Le langage comme habitus chez Husserl

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Le langage comme habitus chez Husserl
Mémoire
Michel Rhéaume
Maîtrise en philosophie
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
© Michel Rhéaume, 2013
Résumé
La question qui nous intéresse est celle de savoir si et comment le langage peut avoir une influence
sur la manière dont le monde se « donne » à une conscience. La phénoménologie développée par
Husserl au début de son œuvre permet d‘expliquer comment le langage est employé pour fixer et
articuler la manière dont une conscience intentionnelle s‘ouvre au monde et se rapporte à lui. Par
contre, Husserl ne se donne pas encore les moyens de penser l‘importance de l‘ancrage historique
des langues réelles, c‘est-à-dire leur caractère irréductiblement situé, facticiel. Nous soutiendrons
qu‘il est possible d‘élaborer, à partir des œuvres tardives de Husserl, un concept de langage comme
« habitus », qui permettra de comprendre la manière dont le langage évolue, se modifie et se
transmet au sein d‘une tradition. La maîtrise parfaite et la transparence du langage apparaîtront au
bout du compte comme des idéaux, possibles seulement pour une conscience radicalement autoresponsable.
iii
iv
Table des matières
RÉSUMÉ
III
TABLE DES MATIÈRES
V
REMERCIEMENTS
VII
INTRODUCTION
1
I - LA NATURE DU LANGAGE DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE STATIQUE HUSSERLIENNE 10
1. La question du langage dans le contexte des Recherches logiques
1.1 La fondation d’une science rigoureuse
1.2 Le langage et la signification idéale
1.3 La conscience intentionnelle et sa « structure » universelle
2. De l’expression à la signification
2.1 Le phénomène du langage au sens propre
2.1.1 Signe, indice, expression
2.1.2 L’expression
2.2 Rapports au langage qui sont dérivés en regard du langage au sens propre
2.2.1 « La » signification de l’expression
2.2.2 Exclusion de la « fonction de manifestation »
2.2.3 L’énoncé, la proposition, le jugement
2.3 Le caractère accessoire des signes
3. Les fondements a priori du langage
3.1 L’armature idéale de toute langue
3.2 Le discours sensé
3.2.1 Le langage comme articulation d’un rapport conscience-monde déterminé
3.2.2 Le domaine de la pensée
3.2.3 La connaissance « complète »
3.3 La signification générale du langage et les actes concrets du « connaître »
3.4 Langage, pensée et donation du monde
4. Les actes langagiers – le « nommer » et le « juger »
4.1 Les actes langagiers comme actes « objectivants »
4.2 Le nommer : entre déictique et jugement
4.3 Le juger – dire quelque chose de quelque chose
5. Le problème du langage et la phénoménologie statique
5.1 Langage et sens du monde
5.2 La phénoménologie « statique »
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II - VERS UN CONCEPT DU LANGAGE COMME HABITUS CHEZ HUSSERL
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6. Critique de la phénoménologie statique et de la conception du langage qui s’y rattache
6.1 Le problème du rôle de la sensation et le problème de l’objet singulier
6.2 Le problème de la transparence du langage
6.3 Le problème du caractère accessoire du signe : l’historicité des langues
6.4 Le problème de l’origine des significations
7. Premiers pas vers une phénoménologie génétique du langage
7.1 – Introduction de l’intentionnalité au niveau de la sensation
7.1.1. – La synthèse de fusion dans les Recherches logiques
7.2 – Le jugement prédicatif et l’« ex-plicitation »
7.3 – La sédimentation
7.4 – L’habitus et l’horizon
7.5 – Le jugement comme agir
8. Langage et chair
8.1 L’aporie du rapport entre la sensation et le sens conceptuel
8.1.1 La sensation et les kinesthèses
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8.1.2 Les protentions comme « nœud » entre les différents habitus
8.1.3 Anticipation et affects
8.2 La « motivation »
8.3 L’origine des significations
8.3.1 Les conditions de possibilité générales du nommer
8.3.2 Origine du contenu lexical
8.3.3 Évolution des significations
9. Langage et facticité
9.1 Pensée et signe langagier
9.2 L’horizon du langage
9.2.1 Expressivité du corps d’autrui dans les Idées II
9.2.2 L’horizon de co-humanité
9.3 Tradition et histoire
9.3.1 Monde, langage et historicité
9.3.2 La tradition et le danger de la passivité
9.3.3 Réactivation, élucidation et responsabilité
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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Remerciements
Je tiens à remercier ma directrice Sophie-Jan Arrien, qui m‘a laissé m‘attaquer à un sujet difficile
qui me passionnait, et qui m‘a accordé une aide et des conseils précieux. Ce travail a aussi été
grandement facilité par le support du C.R.S.H. Je remercie ma famille pour ses encouragements et
son soutien indéfectible, et enfin merci à Joëlle qui a gracieusement révisé mon texte avec un souci
du détail admirable.
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« Ne voyez-vous pas que le véritable but du
novlangue est de restreindre les limites de la
pensée? À la fin, nous rendrons littéralement
impossible le crime par la pensée car il n‘y
aura plus de mots pour l‘exprimer. »
George Orwell, 1984
Introduction
Si l‘héritage philosophique d‘Edmund Husserl est considérable, c‘est peut-être, aujourd‘hui, plutôt
parce qu‘il est le père de la phénoménologie qu‘à cause de la pérennité du contenu de ses théories.
Husserl semble se rattacher, notamment par son travail de logicien, à une conception surannée de la
science, à une idée de la science comme « édifice » théorique définitif et universel – idée qui a été
mise à mal par une foule de courants philosophiques contemporains, et d‘abord par le courant
herméneutique auquel se rattache son principal disciple, Martin Heidegger. La philosophie comme
science rigoureuse – comme discours théorique qu‘on parviendrait un jour à « achever » et dont les
acquis seraient définitifs – cet idéal que poursuivait Husserl est bel et bien révolu.
La prise en compte du devenir historique de l‘homme et de sa facticité1 n‘est pourtant pas un thème
philosophique absent des écrits husserliens : ce n‘est qu‘un thème tardif. La Crise des sciences
européennes (1934-37) et son célèbre appendice L’origine de la géométrie attaquent de front la
question de l‘histoire, et de l‘inscription de tout projet philosophique et scientifique dans une telle
histoire. Husserl croyait être en mesure, par la phénoménologie qu‘il élaborait, de nous aider à saisir
la véritable nature de notre facticité. La phénoménologie aurait à nous dire en quel « sens » notre
être est historique. Elle serait donc toujours nécessairement un terrain préalable à une recherche
1
Par « facticité » (et l‘adjectif « facticiel(le) »), il faut entendre le fait d‘être historiquement situé, enraciné
dans une place déterminée au sein de l‘histoire. Ce fait d‘être situé a longtemps été perçu comme une tare,
quelque chose dont on doit malheureusement partir et dont il faut en quelque sorte s‘affranchir. L‘idéal
scientifique était en effet considéré comme celui n‘appartenant à « aucun » point de vue, à l‘objectivité entière
et totale. Ce qui est facticiel, en effet, aurait pu ne pas être : c‘est d‘ailleurs ce qui en fait de prime abord
quelque chose d‘opposé à l‘universalité et à la nécessité que la science rigoureuse cherche à atteindre. Dans
son sens plus péjoratif, le terme « facticiel » connote surtout l‘idée de « contingent ». Le courant
herméneutique, et la phénoménologie qui prend en compte ses remises en question (comme celle de
Heidegger) a permis d‘ébranler ce préjugé défavorable à l‘égard de la facticité, en montrant ce qu‘elle a de
positif et d‘indépassable.
1
concernant nos origines, à tout travail interprétatif de nous-mêmes en tant que porteurs d‘un projet
historique.
Tous ne s‘entendront pas quant à l‘importance et au poids des transformations qu‘ont subies les
idées husserliennes au cours de sa vie. L‘une des hypothèses de départ du présent travail est celle
voulant que le dernier Husserl2 ait fourni des réflexions qui permettent de dépasser et transformer
d‘une manière fondamentale l‘héritage des Recherches logiques (1900-01) et des Idées I (1913)3,
ces dernières représentant en quelque sorte le point culminant de l‘« idéalisme » husserlien4.
Certains thèmes importants qui l‘ont occupé, comme la passivité, la chair, l‘intersubjectivité, la
tradition, la culture, ainsi que l‘histoire, font qu‘il est possible, selon nous, de remettre en question
les positions idéalistes du premier Husserl à partir de sa propre œuvre.
Le présent travail porte sur la conception husserlienne du langage. Celle-ci a été largement
critiquée, en premier lieu pour le peu de cas qu‘elle faisait de la facticité et de la contingence des
langues réelles : le langage semble, aux yeux de Husserl, parfaitement traductible et entièrement
transparent. Il apparaît, du moins jusqu‘aux Idées, comme l‘auxiliaire d‘une activité qui n‘y a
recours que par défaut – un auxiliaire qui peut, en droit, s‘effacer complètement devant ce qui est
dit, le signifié. En second lieu, Husserl avance dans les Idées que le fait de s‘exprimer et penser à
l‘aide du langage n’apporte rien de neuf à l‘expérience dite « anté-prédicative » : il fait ainsi de
l‘expression une « couche » qui ne fait que refléter fidèlement l‘expérience qui aurait lieu si l‘on ne
2
Impossible de délimiter précisément la « période » en question. Je me référerai par -là à tous les travaux de
Husserl (ouvrages et manuscrits) qui commencent à intégrer les recherches portant sur la passivité (De la
synthèse passive - 1918-1926), sur l‘intersubjectivité (Sur l’intersubjectivité - 1905-1920), sur la chair,
l‘habitus, la culture, la tradition, ainsi que l‘histoire. Ce sont là des thèmes qui permettent, selon nous, de
renverser l‘idéal d‘une science « achevable ». Sont inclues dans les écrits du « dernier Husserl » les œuvres
suivantes : Méditations cartésiennes (1929); Logique formelle et transcendantale (1929); La crise des
sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1934-1937); Expérience et jugement (1939 –
posthume).
3
Surtout en ce qui concerne les Idées I. Les tomes suivants incluent des développements sur l‘habitus, la
notion de personnalité et la culture, qui peuvent être considérés comme un premier pas dans la thématisation
de l‘histoire.
4
À strictement parler, les Recherches logiques peuvent encore être considérées comme « réalistes », surtout
dans la première édition (voir à ce sujet BENOIST, Jocelyn, Intentionalité et langage dans les Recherches
logiques de Husserl, pp. 130-164).
2
« pensait » pas à l‘aide du langage. Cette idée a été, à juste titre selon nous, la cible d‘attaques par
certains commentateurs5.
De fait, ces critiques nous paraissent justifiées si l‘on se fie aux premiers écrits husserliens
(jusqu‘aux Idées I), mais nous défendons la thèse qu‘il est possible d‘élaborer, à partir de certaines
analyses portant sur les thèmes de la chair, de la passivité, de l‘intersubjectivité, de la culture et de
l‘histoire, une autre conception du langage chez Husserl6. La notion de langage comme habitus sera
esquissée, et proposée comme un concept permettant d‘intégrer les différentes transformations dans
l‘œuvre tardive de Husserl. La question, par ailleurs, de savoir si et comment notre capacité à nous
exprimer peut changer la manière dont le monde se donne à la conscience restera en filigrane de ce
travail, comme l‘horizon de notre réflexion. Nous nous y référerons donc comme à notre « question
directrice ».
***
Le langage est pris comme thème explicite de recherche chez Husserl d‘abord et avant tout dans le
cadre d‘études sur la logique. En effet, cette dernière étudie les fondements de la connaissance
théorique, et c‘est là l‘intérêt premier du philosophe. La philosophie qui se veut absolument
scientifique a besoin d‘une logique formelle dont les bases soient éclaircies, pour assurer et mesurer
la validité des énoncés et des raisonnements qui s‘édifient sur elles7. L‘idéal qui guide au départ
Husserl est celui d‘une philosophie qui donnerait accès à ce fondement solide et indubitable sur
5
Cf. par exemple RICHIR, Marc, La crise du sens et la phénoménologie : autour de la Krisis de Husserl;
suivi de Commentaire de L’origine de la géométrie, p. 172 ; ou « Le problème de la logique pure. De Husserl
à une nouvelle position phénoménologique », pp. 500-522 ; POPA, Délia, « La phénoménalisation et son
expression. Vers l‘origine phénoménologique du langage », Meaning and Language : Phenomenological
Perspectives, pp. 237-256 ; MAYZAUD, Yves, JEAN, Gregori, « Introduction », Le langage et ses
phénomènes, pp. 7-10.
6
Nous nous inspirons fortement, à ce titre, de Merleau-Ponty qui affirme dans « Sur la phénoménologie du
langage » (1951), Éloge de la philosophie et autres essais, p. 73, que, en ce qui concerne le langage, « Le
contraste est frappant [chez Husserl] entre certains textes anciens et récents. »
7
Le domaine de la logique est celui des lois a priori auxquelles se plie la pensée. La science logique, comme
la section 3 permettra de le montrer, est une science descriptive de ces lois, qui a pour but de les mettre en
évidence. Autrement dit, la logique n‘est un préalable à la science que si l‘on souhaite en éclairer les
fondements : la science peut très bien progresser sans qu‘une logique phénoménologique ne soit d‘ores et déjà
développée.
3
lequel on pourrait élever une philosophie rigoureuse. La science mathématique qui fonctionne à
partir d‘axiomes et se construit par raisonnements apodictiques lui sert alors de guide et de modèle.
Cet intérêt particulier pour la logique fait en sorte que « le langage » chez Husserl est surtout étudié
via le jugement de connaissance qui, de son côté, constitue le problème central. Le but est alors de
rendre tout à fait transparent ce qui se produit lorsqu‘on nomme des objets ou lorsqu‘on effectue des
jugements sur eux. Les réflexions sur le signe, l‘indice et l‘expression qu‘on trouve au début des
Recherches logiques sont effectuées en vue de dégager ce que Husserl nomme la « signification
idéale », et de comprendre comment il est possible pour la conscience de saisir celle-ci. C‘est la
« nature » du contenu ou de la signification du discours théorique qui est le centre d‘intérêt, c‘est
cette dernière qui guide toute la réflexion initiale sur le langage.
Ceci étant dit, nous pouvons considérer que la problématique du langage évolue dans l‘œuvre
husserlienne, et que cette évolution peut être envisagée par l‘angle du passage d‘une
phénoménologie statique à une phénoménologie génétique. La première prend comme pôle
directeur les choses qui se donnent à la conscience. La phénoménologie statique analyse la manière
dont la conscience constitue « activement » ses objets, c‘est-à-dire la manière dont elle les « vise »
avec le sens qu‘ils ont. La phénoménologie génétique, pour sa part, s‘attarde à la manière dont un
objet peut émerger au sein de la « passivité », au sein du flux temporel de la conscience qui précède
toute reprise « active » des objets préconstitués.
Dans les deux cas, Husserl affirme de la phénoménologie qu‘elle est la philosophie première, en
tant que son objet est le rapport entre la conscience et le monde. La conscience est toujours
essentiellement en rapport au monde. Elle n‘advient à elle-même que dans ce rapport, de même que
le monde n‘apparaît qu’à une conscience :
…il n‘y a pas d‘être et d‘être-ainsi pour moi (que ce soit en tant que réalité ou en tant que
possibilité) si ce n‘est qu‘en tant que valant pour moi. […] N‘importe quoi qui s‘oppose à moi
en tant qu‘objet existant a reçu pour moi […] tout son sens d‘être de mon intentionnalité
effectuante et il n‘y a pas le moindre aspect de ce sens qui reste soustrait à mon intentionnalité. 8
Dans le cadre de la phénoménologie statique, Husserl utilise un vocabulaire particulier pour décrire
la donation de l‘objet : la conscience le « constitue ». L‘atteinte d‘une unité de signification fixe et
identifiée, celle de l‘objet, est le résultat d‘une performance du pôle subjectif du rapport conscience-
8
4
Logique formelle et logique transcendantale, § 94, pp. 314-315 [207].
monde. La priorité est donnée à l’activité de la conscience, à ce que la conscience accomplit pour
« se » donner ses objets. Le vocabulaire de la première période et surtout des Idées I donne à
l‘idéalisme husserlien un sens particulier, et pousse à se demander pourquoi le monde fait encontre
en se refusant parfois à apparaître tel que la conscience le vise. Par exemple, si la conscience
« constitue » son monde, comment se fait-il que des objets qu‘on croit d‘abord apercevoir se
révèlent après coup être tout autres? Husserl donne l‘exemple d‘un homme qui, dans un musée de
cire, croit apercevoir une femme lui faisant signe, mais qui s‘avère n‘être qu‘un mannequin9. D‘où
vient la possibilité, pour le monde et ses objets, de se refuser à une visée « constituante » comme
celle visant l‘objet comme femme vivante? La possibilité pour l‘expérience de décevoir les attentes,
de même que la nécessité de devoir biffer des croyances qu‘on est soudainement forcé à
reconnaître10 comme invalides, deviennent problématiques dans le cadre d‘une phénoménologie
statique.
