Par Evelyne Trân Prenez un texte d’Eugène IONESCO « La leçon » devenu un classique, ajoutez-y quelques pincées de Thomas BERNHARD, remuez doucement pour que la pâte prenne et enfin plongez y trois comédiens talentueux, vous aurez, c’est certain, un de ces spectacles mémorables qui figurera dans les annales de la cave de l’ESSAION sous la rubrique « Le grotesque à l’état pur ». Pour une leçon, il s’agit d’une belle leçon… Si nous avons conservé au fin fond de notre mémoire quelques bribes de cauchemar concernant les relations impossibles entre une élève et son prof, comment ne pas jubiler d’assister à leurs dérives qui découlent du pouvoir de dire et ne pas dire sous le fallacieux prétexte de la leçon. Les déboires de la leçon arithmétique puis philologique se jettent dans le fleuve de la leçon de choses tout simplement absurde quand l’élève, pourtant bien motivée, se retrouve les pattes en l’air, le visage boursoufflé par l’encre d’un stylo fuyard, et le professeur armé non plus d’une baguette mais d’un marteau qu’il prend pour un couteau qui parle « Que cela finisse par entrer dans votre crâne ». Quant à la bonne du prof qui n’a rien à envier à la bonne du curé d’Annie Cordy, nous savons qu’elle est sinon complice, instigatrice de ce désastre, sans doute pour se venger de n’avoir pas le premier rôle. Les comédiens excellents sont d’un naturel si éblouissant que les spectateurs ont besoin de se pincer pour savoir s’ils ne rêvent pas. Le metteur en scène Jean Pierre BRIERE semble avoir réglé sa mise en scène comme on installe une souricière. Le fromage c’est la leçon, la tapette c’est le spectacle et nous, spectateurs sommes des souris ravies. Par Sébastien Mounié - Dimanche 26 janvier 2014 La belle Leçon de L'Essaïon On rit, on s'amuse, on s'étonne devant ce grain de folie absurde qui fait imploser un huis-clos bien trop étroit pour toute la démesure de la langue. Sans nul doute, cette mise en scène intelligente éclaire le texte d'Ionesco. Mieux elle donne envie de reprendre la lecture et d'assister à d'autres représentations théâtrales du maître de l'absurde. A voir. Par Micheline Rousselet Tout part de travers dans cette leçon. La table est bancale, soutenue plutôt mal que bien par des livres qui s’empilent partout, le désordre règne dans la pièce et dans les esprits. Le professeur attend l’élève, elle va préparer un « doctorat total » en trois jours, la bonne est omniprésente. On échange des politesses, on fait des additions, on passe aux soustractions - cela se gâte - et quand on en vient à la philologie, la tempête se déchaîne et le chaos s’installe. Jean-Pierre Brière a mis en scène La leçon. Il y ajoute quelques courts extraits de chroniques de Thomas Bernhard qui introduisent la pièce et lui offrent un contrepoint, soulignant ce que le quotidien peut avoir de grotesque. Comme le souhaitait Ionesco, il va à fond dans l’exagération qui fait éclater la réalité plate du quotidien. On glisse du burlesque, à la façon des Marx Brothers qui accumulent les catastrophes, au drame. David Stevens est le professeur. Sa pointe d’accent britannique, son articulation d’une extrême précision font écho à l’ironie du texte de Ionesco sur le langage et la prononciation, et exacerbent l’impression de vacuité boursouflée du discours professoral. Ses mimiques, censées participer à sa pédagogie, deviennent exagérées, violentes, inquiétantes. Il fait admirablement évoluer son personnage. On passe des échanges de banalités empreintes de politesse à l’autoritarisme du faux savant qui débite des démonstrations dépourvues de sens pour finir par ce fou torturant une élève qui va de plus en plus mal. Marie Crouail est l’élève. Elle apporte aussi beaucoup de nuances à son rôle. Faussement naïve au début où elle a encore quelques ambitions, elle s’affaisse peu à peu, se soumet à son bourreau, cherche même s’adapter à ce qu’il attend, avant de perdre pied définitivement. Karine Huguenin est la bonne, pragmatique, complice de son maître et finalement aussi perverse que lui. La mise en scène et l’interprétation des acteurs font de ce spectacle une réussite. On est dans l’univers de Ionesco. C’est cruel mais loufoque et déjanté, on rit mais on a l’esprit en éveil et c’est bien ce qu’on attend du théâtre. Les interprètes nous régalent d'un beau travail et donnent la mesure voulue par Ionesco. (…) Spectacle et trouvailles scéniques méritent qu'on plonge une heure dans les caves voutées de l'Essaïon. par Cécile STROUK La leçon : L’œuvre comme mise en question Cette mise en scène de 'La Leçon' d’Eugène Ionesco au théâtre de l’Essaïon vient souligner tout ce que cette pièce comporte de déjanté, de grotesque et d’étouffant. La pièce s'ouvre sur une bonne âgée d’une quarantaine d’années - interprétée par Karine Huguenin - qui nous présente la scène à laquelle nous allons assister. Son regard, mutin et dérangé, ses propos, étranges et pénétrants, sa voix, stridente et sensuelle, et ce gros manteau de fourrure, inadapté à la situation, nous donnent d’emblée le ton de la pièce : déjanté. Ce que vient confirmer l’arrivée simultanée des deux personnages principaux. D’un côté, l’élève, très justement interprétée par Marie Crouail dans son excentricité. De l’autre, le professeur, homme bedonnant d’une cinquantaine d’années dont l’accent germanique renforce l'étrangeté qu'il dégage. (…) Autre "personnage" : cette table en bois, à la ligne diagonale, qui tient sur des livres et qui recèle toutes sortes de choses. Objet qui assiste, mutique, à un boulevard caricaturé à l'extrême ; autour duquel on s’assoit d’abord sagement avant de laisser exploser ses névroses, une fois debout, une fois allongé, une autre fois accroupi ; sous lequel on vient se réfugier pour se protéger de la violence ambiante ; derrière lequel aussi se cache un banc, aux airs de cercueil. Ici, la folie est l’alliée de la mort, qui sonnera la fin de la pièce. Le maître assassinera par son savoir. C'est avec une belle aisance que la "Leçon" de l'Essaïon donne vie à l'une des grandes vérités de Ionesco : “Notre condition humaine est métaphysiquement inadmissible”. Blog de Phaco blog culturel hebdomadaire … la mise en scène de Jean-Pierre Brière se révèle aussi moderne que subtile. De nombreuses trouvailles scéniques, la gestuelle, le positionnement et l’élocution des comédiens, le décor astucieusement déglingué, tout concourt à faire de cette Leçon un séduisant spectacle sur les mystères de l’oral et de la rhétorique. Juxtaposant humoristiquement (en toute convenance) le jeu des corps et le poids des mots, le metteur en scène donne une forme malicieuse au texte impertinent et exquisément schizophrène d’Ionesco.