CAT CDSE N°10-Sept 2012_Mise en page 1 14/09/12 14:39 Page26 Dossier Quelles leçons tirer de Fukushima ? Au-delà des problèmes nucléaires, la nécessaire prise en compte des chaînes de valeur Gérard Pardini Le XXIème siècle a été inauguré par une série « d’hypercatastrophes » aux conséquences aussi dramatiques qu’imprévues : le tsunami qui a frappé le sud-est de l’Océan Indien en 2004, l’Ouragan Katrina qui a ravagé la Nouvelle-Orléans en 2005, et le drame de Fukushima en 2011. Selon Gérard Pardini, Directeur adjoint de l’INHESJ (Institut National des Hautes Etudes de la Sécurité et de la Justice), la gravité de ces crises tient à l’existence et à la multiplication de plate-formes d’interconnexion qui sont autant d’amplificateurs de leurs conséquences. Afin de limiter les effets domino des crises, l’auteur en appelle à la recherche d’une approche globale prenant en compte la complexité des chaînes de valeur qui irriguent l’économie mondiale et qui démultiplient les facteurs de crises et de propagation de celles-ci. À la lumière de l’épisode de Fukushima dont l’article rappelle les enseignements, Gérard Pardini dresse un certain nombre de recommandations opérationnelles à destination des acteurs publics comme privés, recommandations qui s’avèrent cruciales pour la résilience de nos sociétés et de nos économies. L e 21ème siècle est malheureusement déjà riche en événements entrant dans la catégorie des « hypercatastrophes ». Le plus récent, survenu en mars 2011 à Fukushima, a été engendré par un tremblement de terre classé parmi les plus puissants connus. Le tsunami qui s’en est suivi a provoqué la mort de 18 000 individus et l’évacuation de plusieurs centaines de milliers d‘autres. Il a entrainé une série d’acci- 25 dents majeurs dans une centrale nucléaire et a durablement affecté l’économie japonaise ainsi que celle de plusieurs autres pays. Quant aux conséquences sociales et politiques, plus d’un an après, leur ampleur n’est pas encore totalement mesurée. Un tel événement entre dans la catégorie des chocs mondiaux décrite par l’OCDE1. Elle les S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / N ° 1 0 / S E P T E M B R E 2 0 1 2 CAT CDSE N°10-Sept 2012_Mise en page 1 14/09/12 14:39 Page27 décrit comme des événements à cinétique rapide provoquant de graves conséquences et de fortes perturbations sur au moins deux continents. Il s’agit là d’une représentation de ce que les travaux de Casti2 laissaient pressentir depuis les années 1970, à savoir que nous serions confrontés tôt ou tard à des risques inconnus pour lesquels nous ne disposerions pas ou peu de données. Les catastrophes de type Fukushima permettent de tracer une ligne entre risques mondiaux et risques locaux du fait de l’existence de platesformes d’interconnexion qui favorisent l’accumulation et la propagation des risques. Toute faiblesse dans la connaissance des interconnexions provoque une sous-estimation du potentiel réel des risques et de mauvaises réponses à une crise qui surviendrait. L’International Country Risk Guide (ICRG)3 qualifie ces interconnexions de « conducteurs sous-jacents » nécessitant un traitement et des stratégies de long terme. Fukushima a confirmé la pertinence de cette approche en montrant que ces « conducteurs » étaient des amplificateurs de catastrophes. La démonstration a été faite qu'une société très préparée aux dangers et aux vulnérabilités reste exposée à des risques systématiques, leur management étant une affaire bien plus complexe qu’il n’y paraît4. Un système peut s’effondrer du fait de la défaillance d’une seule entité. Cet effet domino est bien connu. Il a été longuement décrit dans les travaux du Programme de l’OCDE sur l’avenir qui 1 2 3 4 5 6 s’appuyaient notamment sur les recherches de Kaufman, Scott et Schwarcz (2008)5. Un tel constat montre tout l’intérêt de prendre en compte dans une approche globale l’ensemble des facteurs associés aux chaînes de valeur qui irriguent l’économie d’un pays et, bien au-delà, l’économie mondiale. Particularité des risques liés aux chaînes de valeur mondiales L’importance des chaînes de valeur ou d’approvisionnement a été démontrée dans une étude publiée pour la première fois en 20096. Elle a établi que, pour les 300 