Le sens en lequel on doit comprendre la « constitution » du monde évoluera cependant au fil de
l‘œuvre husserlienne. Cette évolution repose, comme nous le soutiendrons, sur l‘introduction de
nouveaux thèmes d‘analyse où la conscience est à la fois active et passive dans son rapport à ce qui
lui fait face. Parmi ces thèmes, mentionnons la chair, l‘intersubjectivité, la culture, la tradition et
l‘histoire.
En bout de ligne, il apparaîtra que la phénoménologie statique représente surtout un point de départ
pour la phénoménologie. Elle s‘intéresse d‘abord à la simple « possibilité » abstraite, pour une
conscience, de se rapporter à quelque chose en général. En revanche, ce qui rend possible qu‘un
objet donné et concret « se forme » pour la conscience, d‘un point de vue génétique, est un
problème laissé en suspens. « La phénoménologie élaborée en premier lieu est simplement statique,
ses descriptions sont analogues à celles de l‘histoire naturelle qui examine les types singuliers et,
tout au plus, les distribue selon un certain ordre systématique. »11
9
Recherche logique V, § 27, p. 250 [442-443].
L‘expression « forcé à » est choisie à dessein : en phénoménologie statique c‘est la « force » du réel, qui lui
permet de surprendre et décevoir les attentes, qui pose problème. Le pôle ego (« sujet ») du rapport
conscience-monde semble devoir être passif à certains égards, et non pas simplement actif. C‘est la
phénoménologie génétique qui s‘attaquera le plus proprement au problème de la passivité.
11
Méditations cartésiennes, § 37, p. 125 [110].
10
5
Le travail de la phénoménologie statique, pour le dire encore autrement, en est un de classification :
ce qui intéresse alors Husserl, ce sont les différentes modalités de rapport aux objets qui se dégagent
dans la structure de la conscience intentionnelle et les différents types d‘objets qui peuvent se
donner. Le domaine idéal qu‘il découvre, à savoir le domaine de la phénoménalité du monde, (et
qu‘on est en mesure, à ses yeux, de reconnaître comme aussi universellement valide que le domaine
mathématique) est alors suffisant, et permet d‘atteindre un absolu auquel les phénoménologues
peuvent se référer pour élaborer leur discours.
Le problème de l‘« origine » ou des conditions de possibilité des objets singuliers est donc laissé en
suspens par la phénoménologie statique. Par exemple, on se contente de constater qu‘on est en
mesure de viser quelque chose comme « un arbre », en tant qu‘objet de perception, matériel et situé
dans l‘espace. La phénoménologie génétique, au lieu de ce simple constat, permettra de demander :
comment la conscience parvient-elle à être en mesure de viser cet « arbre »? Comment une telle
chose que la signification du mot « arbre » peut-elle advenir (quel genre de genèse peut-il convenir
à quelque chose comme la signification)? La capacité de viser activement un objet comme ceci ou
cela doit être expliquée quant à ce qui la rend possible. Les questions de l‘origine et des conditions
de possibilité des objets impliquent d‘élargir le champ des recherches. L‘activité de la conscience,
celle qu‘on peut attribuer à un « pôle » égoïque, est alors de plus en plus considérée comme ce qui
advient en réponse à une passivité qui la précède. C‘est dans cette optique que la phénoménologie
génétique intègre des recherches sur la chair, l‘intersubjectivité, la tradition, la culture et l‘histoire.
Qu‘en est-il, si l‘on tient compte de cette « évolution » dans l‘œuvre husserlienne, du langage? On a
vu qu‘il est d‘abord étudié d‘un point de vue statique, en faisant abstraction de la culture, de
l‘histoire, et en général de tout ce qui relève de la passivité. Le langage, dans de telles
circonstances, semble s‘effacer devant l‘objet dont il est dit quelque chose. Les analyses génétiques,
en revanche, permettront (du moins potentiellement) de considérer la capacité à exprimer quelque
chose, du point de vue de ses conditions de possibilité. C‘est ainsi qu‘on pourra s‘intéresser à la
langue concrète apprise, c‘est-à-dire à l‘habitus développé par une personne à parler, lire et écrire,
et à la manière dont cet habitus influence la teneur de sens du « monde » qui s‘offre à la conscience.
Le vocabulaire d‘une personne, les mots et expressions usuels de sa langue, sont quelque chose
qu‘elle acquiert et partage en commun avec d‘autres, qu‘elle « reçoit » d‘une tradition et
s‘approprie, et qui ont un contenu facticiel de signification. Ces perspectives sur le langage
permettent d‘envisager la possibilité que la pensée, et le langage dans lequel elle se déploie à
chaque fois, soit facticielle.
6
La phénoménologie génétique met en quelque sorte sur un pied d‘égalité l‘activité et la passivité de
la conscience. Elles apparaissent alors comme une condition de possibilité l‘une pour l‘autre.
L‘antécédence du rapport « conscience-monde » lui-même se manifeste : activité et passivité ne
font que se répondre. L‘habitus, en tant que forme passivement acquise résultant d‘une activité, qui
influence en retour les possibles qui s‘ouvrent à l‘ego (et l‘accomplissement de ceux-ci) est un
concept qui s‘inscrit d‘emblée dans la logique du jeu entre l‘activité et la passivité12. En
réinterprétant la question de l‘usage du langage à l‘aune de celle de l‘habitus qu‘il crée, on prend
acte de cette dimension passive qui accompagne toute forme d‘activité de la conscience
intentionnelle qui dit le monde. Le langage étudié comme habitus inclut la dimension de la chair
(comme lieu où pensée et sensation se nouent); de la tradition (ensembles d‘écrits, rituels,
institutions, chants, etc., qui fondent et déterminent le sens des mots dont on dispose); de l‘histoire
(comme tradition reçue que l‘on a à s’approprier); et de l‘intersubjectivité (par le biais de l‘aspect
« culturel » du langage et du monde compris comme essentiellement commun).
La question des objets culturels et de la tradition qu‘ils impliquent est en effet un domaine d‘analyse
qui doit changer le sens de la « maîtrise » de la conscience sur le langage qu‘elle emploie. Cette
maîtrise doit être « gagnée » sur un rapport d‘abord passif à ce qui est dit par d‘autres. Les écrits
comme la Krisis (et plus particulièrement L’origine de la géométrie) font ressortir clairement
comme un idéal (ultimement inatteignable) la possibilité d‘être parfaitement au clair avec son
propre usage de la langue ou avec les « contenus de signification » des sciences. Le problème de
l‘appropriation passive du corpus scientifique et de la tradition philosophique implique directement
une dimension langagière. Il est pertinent, pour saisir la portée de ces problèmes, d‘éclairer la
manière dont l‘usage du langage s‘effectue toujours dans un jeu entre l‘activité et la passivité.
Les thèmes de l‘intersubjectivité ainsi que de l‘historicité vont dans le même sens : « dire » quelque
chose du monde, c‘est toujours le dire à partir d‘un langage commun, qu‘on emploie en commun, et
12
Par exemple, l‘athlète qui, chaque jour, s‘entraîne à tel ou tel mouvement, n‘a aucun contrôle direct sur
l‘habitus qui « se forme » du même coup. Ce qu‘il contrôle à chaque fois, c‘est le mouvement qu‘il effectue.
Il peut « y penser » plus ou moins activement, se concentrer d‘une manière plus ou moins intense sur chacune
des facettes de son mouvement global. Mais chaque mouvement activement accompli laisse un « résidu »,
qu‘on appelle « habitus ». Cet habitus fait que ce type de mouvement deviendra de plus en plus naturel pour
l‘athlète. L‘habitus est une capacité « latente » qui se forme à force de répétition et de pratique. C‘est grâce à
lui qu‘un mouvement qui était compliqué et ardu devient un geste presque machinal. L‘habitus est donc un
« nœud » tout à fait particulier où se lient passivité et activité.
7
qu‘on hérite de ceux qui nous ont précédés. Ainsi, même s‘il est possible en droit de découvrir une
« grammaire pure a priori »13, le contenu de ce qui est dit dépend du sens des mots employés, des
expressions usuelles, des jargons déployés pour mieux cerner nos domaines d‘activité, etc. Ces
dimensions de la vie de la conscience mènent Husserl à reconnaître, dans la Krisis, ce qu‘il nomme
un « horizon de langage ». Reconnaître la possibilité de cerner un tel horizon dépend en quelque
sorte de tout le reste :
L‘humanité est pour chaque homme, pour lequel elle est son horizon-de-nous, une communauté
du pouvoir s‘exprimer dans la réciprocité, la normalité et la pleine intelligibilité. […] Les
hommes (en tant qu‘ils participent d‘une co-humanité), le monde (celui dont ils peuvent parler),
et le langage sont toujours entrelacés et toujours corrélés. 14
C‘est le sens de cette corrélation qu‘il s‘agit d‘éclairer, et c‘est précisément ce que vise
l‘élaboration d‘un concept du langage comme habitus.
Le présent travail débutera par un éclaircissement de la notion de « langage » chez Husserl. Il
importe en premier lieu de comprendre pourquoi le fait de s’exprimer ou d‘accomplir des intentions
de signification peut avoir une influence sur le « sens » des choses qui se présentent à la conscience
au sein de son monde. S‘exprimer apparaîtra au bout du compte comme une activité qui permet de
fixer et articuler les « objets » du monde. Tout en esquissant les grands traits de ce que sa théorie de
la signification a de positif, nous tenterons de montrer comment le point de vue statique de la
phénoménologie initiale pousse Husserl à évacuer la question de la facticité du langage.
Cette première partie sera complétée par une esquisse des critiques les plus importantes qui peuvent
lui être adressées. Sera ensuite présenté un premier « pas » vers la phénoménologie génétique, soit
la prise en compte de la constitution passive au niveau sensible. Nous nous attarderons surtout sur
l‘introduction de « l‘habitude » comme thème pertinent pour la compréhension du langage et de
l’expression comme une espèce d‘agir. Enfin, nous tenterons d‘esquisser dans les grandes lignes, à
titre programmatique la manière dont un concept du langage comme habitus pourrait être élaboré, à
partir de certains thèmes de l‘œuvre husserlienne où l‘on fait droit à la radicale passivité de la
conscience eu égard au monde, à autrui, à la tradition et à l‘histoire. La manière dont les hommes
13
Cf. section 3 du présent travail, où nous présenterons le projet husserlien d‘une grammaire a priori, qui
fonderait en principe toutes les langues réelles et contingentes.
14
Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 408.
8
(qui participent d‘une histoire et d‘une tradition), le monde et le langage sont « corrélés » devrait
ainsi trouver un début d‘éclaircissement.
9
I - La nature du langage dans la phénoménologie statique husserlienne
Comme l‘introduction l‘a indiqué, l‘horizon implicite de notre réflexion est de savoir si et comment
notre capacité à nous exprimer peut changer la manière dont le monde « se donne » à la conscience.
Cette question a de quoi surprendre : le monde n‘est-il pas ce qu‘il est, indépendamment de notre
façon d‘en parler? Le simple fait de poser notre question directrice implique une posture
philosophique bien particulière, celle du phénoménologue. La phénoménologie husserlienne est la
première philosophie à s‘inscrire entièrement dans le rapport entre la conscience et le monde. C‘est
ce rapport qui est premier, « conscience » et « monde » n‘étant à strictement parler ce qu‘ils sont
que dans la rencontre de l‘un avec l‘autre. La phénoménologie s‘extirpe d‘une manière radicale du
« problème » de la manière dont un sujet « fermé » parviendrait à connaître un monde qui lui serait
extérieur, qui serait là-dehors, « en soi », de l’autre côté de la limite d‘une pensée close sur ellemême.
Le « monde », au sens phénoménologique, est toujours essentiellement monde pour une conscience.
Cela n‘implique pas pour autant que le monde soit une « construction » fantaisiste d‘une
subjectivité (comme le rêve). D‘une part, le fait que le monde ne soit monde que pour une
conscience n‘empêche pas qu‘il renferme de l‘inconnu, de l‘étrange, de l‘indicible et du surprenant.
Ce qui apparaît à la conscience, le monde, ne peut être hors d‘atteinte (inconnu, étranger) que pour
quelque chose qui justement l’atteint d‘une certaine manière : la tache d‘ombre a besoin du faisceau
de lumière. D‘autre part, ce qui fait encontre à la conscience au sein du monde se donne à elle
comme ce qu‘il est, en soi. La feuille que j‘ai devant moi m‘apparaît en elle-même, c‘est elle qui se
tient là-devant moi, et non pas une « représentation » qui se trouverait « dans » mon esprit. L‘idée
voulant qu‘un monde puisse être monde, tout en n‘étant pour aucune conscience est un postulat
inutile pour le phénoménologue, pour qui le rapport entre conscience et monde est premier. On doit
donc définir le « monde », en phénoménologie, comme étant l‘horizon ouvert par la conscience
intentionnelle, celui au sein duquel quelque chose peut faire encontre.
Dans un tel contexte, quelle nature doit-on accorder au langage? Le langage est quelque chose dont
on se sert : a-t-il le même mode d‘être, se « donne-t-il » à nous de la même manière que n‘importe
quel outil? Ou encore, le langage et le sens des mots qui le composent peuvent-ils être compris à
partir des dictionnaires et des livres de grammaires? Ces deux points de vue semblent le ramener à
quelque chose de plutôt extérieur : or, en même temps, on peut avoir l‘impression que le langage est
plutôt de l‘ordre d‘une faculté. Le langage, au même titre que l‘imagination ou la volonté, serait
donc plutôt un « pouvoir » de l‘homme. Parler, c‘est quelque chose que l‘homme est en mesure de
« faire », c‘est là une de ses facultés. Nous voyons poindre un problème : la nature du langage n‘est
10
manifestement pas évidente de prime abord, et il faut éclaircir la manière dont on doit le
comprendre, il faut déterminer l‘angle par lequel l‘aborder et le saisir.
Les définitions du dictionnaire et les règles de grammaire sont des outils qui servent à « inscrire »
quelque part, de manière à le rendre objectif, quelque chose qui relève plus originairement de
l‘activité : celle de s‘exprimer, de signifier le monde.15 Les « règles » de grammaire décrivent la
manière dont le parler s‘organise et se structure : elles sont des constructions, des outils qu‘on se
donne pour étudier la façon dont les expressions complexes se structurent (comme actes), la façon
dont cela a lieu lorsqu‘on s‘exprime (sans qu‘on ne se réfère activement, dans l‘acte, à des
« règles » ou qu‘on soit consciemment « guidé » par elles). La même chose vaut pour les définitions
du dictionnaire. Dans un acte concret de signifier quelque chose à l‘aide d‘un mot, le sens du mot
qu‘on emploie n‘est pas problématique. Par exemple, quand je dis : « la feuille sur laquelle j‘écris »,
le sens du mot « feuille » n‘est pas indéterminé comme il peut l‘être dans le dictionnaire. Ce dernier
ne permet que d‘inscrire, toujours approximativement, des manières de signifier les « objets »16 du
monde, qui sont à chaque fois concrètement et effectivement accomplies. Ceci étant dit, tout ce qui
vient d‘être affirmé ne fait pas du langage une faculté au même titre que, par exemple, l‘ouïe ou
l‘imagination. Le caractère public des mots (c‘est quelque chose que le présent travail tentera de
montrer) n‘est pas non plus à négliger. Le langage est quelque chose de tout à fait singulier, qui est
à la fois intime et étranger, qui advient dans le discours solitaire et avec les autres, qui peut être
clair et obscur.
Ce que nous retenons pour l‘instant, c‘est tout au plus un point de départ plausible : étudier le
langage nécessite qu‘on s‘intéresse au phénomène de l‘expression (comme acte). C‘est lorsqu‘on
s‘exprime, lorsqu‘on signifie le monde, que le langage a lieu. C‘est là le « phénomène » à partir
duquel on doit saisir le langage, c‘est ce phénomène qui permettra de comprendre les constructions
abstraites comme les définitions du dictionnaire et les règles de grammaire.
15
La première partie de ce travail devrait permettre de justifier cette affirmation qui n‘est, pour l‘instant, que
présupposée. C‘est là que les analyses de Husserl dans les Recherches logiques, sur lesquelles nous nous
appuierons pour élaborer sa « théorie » du langage, nous permettront d‘arriver.
16
Nous reviendrons plus loin sur la nature des « objets », au sein du rapport conscience-monde (les
objectités).
