Le statut des actes de parole dans le discours de fiction Austin

Le statut des actes de parole dans le discours de fiction
Austin, Searle, Derrida (Travis)
Séminaire des doctorants en lettres de l’Université Bordeaux 3 – le 7 mai 2003
Bruno AMBROISE (U. Bordeaux 3 & I.H.P.S.T.)
Depuis les années cinquante, un nouveau paradigme, issu de la philosophie du langage,
s’est imposé en linguistique et a même donné lieu à une nouvelle discipline : la pragmatique. Issue
des travaux de John Austin, elle considère en effet que tout langage est un faire, ou que toute
parole est action. Elle considère ainsi que l’énonciation d’un discours consiste en une production
d’actes de parole, qui permettent, selon différentes modalités, de dire des choses en faisant, ou
parce qu’ils font. Sans rentrer immédiatement dans les détails, considérons alors que raconter
quelque chose, c’est en quelque sorte relatif à l’action de raconter. A première vue, cette
description des choses semble tout à la fois évidente et assez inintéressante : il est toujours
possible de décrire toute activité humaine sous le registre de l’action, a fortiori le discours. Les
choses se compliquent quand on comprend que le fait de dire quelque chose, par exemple que le
chat est sur le tapis (exemple canonique de la philosophie analytique), n’est possible que parce
que je fais véritablement quelque chose, et que c’est en faisant que je dis et en disant que je fais.
Si cela semble évident dans le cas de ce qui est appelé des performatifs (les énoncés dont
l’énonciation consiste en une action et qui ne disent jamais que ce qu’ils font : je te promets de, je
parie que, etc.) puisqu’on ne voit pas ce qu’ils disent sinon ce qu’ils font, il faut comprendre qu’il
en va de même pour tout énoncé qui veut, par exemple, décrire quelque chose. Pour le dire
grossièrement, l’aspect expressif du langage est dépendant de l’action qu’il opère. D’autre part, il
n’y a de ce point de vue aucune différence entre le langage parlé et le langage écrit : tous deux
disent en faisant. Que je parle à ma voisine, ou que je lui écrive un mot, je ne lui transmet un
message (à supposer que je transmette un message – nous y reviendrons) que parce que je fais des
choses par mes mots (et non pas le simple fait de transmettre un message, ce qui serait trop
simple). On parle alors d’actes de parole (ou de langage, selon une traduction faussée) le plus
éminent, le plus immédiatement compréhensible dans son statut d’acte, c’est la promesse : quand
je promets, je ne dis pas quelque chose, ou pas seulement : je fais une promesse, en ce sens que la
promesse ne résulte pas de la simple description de ce que j’ai dit. En même temps, cet acte
qu’est la promesse ne peut pas être réalisé quand je ne la dis pas. Il y a une étroite solidarité dans
ce cas, du dire et du faire. Et pour revenir sur l’aspect expressif, je ne décris un chat sur le tapis
que parce que je fais l’acte de parole consistant à décrire et non pas à promettre, à souhaiter, à
parier que le chat est sur le tapis, ou à marier le chat avec le tapis.
Or un problème advient quand on veut généraliser la théorie des actes de parole et qu’on
veut l’appliquer à cette forme éminente qu’est le discours de fiction (c’est l’appellation que ce
type de langage a pris dans lebat). On appellera discours de fiction tout usage de la parole qui
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ne vise pas à rapporter des faits réels, ou dont le rapport au réel est libre, fantaisiste. Pour faire
court, qui ne s’engage pas vis-à-vis du réel, c’est-à-dire qui n’est pas lié,encore pour faire court,
par la vérité de ce qu’il rapporte mais qui ne ment pas pour autant (le discours de fiction ne
rapporte pas des choses fausses : c’est plutôt qu’il n’est pas évalué dans la dimension de la véri
et de la fausseté, mais j’anticipe). Cette caractérisation ne limite donc pas à la littérature mais
l’inclut. Est-il encore admissible de considérer que le discours de fiction fait des choses autre
chose que de la fiction bien sûr ? Si le statut du discours ordinaire ( à supposer que le discours de
fiction ne soit pas ordinaire, mais supposons-le pour les besoins de la distinction) est déjà ambigu
quand on en vient à considérer qu’il est constitué d’actes de parole qui ont des rapports
différenciés au réel en fonction de l’action qu’ils accomplissent (une promesse ne se tient pas vis-
à-vis duel comme se tient un ordre), comment considérer le statut du discours de fiction dont
tout l’objet d’être fictif et donc certainement pas de réaliser des actions, ou alors des actions
fictive ? Mais que sont des actions fictives ? Sont-ce encore des actions ? Bref le discours de
fiction ne se borne-t-il pas à rapporter des faits imaginaires ? Et dès lors n’est-il pas impossible de
penser que se déroule des actions en son sein ? Mais si la théorie des actes de parole doit pouvoir
se généraliser, elle doit pouvoir rendre compte de l’ensemble des activités langagières en terme
d’action. Quel est alors le statut spécifique des activités langagières présente au sein du discours
de fiction ? Peut-on encore les considérer comme action ?