entreprises mondiales réalisant un chiffre d’affaires supérieur à 1 milliard USD, 51 % de la fabrication des composants, 47 % de l’assemblage final, 46 % du stockage, 43 % des services à la clientèle et 39 % de la mise au point des produits sont réalisés hors du pays d’origine. L’ampleur de ces chiffres explique sans besoin de démonstration complémentaire que toute défaillance sur la chaîne aura des répercussions sérieuses sur les échanges internationaux, mais aussi dans les économies des pays concernés à un titre ou un autre au bon fonctionnement de la chaîne. D’autre part, les risques sont immenses parce que leurs origines sont multiples : ils peuvent provenir de défaillances internes à l’entre- Future global schoks, OCDE, juin 2011. L’organisation a ciblé quatre grandes catégories : les pandémies, les crises financières, les cyber-risques et les tempêtes électromagnétiques. Ils sont mis en perspective en fonction de leurs impacts sur trois systèmes essentiels pour la sécurité et la prospérité de l’État : la santé publique, le secteur financier et le secteur des infrastructures critiques incluant télécommunications et énergie. John Casti; Complexification. Explaining a Paradoxical World through the Science of Surprise, New-York: HarperCollins, 1994 et Patterns of Social Unrest, Complexity, Conflict and Catastrophe; Album, Der Standard; 2011. Travaux de l’ICRG (International Country Risk Guide). Les points de basculement identifiés permettent de traiter les situations à risques. Ces points sont des conducteurs, ou « drivers », identifiés comme une caractéristique de la société, de l’économie ou de l’environnement. Leurs effets provoquent des changements sur d’autres caractéristiques d’un système. Il est intéressant de remarquer que ce sont des économistes et des banquiers qui se sont les premiers intéressés aux risques systémiques. L’approche retenue par l’OCDE a élargi la réflexion aux risques sociétaux et a listé toute une série de risques liés aux infrastructures et aux chaînes d’approvisionnement mondiales en montrant l’importance des nœuds de réseaux, hubs et plates-formes multimodales en tout genre. Si l’on ajoute à cela que les infrastructures critiques sont dépendantes des réseaux d’énergie et de télécommunications, il est facile d’imaginer que la défaillance de plusieurs systèmes est possible et peut entrainer des vulnérabilités allant jusqu’à un effondrement sociétal. Travaux sur les « Futurs chocs mondiaux », op cit, OCDE, 2011. George Kaufman, Kenneth E. Scott (2003),“What is Systemic Risk, and Do Bank Regulators Retard or Contribute to It?, Independent Review, Winter. Schwarcz, (2008), “Systemic Risk”, 97 Georgetown Law Review, n° 193. Tous ces travaux montrent qu’un choc originel va entraîner de fortes défaillances en chaîne dans la plus grande partie ou la totalité du système par voie de contagion avec des effets amplificateurs puis des chocs de second niveau dits “consécutifs” qui vont à leur tour générer des effets secondaires. In Indicateurs de la mondialisation économique, publication annuelle OCDE. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / N ° 1 0 / S E P T E M B R E 2 0 1 2 26 CAT CDSE N°10-Sept 2012_Mise en page 1 14/09/12 14:39 Page28 Dossier prise, de défaillances externes à l’entreprise, mais internes à la chaîne, de défaillances totalement externes aux entreprises et à la chaîne (typiquement un phénomène naturel) ou bien encore de plusieurs de ces catégories7. Le choix économique de fonctionner en flux tendu pour limiter l’immobilisation des moyens financiers aboutit au fait que tout choc sur la demande va bousculer l’intégralité de la chaîne d’approvisionnement en amont. Le cas du séisme du 11 mars 2011 au Japon Les conséquences du séisme sont connues : tout d’abord un tsunami, puis une catastrophe nucléaire dans une centrale de production électrique noyée par la vague et rendue de ce fait incapable de refroidir les réacteurs. Les dommages humains, économiques et écologiques sont considérables. Les infrastructures publiques et privées subissent de tels dommages que la production économique est désorganisée sur une longue période au Japon et dans les pays dépendant du Japon dans la fourniture de composants et de pièces détachées. La production automobile en Grande-Bretagne, totalement dépendante du Japon pour les chaînes de production appartenant à Honda et Nissan sera significativement réduite pendant des mois8. Il faudra cette catastrophe pour s’apercevoir aussi que plusieurs industriels à travers le monde n’ont pas respecté la règle généralement applicable pour les composants critiques qui veut qu’au moins deux fournisseurs soient utilisés. Ainsi, dans le domaine des composants électroniques, la part du Japon dans l’offre mondiale est en moyenne de 24 à 25 % et peut monter à presque 60 % pour les capteurs d’image9. 