Université européenne d’été 2015 du 30 juin au 3 juillet 2015 Les sociétés à l’épreuve du changement climatique : éduquer - agir - gouverner Changement climatique : quel concept ? Les temporalités en jeu La fonte de la banquise arctique : quel impact sur la biodiversité ? Gouvieux, le 30 juin 2015 Hervé LE GUYADER, biologiste de l’évolution, professeur, université Pierre-et-Marie-Curie Un extrait du documentaire « L’ours polaire, une espèce menacée ? » (Arte) est projeté. Mathias Girel : Après ce petit aperçu documentaire, nous allons écouter Hervé Le Guyader, biologiste de l’évolution, professeur à l’université Pierre-et-Marie-Curie, auteur de Penser l’évolution, paru chez Actes Sud, qui est une somme sur la théorie de l’évolution jusque dans des développements très récents. Hervé Le Guyader prépare actuellement un livre qui s’annonce passionnant sur les voyages et la biodiversité. Parmi ceux qui ont participé aux précédentes universités d’été de l’IHEST, nous sommes un certain nombre à avoir découvert cette créature étrange qu’est le pizzly, qui a connu une forte renommée depuis, à travers un exposé d’Hervé Le Guyader. Hervé Le Guyader : Le film qui vient de vous être projeté est extrait d’un documentaire qui a été diffusé sur Arte. J’avais été invité à Berlin pour le commenter au moment de son lancement. En fait, Université européenne d’été 2015 du 30 juin au 3 juillet 2015 1 on m’avait surtout fait venir pour parler du pizzly. Je voudrais vous donner quelques éclairages sur ce qui va se passer à la suite de la fonte de la banquise. Je vais donc aborder quelques éléments sur tout ce qui tourne autour de l’ours polaire, et ensuite je vais élargir mon propos. Les changements qui surviennent actuellement font surgir des problèmes biologiques extrêmement intéressants, sur lesquels j’aimerais attirer votre attention. J’ai repris l’une des cartes proposées dans le film. Elle montre la curiosité de la situation de l’ours polaire. Les différentes populations d’ours sont marquées au niveau de la banquise. Littéralement, l’ours polaire voit son terrain de chasse disparaître sous ses pieds. C’est une différence importante par rapport à d’autres organismes, par exemple la forêt brésilienne. Il est tout à fait imaginable de garder une partie de cette forêt pour que l’animal puisse continuer à y vivre. Par contre, comment peut-on imaginer garder un morceau de banquise ? J’attire par ailleurs votre attention sur le fait que pour toutes les zones appartenant à la Russie, nous n’avons aucune donnée. Le problème biologique est principalement lié à l’existence d’hybrides. A priori, l’ours brun, notamment le grizzly, et l’ours polaire sont deux espèces différentes, et, comme tout biologiste novice pourrait le dire, a priori ne peuvent pas se reproduire. Or il existe des pizzlys, appelés aussi grolars. La photographie montre les deux pizzlys du zoo d’Osnabrück, et ici, ce sont différents pizzlys photographiés dans la nature en Alaska. Des biologistes de la conservation, jugeant que l’animal n’était adapté ni en forêt ni sur la banquise, ont préconisé de les tuer pour séparer les espèces. C’est à partir de cette observation que je me suis intéressé à ce problème, car en tant que généticien, cette décision m’avait fait réagir. Je vais traiter de la controverse dont Janke parle dans le film. Cette photographie présente l’un des arbres phylogénétiques des ursidés, en 1993, où l’on sépare l’ours brun et l’ours polaire, la divergence entre les espèces étant datée du début du Pliocène, à savoir environ deux millions d’années. Ensuite, à l’apparition des phylogénies moléculaires fortes, avec l’ADN mitochondrial, nous nous sommes rendu compte que les ours polaires étaient complètement intégrés à l’intérieur des ours bruns, et apparaissaient comme une sous-espèce, avec une divergence datée de 130 000 années. Vu la différence des animaux, il était hallucinant pour un biologiste de constater qu’une différence aussi importante au niveau phénotypique se soit constituée aussi rapidement. Je vous montre ici l’un des travaux les plus