11
1. La question du langage dans le contexte des Recherches logiques
1.1 La fondation d’une science rigoureuse
Ceci étant dit, Husserl entame plutôt ses réflexions sur le langage dans le cadre d‘une étude sur la
logique, la science qui doit éclaircir les lois qui structurent tout discours scientifique rigoureux. Ces
préoccupations logiques s‘inscrivent dans le contexte de la « querelle du psychologisme » qui
domine l‘actualité philosophique à l‘époque où Husserl rédige les Recherches logiques. Dans le
premier tome des Recherches17, Husserl réfute les prétentions du psychologisme, un courant de
pensée qui considère la psychologie empirique comme la science première. La psychologie, en tant
qu‘elle s‘intéresse à l‘esprit humain, serait selon les tenants de ce courant la science appropriée pour
étudier les concepts, les jugements et les raisonnements : autrement dit, la « logique » elle-même
serait une branche de la psychologie.18
Or, la psychologie est une science empirique qui porte sur des faits contingents et qui ne peut
aboutir, à strictement parler, qu‘à des généralisations approximatives, probables et fondées sur
l‘induction. Ses objets (si tant est qu‘elle s‘intéresse aux concepts, jugements et raisonnements) ont
un statut « réel » : ce sont les « concepts » que forment des personnes réelles; ce sont les jugements
concrets que des gens posent, et les raisonnements qu‘ils effectuent réellement. Les « lois » qu‘on
pourrait tirer de l‘étude de ces concepts, jugements et raisonnements réels n‘auraient, au mieux, que
la valeur de généralisations. À la limite, elles auraient donc la même valeur que les lois de la
physique, qui sont des hypothèses toujours ouvertes à l‘épreuve des faits – mais il s‘agit là d‘une
limite qui ne tient même pas compte de la faillibilité de la pensée humaine. Par exemple, si l‘on
affirmait que des prémisses de telles formes permettent généralement d‘aboutir à une conclusion de
telle forme, on aurait là une loi dont la validité provient de l‘expérience et ne concerne que celle-ci.
Or, une telle conception, selon Husserl, ne rend pas compte de la validité a priori, évidente et
apodictique, des principes et axiomes logiques. L‘évidence des « lois » du raisonnement, par
17
Recherches logiques Tome 1 – Prolégomènes à la logique pure (1ère éd. 1900).
Prolégomènes à la logique pure, p. 56 [51] : « […] le courant qui domine précisément à notre époque tient
une réponse toute prête : les fondements théoriques essentiels [de la logique], dit-on, doivent être cherchés
dans la psychologie ». Husserl réfère, toujours à la même page, pour situer la position contre laquelle il
s‘élève, à J. S. Mill (An examination of Sir William Hamilton’s Philosophy, 5e éd., p. 461) et T. Lipps
(Grundzüge der Logik. 1983, §3).
18
12
exemple, n‘est pas due à l‘expérience qu‘on en a, mais elle vient de la validité intrinsèque des
relations de sens qu‘elles dégagent. De la même façon, les équations mathématiques ne sont pas
valides « parce que tous s‘entendent à leur sujet », mais elles sont reconnues comme valables a
priori, pour tous, nécessairement et de tout temps. Pour prendre un exemple : la vérité de « 2 + 2 =
4 » n‘est pas atteinte par induction, mais découle de la validité absolue de la connexion de sens
exprimée dans l‘énoncé. Cette validité est indubitable, et n‘a rien d‘approximatif ou de vague :
l‘équation est absolument rigoureuse. Le sens de l‘énoncé, dans une proposition logique vraie, ainsi
que sa validité, ont un caractère nécessaire et universel : c‘est pourquoi Husserl parle de « sens
idéal ». L‘idéalité, ici, s‘oppose à la contingence des faits. La psychologie ne peut donc pas, par
l‘étude de son domaine contingent et facticiel, à savoir le psychisme et ses processus, rendre compte
du domaine de la logique.
Si le discours scientifique doit être possible, c‘est-à-dire si les lois logiques qui structurent le
discours rationnel doivent être reconnues comme rigoureusement valables et universelles, il faut
établir le domaine de la logique formelle sur des fondements idéaux. Le but que poursuit Husserl est
celui d‘une philosophie qui donnerait accès à ce fondement idéal et indubitable grâce auquel on
pourrait rendre compte de la possibilité d‘une philosophie véritablement scientifique. La question
devient donc de savoir comment, dans ce contexte, on peut éclaircir le statut « idéal » et
universellement valable des lois et des objets de la logique.
1.2 Le langage et la signification idéale
Comment se fait-il que le principe de non-contradiction soit valable « indépendamment » de nous?
Quel statut doit-on donner à un tel principe, ou à une équation mathématique? Les Recherches
logiques tentent de répondre à ces questions. Nous sommes en mesure d’énoncer des choses dont la
signification apparaît comme valable indépendamment de cette énonciation (qui est un acte
contingent). Lorsqu‘on formule ou qu‘on exprime des concepts, des jugements et des
raisonnements, on accomplit quelque chose qui « dépasse » d‘une certaine manière l‘activité et les
processus psychiques de notre « esprit » contingent et réel. C‘est donc l‘étude de l‘expression qui
est le point de départ pour les Recherches, et qui doit permettre de comprendre comment il est
possible de « viser » ou d‘atteindre un sens idéal (ou une signification idéale).
C‘est ainsi que le « langage » devient le thème de la phénoménologie chez Husserl. La science
dépend de principes logiques valant de manière idéale (universelle, non contingente), et notre accès
premier à ces principes logiques, ce sont les actes de signification dans lesquels nous les énonçons
et les exprimons. Le psychologisme est une erreur d‘interprétation, mais cette erreur part d‘une
« intuition » qui n‘est pas totalement insensée. De fait, lorsque l‘on juge, que l‘on nomme ou que
13
l‘on raisonne, ce sont bel et bien des actes (psychiques) qui sont accomplis. Pourtant, dans le
discours d‘une science, c‘est la signification des énoncés qui importe, et elle seule : c‘est ce qu‘ils
veulent dire qui leur donne leur validité. Un énoncé scientifique, donc, ne doit pas valoir au sein de
la science en tant qu‘acte psychique réellement accompli : c‘est la signification elle-même de
l‘énoncé qui vaut. L‘acte psychique et la signification de l‘énoncé ne sont manifestement pas sans
rapport l‘un avec l‘autre : seulement, les confondre est une erreur de principe qui risque de miner
les fondements de la science.
Le problème auquel s‘intéresse par conséquent Husserl dans la première Recherche est celui de
montrer le lien qu‘il y a entre l‘expression d‘un jugement et la signification idéale de ce jugement.
Éclaircir ce lien revient à expliquer quel statut on peut reconnaître aux énoncés ou aux jugements
qu‘on formule sur le monde, et rendre claire la manière dont on parvient à dire quelque chose
d‘universellement valable. C‘est la raison pour laquelle le langage acquiert une place importante
dans les Recherches logiques : c‘est dans l‘énonciation que se manifeste de prime abord notre
rapport aux significations idéales (c‘est-à-dire, aux contenus de nos concepts idéaux, et aux énoncés
qu‘on peut formuler sur eux). Avant de suivre Husserl dans ces développements, rappelons d‘abord
quelques traits fondamentaux de la « posture phénoménologique », sur laquelle s‘appuie le présent
travail.
1.3 La conscience intentionnelle et sa « structure » universelle
La principale découverte associée à la phénoménologie husserlienne, qui s‘origine de la pensée de
Brentano, est celle de l‘intentionnalité de la conscience19 : la conscience est toujours conscience de
quelque chose. C‘est la première avancée qui permet de dépasser l‘attitude « naturaliste » (dont le
psychologisme peut être considéré comme une conséquence), qui privilégie l‘étude des phénomènes
objectifs, observables de l‘extérieur et ultimement mesurables (c‘est d‘ailleurs par-là que cette
attitude prétend être scientifique). D‘un point de vue naturaliste, ou plus généralement positiviste, la
conscience est comprise comme un phénomène réel parmi d‘autres. Elle a le statut d‘un ensemble
d‘événements singuliers se produisant dans la réalité : un flux de processus psychiques. Puisqu‘en
« observant » quelqu‘un de manière objective, on n‘a jamais accès à ce qu’il pense, ou à son activité
19
Brentano différencie les phénomènes physiques des phénomènes psychiques. Ces derniers ont en propre
« l‘inexistence intentionnelle », c‘est-à-dire « la relation à un contenu, la direction vers un objet ».
[BRENTANO, Franz, Psychologie du point de vue empirique, p. 101 [124-125]].
14
de penser comme telle, le naturaliste se voit forcé de la postuler comme étant « intérieure » au sujet
qu‘il observe. Il en fait ainsi un domaine supposément clos, dans lequel seraient produites de
manière causale des « représentations » qui, étant « dans » la conscience, ne sont accessibles qu‘à
celui qui les possède et les vit « de l‘intérieur ». Le rapport entre le sujet et l‘objet, dans une telle
conception, devient très problématique, parce qu‘on cherche à comprendre le lien réel (entendre :
causal) entre les deux entités (celui qui connaît, et le connu). On cherche à comprendre la manière
dont l‘objet « extérieur » est « représenté » au sein de la conscience, comprise comme close sur
elle-même. Le problème surgit de savoir : 1. ce qui provoque ou cause cette représentation (la
manière dont l‘objet peut « affecter » le sujet); 2. comment la représentation (intérieure) peut
s’ajuster ou se conformer à un objet auquel elle ne peut essentiellement pas avoir accès.
Le phénoménologue voit une telle position comme étant intenable, et fondamentalement erronée. La
conscience, loin d‘apparaître (pour celui qui veut la décrire fidèlement) comme un domaine clos sur
lui-même, est bien plutôt une « ouverture » à ce qu‘elle n‘est pas. Ce rapport à autre chose qu‘ellemême lui est essentiel et fondamental20 : tout acte de la conscience ne peut être qu‘en tant que
« rapport à » quelque chose21. Ainsi, je peux bien distinguer entre « mon regard sur tel objet » et
« l‘objet vu par ce regard » : il reste que ni l‘un ni l‘autre ne peut advenir ou se montrer « hors »
d‘un tel rapport. Il n‘y a donc pas lieu de parler, pour la conscience intentionnelle, de réalité
« extérieure » à laquelle elle n‘aurait pas accès. Elle est par essence tournée vers ce qu‘elle n‘est
pas : son objet est (et se donne nécessairement comme) quelque chose d‘autre qu‘elle-même. Mais
puisqu‘on sort radicalement de la position naturaliste, il faut noter que les « objets » du monde ne se
limitent pas à ce qui est « tangible », physiquement présent et corporel. On parlera pour cette raison,
au lieu d‘objets, d’objectités. On désigne par-là tout ce qui peut devenir « objectif », c‘est-à-dire
tout ce qui peut se donner à la conscience, en personne. Les « objets » au sens courant font
évidemment partie des objectités : la chaise, la tasse et la table peuvent être rendus présents. Mais
peuvent aussi être donnés des « états de choses » : par exemple, je peux « voir » que la tasse est
20
L‘expression « en rapport à autre chose » résume si fondamentalement l‘essence de la conscience que
négliger ce « trait », c‘est passer complètement à côté d‘elle. « La conscience » du naturaliste, comme
domaine intérieur clos sur lui-même n‘est rien de plus qu‘une construction abstraite, un objet théorique
construit à partir de présupposés erronés, et dont il faut se départir si l‘on veut réellement étudier la
conscience.
21
La conscience peut certes se rapporter à ses propres actes, mais même dans un tel cas, un rapport à… ou
une ouverture à… quelque chose a lieu.
15
dans sa soucoupe. Ce « fait », cet état de choses, peut être donné lui aussi en chair et en os. Le
terme « d‘objectité » englobe donc des « objets » dont le mode d‘être est différent de celui des
simples choses concrètes. Entrent encore dans la classe des « objectités » toutes les situations dans
lesquelles on se trouve, toutes les relations entre des choses, etc.
La phénoménologie des Recherches logiques se donne pour tâche de décrire le fonctionnement de la
conscience, essentiellement ouverte au monde et à ce qui lui fait encontre en son sein. La
phénoménologie doit saisir la manière dont les objectités de différents genres apparaissent, ou se
donnent à la conscience. Husserl parle également de la manière dont la conscience « constitue »22
ses objectités. L‘intérêt est de dégager un savoir valant a priori. Il s‘agit de mettre en évidence les
possibilités de la conscience comme telle, en tant que conscience, et non les performances, valant
comme événements singuliers réels et contingents, des individus facticiels et existant réellement.
Pour le dire autrement, en phénoménologie, chaque acte réel étudié a une valeur exemplaire. C‘est
ce dont il est l’exemple, l‘acte réitérable, qui possède une « identité » et une « unité », qui peut avoir
une valeur scientifique pour le phénoménologue. Prenons un exemple. Si Husserl étudie l‘acte
intentionnel consistant à signifier quelque chose (comme « 2 + 2 = 4 »), il s‘intéresse plutôt à la
possibilité que toute conscience a de viser intentionnellement une signification (« l‘acte » en luimême) qu‘à tel ou tel acte de visée réellement effectué. Même lorsque la manière de parler de la
conscience peut porter à confusion, il est important de garder une telle distinction en tête. La
phénoménologie husserlienne est tout entière vouée à dégager les structures universelles de la
conscience : ce qu‘on en dit doit valoir pour toute conscience, de tout temps, et a priori.
Husserl estime donc que « le langage n‘a pas seulement des fondements physiologiques,
psychologiques et historico-culturels, mais aussi ses fondements aprioriques »23. Ce sont ces
derniers qu‘il cherche à dégager à l‘époque des Recherches logiques. Dans le cadre d‘une
phénoménologie statique, qui prend comme pôle directeur les objets que la conscience est en
mesure de viser (et qui délaisse les conditions de possibilité génétiques de ces visées), les
22
L‘expression apparaît déjà dans les Recherches logiques (Cf. Recherche logique I, § 14, p. 57 [51]) et
acquiert un sens de plus en plus « actif » jusqu‘aux Idées (Cf. Idées I, § 91, p. 318 [190] ; Idées II, § 50, p.
265 [188]).
23
Recherche logique IV, § 14, p. 134 [338].
16
fondements a priori sont séparables de toute considération historique24. Il n‘est ainsi pas question
d‘établir la genèse ou l‘archéologie du sens idéal, ni d‘envisager une signification idéale comme
participant d‘une histoire ou y étant soumise. Husserl considère, pour prendre le problème sous un
autre angle, que le sens idéal qui trouve son expression dans une langue n‘est pas lui-même entaché
par la facticité de cette langue (comme, par exemple, par le lexique de celle-ci ou des personnes qui
la parlent). Le présent travail tentera de montrer les limites et problèmes soulevés par un tel point de
vue, et indiquera une voie possible pour les dépasser à partir des derniers écrits de Husserl.25
24
Les premières études phénoménologiques que nous nommons « statiques » excluent volontairement la
dimension temporelle (donc toute « genèse » du sens), pour se concentrer sur la manière dont la conscience
peut accéder à des concepts universels et atemporels comme ceux des mathématiques : « Au niveau de
considération auquel nous nous limitons jusqu‘à nouvel ordre [nous sommes dispensés] de descendre dans les
profondeurs obscures de l‘ultime conscience qui constitue toute temporalité du vécu […] », Idées I, § 85, p.
288 [171].
25
De façon générale, bien que la phénoménologie des Recherches logiques soulève de nombreux problèmes,
les premières distinctions qu‘y fait Husserl par rapport au langage méritent d‘être explorées et resteront
généralement valables par la suite. Il est possible et peut-être même nécessaire, en ce sens, de montrer les
lacunes d‘une phénoménologie statique, pour amorcer la transition vers une phénoménologie génétique, sans
rejeter en bloc l‘entièreté de ses acquis.
17
2. De l’expression à la signification
Le problème qu‘a pris en vue Husserl, et qui le mène à étudier le langage, est celui de l‘idéalité de
la signification des énoncés scientifiques. Comme nous l‘avons annoncé, de manière anticipative,
au début de cette première partie, c‘est dans le fait de s’exprimer (concrètement) qu‘a lieu le
langage. Et pourtant, chaque acte concret semble se dépasser lui-même et pouvoir être l‘objet d‘un
discours descriptif qui soit scientifique26. Les actes concrets du signifier peuvent être l‘objet d‘une
science parce qu‘ils ont une valeur exemplaire : ils sont réitérables. En tant que tels, ils ont une
certaine « idéalité » : ils possèdent une unité et une identité, et cette identité ne dépend pas en
principe d‘une quelconque occurrence contingente et réelle. Ce qui est réitérable est possible,
indépendamment du « fait » de son accomplissement réel. Le titre de cette section, « de l‘expression
à la signification », indique que nous tenterons, en suivant Husserl, d‘y expliciter le passage ou le
lien qu‘il importe de comprendre entre les occurrences réelles où le langage a proprement lieu et sa
forme idéalisée (dans « la signification » du discours). Suivre Husserl dans ce questionnement nous
permettra d‘éclaircir la nature du langage, de comprendre comment la signification et la constitution
du monde sont corrélées, et de voir comment se pose le problème de l‘historicité de la signification
dans la phénoménologie statique.
