contemporaine - «Histoire contemporaine », l'expression est de Balzac,
qui en scrute les «envers» -, ou, plus exactement, de son contemporain
comme Histoire.
J'ai parlé jusqu'ici de l'Histoire à majuscule, de l'Histoire factuelle,
vécue ou écrite. Mais il y a aussi les histoires, les histoires à minuscule,
qui ressortissent, elles, au fictionnel, et à la seule écriture. Au Moyen
Âge, le mot estoire renvoie à une chronique, à un récit d'événements
mémorables. Estoire en tant que récit d'événements imaginaires ne
semble pas attesté avant le XVe siècle. Mais cette valeur était en germe
auparavant, puisque estoire a donné le vieux terme anglais story (le
lexème savant history, réservé à l'Histoire factuelle, ayant été refait sur le
latin). Remarquons que l'histoire fictionnelle, homologue en ceci à
l'Histoire factuelle, comporte elle aussi une face discours (ou
«narration ») et une face événements (ou «diégèse »), diégèse qui, bien
sûr, n'a d'existence que par la narration qui en est faite.
On sait qu'à partir du XVIIe siècle, le récit d'événements imaginaires
prend la forme privilégiée du roman, et même souvent du roman
historique, qu'il s'agisse des œuvres des Précieux, des nouvelles dont il
nous sera parlé ici même, ou de ce qu'on salue comme le premier roman
authentique de notre littérature, La Princesse de Clèves, qui relate, sous
Louis XIV, une intrigue de la cour d'Henri II. Mais c'est au XIXe siècle,
alors même que l'Histoire s'affirme comme discipline savante, que le
roman, genre bourgeois, se dépouille du statut mineur qui jusque-là était
le sien; et ce roman recourt volontiers au mode historique pour appuyer
sa vocation réaliste et ses ambitions didactiques. Sous la Restauration et
la Monarchie de Juillet, la vogue de Walter Scott imprègne la production
d'innombrables écrivains, et n'épargne pas celle des historiens. Au point
de susciter très vite la parodie, déjà sensible dans Han d'Islande de Hugo
20
Claudie Bernard
ou Les Jeunes-France de Gautier. Vous me pardonnerez donc de tirer
mes exemples de ce XIXe siècle. Dans ses dernières décennies il est vrai,
historiographie et roman, après s'être ainsi prêté main-forte, divergeront
définitivement, la première en direction de la science, le second vers la
pure littérature. Et, tandis que l'Histoire optera pour le positivisme, le
roman historique cessera d'être le genre porteur qu'il avait été. TI lui
faudra élargir ses thèmes, renouveler ses formules, s'interroger sur sa
validité, sous peine de tomber, aux XXe et XXIe siècles, dans la facilité.
Je définirai donc le roman historique comme un roman, soit une
histoire fictive (anglais story), qui traite d' Histoire effective (anglais
history), c'est-à-dire qui représente une tranche d' Histoire, de passé, en
transitant inévitablement par l' Histoire ou historiographie, et ce, en vue
d'un public qui partage son Histoire contemporaine. Cette définition
ouvre différentes problématiques, dont plusieurs seront abordées dans ce
colloque.
*
Dans son essence, le roman historique se caractérise par une tension
entre la vocation fictionnelle inscrite dans le substantif roman - et bien
sensible dans le glissement de l'adjectif romanesque vers l'illusoire, le
chimérique - et l'attraction vers une Histoire à majuscule, happée depuis
deux siècles par le prestige de la science (humaine), et seule bénéficiaire
des dérivés historique et historien.
Se pose du coup la question - et c'est l'une des rubriques de notre
colloque - de la concurrence, mais aussi de la connivence entre fiction et
historiographie dans la représentation de l'Histoire passée. Concurrence,
car, science, l'Histoire s'oppose à la fiction comme la recherche à l'art,
comme l'interprétation à la création, comme la critique et l'autocritique à
l'affabulation, comme l'argumentation à la rhétorique. L'Histoire doit
être « véridique », fondée en faits - ou du moins, puisque les faits passés
sont à jamais disparus, «vérifiable », par confrontation avec les
documents subsistants et les autres ouvrages érudits. La fiction, elle, n'est
tenue qu'à la « vraisemblance », variable selon les genres et les époques.
L'Histoire se concentre sur les grands faits, les grands hommes, les
grands mouvements publics; la fiction, sur la petite histoire, la couleur
locale, les aventures et les passions privées. L'Histoire est une entreprise
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