aboutis, publié en 2010, sur l’ADN mitochondrial, qui reprend cette observation étonnante. Ces phylogénies, au départ, n’étaient faites qu’avec l’ADN des mitochondries, petit organite présent dans le cytoplasme de la cellule et transmis exclusivement par les femelles. Or quand nous avons commencé à construire les phylogénies avec l’ADN du noyau, nous avons trouvé qu’elles étaient tout à fait compatibles avec ce que disaient auparavant les zoologistes, soit une divergence de 600 000 ans entre les ours bruns et les ours polaires, comme l’explique Hailer, élève de thèse de Janke, dans Science. Obtenir deux phylogénies différentes en se basant sur deux ADN différents pose un problème. Une des deux phylogénies donne l’histoire de l’espèce, et l’autre s’explique d’une toute autre manière. Ce schéma résume bien les choses. Il y a 130 000 ans, s’est produit un transfert horizontal de la mitochondrie de l’ours brun à l’ours polaire. L’ours polaire actuel possède un génome nucléaire d’ours polaire ancestral, mais avec une mitochondrie d’ours brun. En génétique, une telle chose peut arriver à condition d’avoir une toute petite population d’ours polaires, dans laquelle nous avons des hybridations entre des ours polaires et des ours bruns. Ces hybridations doivent être principalement dans le sens ours polaire mâle et ours brun femelle. Ces petites populations sont des pizzlys. Après cet événement, la population d’ours polaires s’est restructurée et Université européenne d’été 2015 du 30 juin au 3 juillet 2015 2 a reconquis la glace en donnant les animaux actuels. Le point clé est que les ours polaires actuels sont des descendants d’une hybridation intervenue il y a 130 000 ans. Mais il reste à savoir pourquoi et comment ce phénomène a eu lieu. Sur ce schéma qui présente l’ours polaire, l’ours brun et l’ours noir américain, les zones grisées indiquent l’intensité des transferts de gènes entre les populations ou les espèces. Il est important de retenir qu’au cours des derniers millions d’années, les échanges génétiques n’ont pas cessé entre les espèces. Le schéma suivant montre l’analyse du génome du grizzly, en rouge, et de l’ours polaire en bleu. Nous voyons que le grizzly est bien un hybride, avec une majorité de gènes d’ours brun et une minorité de gènes d’ours polaire. L’hybridation ne concerne donc pas exclusivement la mitochondrie, mais aussi les gènes nucléaires. La diapositive suivante présente la manière dont les paléophysiciens reconstituent l’évolution du climat au cours des 700 000 dernières années. Le bleu symbolise le froid et le jaune symbolise le chaud, avec des alternances entre phases glaciaires et interglaciaires. L’interglaciaire Riss-Würm correspond à la fourchette des 130 000 ans, et nous pouvons imaginer pendant cette période plus chaude une réduction importante de la banquise et une réduction drastique des populations d’ours polaires avec une hybridation. Lors de la phase glaciaire suivante, accompagnée d’une extension de la glace et de la calotte polaire, une recolonisation s’est produite à partir des hybrides qui, se croisant, redeviennent complètement blancs. J’attire votre attention sur la manière dont nous reconstruisons la banquise d’hiver au cours du dernier optimum glaciaire. Cette banquise impressionnante arrive ici jusqu’au sud de la Californie et au niveau de la Virginie et de la Caroline du Nord, et pour nous, elle ferme le golfe de Gascogne, jusqu’à la Bretagne et le Cap Finisterre. Plusieurs interprétations existent pour ce phénomène d’hybrides. La première est celle que Janke donne dans le film, disant que les hybrides ne sont adaptés nulle part. Pourtant, en 2013, il écrivait : « Une introgression adaptative a non seulement pu aider les ours polaires à résister aux phases chaudes interglaciaires et potentiellement contrebalancer la consanguinité, mais a aussi pu faciliter la persistance des populations d’ours bruns dans les paysages subantarctiques. » Vous voyez que les deux discours peuvent coexister. On peut se poser la question de savoir d’où vient cet ours polaire blanc. Les biologistes