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CHEMIN FAISANT, FRANÇOIS JULLIEN
C’est la pratique chinoise de la stratégie qui est étudiée dans le Traité de l’effi cacité, à
partir des Arts de la guerre de la Chine ancienne, en l’opposant systématiquement à la
manière occidentale de penser l’action. Alors que l’homme occidental agit en construisant
des modèles et en poursuivant des buts, en forçant (dans) la situation, en contraignant le
réel à atteindre l’idéal qu’il s’est fi xé (eidos), la Chine exploite la propension interne à la
situation pour le faire fructifi er. L’effi cacité y est attendue du « potentiel de la situation » et
non d’un plan projeté par avance ; elle est envisagée en termes de conditionnement et non
de moyens à fi n, de transformation et non d’action (héroïque), de manipulation et non de
persuasion (par la parole et l’opposition des thèses). Il ne s’agit pas de saisir une occasion (le
kairos comme événement), mais de détecter la tendance favorable, au stade embryonnaire
de l’amorce (notion de ji) pour en favoriser la maturation. Un effet est d’autant plus grand
qu’il n’est pas visé, mais qu’il découle du processus engagé et qu’il est discret. Un grand
général ne remporte que des batailles faciles, dit-on : en effet, il n’engage le combat que
lorsque le potentiel de situation est en sa faveur et l’entraîne vers la victoire.
Cette réfl exion sur l’effi cacité, qui se demande comment l’intervention humaine se branche
sur et s’intègre à la situation pour la transformer, connaît un grand succès, en particulier
auprès des entreprises qui investissent en Chine.
Éloge de la fadeur 6, De l’essence ou du nu 7 et La grande image n’a pas de forme. Ou du
non-objet par la peinture 8
François Jullien est philosophe. Cela veut dire qu’il élabore des concepts : « Le concept est
tout à la fois l’outil et le produit de la philosophie. (…) La vocation du concept, sait-on depuis
Socrate, est bien à la fois d’unifi er et de clarifi er : de subsumer un divers de l’expérience sous
une unité d’intellection, qui est à découvrir ou mieux à produire » (Chemin faisant, p. 61).
Il reprend des termes français peu chargés théoriquement et les fait opérer comme concepts.
La « fadeur » (pour traduire ping-dan) est un de ces concepts. La Chine, dans ses trois
grands courants que sont le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme, valorise la fadeur.
Échappant aux disjonctions (« salé » ou « sucré », etc.), la fadeur est neutre, préserve la
potentialité de la saveur et nous fait accéder au fonds indifférencié des choses. Ainsi, le réel
n’est pas bloqué dans l’une ou l’autre de ses manifestations, il devient « discret » et s’ouvre
à la « transformation ». Cette attitude se nomme sagesse (comme disponibilité) et s’oppose
à la philosophie (comme affi rmation de thèses).
L’Éloge de la fadeur est le livre qui commence à faire connaître Jullien d'un large public,
au début des années 1990. La grande image n’a pas de forme est un ouvrage important
qui poursuit l’enquête, à partir des Arts de peindre de la Chine ancienne, sur notre manière
6. Éditions Philippe Picquier, Arles, 1991; rééd. Le Livre de poche, 1993.
7. Seuil, 2000 ; rééd. Le Nu impossible, Seuil, 2005.
8. Seuil, 2003 ; rééd. Seuil, 2009.