Le statut des actes de parole dans le discours de fiction
Austin, Searle, Derrida (Travis)
Séminaire des doctorants en lettres de l’Université Bordeaux 3 – le 7 mai 2003
Bruno AMBROISE (U. Bordeaux 3 & I.H.P.S.T.)
donnais un ordre et entendais par-là qu’il obéisse. On comprend bien ici qu’il n’était pas question
de décrire un quelconque état de fait et que mon énonciation, en tant qu’ordre, était plus un acte
qu’un constat, qui demandait qu’on y réagisse comme à une action physique véritable (qui ne se
limite pas à la profération de son : la seule réaction qu’est susceptible d’engendrer cette action
étant la vibration de l’air), et qui, si cette réaction n’est pas celle attendue, celle impliquée par la
réussite de l’acte, échoue. Par contre, on ne peut pas dire de cette énonciation qu’elle est vraie ou
fausse ; cela semblerait incongru parce qu’elle ne demande pas à être évaluée en fonction de la
dimension de la vérité. Comme toute activité, cette énonciation ne demande pas à être évaluée
selon la vérité mais selon la réussite de son effectuation : il ne viendrait à personne l’idée de
considérer la préparation du repas comme vraie ou fausse ; on la juge réussie ou ratée, on donne
son approbation ou sa désapprobation, tout au plus dit-on qu’elle est correcte ; mais on ne dit pas
qu’elle est vraie. Il en va de même, semble-t-il pour l’énonciation d’un ordre : il échoue ou il
réussit, il est absurde ou imbécile, il est adéquat ou inepte, mais il n’est pas vrai ou faux.
De même, quand le maire énonce la formule de mariage, est-il sans pertinence d’évaluer
cet énoncé à l’aune de la vérité2. En disant « je vous déclare unis par les liens du mariage »,
l’officier civil ne cherche pas à décrire la situation qu’on lui soumet comme il déclarerait que la
mer est forte lors d’une tempête ou que le soleil brille dans sa commune. Il aura beau chercher les
liens du mariage pour vérifier que les deux être étrangement habillés qui sont devant lui y sont
attachés, et ainsi déterminer si son énonciation est vraie ou fausse, il ne les trouvera pas. Hésitera-
t-il pour autant à prononcer sa sentence ? En tout cas, s’il le fait, ce ne sera pas pour cette raison.
Est-ce que pour autant son énonciation n’a aucun sens ? Dans notre société, il ne semble pas ; au
contraire, nous considérons cette énonciation avec solennité et respect et en faisons grand cas et
ce n’est pas parce qu’elle ne correspond à rien que nous la rejetons. Qu’a donc exprimé le maire ?
Il n’a en fait rien exprimé du tout, il a tout simplement marié. Il a exécuté l’action qui consiste à
marier, cela de par son énonciation même. Et cette énonciation, comme toute action, peut
échouer, rater : le mariage peut ne pas être effectif si l’énonciation maritale échoue. Mais on ne
dit pas d’un énoncé marital qui échoue qu’il est faux, comme on ne dit pas de celui qui réussit
qu’il est vrai (un « vrai mariage », c’est autre chose) : on dit qu’il est nul et non avenu (équivalent
juridique de void), ou non-exécuté3. Autrement dit, ce qui prouve le caractère actif de cette
énonciation, comme de l’énonciation d’ordre, c’est qu’elle peut subir des échecs. Ainsi, le mariage
(l’énonciation du mariage) peut échouer parce qu’elle est faite par un officier militaire ou lors
2. Nous adaptons un des exemples favoris d’Austin, analysé dans le même dessein in H.D.T.W., p.5-9.
3. H.D.T.W., p. 11. De même, une énonciation de promesse qui échoue n’est pas dite fausse, mais, par
exemple, de mauvaise foi.