du développement nous ont fourni récemment des données intéressantes. Ces animaux blancs ne sont pas des albinos, mais des animaux leuciques. Les mélanocytes, cellules donnant la coloration cutanée, soit ne migrent pas, soit ne fonctionnent plus. Nous en connaissons au niveau du baribal, mais aussi chez tous les vertébrés, tel ce paon bleu, qui est parfaitement blanc. J’aurais pu également vous montrer un crocodile. Nous connaissons toutes les mutations permettant d’avoir ces animaux leuciques, et une mutation suffit pour cela. C’est un événement extrêmement fréquent qui, dans la majorité des populations de nos pays, donne des animaux immédiatement éliminés par la sélection naturelle. Par exemple, j’ai cherché des animaux leuciques chez des petits rongeurs sauvages, et je n’en ai trouvé qu’un seul. C’était un petit mulot leucique découvert par des ornithologues qui observaient des chouettes. Voyant l’une d’elles revenir avec un animal curieux, ils sont allés le voir, sinon la sélection naturelle aurait fait son effet. Les ours actuels sont des pizzlys ou descendants de pizzlys. Des gènes nucléaires sont passés entre les deux espèces. Le retour de la banquise a amené une croissance de la population et une sélection, et la conservation est donc passée par des hybrides. Les hybrides actuels sont des conservateurs de gènes, et il faut les conserver et non pas les éliminer. Université européenne d’été 2015 du 30 juin au 3 juillet 2015 3 Je voudrais maintenant généraliser mon propos. J’ai totalisé 26 mammifères présentant le même phénomène, comme par exemple, le lynx polaire et le lynx roux, le bélouga et le narval, la baleine boréale et la baleine franche, le marsouin de Dall et le marsouin commun, et le phoque annelé qui s’hybride avec au moins quatre autres espèces. Cette fonte de la banquise est en train d’entraîner des changements complets au niveau des populations et des hybridations. Pour aller un peu plus loin, je dirai que certes, les ours polaires risquent de mal se comporter et que les phoques vont avoir quelques problèmes, mais que, par exemple, les poissons de haute latitude vont remonter vers le Nord. Comme le montrent ces modélisations à 2050 et 2100, la concentration de poissons va augmenter dans le détroit de Béring, dans la mer du Nord et vers le Groenland. Au niveau planctonique, cette petite diatomée, appelée Neodenticula seminae, est connue pour être caractéristique du plancton du Pacifique. Depuis une dizaine d’années, elle est présente au niveau du Sud du Groenland. Cette photographie a été prise dans le Golfe du Saint-Laurent. Cette diatomée, originaire du Pacifique, a suivi le passage du Nord-Ouest, a suivi par le courant de Beaufort et est arrivée en mer de Baffin, puis au large de l’Islande. La réduction de la banquise fait que les eaux de surface, au niveau de l’océan Arctique, peuvent être entraînées par les vents, car elles ne sont plus protégées. La courantologie s’en trouve complètement changée. Pour conclure, cette fonte de la calotte polaire a des retentissements très importants sur des animaux presque mythiques, comme l’ours polaire, et pour d’autres également. Un changement va se produire au niveau de tout ce qui est l’ichtyofaune et le phytoplancton. Ce sont des bouleversements énormes sur le plan de la biodiversité et de l’océan Arctique. Discussion avec les participants Un intervenant : Avant même votre exposé, j’avais été frappé de la différence de ton, dans la vidéo, entre les explications sur tout ce qu’on ignorait, et l’avis absolument tranché de la naturaliste disant que les populations allaient baisser de 60 %. Manifestement, une extrapolation dans ces domaines peut s’avérer beaucoup trop rapide, dans la mesure où nous avons du mal à imaginer les possibilités d’adaptation ou d’évolution. Que pensez-vous de ce qui peut se passer pour les ours avec le seul fait certain du rétrécissement de la banquise ? Hervé Le Guyader : Il est clair que les prévisions sur la diminution de la population d’ours polaires me paraissent correctes, car ces animaux ne vont plus pouvoir