Pour essayer de traiter cette question, je commencerai par rappeler comment Austin a
découvert les actes de parole et étudierai quelques caractéristiques qui permettent de les
reconnaître comme acte, et notamment la possibilité qui leur est toujours attachée de leur échec.
Je m’attacherai donc à spécifier leur statut d’acte. J’en viendrai alors à analyser comment l’héritier
spirituel auto-proclamé d’Austin, John Searle, a véritablement reconstruit son propos à travers
une théorie des actes de parole à partir de laquelle il a apporté une solution au problème du
discours de fiction au moyen de l’opposition sérieux/non sérieux : il y a en effet selon lui parmi
les conditions essentielles de réussites des actes de parole le fait qu’ils soient réalisés avec sérieux,
c’est-à-dire en s’engageant vis-à-vis du monde. C’est cet engagement particulier qui
distingueraient les actes de parole « normaux » et les actes de parole fictionnels. J’en viendrai alors
à faire remarquer, avec J. Derrida, que la frontière que Searle veut établir entre discours
« normal », « sérieux », « engagé avec le réel », cette espèce de chape de plomb moralisatrice qui
semble peser sur tout discours véritable, n’est en fait pas si solide que cela, qu’elle est
constamment menacée de se fissurer, et que l’absence de sérieux menace toujours le discours
sérieux. Ou encore, qu’il est illusoire de considérer que le discours ordinaire n’est pas marqué par
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le discours non-sérieux. C’est-à-dire que la frontière entre le discours sérieux et discours
fictionnel n’est pas étanche et que ce dernier, dans le langage ordinaire peut toujours venir
parasiter l’autre car, selon Derrida, il en est même la possibilité. Je ne le suivrai cependant pas sur
cette voie et essaierai plutôt de montrer que cette indétermination même de la distinction dérive
de la sous-détermination conjointe de la signification et de la valeur illocutionnaire de l’énoncé
(pour le moment, considérez que la valeur illocutionnaire d’un énoncé est ce qui spécifie son
statut d’acte). Bref, je voudrai montrer qu’une solution peut se dessiner sans prêter des
caractéristiques propres au discours de fiction comme au discours sérieux (sans en penser
une « essence ») mais en s’attachant seulement à déterminer les contextes toujours variables et
indéterminables, mais à propos desquels, au sein de notre culture partagée, on peut se mettre
d’accord, et qui seuls permettent de déterminer si en une occasion donnée notre discours est
fictionnel ou non.
I_ Comment et pourquoi la parole est un acte ? La découverte des actes de parole par Austin.
