18 Sociétal n°73
Éclairage
Conjoncture
JAPON, L’INSUBMERSIBLE 1
denise Flouzat-osmont damilly
Professeur de sciences économiques
à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne
Pendant trente ans le Japon a pu susciter l’admiration, l’envie, ou encore la haine
devant l’ampleur de ses succès économiques, à tel point qu’il fut souvent présenté
comme un modèle à suivre. Pourtant, les regards, attirés, presque aveuglés par l’autre
miracle asiatique, s’en sont progressivement détournés. Sans doute à tort.
La nature et la main de l’homme se sont conjuguées pour attirer à nou-
veau l’attention sur le Japon à travers le drame du 11mars 2011. Un bref
rappel historique permet de situer celui-ci dans l’histoire de l’économie
japonaise.
Une fausse impression
Du redémarrage d’après la Seconde Guerre mondiale jusqu’au début des années
2000, on a obser:
• une phase de haute croissance (1955-1980) à un rythme de plus de 10% l’an
malgré les chocs pétroliers de 1973 et de 1979-1981, phase pendant laquelle
s’est élaboré, de façon pragmatique et progressive, un modèle de gestion des
ressources matérielles fondé sur la qualité et le juste à temps et celui des res-
1. Achevé de rédiger le 30avril 2011.
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sources humaines conduisant au système d’emploi à vie, le capitalisme japonais
étant régulé par le MITI et le MOF ;
• une phase de défi à l’égard des États-Unis (1980-1990) au cours d’une décennie
vouée au développement de la technologie japonaise au service de l’industrie.
Les excédents commerciaux issus de cette dynamique industrielle ont conféré
au Japon, devenu le premier investisseur mondial, la suprématie financière ;
• «la décennie perdue» 1990-2001 : la période brillante s’achève sur un boom
industriel virant à la bulle spéculative qui éclate à la fin de 1989. Mais cette
explosion nest pas suivie d’un rebond, la longue crise bancaire de 1995 à 2002
traduisant l’épuisement du modèle de gestion à la japonaise.
Il est de tradition de poursuivre l’analyse de l’économie du Japon en montrant que
depuis vingt ans sa croissance se limite en moyenne à 1% l’an, croissance rongée
par la déflation alors que se dessine un pays en déshérence. Lexamen des données
permet de nuancer l’analyse pour ce qui concerne la période contemporaine depuis
le début des années 2000. On peut distinguer trois périodes successives :
• un rebond en 2002-2007 ; pendant ces cinq ans la croissance économique a
approché en moyenne 2,5 à 3% l’an. Ce rebond nest pas dû à la politique bud-
gétaire, bien que très active, une douzaine de plans de relance ayant été lancés
pour stimuler l’économie à travers des débauches de BTP. D’autant que le déve-
loppement de ce secteur sous-productif n’a finalement conduit qu’à aggraver le
déficit budgétaire. Ce déficit financé à 95% par
l’épargne japonaise se développe en raison d’une
préférence sociologique favorable à la dette par rap-
port à une augmentation de la fiscalité qui dispose
cependant de marges importantes, notamment en
ce qui concerne la taxe à la consommation limitée à
5 %. La politique monétaire s’est montrée très
inventive : politique de taux zéro à partir de 1998,
déversement de liquidités sur le système bancaire,
quantitative easing conduisant à l’achat de titres
publics. Depuis, elle a suscité des imitations : tous
ces instruments ont été adoptés par les États-Unis,
frappés par la récente crise financière. En fait, le
rebond 2002-2007 s’explique par la solidité de la
partie exportatrice de l’industrie qui a su se restruc-
turer, par le nettoyage du système financier, et sur-
tout par la position du Japon de cœur technologique
Le rebond 2002-
2007 s’explique
par la solidité
de la partie
exportatrice
de l’industrie
qui a su se
restructurer,
par le nettoyage
du système
financier, et
surtout par
la position du
Japon de cœur
technologique
au sein du
processing
trade.