se nourrir. L’hybridation survenue il y a 130 000 ans a eu lieu sur une toute petite population d’ours polaires, ce qui prouve qu’il y avait déjà eu une réduction drastique de la population. Nous avons maintenant à disposition 90 génomes complets d’ours polaires, et nous pouvons avoir une bonne idée du problème. Les hybrides, lors de la nouvelle glaciation, ont permis à ces ours polaires de repartir, mais cela aurait tout aussi bien pu échouer. Ce que je dis n’est pas en contradiction avec les pourcentages donnés dans le film. Un intervenant : Je voudrais avoir votre avis sur la sixième extinction que nous serions en train de vivre depuis quelques décennies. Un article récent dit que nous avons sous-estimé les extinctions d’espèces parce que nous nous concentrons sur des listes d’espèces bien précises. Si nous prenions en compte des espèces moins connues, en utilisant des modèles très compliqués, nous réaliserions que des centaines de milliers d’espèces ont déjà disparu, soit 7 % de toute la faune terrestre. Université européenne d’été 2015 du 30 juin au 3 juillet 2015 4 Hervé Le Guyader : Cet article a été réalisé dans mon laboratoire. Il est clair qu’il existe des disparitions avérées et que les données sont bien connues, principalement au niveau des oiseaux et des mammifères, moins bien pour les insectes ou les mollusques. Nous sommes toujours capables de mettre en évidence des disparitions, mais pas des apparitions. Ma position est de regarder comment répond la biodiversité au bouleversement climatique sans essayer de voir ce qui est bien ou non. J’ai été questionné sur le sujet de la disparition de l’ours polaire à Berlin. J’ai répondu que compte tenu de l’existence d’hybrides, si une nouvelle glaciation avait lieu, l’espèce pourrait peut-être repartir. J’ai évoqué l’évolution des camélidés. L’Amérique du Nord a été le centre de spéciation des chameaux. À la fin du Tertiaire, des camélidés ont migré en Amérique du Sud, comme les lamas, les alpagas ou les guanacos. Certains ont traversé le détroit de Béring et ont donné naissance à la lignée des chameaux et des dromadaires. Tous ceux qui restaient en Amérique du Nord ont disparu, notamment un chameau adapté au climat polaire. En tant que biologiste de l’évolution, j’ai du mal à accepter la disparition d’espèces. Si, au lieu de la disparition de l’ours polaire, qui est un animal assez étonnant, nous nous intéressions à celle du lièvre des neiges, je ne suis pas sûr que cela fasse pleurer de la même manière. Mathias Girel : J’invite à présent Heinz Wismann et Hervé Le Treut à nous rejoindre pour une séance générale de questions. Un intervenant : À mon avis, deux questions n’ont pas été traitées sur le fond. Tout d’abord, celle de l’irréversibilité. Dans le discours d’Hervé Le Treut, les courbes ne montrent pas une notion de réversion vers un système antérieur, mais plutôt une stabilisation par rapport à un système dans l’état. Par contre, Hervé Le Guyader évoque une réversibilité en fonction des changements. D’autre part, je me pose la question de la vitesse. Les phénomènes que nous observons aujourd’hui sont extrêmement rapides. Nous savons que la biologie a ses limites en termes de timing. La réversibilité dépend-elle de la vitesse à laquelle les étapes vont arriver ? Hervé Le Guyader : La vitesse du changement actuel est effectivement l’un des points clés. Il y a 130 000 ans, la fonte de la banquise s’est déroulée beaucoup plus lentement, permettant aux hybridations de se produire, ce qui n’est peut-être pas le cas aujourd’hui. En effet, les populations de grizzlis suivis au niveau du parc de Yellowstone ne se portent pas très bien. Hervé Le Treut : Je pense qu’il n’y a pas de vraie réversibilité. Néanmoins, depuis des centaines de milliards d’années, la planète a toujours inventé un climat nouveau qui n’existait pas avant. Les évolutions naturelles ont toujours conduit à des états différents. Ce que l’homme laissera comme trace sera en partie indélébile, ce qui est plus ou moins gênant. En termes de température, la moitié du CO2 sera encore présente