L`Allemagne paiera!

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LE MONDE | 07.06.2013 à 14h11 • Mis à jour le 07.06.2013 à 14h32
Jacques-Marie Vaslin (maître de conférences à l'IAE d'Amiens)
Timbre de 2008 sur l'armistice de la première guerre mondiale. | DR
Le monde s'accorde à louer les vertus de l'économie allemande. Les tenants
de l'orthodoxie budgétaire ont dicté leur loi sur la question de la dette. Les
pays européens ont été contraints d'instaurer des politiques de rigueur qui
mettent en péril leur équilibre tant social que politique. Mais si l'Allemagne
est actuellement première de la classe, elle le doit à une série de
banqueroutes qui ont émaillé le XXe siècle ainsi qu'à l'indulgence de ses
créanciers. Une compréhension qui lui fait actuellement cruellement
défaut.
A la fin de la première guerre mondiale, les pays européens croulent sous
les dettes. On estime que les dépenses de l'Allemagne au cours de ce conflit
sont huit fois plus importantes que ses recettes. Cette proportion est de
sept pour la France et de quatre pour la Grande-Bretagne. La dette de la
France et de la Grande-Bretagne a été essentiellement contractée auprès
des Etats-Unis. Elle est libellée en dollars-or.
La dette allemande quant à elle est interne, elle sera effacée par la hausse
des prix que connaîtra le pays. Le ministre des finances français de
"L'Allemagne paiera!"
l'époque, Louis-Lucien Klotz (1868-1930), chargé de négocier les
réparations de guerre, trouve une solution toute simple au problème de la
dette française : "L'Allemagne paiera." L'expression fera florès. Vincent
Auriol (1884-1966), plus clairvoyant, réplique : "Je vois au contraire,
devant nous, le gouffre profond du déficit." Puis il ajoute que "la guerre est
finie, c'est bien. Mais j'ai bien peur que la bataille des réclamations
commence". Les faits lui donneront raison.
Jusqu'alors les vaincus réglaient une indemnité aux vainqueurs, un
succédané du prix du sang chez le peuple germain, le Wergeld. C'est ainsi
que la France a payé rubis sur l'ongle une facture représentant environ 20
% de son produit intérieur brut (PIB) après Waterloo (1815), et 25 % de son
PIB après la défaite de Sedan en 1870 et le traité de Francfort du 10 mai
1871, qui fixe les modalités de paiement d'une indemnité à l'Allemagne
d'un montant de 5 milliards de francs-or.
132 MILLIARDS DE MARKS-OR
Après la première guerre mondiale, l'ardoise est fixée à 132 milliards de
marks-or pour l'Allemagne. Mais le 1er mai 1921, le pays n'a versé que 7,5
milliards de marks-or sur un acompte de 20 milliards. Les alliés s'entredéchirent sur la question des réparations. La France exige des garanties, ce
que l'Angleterre trouve "ridiculous and insulting". Le pays d'Albion ne
croit pas aux mesures coercitives. Il est vrai que l'Allemagne est un
débouché essentiel aux exportations britanniques.
Les Allemands vont habilement profiter de ces dissensions. Devant le refus
de payer, la France occupe la Ruhr à partir du 11 janvier 1923. Mais
l'hyperinflation que connaît l'Allemagne cette année-là anéantit tout espoir
de reprise des paiements. La question des garanties revient sur la table des
négociations avec le plan Dawes.
Les Etats-Unis dépêchent le républicain Charles Dawes (1865-1951),
banquier et haut fonctionnaire, pour reprendre les discussions. Signé le 24
juillet 1924, le plan Dawes prévoit le lancement de dix emprunts
internationaux au taux de 7 % et d'une durée de vingt-cinq ans. Leur
montant total est de 800 millions de marks.
Pour la première fois, toutes les précautions sont prises pour que
l'Allemagne paie. Le plan Dawes oblige les grandes entreprises allemandes
à apporter leur garantie. La banque centrale passe sous le contrôle des
Alliés. En outre, la gestion des recettes budgétaires est sous la coupe des
créanciers.
NOUVEAU TRAITÉ
D'un point de vue financier, le plan Dawes est une réussite. La monnaie
allemande est stabilisée, l'industrie se relève et les exportations peuvent
"L'Allemagne paiera!"
reprendre. Les paiements sont enfin honorés. D'un point de vue politique,
il en va autrement. La mise sous tutelle de l'économie radicalise l'opinion
publique.
Les Allemands recommencent à traîner des pieds. Il faut à nouveau
négocier un traité. Owen Young (1874-1962), patron de General Electric et
diplomate, reprend alors le flambeau. Signé à Paris le 7 juin 1929, le plan
Young devait représenter, selon son auteur, "un règlement complet et
définitif des questions financières résultant de la guerre". Il est
particulièrement favorable à l'Allemagne. Les paiements des réparations
sont échelonnés jusqu'en 1988 et la facture est fortement réduite.
