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Une rumeur qui court vite
DESCLOUX, Claire, CAPITANESCU BENETTI, Andreea
Abstract
Cette démarche pédagogique a eu lieu dans une toute petite école, nichée au creux d’une
campagne sereine, et met au centre un travail de réflexion avec les élèves sur le phénomène
et les enjeux de la rumeur.
Reference
DESCLOUX, Claire, CAPITANESCU BENETTI, Andreea. Une rumeur qui court vite. Educateur
, 2016, no. 3, p. 7-8
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:82816
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dossier/
Une rumeur qui court vite1
«Il ne s’agit pas de faire lire, mais de faire penser.»
Montesquieu, De l’esprit des lois.
© sylmalo
Cette démarche pédagogique a eu lieu dans une toute petite école,
nichée au creux d’une campagne sereine, et met au centre un travail de
réflexion avec les élèves sur le phénomène et les enjeux de la rumeur.
Claire Descloux, enseignante à l’école primaire, Genève
Andreea Capitanescu Benetti, Université de Genève, FPSE
D
ans le cadre du projet d’école, chaque enseignant a animé à plusieurs reprises des
ateliers inter-âges, selon ses compétences
et ses formations, par exemple: la communication non violente, les jeux de rôle et la collaboration en éducation physique. La pratique du dialogue philo s’est inscrite dans cette dynamique.
Comment agir en tant qu’enseignant lorsqu’une rumeur se répand de manière insidieuse parmi un
groupe classe de vingt-quatre élèves de 9 à 12 ans (la
classe des 6P-7P-8P)? Comment réagir, face à la souffrance exprimée d’un élève, qui se trouve au centre de
cette rumeur? De quelle manière accompagner celui-ci
lorsque des propos diffamatoires circulent à propos
d’un événement grave qui a touché sa famille, dans le
passé? Comment travaille-t-on en tant qu’enseignant
par rapport à la suspicion qui prend de l’ampleur dans
la classe? À partir des interrogations hasardeuses des
enfants? De quelle manière accompagner tant l’enfant
victime de la rumeur que ceux qui la propagent?
Le terme «rumeur» étant inconnu pour certains élèves,
cela nous a amenées, au sein de la classe, à faire une
recherche dans le dictionnaire.
et ses retombées éventuelles négatives sur le climat de
la classe, de l’école, sur les relations entre les enfants.
D’autre part, encore fallait-il susciter chez les élèves
une prise de conscience à propos d’une situation intolérable qui se diffuse inexorablement au sein de leur
école. D’autres questions se sont posées: serait-ce judicieux de tenter avec autorité de faire taire la rumeur? De
punir ceux qui la font circuler? Ou réfléchir ensemble
sur le sens et les effets de celle-ci?
Susciter chez les élèves une prise de conscience à
propos d’une situation intolérable.
Ce jour-là, l’enseignante a imaginé qu’un jeu connu
de tous, le téléphone arabe, pouvait apporter, mieux
que les mots, une prise de conscience des tenants et
des aboutissants du phénomène de la rumeur. L’enseignante a réuni les élèves dans la salle de gymnastique,
afin de profiter de l’espace. Ceux-ci se sont alignés
contre le mur en laissant un écart important entre eux.
Définition de la rumeur
Nouvelle, bruit qui se répand dans le public, dont
l’origine est inconnue ou incertaine et la véracité
douteuse.
© Gianni Ghiringhelli
Une rumeur mène à une réputation par ce qu’elle
diffuse. D’un point de vue juridique, on peut s’attaquer à la «rumeur» de deux façons différentes:
par la diffamation et par l’atteinte à la vie privée.
Lire la définition les a quelque peu éclairés, mais restait
à comprendre le processus de fabrication de la rumeur
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dossier/
La consigne de l’enseignante est la suivante: «Vous
chuchoterez à l’oreille de votre camarade une phrase
que vous devrez répéter, sans rien omettre ou ajouter, à
celui qui est placé à votre droite.»
L’enseignante a clairement laissé entendre que ce
n’était pas un jeu pour rire, mais une mise en situation
importante pour le bien vivre ensemble de la classe.
Pour ce faire, un événement vécu par les enfants la
veille a contextualisé la phrase suivante: «Hier soir, j’ai
vu des cigognes voler au-dessus du village.»
Le dialogue philo
Les enfants ont joué avec sérieux et, d’élève en élève,
la phrase a voyagé et est parvenue au dernier enfant
de la chaine sous la forme suivante: «Un soir, j’ai vu un
homme nu dans le village.» Éclats de rire généralisés!
Sauf pour l’enseignante peut-être, qui n’en attendait
pas tant. Ensemble, la classe a essayé de comprendre
comment une phrase pouvait avoir été transformée
autant, alors que chacun avait scrupuleusement répété ce qu’il avait entendu. Par ailleurs, les élèves ont très
vite fait le lien entre ce jeu et les circonstances qui les
avaient amenés à parler du phénomène de la rumeur.