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au sein du processing trade, cela en Asie et, pour certains éléments, dans le monde
entier. Ce pays a développé la production de composants sophistiqués et incon-
tournables sur son territoire en laissant progressivement l’assemblage des pro-
duits aux autres pays asiatiques, le dernier stade, fournisseur de faible valeur
ajoutée, étant plus particulièrement attribué à la Chine. Cette position straté-
gique s’est appuyée sur l’intensification de la recherche dont la part dans le PIB
approche 4% ;
• la situation favorable de l’économie japonaise, généralement méconnue par le
reste du monde hypnotisé par les succès de la Chine, comportait une faille : une
dépendance trop grande à l’égard des exportations qui a été révélée par la mon-
tée de la crise internationale, en 2008. La baisse du PIB japonais atteint 5,6%
en 2009. On reparle alors à nouveau de déflation, l’indice du niveau général
des prix chutant de 1,7%. Mais cette diminution ne correspond pas à une
spirale déflationniste entraînant des décrochages de l’activité, elle s’explique par
l’ajustement des salaires et des bonus à la baisse afin de conserver l’emploi, le
chômage restant limité à 5% de la population active ;
• la sortie de crise en 2010 après l’année noire 2009 a été assez rapide malgré
quelques nuages à la fin d’une année qui a connu un taux de croissance de
près de 4% et un taux de chômage de 5%, ce qui plaçait le Japon parmi les
économies les plus performantes dans leur rattrapage après la crise, analogue à
celui de l’Allemagne avec laquelle il partage le même modèle dexportation. La
Banque du Japon, prudente, poursuivait sa politique de taux d’intérêt quasi nul
avec un programme d’acquisition d’actifs de 5 000milliards de yens.
C’est dans ce contexte que sont intervenus, le 11mars, le tremblement de terre et le
tsunami avec pour effet immédiat les dégâts à la centrale nucléaire de Fukushima.
Un peuple solidaire
Les estimations des coûts relatifs à la destruction des unités de production, des
infrastructures, des logements, estimations encore approximatives, notamment en
ce qui concerne le nucléaire, se montent à 250milliards de dollars. À cela s’ajoutent
des effets indirects : baisse de croissance, baisse des exportations, pertes de richesse
liées à la chute de la Bourse, désorganisation de la production électrique d’autant
plus sévère que, pour des raisons historiques, le Japon a deux types de courant, l’un
dans la région Est fut emprunté à l’Allemagne, le reste du territoire disposant d’un
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voltage américain, ce qui empêche toute compensation. Les difficultés de la produc-
tion électrique se feront d’autant plus sentir cet été que la consommation délectri-
cité est plus forte à cette période de l’année pour cause de climatisation.
Selon la Banque du Japon, la croissance de l’économie en 2011 adopterait une forme
en V : après la forte chute du deuxième trimestre, un redressement interviendrait au
troisième et se développerait au quatrième sous l’effet des dépenses de reconstruc-
tion. Pour l’OCDE, au total la croissance serait limitée à 0,8% en 2011, suivie d’une
reprise à 2,3% en 2012 2, le taux d’inflation étant légèrement positif. Une inquiétude
sur la reprise provient du comportement des Japonais : solidaires, profondément
affectés par le sort de leurs concitoyens atteints par la catastrophe, ils s’abstiennent
de toute dépense somptuaire, ostentatoire, freinant ainsi la consommation.
Le financement de la reconstruction sera difficile, mais
supportable, par un pays ébranlé mais riche en capitaux.