C’est dans How to do Things with Words1 que Austin a véritablement mis au jour ce caractère
actif de tous les énoncés en remettant en cause la conception traditionnelle du langage qui voyait
(et voit toujours) en celui-ci un simple rapport des fait. Mais le fait de dire ne s’évanouit pas
nécessairement au profit de la simple reconnaissance du contenu du dire, au profit du
dévoilement de ce qui est dit. L’éventuelle diaphanéité du langage signifiant ne doit en effet pas
faire oublier le caractère foncièrement pratique de tout ce qui touche au dire. Dire, ce n’est ainsi
pas simplement énoncer des mots à travers lesquels perce une signification, par lesquels advient
une connaissance ou encore qui s’effacent devant ce qu’ils communiquent. Le dire est une
activité, c’est un comportement à caractère pratique à preuve, le fait qu’il puisse échouer. La
connaissance ni la signification n’échouent ; la parole peut échouer. Car, couramment, en effet,
nos énonciations ne réussissent pas ; ainsi je peux demander à quelqu’un d’aller chercher du pain :
« Peux-tu aller chercher du pain ? », sans que l’énonciation aboutisse. Il arrive que mon
interlocuteur réponde : « Non », alors que l’on espérait simplement qu’il y aille. On ne se contente
pas dans ce cas de la réponse « non » qui incline à penser que mon énonciation a été
correctement comprise et qui pourtant ne correspond pas à mes attente : je voulais surtout que
l’interlocuteur ramène le pain, pas qu’il me dise s’il en était capable ou pas. Autrement dit, je lui
1 How to Do Things with Words, edited by J.O. Urmson and M. Sbisà, Oxford University Press, « Oxford
Paperbacks », Oxford, 2nde édition : 1976 (1ère édition in « Clarendon Press » : 1962), 176 p. [trad. fr. de G.
Lane, Quand dire c’est faire, Editions du Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris, 1970 ; réédité avec une
postface de F. Récanati dans la coll. « Points-essais », 1991, 207 p.]
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donnais un ordre et entendais par-là qu’il obéisse. On comprend bien ici qu’il n’était pas question
de décrire un quelconque état de fait et que mon énonciation, en tant qu’ordre, était plus un acte
qu’un constat, qui demandait qu’on y réagisse comme à une action physique véritable (qui ne se
limite pas à la profération de son : la seule réaction qu’est susceptible d’engendrer cette action
étant la vibration de l’air), et qui, si cette réaction n’est pas celle attendue, celle impliquée par la
réussite de l’acte, échoue. Par contre, on ne peut pas dire de cette énonciation qu’elle est vraie ou
fausse ; cela semblerait incongru parce qu’elle ne demande pas à être évaluée en fonction de la
dimension de la vérité. Comme toute activité, cette énonciation ne demande pas à être évaluée
selon la vérité mais selon la réussite de son effectuation : il ne viendrait à personne l’idée de
considérer la préparation du repas comme vraie ou fausse ; on la juge réussie ou ratée, on donne
son approbation ou sa désapprobation, tout au plus dit-on qu’elle est correcte ; mais on ne dit pas
qu’elle est vraie. Il en va de même, semble-t-il pour l’énonciation d’un ordre : il échoue ou il
réussit, il est absurde ou imbécile, il est adéquat ou inepte, mais il n’est pas vrai ou faux.
De même, quand le maire énonce la formule de mariage, est-il sans pertinence d’évaluer
cet énoncé à l’aune de la vérité2. En disant « je vous déclare unis par les liens du mariage »,
l’officier civil ne cherche pas à décrire la situation qu’on lui soumet comme il déclarerait que la
mer est forte lors d’une tempête ou que le soleil brille dans sa commune. Il aura beau chercher les
liens du mariage pour vérifier que les deux être étrangement habillés qui sont devant lui y sont
attachés, et ainsi déterminer si son énonciation est vraie ou fausse, il ne les trouvera pas. Hésitera-
t-il pour autant à prononcer sa sentence ? En tout cas, s’il le fait, ce ne sera pas pour cette raison.
Est-ce que pour autant son énonciation n’a aucun sens ? Dans notre société, il ne semble pas ; au
contraire, nous considérons cette énonciation avec solennité et respect et en faisons grand cas et
ce n’est pas parce qu’elle ne correspond à rien que nous la rejetons. Qu’a donc exprimé le maire ?
