Pierre Daninos VOUS VOULEZ QU'ON VOUS AIME? MOUREZ
"Mourez, vos amis feront le reste.» Telle est la morale
sarcastique que tire le célèbre humoriste de tant de
discours élogieux prononcés sur la tombe de
personnages discutables!
PIERRE DANINOS
Ceux que la mort améliore
Je ne sais si la cause en est à la Toussaint ou aux
brumes de novembre, mais il m'arrive de me poser la question: «Voulez-vous être
unanimement apprécié, ne compter que des amis et des gens qui se rappellent que vous
avez été chevalier de la Légion d'honneur?»
Mourez.
Mourez français, mourez en France. Car si c'est un pays où il fait bon vivre, il n'en est
aucun où il soit plus réconfortant de mourir. Même si vous avez été le plus coriace des
patrons, il se trouvera toujours quelqu'un pour déclarer en vous marchant sur la tête que,
sous des aspects parfois bourrus, vous cachiez un cœur d'or. Même si vous avez toujours
paru à vos proches plutôt dur à la détente, quelqu'un sera là pour révéler que ce n'était
qu'une façon de cacher votre jeu: vous étiez le premier à soulager, discrètement. la misère.
Pour les «intellectuels», les paradoxes qui fleurissent sur les tombes sont cultivés avec un
art plus subtil. Le disparu était-il un auteur comique apte à faire rire des salles entières, un
bon vivant toujours à l'affût d'une bonne blague ou d'un bon gueuleton?...
«Que l'on ne s'y trompe pas!. Sous des dehors souriants se cachait une extrême rigueur.»
Le défunt avait-il rasé plusieurs générations par son débat avec lui-même, son
intériorité, sa «marginalité frileuse»?.. (.On commettrait une grave erreur en ignorant le côté
désopilant de ce moraliste attentif lorsque l'intimité lui débridait la rate. Ses intimes le savent:
il ne résistait jamais à un bon mot. »
Dommage qu'il y ait tant résisté dans ses écrits. Quelqu'un l'a dit avant moi: les gens
graves ne sont jamais sérieux.
Enfin, neuf fois sur dix, dans les articles qu'ils consacrent à un mort illustre, les
signataires ne peuvent s'empêcher de dire tout le bien que le défunt pensait d'eux.
Mais prenons le cas d'un mort, si j'ose dire, plus ordinaire. La mort, bien souvent, l'améliore
beaucoup. Les éloges qu'on lui distribue au-dessus de sa tombe sont exprimés avec une
telle chaleur que l'on déplore qu'elle ne lui soit plus communicable. Et l'on est en droit de se
demander pourquoi cet homme «qui ne comptait que des amis» en a si peu connu de son
vivant. Les Pompes funèbres générales ont donc raison d'affirmer que «la mort est une
fête»- même pour ceux qui, échappant à leur séduction, donnent leur corps à la médecine:
n'est-ce pas une joie à nulle autre pareille de savoir que des yeux ou des reins continueront,
après coup, à prendre le métro?
Ce qu'il faudrait recommander, c'est de bien choisir son dernier jour. Il importe, si l'on
meurt, ce qui est fréquent, d'éviter de disparaître au même moment qu'un grand homme.
Lorsque Picasso mourut, les journaux annonçaient en première page: «Picasso est mort» et,
à la dernière, en cinq lignes: «Le peintre Clovis Bélot disparaît», le rappel de la profession
constituant une vexation supplémentaire.
À noter, pour la fin, un grand progrès dans l'évolution de l'humanité: on ne meurt plus,
on décède. On disparaît. On est enlevé à l'affection des siens. On est rappelé par le
Seigneur. «Mon mari est décédé» est devenu mieux porté que «Mon mari est mort».
Quant au vocabulaire des Pompes, la hiérarchie est toujours la même. L'enterrement,
réservé au commun des mortels, devient obsèques ou funérailles. Le corps est sacré