L’enseignante avait ici répondu à sa première interrogation: «Que faire, afin que les élèves discernent comment peut se construire une rumeur?» Mais les élèves
n’avaient pas à ce stade pensé ensemble sur les conséquences possibles de la circulation d’une rumeur et de
ses effets.
Il était nécessaire de ne pas en rester là et de faire réfléchir les élèves en classe, dans un dispositif connu sous
le nom de «dialogue philosophique avec les enfants».
Les élèves ont très vite fait le lien entre ce jeu et
les circonstances qui les avaient amenés à parler
du phénomène de la rumeur.
– Premier temps: une histoire est lue, tour à tour, à
haute voix, un événement ou une image est amené par
l’enseignant selon les thèmes ou les questionnements
du groupe. Quel que soit le support choisi, cette entrée
en matière est un premier pas dans le développement
du sentiment d’appartenance au groupe.
– Deuxième temps: l’enseignante demande aux enfants de relever les questionnements suscités par cette
première approche, par exemple: «Comment est-ce
que c’est devenu une rumeur?» Les élèves se sont exprimés: «Nous étions tous assis en rond autour de la
grande table. Cette fois-ci, nous n’avons pas lu chacun
notre tour une phrase d’un texte. Notre maitresse n’a
pas eu besoin d’écrire toutes nos questions sur une
grande feuille de papier Java, nous n’avons pas voté
afin de décider laquelle nous intéressait le plus. Ce
jour-là, nous savions tous quelle était la question qui
nous intéressait!»
La classe se transforme en communauté de recherche
où chaque enfant investigue des idées, des concepts.
– Troisième temps: les enfants apprennent à penser
par et pour eux-mêmes. Chacun s’exprime. Certains
endossant le rôle d’observateur, ils notent et répertorient les hypothèses, les exemples et les contrexemples
au sein de la discussion. Par exemple, «si on dit un truc,
on n’a pas forcément l’idée que ça peut devenir une ru-
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meur. C’est au moment où on répète que ça peut dévier». C’est ainsi que les enfants s’engagent progressivement dans un dialogue. Marie, l’animatrice, distribue
la parole, et même la maitresse lève la main et attend
son tour en prenant une place parmi les autres, car son
rôle ici n’est pas de donner une solution ou d’interpréter la parole des participants, mais de susciter, de soutenir le questionnement du groupe.
Lors de leurs échanges, les élèves y font parfois référence: «Tu te rappelles quand on a réfléchi ensemble
à…» Ces élèves sont rompus au dialogue philo, et plusieurs dialogues philo interâges ont été menés au long
de l’année, en plus de ceux faits chaque semaine dans
la classe dès 6P-7P-8P.
Un effet sur le climat scolaire
Les enseignants de cette école pratiquant le dialogue
philo relèvent que la réflexion commune a un impact
sur le climat, tant dans le groupe classe qu’au sein de
l’école. «L’enfant devient conscient de lui-même en
relation avec les autres», écrit Michel Sassevile. Les
enfants sont les premiers surpris de ne plus penser en
fonction du «je», mais en fonction du «nous», du collectif de la classe.
Les enseignants observent la confiance suscitée par ces
échanges qui exigent l’écoute de l’autre. Il s’agit d’une
construction collective de la réflexion qui contribue à la
cohésion de classe. Ce bien vivre ensemble partagé par
toute l’école amène parfois une solution aux situations
conflictuelles rencontrées.
•
«Maintenant, on sait»
«On a pensé ensemble.
— Au départ, c’était vrai et c’est devenu faux.
— Au départ c’était sans importance, normal et
c’est devenu bizarre.
— On a aimé l’expérience du téléphone arabe, on
a vu comment ça se faisait, la rumeur.
— Des fois, cela peut être blessant.
L’enseignante: — Pourquoi cela peut être blessant!?
— Des fois, on dit juste un truc qui nous étonne,
sans penser à mal.
— Des fois tu peux faire partie d’une rumeur sans
le savoir, tu vas répéter ce que tu as entendu.
L’enseignante: — Quand est-ce que ça devient
une rumeur!?
— Si une phrase peut avoir plusieurs sens.
— Peut-être dès la première fois où on la répète.
— Après, on est triste, on ne voulait pas ça, il faut
faire attention.
— Maintenant, on sait comment ça peut se transformer.
— Même si on ne voulait pas!
— Penser!: c’est au programme!»
Pour en savoir plus: La philosophie pour enfants à l’école, selon Matthew
Lipman: http://philoenfant.
Michel Sasseville (dir). La pratique de la philosophie avec les enfants. Les
Presses de l’Université de Laval, 2000.
1
Cet article a été publié dans les Cahiers pédagogiques, 2015, sept-oct., no.
523, pp. 36-37.
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