7 8 9 27 Le graphique 1 montre l’importance du Japon dans la production de biens intermédiaires et notamment dans les secteurs de l’électronique, les véhicules à moteur et la sidérurgie ainsi que les rapports de dépendance par pays. Fukushima, à ce titre, a provoqué plus d’effets en cascade dans la zone Asie-Amérique qu’en Europe. On notera ainsi qu’un pays comme la Thaïlande est dépendant à plus de 70 % des importations électroniques japonaises. Il abritait de surcroît une part non négligeable des industriels japonais qui considéraient la Thaïlande comme une base de repli. Les inondations catastrophiques qui ont frappé la Thaïlande quelques semaines après Fukushima sont venues aggraver l’effet domino alors que nul n’imaginait un pareil scénario. Quelles conséquences pour les entreprises et les États ? Les entreprises ont réagi en changeant de fournisseurs au prix d’un renchérissement de leurs achats et de délais rallongés et en réduisant les volumes de production quand cela s’est avéré possible. L’analyse réalisée tout au long de l’année 2011 par les experts d’IHSiSuppli a révélé l’importance de la corrélation entre les perturbations rencontrées sur la chaîne de production et l’épicentre de la catastrophe. Selon la proximité des entreprises avec le point initial du sinistre, les délais sont allés de deux semaines à plus de six mois. Ce constat peut sembler évident, mais il est annonciateur d’une prise en compte de ce facteur dans les plans de continuité d’activité. Or, pour l’instant, les priorités des entreprises ne sont pas tournées dans cette direction si l’on en croit les données du graphique 2. On se reportera sur ces aspects aux travaux de Martin Christopher et Helen Peck de la Cranfield School of Management sur les types de risques liés aux chaînes d’approvisionnement et à la classification des risques associée. Building the resilient supply chain, International Journal of Logistics Management, Vol. 15, No. 2, pp1-13, 2004. Par exemple, la production de la Prius Hybride de Toyota sera totalement stoppée, car les composants nécessaires à sa fabrication n’étaient produits qu’au Japon. Source : IHSiSuppli. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / N ° 1 0 / S E P T E M B R E 2 0 1 2 CAT CDSE N°10-Sept 2012_Mise en page 1 14/09/12 14:39 Page29 Part de marché des exportations japonaises de produits intermédiaires dans différents secteurs, 2009 Dépendance des différents pays à l’égard des importations de produits intermédiaires en provenance du Japon Graphique 1 : Base de données de l’OCDE sur le commerce bilatéral, par utilisation finale (2011) Graphique 2 : Priorités formulées au sein des entreprises. Source : McKinsey & Compagnie (2011) S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / N ° 1 0 / S E P T E M B R E 2 0 1 2 28 CAT CDSE N°10-Sept 2012_Mise en page 1 14/09/12 14:39 Page30 Dossier Les évolutions à venir s’orientent dans quatre directions principales : • Disposer de stocks de composants et de fournitures critiques plus importants ; • Redistribuer géographiquement les installations industrielles ; • Identifier et référencer des fournisseurs de petite taille et de second rang ; • Réduire la longueur et la complexité des chaînes de valeur10. Les arbitrages coûts / efficacité apparaissent désormais insuffisants. Ils doivent être combinés avec le paramètre de la sécurité pour être pertinents mais à la condition de prendre en compte une vision très large de la sécurité. Une telle vision doit, de notre point de vue, inclure une politique de diversification des risques et la mise en œuvre d’organisations fiabilisées grâce à des processus