Il n‘est en rien évident d‘expliquer comment des êtres contingents parviennent, en s‘exprimant à
propos d‘objets quelconques, à énoncer des « vérités » qui valent universellement et idéalement.
Pour être au clair avec cette possibilité, Husserl doit d‘abord (2.1) élucider le phénomène
proprement dit de l‘expression, afin d‘acquérir une connaissance distincte de ce que l‘on accomplit,
précisément, lorsqu‘on s‘exprime. Cette première caractérisation positive de l‘expression permet
ensuite (2.2) d‘exclure certains domaines du langage comme étant dérivés ou secondaires par
rapport à l‘expression au sens propre. Dans cette optique, nous examinerons (2.2.1) pourquoi il est
possible de parler de « la » signification du discours; (2.2.2) pourquoi le rôle communicatif n‘est pas
le rôle essentiel du langage; (2.2.3) pourquoi seule l‘expression activement accomplie peut être
considérée comme expression au sens propre. Ces développements permettront, enfin, de voir
comment Husserl croit pouvoir (2.3) exclure, comme non-problématique, le fait de la contingence et
de la facticité du contenu de signification des langues réelles.
26
Rappelons qu‘on accepte généralement l‘idée voulant qu‘il n‘y ait pas de science du contingent comme tel :
seul ce qui vaut « en général » peut intéresser la science, qui cherche à établir des principes universels.
18
2.1 Le phénomène du langage au sens propre
2.1.1 Signe, indice, expression
Le point de départ de Husserl dans ses recherches est le fait qu‘un énoncé « exprime » sa
signification : c‘est donc la notion d‘expression qu‘il faut comprendre pour saisir la manière dont la
conscience intentionnelle « atteint » une signification idéale. Husserl commence ainsi la 1ère
Recherche en démêlant le concept d‘expression par rapport à deux notions qu‘il considère comme
étant voisines : le signe et l‘indice. Accompagner Husserl dans ces distinctions nous permettra de
comprendre plus clairement ce qu‘il entend par l‘expression, concept-clé de sa théorie du langage.
Signe (Zeichen)
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Expression (Ausdruck)
Fig. 1 : Signe, indice et expression
Toute expression est un signe. Pourtant, tout signe n‘est pas nécessairement une expression. Husserl
note qu‘un « indice » peut aussi être considéré comme un signe de quelque chose. Il faut donc non
seulement déterminer ce qu‘est, essentiellement, un signe en général, mais aussi ce qui caractérise
spécifiquement l‘expression par rapport à d‘autres types de signes comme l‘indice.
Lorsqu‘un signe est perçu, il renvoie à autre chose que lui-même. C‘est cette propriété qui est
commune à l‘indice et à l‘expression, par-delà le contexte strictement langagier. L‘indice est un
objet ou un état de chose qui entraîne « la conviction ou la présomption de l’existence »27 de
quelque chose d‘autre. La perception d‘un indice entraîne celui qui le perçoit à croire à l‘existence
d‘une autre chose : par exemple, le fait de voir de la fumée pousse à croire à l‘existence d‘un feu.
Pourtant, l‘indice en lui-même n‘a pas pour raison d’être de renvoyer à autre chose. La fumée ne
sert pas intrinsèquement à indiquer un feu, elle est quelque chose en elle-même hors de cette
fonction. La conviction ou la présomption d‘existence qu‘un indice entraîne est, en ce sens, quelque
chose d‘accidentel.
27
Recherche logique I, § 2, p. 29 [25].
19
2.1.2 L’expression
Par contraste, une expression est un signe qui veut essentiellement dire quelque chose : à sa nature
même appartient le fait de renvoyer à une signification. Dans les Recherches logiques, Husserl
s‘intéresse avant tout, lorsqu‘il étudie les « expressions », au discours sous toutes ses formes :
« […] tout discours et toute partie de discours, ainsi que tout signe essentiellement du même genre,
est une expression, sans qu‘il importe ici que le discours soit réellement prononcé, donc qu‘il soit
ou non adressé à une personne quelconque dans une intention de communication »28. Tout ce qui se
produit
concrètement
quand
quelqu‘un parle
n‘entre
pas
dans
ce concept
restreint
d‘ « expression » : la rougeur soudaine de mon interlocuteur n‘exprime pas (au sens strict) sa gêne,
mais la manifeste. L‘expression, ici, requiert l‘intention expresse d‘exposer une pensée.29 Le signe
expressif « suggère » (ou enjoint) d‘accomplir la pensée qu‘il exprime30. Ce n‘est qu‘en vertu de
cette relation que le signe est expressif.
Pour une conscience intentionnelle, se rapporter à une expression comme telle, c‘est la comprendre,
et comprendre une expression, ce n‘est rien d‘autre qu‘accomplir « l‘opération actuelle de
signifier »31. Pour le dire autrement, c‘est « animer »32 le complexe phonique ou l‘écriture, et saisir
28
Recherche logique I, § 5, p. 35 [30].
Recherche logique I, § 5, p. 36 [31].
30
Il faut comprendre le fait « d‘accomplir une pensée », ici, comme le fait de se rapporter selon un certain
sens à une objectité; ou encore : de se rapporter à quelque chose comme quelque chose.
31
Recherche logique I, § 23, p. 85 [74], en note de bas de page.
32
L‘emploi d‘un vocabulaire évoquant l‘âme (« animer », « animation ») est récurrente chez Husserl pour
illustrer la manière dont une conscience se rapporte aux signes expressifs (à la parole sonore et à l‘écriture).
Cette image se fonde sur le caractère matériel de ces signes, qui en fait des objets réels qui, à certains égards,
sont similaires à tout corps rencontré dans la nature.
On peut comparer la compréhension soudaine d‘une expression qui n‘avait pas d‘abord été reconnue comme
telle (par exemple, d‘une série de mots écrits d‘abord perçue comme un ensemble de traces sans signification)
à « l’animation » de cette série de traits par une pensée.
C‘est ainsi qu‘ « animer » un mot veut tout simplement dire le comprendre (quand on l‘entend ou le lit) ou
l’employer pour dire quelque chose (quand on le dit ou l‘écrit). Dans les deux cas, le verbe « animer »
désigne l‘activité de la conscience qui est nécessaire pour que le mot en tant qu’objet physique (sonore ou
écrit) devienne expression d‘un sens ou d‘une pensée.
Le verbe « animer » est donc employé pour souligner que : 1/ comprendre un signe, ce n‘est pas seulement le
percevoir; 2/ émettre une série de sons n‘équivaut pas à parler; 3/ tracer des lignes sur un papier ne revient pas
à écrire. L‘activité qui apparaît comme un « surplus » par rapport à ces actions « matérielles » (percevoir par
les sens, émettre des sons, tracer) est donc parfois désignée par des termes qui renvoient à la présence d‘une
29
20
le sens de ce qui est dit ou écrit. Par exemple, quand je vois sur un papier la série de mots
« l‘éléphant est un mammifère », je saisis cette série de mots comme l‘expression qu‘elle est, pour
autant que je saisisse ce qu’elle veut dire (bedeutet) : quand je comprends que l‘éléphant est un
mammifère. Si le sens des mots m‘est étranger33, je peux bien supposer qu‘il s‘agit-là d‘une
expression, que la série de mots veut dire quelque chose, mais je ne peux pas le vérifier, parce que
cela me demanderait d‘accomplir d‘une certaine manière la visée intentionnelle en cause.
L‘expression rend donc manifeste ce que Husserl appelle les « actes conférant la signification
[bedeutungverleihenden Akte] ou intentions de signification [Bedeutungsintentionen] »34. Ces actes
consistent à accomplir le rapport déterminé à une objectité35 que l‘expression suggère d‘accomplir.
Dire par exemple : « la boule est rouge », ce n‘est pas d‘abord ou essentiellement émettre une série
de sons : c‘est plutôt, via le langage, se placer (en tant que conscience) dans un rapport déterminé
avec l‘objet en question, c‘est viser intentionnellement la boule comme rouge.
D‘un point de vue purement descriptif, donc, le mot en tant que chose physique perçue ne change
pas. Mais pendant « que ce qui […] constitue le phénomène de l‘objet [la chose telle qu‘elle est
perçue] demeure inchangé, le caractère intentionnel du vécu se modifie. »36 La conscience animant
le mot vise à travers lui un objet, celui dont le mot parle.
« âme » qui vient « habiter » ces choses physiques. Il s‘agit d‘une métaphore qui vise à rendre compte de
l‘expérience concrète de notre rapport aux expressions.
33
Par exemple, si je n‘ai pas appris à lire, ou que je ne comprends pas la langue dans laquelle l‘expression est
écrite.
34
Recherche logique I, § 9, p. 43-44 [38].
35
Husserl parle d‘ « objectité » et non d‘objet à cause de la connotation « physique » que le mot « objet »
possède (la boule, l‘encrier, le cube rouge sont des objets physiques, tangibles et bien délimités dans
l‘espace). Quand il s‘agit de la référence d‘une expression (donc d‘une « objectité »), il peut s‘agir aussi d‘
« états-de-choses, de caractéristiques, de formes réelles (reale) ou catégoriales dépendantes, etc. » (Recherche
logique I, § 9, p. 44 [38], en note de bas de page). Par exemple, il est possible de « voir » que l‘encrier est sur
la feuille : il s‘agit là d‘un état de choses, et non d‘un simple objet comme la boule. Il m‘est également
possible de voir que A est plus grand que B, et de me rapporter à cet état de choses par le langage (c.-à-d. de
signifier cet état de choses). Pour prendre encore un autre exemple, quelque chose comme une « situation »
peut également être signifié (le fait que je sois en route vers l‘université; que je travaille avec d‘autres à
quelque chose, etc.). Pour autant qu‘une expression le vise, un tel état de chose est « objectivé »; sans être un
objet au sens classique du terme. C‘est pourquoi le terme « d‘objectité » est employé. Par la suite, donc, si
l‘on parle de la référence d‘une expression au sens large, il faut comprendre que ce qui est objectivé peut être
de nature plus complexe qu‘un objet physique comme une boule.
36
Recherche logique I, § 10, p. 47 [41].
21
[Nous pouvons distinguer,] d‘une part, le phénomène physique où l‘expression se constitue
selon son aspect physique, et, d‘autre part, les actes qui lui donnent la signification, et,
éventuellement, sa plénitude intuitive, et où se constitue sa référence à une objectité exprimée. 37
Les considérations précédentes permettent déjà d‘apporter certaines précisions à ce qu‘on doit
comprendre par « langage ». Le « langage » à proprement parler a lieu dans les actes de
signification ou intentions de signification. Les « mots » écrits sur le papier, les sons produits par un
magnétophone, ne sont pas en eux-mêmes l‘essentiel du langage. Ils ne sont langagiers que parce
qu‘ils peuvent être animés par une conscience intentionnelle et permettre la visée d‘une objectité.
Les traces physiques que sont le son ou le mot écrit sont quelque chose par quoi la conscience
effectue un « détour ». La conscience qui les vise passe en quelque sorte à travers eux et effectue
ainsi un « acte » entièrement nouveau. Cet acte consiste à se placer dans un rapport déterminé à la
chose dont il est parlé. Le langage est donc intrinsèquement lié au « rapport intentionnel » entre
conscience et monde. Il est ce par quoi la conscience module, oriente et fixe son rapport aux choses.
Mais cela n‘équivaut-il pas à dire que « signifier », pour la conscience, c‘est « fabriquer » un monde
de toutes pièces? Si le rapport entre conscience et monde est premier, et que le langage permet
d’articuler ce rapport, le langage n‘est-il pas « tout puissant »? Il n‘en est évidemment rien : le
langage permet d‘articuler la visée de l‘objet, et ne présume en rien de la donation de celui-ci. La
donation d‘un objet, Husserl l‘appelle le « remplissement intuitif » (intuitiv Erfüllung) de la
« visée » (gemeint) (ou plus simplement : l‘« intuition » (Anschauung)).
Dans le mode d‘énoncer et de signifier, est dit et visé tout ce qui n‘est peut-être nullement
actualisé sur le mode du remplissement intuitif proprement dit. La « pensée » est alors une
pensée « simplement symbolique » ou « inauthentique ».38
Husserl parle d‘une éventuelle « plénitude intuitive » parce que le rapport à l‘objet que l‘expression
vise n‘implique pas en lui-même sa réalisation. Avant le remplissement, on parlera de
« simple visée » de signification, ou encore de la « pensée »39 pure et simple. Dans le second cas, on
parlera de la donation de la chose telle qu‘elle est visée, ou d‘intuition.
Pour reprendre l‘exemple utilisé plus haut, lorsqu‘on nous affirme que « la boule est rouge » sans
qu‘on soit en mesure de la voir (sans que la boule ne nous soit donnée à voir comme rouge), on
37
Recherche logique I, § 9, p. 43 [37].
Recherche logique II, § 10, p. 154 [131].
39
Recherche logique VI, § 53, p. 201 [166] ; Recherche logique VI, § 66, p. 241[201].
38
22
effectue une « simple visée ». On se rapporte d‘une certaine manière, en quelque sorte « à vide », de
manière anticipative, à la boule comme étant rouge, mais cette visée ne reçoit aucune confirmation
originaire. On « pense » sans plus qu‘elle est rouge. Mais lorsqu‘un « remplissement » de la visée
de signification se produit, on parle d‘intuition. L‘objet se donne effectivement à la conscience tel
qu’il était visé, il apparaît en chair et en os. La donation de l‘objet vient alors confirmer la simple
visée (dans notre exemple, on constate que la boule est bel et bien rouge)40. Ce qui vaut, ici, d‘un
objet sensible et tangible, vaut également d‘objectités plus complexes comme les états de choses. Je
peux penser sans plus « que » ma feuille est sur la table, et je peux également voir « que » c‘est le
cas, que ma feuille est bel et bien sur la table.41
En ce qui concerne le langage (dont l‘usage actif se révèle équivalent au fait de penser telle ou telle
chose), le remplissement des visées de signification est quelque chose qui peut ou non avoir lieu.
S‘exprimer nécessite simplement qu‘on ait une expression qui « fonctionne », c‘est-à-dire qui
signifie quelque chose. Certaines expressions ne peuvent d‘ailleurs essentiellement jamais être
« remplies » : les expressions contradictoires, absurdes ou impossibles entrent dans une telle
catégorie. Par exemple, lorsqu‘on pense à un « cercle carré », on signifie bien une objectité (on vise
quelque chose sur un mode anticipatif déterminé), mais le sens d‘une telle expression ne peut pas, a
priori, trouver confirmation dans une intuition quelconque42.
La nécessité d‘un « vouloir dire » pour qu‘un ensemble de signes soit expressif43 rend manifeste
l’activité de la conscience intentionnelle. Il faut qu‘une conscience se rapporte aux signes pour
qu‘ils puissent fonctionner comme tels :
40
Le « remplissement » de la visée de signification admet plusieurs degrés de perfection. La donation entière
et totale d‘une chose n‘est souvent rien de plus qu‘un « idéal », un point de visée inatteignable, et n‘est pas
nécessaire pour fonder une relative évidence. C‘est le cas, par exemple, de tout objet physique perçu, qui ne
peut se donner que par « esquisses » (Abschattungen), c‘est-à-dire qui ne peut que présenter l‘un ou l‘autre de
ses aspects à nos sens à la fois (pour la vue, des faces de l‘objet sont toujours absentes à un instant donné).
41
Nous pouvons aussi penser à des exemples plus complexes, comme lorsque l‘on dit : « sur ce point, nous
sommes d‘accord », et que cet état de fait est effectivement donné aux auditeurs. Il ne s‘agit là de rien de
« tangible », mais l‘objectité peut quand même être donnée.
42
Recherche logique II, § 19, p. 77 [67].
43
Dans les Recherches logiques, une « expression » n‘est une expression que lorsqu‘elle est animée d‘une
intention de signification. L‘étude de l‘expression se ramène à celle de l‘usage volontaire du langage en vue
d‘exprimer une pensée (après tout, c‘est le discours apophantique qui est thématisé).
