Alain Finkielkraut : “On lit pour avoir un cœur intelligent”
Vous évoquez Vassili Grossman, l’auteur de Tout passe et de Vie et Destin. Son œuvre
fait mentir la phrase d’André Gide : « Ce n’est pas avec de bons sentiments qu’on fait de
la grande littérature »… Vous montrez au contraire que le génie de Gross- man, c’est de
faire triompher la bonté.
Grossman est un miracle. Jamais, avant lui, on a su parler aussi bien de la bonté. Il est
l’écrivain qui libère la bonté du kitsch. Son originalité, ce n’est pas de l’avoir opposée au mal, au
nom d’un manichéisme primaire et sentimental, mais au bien. Au XXe siècle, le bien s’est
avéré comme un objectif politique désastreux. Que reste-t-il de ce naufrage ? La petite bonté,
dit Grossman.
«L’humour a disparu dans un gigantesque éclat de rire. Le bouffon du roi
est devenu le roi. »
Pourquoi ce titre, Un cœur intelligent, tiré du premier livre des Rois ?
J’ai découvert cette formule (et cela en dit long sur mon inculture religieuse) dans un texte de
Hannah Arendt, qui, elle-même, se réfère à une prière adressée par le roi Salomon au Roi des
rois. Il adjurait Dieu de lui accorder « un cœur intelligent ». Depuis longtemps, cette formule
trottait dans ma tête. Il me semble qu’elle fixe le programme de la littérature. Certes, ce n’est
jamais gagné d’avance, mais on lit pour avoir un cœur intelligent. Ce programme a d’autant
plus de valeur que nous sortons d’un siècle où l’on a pu éprouver ce que pouvait produire
d’horrible le développement d’intelligences purement fonctionnelles.
A tout seigneur, tout honneur, c’est Milan Kundera, avec son roman la Plaisanterie, qui
ouvre votre livre…
La grande question de Kundera dans la Plaisanterie est celle-ci : quelle est la place de
l’humour dans une société poststalinienne, toujours en proie au sérieux révolutionnaire. Face à
l’esprit de sérieux politique, Kundera semble faire l’éloge du rire, mais qu’en est-il pour nous,
qui vivons dans un temps où règne sans partage l’hilarité. D’où ma question naïve : Kundera
aurait-il gagné la partie ? La plaisanterie triompherait-elle aujourd’hui ? Non, assurément.
L’humour n’est pas seulement menacé par ce que Kundera appelle, après Rabelais, les «
agélastes » – les hommes au masque sévère –, il l’est par une certaine forme du rire. Si « le
rire est le propre de l’homme », pas l’humour. Lui n’est le propre que de l’homme civilisé, ou de
l’homme moderne, au sens noble du terme, celui qui met en doute ses propres certitudes. Car
5 / 7