8 | Educateur 3 | 2016
dossier/
La consigne de l’enseignante est la suivante: «Vous
chuchoterez à l’oreille de votre camarade une phrase
que vous devrez répéter, sans rien omettre ou ajouter, à
celui qui est placé à votre droite.»
L’enseignante a clairement laissé entendre que ce
n’était pas un jeu pour rire, mais une mise en situation
importante pour le bien vivre ensemble de la classe.
Pour ce faire, un événement vécu par les enfants la
veille a contextualisé la phrase suivante: «Hier soir, j’ai
vu des cigognes voler au-dessus du village.»
Le dialogue philo
Les enfants ont joué avec sérieux et, d’élève en élève,
la phrase a voyagé et est parvenue au dernier enfant
de la chaine sous la forme suivante: «Un soir, j’ai vu un
homme nu dans le village.» Éclats de rire généralisés!
Sauf pour l’enseignante peut-être, qui n’en attendait
pas tant. Ensemble, la classe a essayé de comprendre
comment une phrase pouvait avoir été transformée
autant, alors que chacun avait scrupuleusement répé-
té ce qu’il avait entendu. Par ailleurs, les élèves ont très
vite fait le lien entre ce jeu et les circonstances qui les
avaient amenés à parler du phénomène de la rumeur.
L’enseignante avait ici répondu à sa première interro-
gation: «Que faire, afin que les élèves discernent com-
ment peut se construire une rumeur?» Mais les élèves
n’avaient pas à ce stade pensé ensemble sur les consé-
quences possibles de la circulation d’une rumeur et de
ses eets.
Il était nécessaire de ne pas en rester là et de faire réflé-
chir les élèves en classe, dans un dispositif connu sous
le nom de «dialogue philosophique avec les enfants».
Les élèves ont très vite fait le lien entre ce jeu et
les circonstances qui les avaient amenés à parler
du phénomène de la rumeur.
«Maintenant, on sait»
«On a pensé ensemble.
— Au départ, c’était vrai et c’est devenu faux.
— Au départ c’était sans importance, normal et
c’est devenu bizarre.
— On a aimé l’expérience du téléphone arabe, on
a vu comment ça se faisait, la rumeur.
— Des fois, cela peut être blessant.
L’enseignante: — Pourquoi cela peut être bles-
sant!?
— Des fois, on dit juste un truc qui nous étonne,
sans penser à mal.
— Des fois tu peux faire partie d’une rumeur sans
le savoir, tu vas répéter ce que tu as entendu.
L’enseignante: — Quand est-ce que ça devient
une rumeur!?
— Si une phrase peut avoir plusieurs sens.
— Peut-être dès la première fois où on la répète.
— Après, on est triste, on ne voulait pas ça, il faut
faire attention.
— Maintenant, on sait comment ça peut se trans-
former.
— Même si on ne voulait pas!
— Penser!: c’est au programme!»
– Premier temps: une histoire est lue, tour à tour, à
haute voix, un événement ou une image est amené par
l’enseignant selon les thèmes ou les questionnements
du groupe. Quel que soit le support choisi, cette entrée
en matière est un premier pas dans le développement
du sentiment d’appartenance au groupe.
– Deuxième temps: l’enseignante demande aux en-
fants de relever les questionnements suscités par cette
première approche, par exemple: «Comment est-ce
que c’est devenu une rumeur?» Les élèves se sont ex-
primés: «Nous étions tous assis en rond autour de la
grande table. Cette fois-ci, nous n’avons pas lu chacun
notre tour une phrase d’un texte. Notre maitresse n’a
pas eu besoin d’écrire toutes nos questions sur une
grande feuille de papier Java, nous n’avons pas voté
afin de décider laquelle nous intéressait le plus. Ce
jour-là, nous savions tous quelle était la question qui
nous intéressait!»
La classe se transforme en communauté de recherche
où chaque enfant investigue des idées, des concepts.
– Troisième temps: les enfants apprennent à penser
par et pour eux-mêmes. Chacun s’exprime. Certains
endossant le rôle d’observateur, ils notent et réperto-
rient les hypothèses, les exemples et les contrexemples
au sein de la discussion. Par exemple, «si on dit un truc,
on n’a pas forcément l’idée que ça peut devenir une ru-
meur. C’est au moment où on répète que ça peut dé-
vier». C’est ainsi que les enfants s’engagent progressi-
vement dans un dialogue. Marie, l’animatrice, distribue
la parole, et même la maitresse lève la main et attend
son tour en prenant une place parmi les autres, car son
rôle ici n’est pas de donner une solution ou d’interpré-
ter la parole des participants, mais de susciter, de sou-
tenir le questionnement du groupe.
Lors de leurs échanges, les élèves y font parfois réfé-
rence: «Tu te rappelles quand on a réfléchi ensemble
à…» Ces élèves sont rompus au dialogue philo, et plu-
sieurs dialogues philo interâges ont été menés au long
de l’année, en plus de ceux faits chaque semaine dans
la classe dès 6P-7P-8P.
Un eet sur le climat scolaire
Les enseignants de cette école pratiquant le dialogue
philo relèvent que la réflexion commune a un impact
sur le climat, tant dans le groupe classe qu’au sein de
l’école. «L’enfant devient conscient de lui-même en
relation avec les autres», écrit Michel Sassevile. Les
enfants sont les premiers surpris de ne plus penser en
fonction du «je», mais en fonction du «nous», du col-
lectif de la classe.
Les enseignants observent la confiance suscitée par ces
échanges qui exigent l’écoute de l’autre. Il s’agit d’une
construction collective de la réflexion qui contribue à la
cohésion de classe. Ce bien vivre ensemble partagé par
toute l’école amène parfois une solution aux situations
conflictuelles rencontrées. •
Pour en savoir plus: La philosophie pour enfants à l’école, selon Matthew
Lipman: http://philoenfant.
Michel Sasseville (dir). La pratique de la philosophie avec les enfants. Les
Presses de l’Université de Laval, 2000.
1 Cet article a été publié dans les Cahiers pédagogiques, 2015, sept-oct., no.
523, pp. 36-37.