23
[…] signs are not simple public things like rocks or trees; besides being material things, they
involve the presence of mind, they involve and therefore reflect the activity that lets them be
signs. By starting with signs, Husserl begins his philosophy in the most felicitous way possible,
with something that is a material entity but is also saturated with the presence of thinking.44
Autrement dit, le signe fait apparaître en retour la visée intentionnelle qui l‘anime, et permet à
Husserl d‘en étudier la structure. Le langage, dans sa manifestation dans le monde (à titre
d‘ensemble organisés de signes, les mots) ne s‘impose pas normalement comme objet, mais pointe
toujours déjà au-delà de lui-même vers ce qu‘il signifie : il résiste donc en quelque sorte au point de
vue « naturaliste » puisque son mode d‘être implique d‘une certaine manière l‘intentionnalité. Le
naturaliste n‘a pas accès, en tant que naturaliste, au mode d‘être, dégagé ici, du signe (et n‘a par
conséquent pas réellement accès au langage) : seule la prise en compte de la visée intentionnelle, et
donc de l‘ouverture de la conscience au monde, permet d‘expliquer sa nature. Les « mots »
(audibles, écrits) ne peuvent nous renvoyer au langage qu‘en autant que celui-ci a lieu dans la visée
intentionnelle d‘une conscience.
Le phénomène langagier s‘avère donc tout à fait remarquable : la conscience « vise » le mot, mais
elle va au-delà de celui-ci en tant qu‘objet physique lorsqu‘elle en comprend la signification. Elle
passe « à travers » le mot pour investir sa signification, et « penser » ce qui est dit. Le signe
Afin d‘être tout à fait clair par rapport au sens des termes, on peut néanmoins remarquer que par la suite,
Husserl élargit l‘extension du concept d‘ « expression » (Ausdruck) pour englober tout ce qui manifeste une
vie intentionnelle quelconque. Dans Expérience et jugement, par exemple, toute trace d‘une activité
intentionnelle, de même que tout corps organisé qui « manifeste » une conscience intentionnelle, peut être
conçu comme l‘expression d‘un « sens ». Le sens ne peut, dans ce cas, être restreint à la signification
langagière.
Pourquoi élargir ainsi l‘extension du concept? Ce que Husserl fait ressortir, c‘est la différence entre ce qui
relève à proprement parler du corporel – le réel matériel, qui peut être perçu par les sens – et ce qui relève du
spirituel – ce qui doit son existence et son sens d‘être à une « intention » (trouvant son origine dans une
certaine forme de conscience). Husserl souligne ce faisant la spécificité de certains phénomènes, comme la
compréhension du sens d‘un outil, qui éveille le « souvenir » des hommes qui l‘ont fabriqué dans un certain
but (ou pour qui il doit être déterminé); comme également l‘expressivité (même confuse) qu‘a pour nous un
corps organique animal.
On doit préciser que cette extension du concept dépasse largement ce qui appartient à la logique apophantique
ou au domaine des énoncés signifiants. Or, ce sont ces domaines que Husserl tente de définir clairement dans
les Recherches logiques, et il ne considère pas encore l‘expression comme englobant toute manifestation
d‘une « spiritualité ». C‘est surtout, donc, dans les Recherches logiques qu‘une étude de l‘expression est une
voie privilégiée pour comprendre l’usage volontaire du langage pour exprimer quelque chose (à propos du
monde, au sens large).
44
SOKOLOWSKI, Robert, Semiotics in Husserl’s Logical investigations, p. 171.
24
interagit avec la capacité de la conscience à « se diriger » vers quelque chose, et détourne la visée
qui le prend d‘abord comme objet vers le signifié. « La conscience, pour ainsi dire, prend ses
distances par rapport à l‘actualité immédiate »45, c‘est-à-dire par rapport au signe comme objet
physique concret qui est perçu. Cette capacité à prendre une distance par rapport à ce qui se donne
immédiatement est ce qui fonde (entre autres choses) la capacité de signifier, de se placer dans un
rapport déterminé à un objet qui n‘est pas immédiatement « là » au sens où il nous affecterait
directement par les sens, mais qui est là parce qu‘on vise « quelque chose comme quelque chose ».
« [La distanciation] rend possible le fait que l‘être-image et l‘être-signe ne soient pas des prédicats
réels des objets. S‘il n‘y avait pas de distanciation, la conscience serait toujours renvoyée aux
prédicats réels des choses. »46
Ceci étant dit, nous n‘avons fait que les premiers pas dans notre élaboration de la théorie
husserlienne du langage. Nous avons vu que les actes intentionnels sont le « nœud », le lieu où le
langage a proprement lieu (ou encore : le phénomène à partir duquel il importe en premier lieu de
saisir la nature du langage). Nous appellerons dorénavant le phénomène du langage au sens propre
ces intentions de signification que Husserl dégage comme le nœud de l‘affaire. Il reste maintenant à
rendre compte des autres manières possibles d‘envisager le langage : ce n‘est qu‘ainsi qu‘on saura
si l‘on possède une conception du langage qui éclaire en retour les pré-compréhensions habituelles
qu‘on en a.
Le langage, composé d‘expressions, a de fait un statut ambigu (mais riche) dans la phénoménologie.
Il peut tour à tour être traité comme « objectif » (les expressions entendues, lues, etc., en tant
qu‘objets du monde), comme « outil » (la pensée s‘exprime dans le langage, dans le nom et le
jugement), et comme « médium » (comprendre un nom ou un jugement me permet de me rapporter
à l‘objet ou l‘état de chose signifié), comme « faculté » (d‘un étant parmi d‘autres, l‘humain), et
45
ULLMANN, Tamás, La genèse du sens. Signification et expérience dans la phénoménologie génétique de
Husserl, p. 50.
46
ULLMANN, Tamás, La genèse du sens. Signification et expérience dans la phénoménologie génétique de
Husserl, p. 53. Dans la citation, Ullmann parle de l‘être-image, parce que le même phénomène doit se
produire pour qu‘on reconnaisse, par exemple, un portrait. Ce qui est donné dans la perception est reconnu
comme représentant quelque chose d‘autre : l‘être-image d‘un portrait, ce qui fait de lui un portrait, implique
lui aussi la présence de la conscience intentionnelle. Nous reviendrons à la section 8 sur le thème de la
« distanciation » esquissé ici.
25
ainsi de suite. Les rapports possibles de la conscience à tout ce qui touche au langage sont multiples
et variés.
2.2 Rapports au langage qui sont dérivés en regard du langage au sens propre
2.2.1 « La » signification de l’expression
Comment comprendre ce qu‘est « une signification »? Parler de « la » signification d‘une
expression donne, en effet, l‘impression qu‘on parle d‘une entité, dont le statut ontologique resterait
par ailleurs incertain. La question de savoir « où » se situe « la signification » de nos énoncés, par
exemple, a-t-elle le moindre sens? Retombe-t-on, chaque fois qu‘on parle de « la signification »
d‘un énoncé mathématique, dans un platonisme primaire?
Les développements qui précèdent auront permis de comprendre qu‘on doit saisir « la
signification », aux yeux de Husserl, à partir de l‘activité du signifier, celle qu‘on vient précisément
de décrire comme animant l‘expression, le langage au sens propre : les intentions de signification.
« Avec Husserl, la signification n‘est définitivement plus une chose, et ce n‘est que secondairement,
à titre ‗fondé‘, qu‘elle peut être un objet. Il est acquis définitivement que le signifier est une
activité. »47 Le signe et la signification ne sont pas deux entités mystérieusement liées : la
signification est « un acte et une modalité propre de rapport à l‘objet, qui est donc indissociable du
fait d‘un exprimer »48.
[Le] rapport entre le signe et le signifié n‘est ni réel (c‘est-à-dire matériellement déterminé par
l‘un des éléments: l‘être-signe n‘est pas un prédicat réel), ni réductible à une genèse
psychologique, il ne peut [donc] être qu‘idéal. Ce rapport idéal entre le signe et le signifié,
c’est la signification.49
La signification réside dans cette visée, elle est la détermination particulière d’un rapport au
monde. Pour autant qu‘un tel rapport soit réitérable (ou que son accomplissement puisse être
considéré comme exemplaire), il possède une « unité », une « identité ». Chaque acte concret de
signifier, envisagé comme exemplaire, se tient donc « au-delà » de lui-même.
47
BENOIST, Jocelyn, Intentionalité et langage dans les Recherches logiques de Husserl, p. 41.
BENOIST, Jocelyn, Intentionalité et langage dans les Recherches logiques de Husserl, p. 45.
49
ULLMANN, Tamás, La genèse du sens. Signification et expérience dans la phénoménologie génétique de
Husserl, p. 52.
48
26
La signification est certes le sens de l‘intention (significative). Mais l‘unité de ce sens, en tant
qu‘unité idéale […], se tient au-delà de l‘effectivité des différents actes signifiants qui la
mettent en jeu.50
[…] là où nous vivons dans [la compréhension du mot], il exprime, et exprime toujours la
même chose, qu‘il soit adressé à quelqu‘un ou non.51
L‘unité et l‘identité de l‘intention de signification, de cet acte concret en tant qu‘on l‘envisage
comme réitérable et exemplaire, est son idéalité. C‘est ainsi qu‘on en vient à parler de la
signification (une et la même) d‘une expression.
Reprenons le tout à partir d‘un exemple. Lorsqu‘une personne s‘exprime en disant « la boule est
rouge », la phrase ne « signifie » pas « sa pensée » (au sens d‘une activité cérébrale ou psychique),
ou sa « représentation » de la boule (une sorte d‘« image mentale » qu‘elle posséderait de la boule).
La phrase, comme expression, enjoint à la conscience d‘investir une « visée intentionnelle » de la
boule comme rouge. La phrase (comme chose physique) est ce par quoi la conscience passe pour
accomplir une intention de signification. Cette visée elle-même possède une unité, en tant que
rapport déterminé (« en tant que rouge ») à un objet du monde (« la boule »). La « pensée se
cherche et se trouve à travers son objet: c‘est d‘emblée, ou originairement, que la pensée est rapport
d‘ouverture à l‘objet, donc que la signification a une référence objective. »52 Pour autant que cette
visée soit comprise comme réitérable, elle peut être vue comme exemplaire. Ce qui peut se répéter
tel quel possède à la fois unité et identité : c‘est ce qui permet d‘en faire quelque chose d‘« un »,
identique à soi : un objet idéal. Cet « objet » (si l‘on donne à ce mot un sens suffisamment large,
comme ce à quoi on peut se rapporter), est « idéal », en ce sens qu‘il peut être « atteint » (réitéré)
comme le même à n‘importe quel moment, et n‘importe où. Il se met à valoir indépendamment de
la personne concrète qui l‘a effectué. Pour autant qu‘un acte de signifier est vu comme exemplaire
de la visée qu‘il est, il peut devenir objet idéal, et être considéré comme indépendant de tout
ancrage facticiel. C‘est en ce sens qu‘on peut dire qu‘il « se tient au-delà de l‘effectivité » de l‘acte
où il a lieu.
Maintenant que le statut de la signification idéale (« appartenant » en un certain sens au langage) est
éclairci, il importe de clarifier un point que nous avions volontairement laissé dans l‘ombre.
50
BENOIST, Jocelyn, Entre acte et sens, p. 24.
Recherche logique I, § 8, p. 40 [35]. Nous soulignons.
52
RICHIR, Marc, « Le problème de la logique pure. De Husserl à une nouvelle position phénoménologique »,
p. 506.
51
27
Pourquoi, dans la mesure où Husserl élabore une conception du langage, n‘a-t-on pas encore parlé
de « communication »? A-t-on fait du langage, depuis le départ et sans s‘en rendre compte, quelque
chose de « solipsiste », alors que le langage sert bien plutôt manifestement à communiquer les uns
avec les autres? Et si ce n‘est pas le cas, si la conception du langage développée jusqu‘ici permet de
rendre compte, mais à neuf, de la possibilité de quelque chose comme la « communication », de
quelle manière doit-on comprendre cette dernière?
2.2.2 Exclusion de la « fonction de manifestation »
La première raison qu‘a Husserl d‘exclure le rôle communicatif du langage est qu‘il implique un
danger d‘équivoque. Husserl remarque de fait, lorsqu‘il s‘agit de comprendre comment l‘expression
peut fonder un savoir indubitable et universel, qu‘il y a un danger qu‘il est impératif d‘éviter. Si
l‘expression comme acte de signifier est (par définition) toujours porteuse d‘une signification, cela
ne l‘empêche pas de pouvoir jouer en même temps le rôle d‘indice, pour autant que cet acte soit
public. Husserl relève en effet qu‘un discours, en tant qu‘il s‘effectue en présence d‘autres
personnes, implique une certaine duplicité de fonction qui menace d‘entacher d‘équivoque les
expressions du langage : l‘expression y est toujours accompagnée d‘une fonction de manifestation
(kundgebende Funktion)53. Une expression, dans un cadre communicatif, est toujours en même
temps la manifestation d‘une pensée (au sens psychique), tout dépendant de la manière dont un
auditeur se rapporte à l‘expression. Essayons, à l‘aide d‘un exemple, de comprendre plus clairement
ce que Husserl cherche à exclure, dans sa caractérisation de l‘essentiel du langage.
Lorsque quelqu‘un dit : « cette boîte est lourde », sa phrase peut d‘abord être vue comme un indice
permettant de croire et supposer que cette personne accomplit l‘énoncé. Cette personne doit penser
que cette boîte est lourde. Un auditeur qui vise intentionnellement l‘expression sous ce mode en
ferait un « indice », au lieu d‘une expression à strictement parler. Il ne prendrait plus la phrase
simplement en tant qu‘elle signifie quelque chose, mais en tant qu‘elle révèle ou indique un état de
fait supposé ou possible (la pensée réelle du locuteur). La série de mots prononcée est ainsi
« dénaturée » : l‘auditeur, dans sa manière de la viser, la prend d‘une manière particulière, qui en
fait un indice et non plus une expression54. Or, ce qu‘un indice indique est par essence équivoque :
on ne peut que supposer ce à quoi un indice renvoie, tandis que l‘expression veut dire ce qu‘elle dit.
53
54
Recherche logique I, § 7, p. 38 [33]
Cf. ci-haut, Section 2.1.1.
28
Le rapport de l‘indice à l‘indiqué n‘est pas le même que celui entre l‘expression et sa signification.
Expression et signification ne sont pas séparables; indice (phrase) et indiqué (pensée du locuteur) le
sont55.
L‘auditeur qui perçoit les sons émis peut, en revanche, les voir comme une invitation à accomplir,
lui aussi, le sens de l‘énoncé.56 C‘est-à-dire que lorsqu‘il entend la personne affirmer que la boîte
est lourde, il peut penser sans plus que la boîte est lourde : le fait que la personne pense ou non ce
qu‘elle dit ne nous intéresse alors pas du tout. C‘est ce qui se produit le plus souvent, lorsqu‘on
écoute « sans plus », spontanément, ce que les gens disent, et qu‘on se rapporte directement et sans
en douter à ce qu‘ils expriment. On accomplit avec eux l‘intention de signification, on comprend
spontanément le contenu de sens de ce qu‘ils affirment. C‘est dans une telle situation que
l‘expression fonctionne, au sens le plus propre, comme expression.
Mais la première éventualité subsiste toujours, et c‘est là que réside la duplicité de fonction. La
fonction « première » (naturelle et spontanée) de l‘expression est celle de la compréhension : les
mots enjoignent d‘accomplir la signification de l‘énoncé, c‘est-à-dire de se rapporter à la boîte en
tant que lourde. Mais le fait qu‘une personne énonce cela manifeste en même temps qu‘elle
considère que la boîte est lourde : « L‘auditeur perçoit que le sujet parlant extériorise certains vécus
psychiques, et, dans cette mesure, il perçoit aussi ces vécus […] »57. C‘est là une fonction
« secondaire » et dérivée. L‘expression d‘une connaissance est donc toujours en même temps
l’indice ou l’indication de l‘acte psychique (réel) que la personne qui parle accomplit.
Or, Husserl voit dans cette fonction indicative un danger d‘équivoque. En effet, on a vu que le lien
entre l‘indice et ce dont il est l‘indice est accidentel, et concerne des réalités contingentes : prendre
une expression comme l‘indice de ce que quelqu‘un pense est sans doute habituel et normal, mais il
s‘agit d‘une inférence qui a toujours un caractère hypothétique (puisqu‘elle concerne un fait), et
d‘une présomption d‘existence. On peut toujours spéculer dans une certaine mesure sur les pensées
55
Sans faire intervenir dans tous les enjeux qui se rattachent à cette question, on peut voir que la possibilité de
percevoir un mensonge ou de l‘ironie, par exemple, tient à cette distinction. Supposer que quelqu‘un ment
revient à traiter l‘expression comme un indice (plus ou moins trompeur) de quelque chose qu‘il pense, et qui
diffère de la signification propre de l‘expression.