de redondance. Pour les États, l’analyse de la catastrophe de Fukushima devrait produire des conséquences allant bien au-delà de la mise en place d’un programme de sureté nucléaire renforcé. La question des stocks stratégiques doit par exemple dépasser la question énergétique. Dans une approche de type « sécurité nationale », il devient indispensable de traiter l’ensemble des secteurs économiques considérés comme stratégiques et, selon le degré de criticité, inciter ou imposer des stocks minimums comme cela existe pour les produits pétroliers. Il est permis de réfléchir à l’idée de faire figurer dans des directives nationales de sécurité l’obligation de disposer de plusieurs fournisseurs. Se pose également la question de l’information pertinente sur la connaissance de la réalité des chaînes de valeur. Il n’est pas certain que nous 10 29 connaissions exactement la position de notre pays dans les chaînes de production qui irriguent l’économie nationale. L’approche de type « cartographie industrielle » semble insuffisante ; compte tenu des interactions entre les réseaux constituant une chaîne, la connaissance d’informations commerciales apparaît cruciale. L’ampleur des connaissances à maîtriser milite également pour une plus grande coopération internationale sur la connaissance des interconnexions mondiales et l’identification des points de vulnérabilité des grands systèmes productifs. Les données recueillies doivent pouvoir être comparées aux coûts directs et indirects des hypercatastrophes pour apprécier l’opportunité de débloquer des moyens financiers dédiés au traitement des vulnérabilités qui seraient identifiées. Le traitement approprié des risques systémiques implique des gouvernants qu’ils soient capables de concevoir et promouvoir des réglementations adaptées, une bonne planification nationale qui agira comme un premier niveau d’alerte et de réponse. Nous touchons à ce stade aux questions de gouvernance des États et des entreprises, car sans garantie d’un bon niveau de compréhension de ces problèmes il est vain de pouvoir imaginer qu’ils puissent être correctement traités. Le traitement de tels risques nécessite donc des efforts de formation et de sensibilisation tant des acteurs publics que privés, que ce soit à l’échelle des PME, des grands groupes, ou du personnel politique et administratif. Le traitement approprié des risques systémiques implique des gouvernants qu’ils soient capables de concevoir et promouvoir des Depuis 2011, environ 25 % des prestataires de logistiques ont constaté que leurs clients industriels avaient notablement raccourci leurs chaînes d’approvisionnement. Travaux de Pankaj Ghemawat (2011). World 3.0: Global Prosperity and how to Achieve it, Harvard Business Press Books, Boston 2011. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / N ° 1 0 / S E P T E M B R E 2 0 1 2 CAT CDSE N°10-Sept 2012_Mise en page 1 14/09/12 14:39 Page31 réglementations adaptées, une bonne planification nationale qui agira comme un premier niveau d’alerte et de réponse. La planification n’empêchera pas la survenance de l’hyperévénement par essence non linéaire – il surgira sans prévenir –, mais limitera très certainement l’effet domino. La dernière avancée concernerait l’érection d’un dispositif amortisseur créé à partir de réserves stratégiques, y compris monétaires, pour faire face à une reconstruction massive. Les défis sont de taille, surtout dans un contexte mondial de crise économique et budgétaire. Paradoxalement, ces circonstances particulières peuvent être un facteur de forte incitation à traiter globalement les interactions entre crise et chaînes de valeur. Ne pas le faire nous priverait d’un potentiel immense de mobilisation des énergies autour d’un objectif rassembleur : sauver notre mode de vie associant liberté et création de valeurs. À chaque fois qu’une société a tenté un autre modèle, une crise d’effondrement est survenue. n Gérard Pardini, Directeur adjoint de l’INHESJ Cet article est une réflexion personnelle de son auteur et ne saurait être interprété comme une position officielle ou officieuse de l’Institut ou des services de l’État. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / N ° 1 0 / S E P T E M B R E 2 0 1 2 30