dans cent ans, et 10 % persisteront indéfiniment, du moins aux échelles de temps que nous pouvons estimer. À mon avis, la seule irréversibilité gênante est celle du vivant et celle de nos sociétés, qui peuvent transiter vers des états non voulus. Plus le changement est rapide, plus nous pouvons créer sur le long du chemin des irréversibilités majeures, du fait de la complexité du système. Heinz Wismann : Je vais profiter de la question pour aborder un sujet qui n’a aucun rapport avec les vrais enjeux abordés par les scientifiques. Je m’intéresse aux cadres de représentation dont on se Université européenne d’été 2015 du 30 juin au 3 juillet 2015 5 sert consciemment ou inconsciemment, lorsque l’on discute de la pertinence que revêtent les scénarios d’espoir ou de catastrophe. J’ai parlé de la première vision du climat, à savoir le caractère parfaitement régulier du retour des saisons. Pendant des millénaires, on a considéré que le climat ne pouvait pas changer puisqu’il était une réalité spatiale, liée à l’inclinaison de la Terre par rapport au Soleil. Ensuite, avec la révolution copernicienne et l’ouverture de l’histoire humaine et de ses connaissances sur un avenir, ce que l’on appelle utopie, nous entrons dans un tout autre schéma de pensée où, avec les notions de progrès et de déclin, nous pouvons avoir soit de l’espoir, soit du désespoir. Cela s’articule dans des horizons temporels fixés explicitement ou non. Nous pouvons avoir en vue l’horizon temporel de l’espèce humaine, ou bien celui du vivant en tant que tel, ou encore des âges géologiques. Chaque fois, le raisonnement se trouve affecté par cette borne. Or entre la vision ancienne de la circularité parfaite, régulière et immuable des saisons, et la vision moderne post-copernicienne, apparaît un élément intéressant avec la linéarité des histoires du Salut, comme le messianisme juif, mais aussi le Salut des chrétiens. Dans la vision gnostique de l’histoire, le terme de catastrophe apparaît. En grec, « catastrophe » signifie simplement « retournement ». Cette vision gnostique est sous-jacente dans beaucoup de discours tenus par mes collègues sur le changement climatique. Le gnosticisme présente la divinité originelle comme une pure potentialité et plénitude, car rien ne s’étant encore réalisé, tous les possibles sont encore ouverts. En créant le monde, cette divinité se limite, et de ce fait condamne sa création à la catastrophe. Nous avons une théologie de l’origine parfaite, une cosmologie de la chute, et une anthropologie de la décadence puisque l’humanité est condamnée à faire le chemin de la catastrophe. La catastrophe a deux sens, qui sont d’une part le retournement et la purification par le retour à l’origine, mais aussi, l’horreur. Il est intéressant de remarquer que la catastrophe peut être considérée comme ce qu’il faut à tout prix éviter, alors que dans son sens de retour à l’origine, elle peut être entendue comme une forme d’espoir liée à une situation extrême nous obligeant à réviser tout ce que nous avons cru positif. Or dans le discours un peu apocalyptique tenu par certains savants, on entend aussi cet élément gnostique nous invitant à profiter de cette situation extrême pour retrouver l’innocence ou la pureté des débuts. Ce genre d’appréciation peut, à mon avis, aider à une autoréflexion sur les valeurs invoquées explicitement ou implicitement lorsque l’on décrit ce que la science établit. Le discours que les politiques seront obligés de relayer doit s’emparer de cela, car ils ne peuvent pas simplement répéter le discours scientifique. Cette traduction s’inscrit dans l’horizon de narration qui peut être d’ordre religieux ou mythologique. Sans cette traduction, le discours des scientifiques ne produira pas d’effet dans l’éducation et l’action future de l’humanité. Un intervenant : Ma question s’adresse à Hervé Le Treut. Vous estimez que les besoins alimentaires de l’Afrique pourraient être multipliés par 5. Est-ce par rapport aux besoins potentiels, ou bien par rapport à la situation actuelle qui, finalement, se diviserait par 5 à