56
SOKOLOWSKI, Robert, Presence and Absence: A Philosophical Investigation of Language and Being, p.
100.
57
Recherche logique I, § 7, p. 39 [34].
29
(réelles) que cache un discours donné. En revanche, ce que signifient les mots employés par la
personne qui énonce un jugement est déterminé (pour elle) au moment où elle les emploie, pour
autant qu‘elle les emploie de façon rigoureuse. Rappelons, en effet, que Husserl cherche à
comprendre la possibilité de la logique, et non à faire valoir tous les subterfuges rendus possibles
par le langage. Si l‘on juge de quelque chose (et, éventuellement, si l‘on prend même la peine de réeffectuer le même jugement pour s‘assurer de voir que le jugement que l‘on pose est bel et bien
valable), on sera en mesure de voir que l’acte de signification possède une unité et une identité.
C‘est, pour ainsi dire, la visée de signification elle-même qui nous intéresse : pas l‘acte psychique
d‘une personne réelle.
Ainsi donc, la communication, pour autant qu‘elle s‘effectue au sens premier (pour autant que
l‘auditeur se rapporte dans le même sens que le locuteur à ce dont il est parlé), advient comme si
chacun, de son côté et pour soi, effectuait le même rapport à la chose. Le rapport intentionnel
signifié par une expression est d‘emblée quelque chose que quelqu‘un d‘autre peut accomplir. Le
fait de « transmettre » ou « communiquer » cette intention de signification n‘est pas essentiel si l‘on
s‘intéresse à ce en quoi elle consiste. La transmission d‘une intention de signification réussit là où
elle s‘efface entièrement, en tant que communication ostensible dans le monde public, devant le
signifié. C‘est pourquoi, en un sens, Husserl prend tout à fait en compte, bien qu‘indirectement, la
nature intersubjective du langage, et ce même quand il fait de la communication quelque chose
d‘inessentiel en regard de sa nature. Viser en commun une objectité de la même manière est
toujours possible, c‘est même là une possibilité inhérente au langage : mais dans la mesure où le
sens déterminé de l’expression risque d‘être perdu, mal compris ou mal interprété par l‘autre, il est
préférable de chercher l‘essence du langage dans le discours solitaire.
En effet, Husserl, qui veut déterminer les conditions de possibilité d‘un discours scientifique
rationnel tout à fait univoque, et qui identifie le risque d‘équivocité inhérent aux actes publics de
communication, se tourne vers le discours solitaire58. Son but est d‘exclure quelque chose qui n‘est
pas essentiel en regard du signifier lui-même, et qui à la limite entache d‘imprécision le discours
expressif. Dans le discours solitaire, l‘expression n‘a plus sa fonction de manifestation
58
« C‘est dans un langage sans communication, dans un discours monologué, dans la voix absolument basse
de la "vie solitaire de l‘âme" (im einsamen Seelenleben) qu‘il faut traquer la pureté inentamée de
l‘expression » [DERRIDA, Jacques, La voix et le phénomène, p. 22].
30
(accidentelle), mais conserve sa fonction première de compréhension et d‘articulation de la pensée.
Autrement dit, quand nous-mêmes nous exprimons quelque chose, nous ne prenons pas ce que nous
disons comme un indice de ce qu‘on pense, mais on emploie le langage afin de penser59 (on vit dans
la compréhension du sens des mots). C‘est pourquoi le discours solitaire peut être considéré comme
une forme « épurée » d‘expression, où seules la formulation et l‘articulation de la pensée entrent en
jeu. C‘est ce type de discours qui pourrait, donc, fonder une science réellement rigoureuse.
Encore une fois, il importe de remarquer que la communication n‘est pas du fait même exclue de la
conception du langage ainsi ébauchée : les actes de signification, en tant qu‘ils sont à chaque fois
envisagés comme exemplaires, impliquent de manière intrinsèque la possibilité que plus d‘une
conscience les effectue. On a déjà vu que l‘acte effectif se dépassait lui-même vers l‘identité et
l‘unité du rapport en lequel il consiste. La possibilité de se rapporter en commun et de la même
manière à quelque chose est tout à fait présente dans la « théorie » husserlienne du langage.
Paradoxalement, Husserl gagne la possibilité d‘un tel « rapport en commun à » une chose à partir
du discours solitaire.60
2.2.3 L’énoncé, la proposition, le jugement
Le discours solitaire est privilégié par Husserl, parce qu‘en lui le danger d‘équivoque de
l‘expression accomplie est pour ainsi dire absent. Employer un mot par soi-même suppose, par
59
La question de savoir si, aux yeux de Husserl, le détour par le langage est nécessaire sera abordée plus loin.
Il ne s‘agit pas ici d‘affirmer que la position de Husserl n‘a rien de problématique. En effet, le rapport à
l‘expression que privilégie Husserl, celui qui a lieu dans le discours solitaire, est un cas « idéal » et presque
limite. Cela ressortira, par exemple, lorsqu‘on abordera le rapport à la tradition. Se « rapporter à des
expressions » et « en comprendre le sens » sont des activités qui sont problématiques lorsqu‘on a affaire à des
énoncés plus ou moins étrangers (parce qu‘on ne les a pas soi-même écrits ou pensés, parce qu‘on est plus ou
moins « au clair » avec le sens des mots qu‘on emploie, ou parce que le sens même des énoncés est rendu
difficile d‘accès pour cause d‘éloignement temporel ou culturel). C‘est pourquoi la manière de se rapporter à
des expressions deviendra importante : un rapport plus passif aux énoncés nous fait courir le risque de la
fausseté, de la confusion, de l‘obscurité, etc., tandis qu‘un rapport actif aux énoncés permet d‘assurer la
vérité, la clarté et la distinction du contenu de sens véhiculé. Mais la question reste de savoir jusqu’à quel
point nous sommes au clair avec la signification des mots que nous-mêmes employons. Heidegger, par
exemple, considère que nous ne savons la plupart du temps pas clairement ce que les mots que nous
employons signifient, parce que nous sommes coupés de la racine (l‘expérience originaire) qui leur donne
leur sens.
60
31
exemple, qu‘on soit conscient du sens qu‘on lui attribue (même si, par hasard, on se trompait)61.
Ainsi, le langage solitaire apparaît comme le langage « univoque » par excellence. Mais il s‘agit
peut-être là d‘une apparence trompeuse. De fait, Husserl, dès les Recherches logiques, établit une
distinction entre un rapport passif aux expressions et une manière active de signifier.62 Il s‘agit là
d‘un point tout à fait crucial, dont la portée n‘a peut-être pas été entièrement saisie dès le départ par
Husserl, et que nous tenterons de mettre en relief à partir d‘une distinction entre énoncé, proposition
et jugement.
La section précédente a permis d‘exclure la fonction de manifestation (qui prend sa source dans le
fait de considérer l‘expression comme l‘indice d‘une pensée réelle et contingente) et d‘envisager
l‘expression uniquement du point de vue de son sens, de ce qu’elle dit. L‘expression devient
considérée comme porteuse d‘un sens, d‘une signification qui lui est propre, et ce sens est lié à
l‘expression d‘une manière nécessaire. La signification exprimée, qui est « toujours la même », est
le rapport à une objectité dans lequel la conscience se place lorsque l‘expression est comprise. Plus
précisément, l‘expression est une expression, n‘advient comme telle, que pour autant que la
conscience s’ouvre à l’objectité selon le rapport en question. Cependant, même en vivant dans la
compréhension de ce qui est dit, c‘est-à-dire en se rapportant de la manière déterminée par
l‘expression à la chose dont il est question, plusieurs possibilités restent ouvertes. De ces différentes
possibilités, on peut tirer une distinction entre énoncé, proposition et jugement, qui permettra de
comprendre la différence entre un rapport passif et un rapport actif au langage. Le but, ici, est
d‘identifier des modifications d‘ordre intentionnel pouvant survenir lorsqu‘on comprend une
phrase, et non de préciser le lexique employé par Husserl. Les appellations « énoncé »,
« proposition » et « jugement » nous serviront à distinguer les différents rapports intentionnels dans
lesquels la conscience peut se placer, face à une expression.
61
Si l‘on emploie de manière erronée le mot « puéril » pour signifier autre chose que « enfantin », il
n‘empêche que l‘intention de signification n‘est pas équivoque pour soi-même. Une personne avec qui l‘on
discute peut nous reprendre en se rendant compte de notre erreur, mais l‘intention de signification elle-même
était, pour la personne qui parle, univoque.
62
Husserl se penche sur cette question surtout dans l‘optique où il cherche à garantir la « rigueur » et la
validité des énoncés. Il s‘intéresse donc dans un premier temps au rapport passif comme à quelque chose qui
menace ou entrave un rapport actif au langage : mais ce dernier est toujours, à ses yeux, possible en principe.
32
Quand vient le temps de nommer une phrase de la forme « S est p », les termes « énoncé »,
« proposition » et « jugement » peuvent tous être considérés comme valables63. Il est néanmoins
possible, en tentant d‘assigner à chaque mot un sens distinct, de faire ressortir des différences
significatives dans la manière de se rapporter au sens de ce qui est dit. Reprenons un exemple
employé plus haut. En entendant dire « la boîte est lourde », et en comprenant le sens des mots, on
peut accepter sans plus le fait que la boîte est lourde (ce qu‘on considérera comme « l‘énoncé »).
Mais on peut aussi considérer la phrase comme une proposition, c‘est-à-dire suspendre notre
assentiment à ce qui est dit, et prendre l‘énoncé comme proposant64 que « la boîte est lourde ». On
vit alors dans la compréhension des mots, mais on ne juge pas avec le locuteur que cela est bel et
bien le cas, que la boîte est effectivement lourde. Ici, il ne s‘agit pas d‘un effet de la fonction de
manifestation de l‘expression, parce qu‘on ne s‘intéresse pas à la « pensée » réelle du locuteur, mais
bien au sens de ce qui est dit, ou plutôt à l‘objet tel qu‘il est visé par l‘énoncé.
Autrement dit, retirer son « premier assentiment » (un assentiment naturel, spontané, presque passif,
à l‘énoncé) pour faire de l‘énoncé une « simple proposition » n‘équivaut pas à cesser de vivre dans
la compréhension de l‘énoncé. Il s‘agit d‘un « retrait » moins important : l‘expression veut encore
dire quelque chose, la compréhension a lieu, mais on n‘y donne plus l‘assentiment. Une telle
différence dans la façon de se rapporter au discours apparaît clairement, par exemple, selon qu‘on
écoute une personne digne de confiance, ou à l‘inverse un ami reconnu pour exagérer.
Lorsqu‘une personne digne de confiance s‘exprime au sujet d‘un objet, d‘un événement, ou d‘un
état de choses, on adhère spontanément à ce qu‘elle décrit ou au récit qu‘elle fait. L‘intérêt du
destinataire se porte naturellement vers la chose dont le locuteur parle et vers ce qu‘il en dit, et il
l’accepte sans plus. Pour le dire autrement, le locuteur exprime sa pensée par rapport à quelque
chose (il vise cet objet comme ceci ou cela, il pense que S est p, etc.) et l‘auditeur se place à son
tour dans le même rapport aux objets ou aux événements dont il est question. Il accepte
spontanément, dans un « premier assentiment », ce que le locuteur affirme :
63
Étant donné ce qui précède, il faut garder en tête le fait que ces noms désignent d‘abord et avant tout des
actions de la conscience qui, en tant que réitérables et identifiables, ont une unité qui leur permet d‘être
nommées.
64
Le verbe « proposer » est employé, ici, dans le sens de « présenter quelque chose à l‘examen de quelqu‘un
(sans l‘imposer) » C.N.R.T.L., http://www.cnrtl.fr/definition/proposer, consulté le 12 juin 2012.
33
[…] quand nous effectuons normalement un acte d‘expression comme tel, nous ne vivons pas
dans les actes qui constituent l‘expression en tant qu‘objet physique; notre « intérêt »
n‘appartient pas à cet objet, nous vivons au contraire dans les actes signifiants, nous sommes
exclusivement tournés vers l‘objet qui apparaît en eux, c‘est cet objet que nous avons en vue,
c‘est lui que nous visons en prenant ce mot dans son sens particulier, son sens fort.65
À l‘inverse, si le locuteur n‘est pas reconnu comme digne de confiance, le destinataire a tendance à
retirer ce premier assentiment qu‘il accorde aux descriptions ou aux récits. Le destinataire se tourne
encore « de la même manière » vers l‘objet dont il est question, mais n’investit pas de la même
façon la visée qu’il accomplit. Il en comprend le sens, mais il prend la description et le récit comme
propositions : il est possible que les jugements qui lui sont suggérés soient valables ou que le récit
qu‘on lui fait soit véridique, mais il n‘en sait rien. Il vise la chose dont il est question sans s‘investir
jusqu‘au bout dans cette visée. Cette attitude peut être considérée comme un retrait du premier
assentiment naturel et spontané.66 Pour résumer, associons au premier assentiment spontané le
terme « énoncé », et au rapport modifié, résultant du retrait de ce premier assentiment, « la
proposition ».
En distinguant l‘énoncé de la proposition, on a en fait séparé deux rapports intentionnels possibles
lorsque la compréhension de la phrase a lieu (on n‘a pas distingué deux « entités » absolument
distinctes, l‘énoncé d‘une part et le jugement de l‘autre) : le premier serait celui de la simple
réception passive de l‘énoncé, qui consiste à « accepter simplement la communication d‘une
idée »67; le second serait celui où l‘on considère l‘énoncé comme étant une « simple proposition » :
on accomplit la même « pensée », mais avec du recul, comme si on habitait une pensée qui n‘est pas
nôtre, ou que l‘on n‘a pas encore faite nôtre.
Un troisième rapport peut s‘établir, au même titre que les deux précédents : celui où l‘on donne son
assentiment à l‘énoncé après examen et réflexion. Un « jugement » proprement dit serait celui dont
on se rend responsable, ce qui exige une prise en charge active du sens de l‘énoncé.
65
Recherche logique V, § 19, p. 214 [408-409].
SOKOLOWSKI, Robert, Presence and Absence: A Philosophical Investigation of Language and Being p.
102 : ―[the person sceptical about a proposition] carries out the articulation but annuls assent: this means that
[the person doubting the proposition] follows the signal in "is" but also, explicitly, looks at "is" as a signal.
Paul [who believed what he heard] just followed the signal, Jonathan [who was sceptical] also makes it
thematic as a signal.‖
67
Recherche logique V, § 29, p. 256 [447].
66
34
Nous approfondissons, en réfléchissant, ce que l‘autre veut dire; ce qui nous a été d‘abord
simplement proposé ne doit pas demeurer en suspens, nous le mettons en question, nous visons
à une décision. Et c‘est alors qu‘intervient la décision, l‘assentiment approbatif lui-même, dès
lors nous jugeons nous-mêmes, et en accord avec l‘autre.68
Les « énoncés » d‘une science doivent être mis à l‘épreuve, et non simplement acceptés bêtement, si
l‘on souhaite fournir à la science des bases solides. Mais ces considérations font en même temps
ressortir un « danger » qui est inhérent au langage lui-même (au langage au sens propre). La lecture
passive, le fait de « parler » sans vraiment réfléchir, le fait de reprendre sans question des formules
toutes faites, etc. : ce genre de phénomène n‘a rien d‘accidentel mais est essentiellement lié à la
nature des expressions. Le rapport passif à ce qui est dit est pour ainsi dire la possibilité
« première » et naturelle, celle qu‘il s‘agit chaque fois de dépasser pour se rendre responsable de ce
que l‘on affirme. Le langage, par sa nature même, comporte un danger parce qu‘il nous dispense
potentiellement de juger distinctement, tout en affirmant sans plus telle ou telle chose dans la
confusion.
Dans le juger qui s‘exprime dans le langage, l‘effectuation explicite du juger, effectuation qui
accompagne les indications, s‘appelle à bon droit: « Juger effectivement et à proprement
parler »; car cette effectuation seule a le caractère essentiel de l‘originel dans lequel le
jugement est donné originaliter en tant que jugement lui-même, alors que, ce qui est ici la
même chose, il est construit « syntaxiquement » dans l‘action effective et proprement dite de
celui qui juge.69
La distinction entre « énoncé », « proposition » et « jugement » vise à faire ressortir le fait qu‘au
sein même du signifier au sens propre, la passivité et l‘activité sont deux possibilités ouvertes. La
reprise active et pour soi d‘un énoncé n‘est pas l‘attitude première et naturelle de celui qui énonce.