Mais la crise de 1929 se propage dans le monde entier. A court de devises,
l'Allemagne se déclare à nouveau insolvable le 5 juillet 1931. Finalement,
seule une annuité du plan Young a été acquittée, sur les 59 prévues... Le
banquier américain Jack Morgan (1867-1943) écrit le jour même que "le
monde entier est fatigué de l'incapacité allemande de traiter ses propres
problèmes".
L'échec du plan Young ouvre un boulevard à Hitler. Une fois au pouvoir, il
provoque une banqueroute partielle le 1er juillet 1933. Les dettes passées
sont reniées.
MAUVAIS PAYEUR
Après la seconde guerre mondiale, l'Allemagne doit rendre des comptes.
Mais ce pays n'a pas recouvré sa souveraineté. Il est sous la tutelle des
Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France. L'une des raisons tient
au souvenir des banqueroutes des années 1930. Pour les Alliés, la fin de
l'occupation de l'Allemagne est conditionnée au paiement des dettes
anciennes. L'Allemagne des années 1950 est clairement considérée comme
un mauvais payeur. Seule la contrainte militaire peut exercer une pression
sur le gouvernement.
Avec la proclamation de la République fédérale d'Allemagne (RFA) en
1949 ressurgit la question de la dette du Reich. Les problèmes soulevés par
la dette allemande sont peu communs. Le pays est en effet divisé en deux
depuis la naissance de la République démocratique d'Allemagne (RDA), le
7 octobre de la même année.
Comment répartir la dette entre l'Allemagne de l'Ouest et l'Allemagne de
l'Est ? En fonction du PIB, de la population, de la surface des pays ?
Comment comptabiliser les intérêts de retard ? En quelle monnaie régler la
facture ? Ces questions techniques seront vite balayées par le contexte
politique.
En pleine guerre froide, les Etats-Unis veulent ancrer fermement la
République fédérale d'Allemagne dans le camp de l'Ouest. La question
"L'Allemagne paiera!"
politique prend le pas sur celle de la dette, au grand soulagement de
l'Allemagne.
FORMIDABLE REDRESSEMENT
Le 6 mars 1951, le chancelier Konrad Adenauer (1876-1967) reconnaît les
dettes passées et accepte de retourner à la table des négociations. Ces
dettes concernent celles de l'entre-deux-guerres, celles relatives au plan
Marshall ainsi que la dette autrichienne contractée pendant l'Anschluss
(1938). En revanche, les éventuelles réparations des dommages commis
pendant la seconde guerre mondiale ne sont pas comptabilisées.
Pour Timothy W. Guinnane, spécialiste d'histoire économique à la Yale
University, l'accord signé à Londres le 27 février 1953 repose sur trois
points : la dette allemande est considérablement réduite, les paiements
sont échelonnés sur une longue période et ils sont conditionnés à la bonne
santé économique de l'Allemagne.
La dette initiale, publique et privée, est estimée à 22 milliards de marks. Et
encore, il s'agit de la partie basse de la fourchette. Une part de cette somme
est libellée en marks-or et ce montant ne tient pas compte des intérêts de
retard. L'accord de Londres réduit ce montant de moitié. L'Allemagne paie
enfin.
Le 5 octobre 1990, soit deux jours après sa réunification, l'Allemagne lance
ses derniers emprunts destinés à honorer ses dettes passées, pour solde de
tout compte. Plus de soixante-dix ans après le traité de Versailles, ils
passent inaperçus dans les comptes. Le formidable redressement du pays
depuis soixante ans a été rendu possible grâce à un allégement important
de sa dette.
Le sacrifice de ses créanciers, dont la Grèce faisait partie, a permis à
l'Allemagne de se relever. L'Allemagne ne devrait-elle pas se comporter à
son tour comme les Etats-Unis dans les années 1950 ? C'est à ce prix que
l'on obtient la paix et la prospérité de l'Europe.
Jacques-Marie Vaslin (maître de conférences à l'IAE d'Amiens)
28 juin 1919 Le traité de Versailles impose à l'Allemagne le paiement
de réparations, fixées en 1921 à 132 milliards de marks-or.
24 juillet 1924 Le plan Dawes allège les indemnités et, en 1929, le
plan Young échelonne le versement des réparations jusqu'en 1988.
16 juin-9 juillet 1932 La conférence de Lausanne fixe le solde des
indemnités à 3 milliards de marks-or.
1933 Hitler décide de cesser le paiement de la dette.
23 mai 1949 Proclamation de la République fédérale d'Allemagne et
naissance de la République démocratique allemande le 7 octobre.
27 février 1953 Le traité signé à Londres par l'Allemagne et ses
créanciers divise par deux la dette de la RFA.
3 octobre 2010 Remboursement par l'Allemagne des dernières
dettes.
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