Il n’a en fait rien exprimé du tout, il a tout simplement marié. Il a exécuté l’action qui consiste à
marier, cela de par son énonciation même. Et cette énonciation, comme toute action, peut
échouer, rater : le mariage peut ne pas être effectif si l’énonciation maritale échoue. Mais on ne
dit pas d’un énoncé marital qui échoue qu’il est faux, comme on ne dit pas de celui qui réussit
qu’il est vrai (un « vrai mariage », c’est autre chose) : on dit qu’il est nul et non avenu (équivalent
juridique de void), ou non-exécuté3. Autrement dit, ce qui prouve le caractère actif de cette
énonciation, comme de l’énonciation d’ordre, c’est qu’elle peut subir des échecs. Ainsi, le mariage
(l’énonciation du mariage) peut échouer parce qu’elle est faite par un officier militaire ou lors
2. Nous adaptons un des exemples favoris d’Austin, analysé dans le même dessein in H.D.T.W., p.5-9.
3. H.D.T.W., p. 11. De même, une énonciation de promesse qui échoue n’est pas dite fausse, mais, par
exemple, de mauvaise foi.
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d’une cérémonie d’enterrement : ce n’est alors pas d’un problème référentiel que naît l’échec (il
ne joue quasiment aucun rôle ici), mais d’un problème circonstanciel ; nous n’avons pas affaire à
un problème relatif à la connaissance mais relatif à une exécution. Par-là, on comprend que
l’énonciation relève bien plutôt de l’ordre du comportement que de l’ordre de la connaissance
comme le pensait les philosophes « classiques ».
Cependant, ceux-ci peuvent arguer que les énoncés descriptifs, ceux qui rapportent un
jugement de connaissance et qu’Austin regroupe sous le terme de « constatifs », restent purs de
toute évaluation pragmatique. Un tel énoncé, du type « le chat est sur le tapis », ne se juge pas en
fonction de sa réussite mais en fonction de sa vérité, peuvent-ils encore prétendre. Mais Austin
nous montre que rien n’est moins évident. Car, si, certes, il est question de la valeur de vérité des
énoncés descriptifs, il n’en reste pas moins que ceux-ci restent soumis aux échecs caractéristiques
des actions. En admettant même que l’énoncé soit vrai, que le chat soit bien sur le tapis, cet
énoncé n’aurait aucun sens s’il était prononcé par le maire lors d’une cérémonie de mariage, ou
par le curé lors d’un baptême dans une église, etc. D’autre part, en considérant toujours qu’il soit
vrai, je pourrais n’avoir ni aucune raison pour le prononcer ni aucune justification pour le faire : si
le chat sur le tapis se trouve en gravitation autour de la Terre et que je me souviens simplement
du décollage, je ne suis pas justifié à dire que le chat est sur la tapis ; de même, si je ne sais pas ce
que c’est qu’un chat ou un tapis4. Bref, les énoncés constatifs sont tout autant soumis aux aléas
des circonstances que les actions, c’est-à-dire que les autres types d’activité discursive. Comme le
dit Austin : « l’énoncé constatif est sujet aux malheurs [...] En fait, il n’y a rien de plus commun
que de trouver qu’on ne peut absolument rien affirmer au sujet de quelque chose parce qu’on
n’est pas en position d’affirmer quoi que ce soit, ce qui peut d’ailleurs arriver pour plus d’une
raison. » 5
L’ensemble de ces considérations amènent Austin à proposer une caractérisation des
énoncés plus large que celle qui est fonction de leur vérité : un énoncé, tout énoncé, pourra
plutôt être dit heureux ou malheureux, en fonction de sa réussite ou de son échec.
Prioritairement, un énoncé ne sera pas dit vrai ou faux (puisque, de toutes façons, il existe des
énoncés pour qui cette caractérisation serait parfaitement impropre), mais heureux ou
malheureux, exécuté avec bonheur ou malheur. Le critère déterminant de la validité, de la
pertinence, d’un énoncé ne sera pas (pas toujours ou pas seulement) sa vérité ou sa fausseté, mais
sa ussite, sa félicité, laquelle sera fonction surtout de sa bonne inclusion dans les circonstances.
4. Cf. idem, p. 138.
5. « P./C. », p. 278. Voir aussi « Other minds », in P.P., p. 76-116, notamment p. 77-78, et H.D.T.W., p.
47-52.
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