Ce thème, abordé déjà dans les Recherches logiques, vise seulement à spécifier, comme en passant,
qu‘une science comme la logique ne peut être véritablement fondée que si les énoncés qui la
constituent sont effectivement et activement accomplis, comme jugements. Par contre, le problème
menace de devenir plus fondamental lorsqu‘on considère que toute vie intellectuelle s‘effectue en
rapport à la tradition, à ce que d‘autres ont dit, et par conséquent à des énoncés dont le sens nous
est d‘emblée étranger. Ce n‘est donc pas un hasard si la chose préoccupe toujours Husserl à
l‘époque de la Krisis (1934-37), parce que l‘histoire et l‘inscription du philosophe dans sa tradition
68
69
Recherche logique V, § 29, p. 256 [448].
Logique formelle et logique transcendantale, § 16, p. 84 [54].
35
y sont abordées. De manière générale, il faut être attentif au type de « modification intentionnelle »
comme celles dont il a été question ici, impliquant le retrait puis l‘accord actif de l‘assentiment.
On peut faire remarquer encore autre chose. Une philosophie du langage qui partirait, par exemple,
d‘« énoncés » formalisés complètement abstraits de tout contexte, en tentant de comprendre
comment ceux-ci peuvent être vrais ou faux, ou comment l‘agencement des mots « possède » un
« sens », ferait peut-être d’emblée fausse route. La manière dont Husserl pense le langage permet de
comprendre que c‘est la visée concrète de la chose, selon le mode déterminé que suggère l’énoncé,
qui permet à la chose de se donner ou non dans l‘évidence. C‘est donc d‘abord et avant tout dans la
possibilité d‘un remplissement intuitif que l‘épreuve de la vérité ou fausseté du jugement peut
s‘effectuer. « Le sens » ou « la signification », par ailleurs, ne sont pas des entités au statut
ontologique flou, qui se rattachent mystérieusement à des objets particuliers (les mots)70. C‘est la
visée elle-même, selon le rapport déterminé au monde dans lequel elle se place, qui est
« signifiante ». La pensée « n‘est que dans ce rapport, elle n‘est même que ce rapport (= logos), cet
écart constitutif de son objet »71. Parler de « la signification » d‘une phrase, comme s‘il s‘agissait
d‘une « propriété » qui lui appartient (abstraitement), aurait en ce sens quelque chose de trompeur.
Le sens du mot n‘est pas sa propriété, puisqu‘elle lui vient de la manière dont il est employé par
une conscience pensante pour viser le monde selon un mode déterminé.
Nous sommes donc en mesure de comprendre la difficulté qu‘il y aurait à saisir, par exemple, « la
signification » d‘un énoncé de prime abord abstrait. La signification d‘un énoncé qui ne serait
qu‘une « construction » artificielle (n‘ayant jamais signifié concrètement quoi que ce soit pour
quiconque)72 serait en effet problématique : la signification n‘est pas « quelque chose » (au statut
ontologique indéterminé) qui est associé à l‘objet linguistique « phrase ». C‘est dans l’intention de
70
Préjugé que Quine dénonce également dans « Two Dogmas of Empiricism », p. 22. ―…meanings
themselves, as obscure intermediary entities, may well be abandoned‖.
71
RICHIR, Marc, « Le problème de la logique pure. De Husserl à une nouvelle position phénoménologique »,
p. 506.
72
Quine, dans « Two Dogmas of Empiricism », prend son point de départ dans de telles analyses portant sur
des énoncés abstraits (« No bachelor is married » ; « No unmarried man is married »). Quine montre qu‘il est
vain de chercher à déterminer quelles propriétés formelles de l’énoncé lui-même (et des termes qui le
composent) lui donnent sa valeur de vérité. L‘erreur qu‘il met en évidence, c‘est qu‘il est ainsi fait abstraction
de l‘usage de l’énoncé pour dire quelque chose du monde. Bien sûr, la théorie qu‘avance Quine diverge en
plusieurs points par rapport à celle de Husserl, mais les deux penseurs ont ceci en commun qu‘ils soulignent
l‘absurdité de traiter le langage comme une entité autonome, abstraction faite de ce qu‘il dit du monde.
36
signification qui l’anime qu‘a lieu le « sens » d‘une phrase. L‘« énoncé » abstrait n‘a finalement que
la forme de l‘énoncé, mais il lui manque tout ce qui fait d‘une expression qu‘elle est effectivement
une expression : le rapport intentionnel d‘une conscience au monde.
2.3 Le caractère accessoire des signes
La théorie husserlienne du langage commence à prendre forme : nous avons vu que l’expression
comme acte de signifier devait être au centre de notre compréhension du langage. Nous avons
ensuite compris le sens de « l‘idéalité » de la signification : elle vient du fait que tout rapport
déterminé à une objectité possède une unité réitérable. De plus, nous avons vu que le privilège de
l‘acte de signifier n‘exclut en rien le rapport intersubjectif au monde, même si le langage n‘est pas
envisagé du point de vue de la communication. Enfin, la distinction entre l‘usage passif et l‘usage
actif du langage permet de solidifier, aux yeux de Husserl, l‘assise théorique de la logique, ce qui
devrait lui permettre de fonder correctement toutes les sciences. Il reste cependant un dernier
« problème » qu‘il lui faut régler : celui de la facticité des langues. Or, il s‘agit encore une fois
manifestement d‘un problème crucial en regard de la question directrice du présent travail.
L‘influence d‘une langue irréductiblement facticielle sur la donation du monde serait une menace
pour la possibilité d‘une science absolument rigoureuse et universelle. Husserl voit clairement, en
effet, qu‘une logique qui ne vaudrait que pour les Allemands, à telle ou telle époque, n‘aurait rien
d‘une « base solide » pour une science.
Husserl va se pencher sur le caractère « accessoire » des signes, dans le but de faire ressortir comme
inessentiel tout ancrage facticiel d‘un acte de signification (toute situation historique, tout lien
nécessaire à telle ou telle langue). Pour ce faire, Husserl procède à la distinction complète entre,
d‘une part, l‘acte intentionnel qui anime le signe expressif et, d‘autre part, ce signe lui-même en tant
que facette « physique » (ou matérielle) de l‘expression :
[…] le phénomène concret de l‘expression animée d‘un sens (sinnbelebten) s‘articule comme
suit: d‘une part, le phénomène physique où l‘expression se constitue selon son aspect physique,
et, d‘autre part, les actes qui lui donnent la signification, et, éventuellement, sa plénitude
intuitive, et où se constitue sa référence à une objectité exprimée. 73
Un agencement de signes employé pour s‘exprimer a un caractère accidentel en regard du sens
exprimé. Les sonorités particulières d‘un mot n‘ont « rien à voir » avec le sens qu‘on donne au mot
73
Recherche logique I, § 9, pp. 42-43 [37].
37
lorsqu‘on le comprend ou qu‘on l‘emploie. On peut le voir d‘au moins deux façons : d‘abord, on
peut tout aussi bien lire ou écrire le mot pour signifier la même chose74. Or, physiquement parlant,
le rapport entre les caractéristiques d‘un son et celles du mot écrit est purement conventionnel, donc
contingent; il varie d‘ailleurs selon les dialectes d‘une même langue. Ensuite, on peut signifier (dans
la plupart des cas) la même chose dans plus d‘une langue, et les caractères physiques des signes de
ces langues peuvent différer du tout au tout sans que la signification elle-même en soit affectée.
Ainsi, si un mot (écrit ou sonore) signifie ce qu‘il signifie, ce n‘est pas en raison de ses propriétés
physiques de signe, mais à cause de l‘usage (conventionnel) qu‘on en fait. Le mot « deux » ne
signifie pas le nombre qu‘il signifie parce que les lettres « e », « u », « x » et « d » s‘y retrouvent, et
dans tel ordre précis. Bien plutôt, tel mot signifie telle chose parce qu‘en s‘y rapportant on
accomplit tel acte intentionnel. Puisque les traits particuliers d‘une « unité signitive », c‘est-à-dire
d‘une « expression » considérée du point de vue physique, n‘ont « rien à voir » avec l‘intention de
signification qui les anime, il est tentant de considérer cet ensemble de signes comme inessentiel.
La présence de tel ou tel son n‘est pas nécessaire pour qu‘on signifie que « 2 + 2 = 4 », pas plus que
la présence de tel ou tel ensemble de traces écrites.
Ce qui est montré comme inessentiel, dans ce qui précède, c‘est la présence de tel signe donné pour
qu‘une intention de signification donnée puisse avoir lieu : n‘importe quel signe pourrait tout aussi
bien servir le même but. C‘est pourquoi Husserl peut considérer le signe comme contingent ou
inessentiel eu égard à l‘intention de signification qui « passe par lui » pour s‘accomplir. Or, les
actes de signification, lorsqu‘on les affranchit de leur lien avec des signes réels contingents, peuvent
être considérés comme indépendants, en un autre sens encore, des langues facticielles. Et puisque
les intentions de signification ne dépendent pas de la matérialité de l‘expression qu‘elles animent, il
74
On peut également envisager la possibilité d‘imaginer le mot : dans le discours solitaire qui n‘est pas
prononcé ou écrit, les « mots » ont une certaine présence, mais il semble qu‘on n‘ait pas besoin de les former
d‘une manière aussi distincte et précise (la même chose vaut de leur agencement). Dans l‘imagination, on
« entr‘aperçoit » presque les signes, ils ont une présence beaucoup plus fugitive et s‘effacent plus rapidement
devant le signifié. Tout se passe comme si la simple possibilité d‘une visée du mot était suffisante. Il
n‘empêche, ici, que le discours qui n‘est ni prononcé, ni écrit, est souvent aussi indistinct et flou. C‘est
lorsqu‘on met « sur papier » on qu‘on « dit tout » haut ce qu‘on pense qu‘on est à même de vérifier la
cohérence et le sens précis de ce qui n‘est d‘abord que « pensé » en un sens impropre.
38
semble qu‘elles se détachent immédiatement des particularités et contingences de la langue dont
elles procèdent.75
On peut reformuler ceci de la manière suivante : on est en droit, d‘après Husserl, de considérer le
langage comme transparent et parfaitement traductible (ces deux propriétés étant étroitement liées).
Premièrement, le langage serait (au moins en principe) transparent quant aux possibilités qu‘il
ouvre d‘exprimer le monde. Une langue n‘est pas un « carcan » qui nous enfermerait dans une
vision déterminée du monde, elle est soumise aux possibilités « pures » de se rapporter librement
aux objectités. Autrement dit, le langage n‘a pas « d‘épaisseur » propre qui serait insurmontable, il
n‘entre pas nécessairement en jeu pour teinter ou orienter la vision du monde de la personne qui le
parle. Ceci implique que deux langues différentes ne peuvent signifier le monde de manières qui
soient absolument irréconciliables. Deuxièmement, donc, tout discours sur le monde est traductible
sans reste. Il est universellement possible de se réapproprier un discours consigné ou formulé dans
une langue étrangère pour signifier de la même manière quelque chose à propos du monde.
Voilà qui semble convaincant, et qui est à tout le moins pratique si l‘on tente d‘établir la possibilité
d‘une science absolument valide et universelle. On peut très bien admettre qu‘en regard de la
possibilité de signifier « 2 + 2 = 4 », la présence de tels ou tels signes concrets est indifférente,
inessentielle : il semble en même temps que toute langue permette de le faire. Mais est-on justifié,
par conséquent, de dire que ce qui différencie, au bout du compte, l‘allemand du français, ce ne sont
que les caractères qu’ils utilisent pour signifier la même chose (les choses qui font encontre au sein
du monde)? Rappelons ceci : la phénoménologie statique part des objets qui sont visés (ou des
visées elles-mêmes), et tente de classifier les différents types de rapports intentionnels aux objets.
Ainsi donc, dans chaque exemple qu‘elle prend, la possibilité de signifier tel ou tel objet doit déjà
être effectivement accomplie : ceci rend difficile, pour elle, de s‘intéresser par exemple aux énoncés
dont le sens est d‘emblée problématique (comme les textes qui requièrent qu‘on les interprète).
75
Cela n‘est pas tout à fait exact, et il s‘agit d‘un des points que le présent travail s‘efforcera de faire ressortir.
Un langage donné ne tire pas sa particularité de la matérialité de ses signes. Un langage donné (contingent,
facticiel) ouvre un ensemble donné (contingent, facticiel) de possibilités de se rapporter (selon différents
modes) au monde. Ce qui distingue une langue donnée (parmi d‘autres), ce sont le sens de ses expressions
courantes, le vocabulaire qui y est usuel, les temps de verbes qu‘elle permet, etc. : toutes ces particularités
renvoient en dernière analyse à des manières de signifier et penser le « monde » au sens large. Le problème
n‘est pas réglé en disant que les signes sont accessoires – mais c‘est ce qu‘il s‘agira de montrer par la suite.
Cf. sur ce point la section 9.
39
Les scientifiques réels, s‘adonnant à la science, doivent nécessairement utiliser l‘une ou l‘autre des
langues données pour en réaliser les énoncés et raisonnements76. Mais ce fait n‘empêche pas, selon
Husserl, que la science, en tant que corpus d‘énoncés et raisonnements, est en principe parfaitement
indépendante de toute langue donnée : ceux qui visaient tel et tel objet, dans leur langue, pourraient
très bien en droit ré-accomplir à l‘aide d‘une autre langue ces mêmes visées. Pour autant qu‘un
objet soit donné, la langue concrète utilisée pour s‘y rapporter est inessentielle.77
Mais Husserl va plus loin, lorsqu‘il met en doute qu‘il puisse être essentiel de passer par un signe
(en général) pour accomplir une intention de signification et penser le monde. Il avance en effet que
le signe « pourrait même disparaître complètement »78. Pour le dire autrement, il suppose la
possibilité d‘une « connaissance sans parole »79. Une telle hypothèse est pratique, en ce qu‘elle
permet à la limite de détacher encore plus parfaitement « la pensée » des langues réelles (à qui on
reproche leur facticité, leur caractère contingent, leur « découpage » du monde arbitraire et
particulier). S‘il s‘avérait qu‘on puisse effectivement connaître sans parole, et que le détour par les
signes n‘était pas nécessaire, alors force serait d‘admettre que l‘intention de signification comme
telle n‘est pas dépendante de la langue concrète de la personne qui l‘accomplit. Il faudra donc voir
si Husserl maintient cette hypothèse comme valable. Déjà, certains passages des Recherches
logiques sont ambigus à ce propos, comme lorsque Husserl affirme dans la VIe Recherche que la
« signification ne peut pas être, en quelque sorte, suspendue en l‘air, mais, pour ce qu‘elle signifie,
le signe dont nous disons qu‘elle est la signification est absolument indifférent »80.
Pour l‘instant, postulons avec Husserl que la facticité du langage n‘est pas problématique. Pour le
Husserl des Recherches, la langue contingente que l‘on parle s‘efface devant la signification
exprimée (ajoutons : « en principe », c‘est-à-dire qu‘il est toujours possible d‘exprimer dans
n‘importe quelle langue la même chose). « La signification », donc, est accessible à tous et
universelle. Les analyses sur le caractère accessoire du signe nous permettent de mieux justifier le
76
La question est envisagée par Husserl dans Expérience et jugement, § 47, p. 240 [234], mais aussitôt
écartée : « si et dans quelle mesure toute pensée prédicative est liée aux mots, comment l‘articulation
syntaxique de l‘expression est liée à l‘articulation du contenu pensé, – tout cela doit demeurer de côté ici. »
77
La condition « pour autant qu‘un objet soit donné » est d’emblée remplie dans le cas de la phénoménologie
statique, puisque c‘est ce qui lui sert de point de départ.
78
Recherche logique V, § 19, p. 213 [407].
79
Recherche logique VI, § 15, p. 79 [60].
80
Recherche logique VI, § 26, p. 117 [92].
40
caractère idéal de « la signification ». La réalisation d‘une intention particulière, ou encore : la visée
déterminée d‘une objectité comme ceci ou cela, peut être considérée comme exemplaire, et
indépendante du langage dans laquelle elle s‘inscrit en s‘exprimant. Husserl peut affirmer, sans se
préoccuper de l‘ancrage historique du parler effectif, qu‘il est possible d‘accomplir à nouveau
chaque intention de signification et de la vivre de manière évidente comme la même intention de
signification.
L‘idéalité de la signification des énoncés d‘une science comme la géométrie ou la mathématique est
un fait : ce qui faisait problème, c‘était de comprendre comment des êtres contingents, en
s‘exprimant dans des actes tout aussi contingents, pouvaient établir quelque chose d‘idéal, valant
universellement et pour tous. La réponse peut avoir quelque chose de déconcertant, peut-être à
cause de sa simplicité. Elle va comme suit : en principe, toute conscience est en mesure d‘accomplir
à nouveau, et d‘une manière identique, les jugements qui composent un discours scientifique.
Les intentions de signification s‘avèrent être le « noyau dur » de la théorie husserlienne du langage.