Certes, la dette publique est déjà très élevée (11 100mil-
liards de dollars, soit 226% du PIB pour l’estimation de
la dette brute et 114% pour la dette nette compte tenu
des importants avoirs japonais à l’étranger). Mais 95%
de cette dette est détenue par les Japonais qui continue-
ront à acheter des obligations d’État malgré leur faible
taux de rendement (1,2 à 1,3%). Le stock dépargne
s’élève à deux fois le PIB et la Banque du Japon dispose,
en réserve, de 1 100milliards de dollars de titres. Elle a assuré la liquidité au cœur de
la crise en injectant 183milliards de dollars au lendemain du tremblement de terre,
puis 97milliards le jour suivant, au moment où les fuites radioactives prenaient des
proportions inquiétantes, entraînant l’envolée de la base monétaire. La Banque du
Japon a aussi augmenté son programme de rachats d’actifs de 5 000milliards de yens
à 40 000 et a voulu amortir l’aversion pour le risque des opérateurs de marché en se
portant elle-même acheteur de titres risqués comme les ETF, des fonds indiciels, et
les REITs, des fonds d’investissement immobiliers. De leur côté, les grandes banques
Mitsubishi UFJ, Sumitomo Mitsui, Mizuho se sont mobilisées pour répondre à des
demandes demprunts alors que les entreprises se finançaient jusque-là plutôt par
émission dobligations. Le gouvernement sollicite et soutient aussi Sendai Bank
pour organiser des prêts-relais dans les zones dévastées par la catastrophe.
2. Données publiées le 21avril 2011.
Le stock
d’épargne s’élève
à deux fois le PIB
et la Banque du
Japon dispose, en
réserve, de 1 100
milliards de
dollars de
titres.
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Pour le moment, il nest pas envisagé de lancer de nouveaux emprunts publics. La
rallonge budgétaire de 4 000milliards de yens adoptée pour la reconstruction sera
financée par des réductions de dépenses et des impôts supplémentaires. La taxe à la
consommation sera probablement relevée mais seulement après l’effet positif sur la
croissance des dépenses de reconstruction.
Il est anticipé que lépargne déjà déclinante va baisser ainsi que les investissements
à l’étranger, source jusque-là croissante d’augmentation du poste «revenus des capi-
taux» dans la balance des paiements courants. Des ressources plus rares pourraient
entraîner une hausse des taux d’intérêt à long terme. En revanche, la crainte des
rapatriements de capitaux, placés par les sociétés d’assurances japonaises à l’étranger
afin de faire face aux remboursements des dégâts, s’est révélée infondée. En effet, la
majeure partie des contrats d’assurance ne couvre pas le risque sismique. Seulement
25% dentre eux l’assume. Les dépenses de reconstruction seront payées pour moitié
par l’État, l’autre moitié restant à la charge des particuliers et des entreprises.
La monnaie japonaise a été propulsée à un plafond historique de 76,25 yens pour
un dollar dans la perspective de rapatriements de capitaux pour assurer la recons-
truction (hypothèse finalement inexacte). Une intervention conjointe des pays
du G7, le 18mars, a permis de la faire refluer autour de 85 yens pour un dollar.
Une baisse plus importante nest pas souhaitable : en effet, si un yen fort lèse les
exportations, un yen faible en période de reconstruction, donc d’importations, pré-
sente des inconvénients en termes d’inflation. Fin avril, les conditions semblaient
réunies pour que le yen reste sous pression. La Banque du Japon était obligée de
continuer sa politique monétaire accommodante au moment où d’autres banques
centrales relevaient les taux directeurs. En quête de rendements, les investisseurs
reconstituaient des positions de carry trade pour profiter du creusement des écarts
entre monnaies, le yen servant de vecteur à leur stratégie pour acquérir des dollars
australien, néo-zélandais ou du réal brésilien. En fait, au début du mois de mai, le
yen remontait vers ses plus hauts niveaux, passant sous le seuil psychologique de
80 yen pour un dollar.
Un choc mondial
Selon certains macroéconomistes, une récession au Japon n’aurait guère d’impact sur
la croissance mondiale. En effet, si dans les années 1990 ce pays représentait 18% du
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