l’horizon 2050 ? Pouvez-vous d’autre part nous donner votre avis sur les scénarios possibles en termes d’espoir ou de catastrophe ? Hervé Le Treut : Je ne peux pas commenter ces chiffres qui ne sont pas issus de mon laboratoire. Il est certain que plusieurs références entrent dans ces projections. Tout d’abord, la notion de régimes alimentaires différents, ainsi que celle de la croissance démographique plus importante en Afrique qu’ailleurs, et aussi la particularité de la zone Est de ce continent, qui a connu des périodes de famine récurrentes. D’autres éléments viennent se superposer à cela, notamment la difficulté de cultiver ces Université européenne d’été 2015 du 30 juin au 3 juillet 2015 6 zones dans une période plus chaude, et aussi la compétition pour la terre, impliquant les pays occidentaux et surtout la Chine, qui essaient de se saisir des terres arables pour leurs besoins. Il y a certainement assez de terre en Afrique, mais le problème est de favoriser les pratiques agricoles de la manière la plus adaptée. Les images simples ne sont probablement pas les bonnes. J’ai eu l’occasion d’en discuter au Maroc. La première image qui est venue est celle de l’adaptation à une sécheresse. En fait, le changement climatique peut revêtir des manifestations multiples. Quand le temps est plus sec, la chaleur augmente. Mais quand le temps est plus chaud et humide, nous avons des pluies plus intenses. Nous pouvons avoir trois années de sécheresse, et des inondations ensuite dans certaines zones. Beaucoup de choses passent par l’éducation et par une réflexion sur ce que dit la science. Certaines de nos équipes sont allées en Afrique de l’Ouest pour voir quel était le meilleur moment pour semer, dans l’optique de ne pas gaspiller les semences. Nous pouvons nous appuyer sur des prévisions météorologiques pour mettre en place des stratégies nouvelles. Beaucoup de choses sont aussi controversées, comme les OGM. Tous les défis actuels sont intéressants à relever, et doivent susciter l’imagination et la créativité, mais il faut avoir conscience des enjeux certainement plus forts sur ce continent-là que sur d’autres. Un intervenant : Le gel du permafrost dans les hautes altitudes libérerait-il du CH4 en quantité ? Hervé Le Treut : C’est effectivement un risque. Les climatologues ont la volonté de ne pas trop verser dans le catastrophisme. Par contre, l’appétit des médias et de la population pour cette emphase est assez remarquable. Du CO2 est bloqué dans des cristaux de glace du permafrost et peut être injecté dans l’atmosphère. La molécule de méthane est cent fois plus efficace en termes d’effet de serre que celle de CO2, et disparaît rapidement de l’atmosphère en une quinzaine d’années environ. Mais certaines choses restent obscures. La zone en question réenfouit du carbone très rapidement ; c’est une zone active et non un réservoir passif. Le climat d’il y a 120 000 ans, qui pourrait ressembler à celui que nous pourrions avoir dans vingt ou quarante ans, présentait un optimum climatique chaud qui n’a pas duré très longtemps, mais sans pic de méthane. Toutes ces incertitudes nous empêchent d’en faire un sujet majeur, bien qu’il puisse l’être. Hervé Le Guyader : Nous ignorons combien de méthane et d’archées méthanogènes peuvent être libérés de ce permafrost. Heinz Wismann : Avant de vous quitter, je vous lègue un petit proverbe chinois d’inspiration taoïste, à savoir qu’il est très difficile de parvenir à ne pas y voir clair. On peut être obnubilé par les choses claires, et une des difficultés pour l’esprit est de s’en débarrasser pour simplement introduire des horizons de questionnement qui font que ces certitudes, ces clartés et ces évidences apparentes reprennent un nouveau sens. J’aime beaucoup ce paradoxe disant de se libérer des certitudes trop nettes alors que l’on en a un absolu et urgent besoin. Il faut savoir s’en détacher pour ne pas en rester victime, et notre discussion y a contribué. Ce document a été rédigé par la société Codexa (www.codexa.fr). Université européenne d’été 2015 du 30 juin au 3 juillet 2015 7