Étant donné la posture phénoménologique de départ, celle qui se déploie entièrement au sein du
rapport conscience-monde, le langage est loin d‘être un objet d‘étude connexe et superficiel pour la
phénoménologie. Au contraire, Husserl en fait ce par quoi la « pensée » (la visée de ce qui se
présente au sein du monde) s‘articule et se forme. La question qui nous guidait, celle de savoir si et
comment le langage peut influencer la manière dont le monde se donne, a par conséquent reçu une
réponse partielle. Le langage permet de « viser » des objets au sein du monde en les nommant, et
d‘articuler des visées plus complexes, comme dans des propositions. Néanmoins, Husserl ne donne
pas d‘outils pour penser de manière satisfaisante l‘influence des traits facticiels d‘une langue
donnée. Il évacue plutôt le problème en s‘attardant au caractère accessoire des signes. De plus, le
fait que la phénoménologie statique parte des objets qui se donnent l‘aide à évacuer une foule de
questions.
Par exemple, comment penser une situation où une langue ou un dialecte donné permet de nommer
une réalité (un phénomène, une situation, une distinction) qui n‘est jamais nommée dans une autre
langue? Comment expliquer le besoin de former certains « néologismes »? Il semble que des
phénomènes nouveaux, lorsqu‘ils sont pris en vue, nécessitent qu‘on les « nomme » : Husserl nous
donne-t-il les outils nécessaires pour penser ce genre de situation? Répondre à ces questions
nécessitera d‘aller plus loin dans la description de sa théorie du langage.
41
3. Les fondements a priori du langage
Le but premier de cette section est de clarifier, en passant par l‘idée d‘une « grammaire
universelle », le lien qui unit langage et connaissance, et du même coup le mode selon lequel le
langage influence et détermine la manière dont le monde se donne. À cette fin, nous montrerons
d‘abord que (3.1) pour Husserl, les langues réelles ne sont que le remplissement d‘une structure a
priori universelle, que met en évidence la « grammaire pure logique ». Nous explorerons ensuite de
manière plus précise (3.2) quel type « d‘expression » doit être considéré comme phénomène
langagier au sens propre (les expressions qui expriment une connaissance complète). Nous serons
amenés, ce faisant, (3.3) à traiter de la connaissance du singulier, de l‘individu. Il apparaîtra que des
formes langagières sont toujours essentiellement en jeu dans une telle connaissance. Ces
développements permettront (3.4) donc de rendre encore plus manifeste l‘importance du langage
dans la manière dont le monde « se donne » à la conscience.
3.1 L’armature idéale de toute langue
La section précédente a permis de montrer que l‘étude du langage mène Husserl plus
spécifiquement vers l‘étude des actes conférant la signification ou, ce qui est une formule
équivalente, des intentions de signification. Nous avons vu que Husserl fait des signes matériels
quelque chose d‘inessentiel pour que ces actes puissent être accomplis, ce qui rend en principe ces
derniers indépendants de toute langue réelle. Cette indépendance, qu‘on a décrite plus haut par le
biais de la transparence et de la traductibilité parfaite du langage en est une de principe. Elle
n‘implique pas nécessairement qu‘on signifie ou qu‘on pense le monde sans recourir au langage
(bien que cette possibilité soit évoquée par Husserl). Il s‘agit, de façon plus prudente, d‘affirmer que
toute visée accomplie dans telle langue est universellement réitérable (et traductible sans reste).
Cette interprétation tient également compte d‘une « éthique » de l‘écriture que Husserl met de
l‘avant, et qui consiste à rendre le texte le plus univoque possible, en évitant les ambiguïtés
prévisibles81.
Sur cette base, il est possible, aux yeux de Husserl, de montrer que la manière dont les intentions de
signification se structurent et s‘articulent peut être décrite comme se conformant à des
81
Cf. par exemple Idées I, § 65, p. 214 [123]; § 66, p. 216 [124]; ou Krisis, App. III, « L‘origine de la
géométrie », p. 411; p. 423.
42
« règles grammaticales » qui s‘appliquent à toute langue possible : autrement dit, on aurait là une
grammaire de la pensée comme telle. Husserl pose en effet qu‘il est possible d‘énoncer des lois a
priori sur les combinaisons possibles des significations pour obtenir un discours pourvu de sens. La
pensée est si essentiellement et étroitement liée au langage qu‘elle en détermine a priori les
possibilités concrètes. Si tel est le cas, il faut parvenir à comprendre en quel sens langage et pensée
sont liés : nous verrons que pour Husserl, le langage est en vue de la pensée (en vue de
l‘établissement d‘un rapport déterminé aux objectités du monde), et c‘est ainsi que cette dernière
peut déterminer a priori certaines possibilités du langage.
Toute langue réelle, avec sa grammaire donnée, n‘est aux yeux de Husserl qu‘un système élaboré
sur le soubassement de cette grammaire universelle et fondamentale des intentions de signification.
Mais pourquoi Husserl s‘intéresse-t-il à cette grammaire universelle? Il s‘y intéresse parce que les
lois d‘une telle grammaire de la pensée précèderaient en principe celles de la logique. De fait, la
logique se constitue à partir du discours doté de sens (à partir du discours qui veut dire quelque
chose, des expressions bien formées) : c‘est toujours la parole signifiant quelque chose qui intéresse
le logicien. Ce sont donc les lois a priori de la grammaire de la pensée qui permettraient de définir
(théoriquement) quels « énoncés » entrent dans le champ d‘étude de la logique. Nous verrons dans
cette section que l‘accent mis par Husserl sur ce fondement a priori du langage montre bien
l‘importance qu‘il accorde au point de vue formel, mais qui lui fait peut-être négliger le contenu
concret de signification des énoncés.
Comme nous l‘avons déjà affirmé, cette armature idéale de toute langue est manifestement
importante en regard de la compréhension du langage comme tel. Les lois que Husserl entend
identifier sont celles de la pensée (pure, indépendante de tout usage d‘une langue réelle donnée), et
fondent tout langage contingent. Mais qu‘entend-on, au fait, lorsqu‘on parle de « lois » de la
pensée? Prenons un exemple de Husserl, qui formalise l‘énoncé « cet arbre est vert » sous la forme
« S est p » :
[Nous pouvons remplacer S par] n‘importe quelle matière nominale, en prenant ce mot dans un
sens large, et pareillement, nous pouvons, bien entendu, mettre à la place de p n‘importe quelle
matière adjective: nous obtenons alors toujours une signification douée d‘unité de sens, à savoir
une proposition indépendante de la forme prédonnée […]82
82
Recherche logique IV, § 10, p. 113 [319].
43
En analysant les expressions selon leurs composantes, et en définissant le type de celles-ci (par
exemple : composante ayant une fonction adjectivale; composante ayant une fonction nominale,
etc.), on parvient à établir des « règles » régissant la composition et l‘assemblage des parties du
discours. Pour déterminer si tel mode de composition est valable ou non, il s‘agit de décider si
l‘expression ainsi obtenue possède une signification « douée d‘unité de sens »; si elle est « une
proposition indépendante ». Voilà ce qu‘il faudra éclaircir par la suite.
Pour l‘instant, il importe surtout pour nous d‘entrevoir le sens de la démarche qu‘Husserl esquisse.
Le but est de montrer qu‘on peut dériver à partir d‘un nombre restreint de « formes primitives »83
(comme « S est p »), c‘est-à-dire des formes possibles d‘organisation des significations, les « lois »
a priori qui régissent la formation du discours. Le logicien qui parviendrait à dégager ce système de
lois a priori « [mettrait] à nu une armature idéale que toute langue existant effectivement […]
emplit et revêt de matériaux empiriques, selon des modes différents, d‘une manière qui lui est
propre. »84 Une telle affirmation montre bien à quel point Husserl considère comme secondaires les
particularités des langues concrètes contingentes, et la signification donnée et facticielle des mots de
celles-ci. Les langues réelles apparaissent, dans ce passage, comme ce qui vient remplir par défaut
une structure qui est, elle seule, essentielle : « l‘habit » ne fait que cacher une pensée universelle qui
s‘actualise à chaque fois sous une apparence différente.
Cette armature idéale, qui consiste en un système de formes primitives d‘articulation et
d‘agencement des significations (considérées du point de vue du type de fonction au sein de
l‘expression complète et indépendante), reçoit le nom de « grammaire pure logique » (G.P.L.).
Cette grammaire doit énoncer les règles permettant la formation d‘un discours « doué de sens », ou
d‘un discours qui « veut dire quelque chose »85.
83
Recherche logique IV, § 13, p. 128 [333].
Recherche logique IV, § 14, p. 134 [338].
85
On verra qu‘un discours, pour être absurde, contradictoire ou impossible, doit signifier quelque chose (être
doué de sens). Il doit, autrement dit, manifester une certaine intention de signification pour pouvoir être
impossible, absurde ou contradictoire.
84
44
3.2 Le discours sensé
3.2.1 Le langage comme articulation d’un rapport conscience-monde déterminé
Il ne suffit évidemment pas d‘aligner des mots de façon aléatoire pour obtenir un discours au sens
propre du terme. Husserl s‘intéresse donc à la manière dont on peut, a priori, distinguer entre une
suite quelconque de mots et un discours qui veut dire quelque chose. Chaque fois que l‘on considère
que quelqu‘un dit quelque chose, il doit le faire d‘une manière telle que les intentions de
signification qu‘il combine et articule soient conformes aux règles de la G.P.L. La démarche
husserlienne se comprend le mieux, dans un premier temps, négativement. Ce qui saute d‘abord aux
yeux, dans la « construction » des expressions, c‘est qu‘on ne peut pas simplement aligner des mots
quelconques de façon aléatoire. Comprendre ce qui fait que le « non-sens » ne veut rien dire
permettra de voir, par contraste, ce qu‘accomplit le discours sensé. Comment caractériser, donc, le
« non-sens »?
On peut y inclure toutes les suites de mots (c‘est pourquoi on parle tout de même de langage, bien
qu‘on n‘ait pas à proprement parler d‘acte de signification, ou de discours sensé) qui ne
fonctionnent pas. Qu‘est-ce à dire? Simplement qu‘une intention de signification qui tenterait de les
animer n‘y parviendrait pas. De telles « expressions » ne renvoient à rien au-delà d‘elles-mêmes.
Nous pouvons sans doute aligner une suite de mots: quand le ou verdit, un arbre est et, etc.,
mais une suite de mots de ce genre n‘est pas intelligible en tant que signification une.86
Lorsqu‘on prononce la suite de mots « quand le ou verdit », on ne dit rien à propos de quoi que ce
soit. On utilise certes des éléments qui, autrement employés, font partie de la langue :
l‘ « expression »87 est composée de mots qu‘il est possible de comprendre un à un. Mais la suite de
mots comme « tout » ne peut être comprise, ne veut rien dire. Les mots sont ordonnés ou agencés
d‘une manière telle qu‘ils ne parviennent pas à fonctionner comme éléments d‘une expression.
Nous sommes ici en mesure de saisir ce qu‘il faut pour qu‘une expression « veuille dire quelque
chose », ou encore, pour qu‘on puisse « penser » quelque chose à l‘aide de celle-ci. L‘expression
doit articuler une visée, elle doit (par l‘agencement de ses propres mots) permettre et ouvrir un
86
Recherche logique IV, § 10, p. 114 [320].
Des guillemets s‘imposent ici, puisqu‘une expression n‘est une expression que si une intention de
signification l‘anime (ou peut l‘animer).
87
45
rapport déterminé à quelque chose. C‘est en ce premier sens que nous pouvons dire que la
grammaire mise en évidence par Husserl fait du langage quelque chose de subordonné à la pensée.
Le langage n‘est à proprement parler ce qu’il est que lorsqu‘il articule une visée déterminée du
monde. Pourtant, même dans l‘ouverture d‘un tel rapport déterminé, plusieurs possibilités restent
ouvertes.
3.2.2 Le domaine de la pensée
De fait, tout discours exprimant une pensée n‘est pas nécessairement cohérent (on peut penser,
d‘après Husserl, des choses absurdes, contradictoires et impossibles). Dans ce cas, la pensée
exprimée sera fausse a priori. D‘autre part, ce qu‘on pense reste en principe soumis à l‘épreuve de
la manière dont le monde se donne (ou apparaît) effectivement. Autrement dit, la capacité de penser
certaines choses à propos du monde n‘implique pas nécessairement que le monde soit bel et bien tel
qu‘on le pense. Dans ce second cas, le remplissement intuitif seul permettra de déterminer la
fausseté de la pensée.
[Le] domaine de la signification est beaucoup plus vaste que celui de l’intuition, c‘est-à-dire
que le domaine total des remplissements possibles. Car, du côté des significations, s‘ajoute
encore cette multiplicité illimitée de significations complexes auxquelles manque la « réalité »
ou la « possibilité » […]88
Une pensée cohérente doit toujours faire l‘épreuve du monde. Ainsi, il est possible d‘affirmer que le
domaine du « sens » (de la signification « pure et simple ») est plus large que le domaine de la
connaissance (de l‘intention de signification qui se remplit – c‘est-à-dire le domaine de la vérité).
Le domaine que la G.P.L. permet de circonscrire n‘est donc qu‘un préalable pour le logicien : il
n‘est qu‘un fondement ou une base qui précède le domaine propre de la logique.89 Il est important
de le souligner, puisque le rapport entre le langage et la manière dont le monde se donne est au cœur
de notre question directrice.
88
Recherche logique VI, § 63, p. 230 [192]
Sur ce point, Husserl semble avancer quelque chose de solide : comprendre les conditions de possibilité
d‘un discours qui veut dire quelque chose peut être un prérequis pour le logicien qui souhaite être
parfaitement au clair avec sa propre science. La fonction du langage qui permet d‘exprimer des connaissances
du monde est tellement primordiale, aux yeux de Husserl, qu‘il affirme que « toute langue est liée à cette
armature idéale; et c‘est ainsi que la recherche théorique de cette dernière doit constituer un des fondements
de l‘élucidation scientifique ultime de tout langage en général. » [Recherche logique IV, § 14, p. 135 [339]].
89
46
Le domaine du « sens », donc, est celui des « expressions grammaticales dont le sens peut être
réalisé comme unité de sens »90. Autrement dit, est sensée toute expression qui, lorsqu‘on l‘anime,
permet effectivement de « viser » quelque chose de déterminé (de signifier cette chose). L‘« unité »
du sens est à chaque fois celle de l‘intention de signification concrète qui se réalise, de la pensée qui
se rapporte d‘une manière déterminée au monde. Au domaine des expressions sensées appartient
tout de même ce qui relève de la contradiction, de l‘impossibilité et de l‘absurdité. On peut même
affirmer que c‘est parce que de telles expressions signifient de manière unitaire qu‘elles peuvent
être absurdes, contradictoires ou relever de l‘impossible. L‘expression « un carré rond »91,
lorsqu‘elle est comprise, intime à celui qui la comprend de penser à un carré qui serait en même
temps rond – ce n‘est que parce qu‘elle fonctionne comme unité de signification que cette
expression peut être comprise comme contradictoire (parce que l‘unité de l‘objectité que
l‘expression suggère de viser apparaît comme impossible à réaliser)92. Cette possibilité de
fonctionner, malgré l‘auto-contradiction de l‘expression, permet à Husserl de dire que « la
signification » (en tant que moment idéalement réitérable de l‘acte de signifier) a une unité et
« existe »93 bel et bien. Pour revenir sur le non-sens, on est à même de constater que « vert est ou »
n‘est pas absurde, contradictoire ou impossible : l‘expression n‘implique tout simplement aucune
visée qui pourrait l‘être.94 De fait, c‘est la visée elle-même qui peut être absurde, contradictoire, ou
impossible. La pensée qui s‘articule et se fixe dans le langage (la visée) est donc à chaque fois le
guide à partir duquel on doit penser les possibilités expressives des éléments du langage.
La formation d‘expressions sensées obéit à certaines contraintes, et celles-ci proviennent de la
possibilité pour un rapport au monde déterminé d‘avoir lieu. Husserl va plus loin et tente de montrer
qu‘il est possible d‘exprimer ces contraintes sous forme de lois d‘essences valant a priori pour toute
« combinaison » de composantes de significations (selon le genre auquel elles appartiennent). Il
90
Recherche logique IV, § 10, p. 113 [319].
Recherche logique IV, § 12, p. 121 [326].
92
Je dois comprendre que l‘épithète « rond » est censée qualifier le sujet « carré » auquel on se réfère pour
que la contrariété se manifeste.
93
Recherche logique IV, § 12, p. 122 [327] : Husserl indique par-là que son identité à soi, de même que son
unité, en font quelque chose d‘effectif, un « objet » au sens large.
94
On ne peut attribuer le connecteur logique « ou » au « vert » en question – le fonctionnement interne de
l‘expression est problématique à cause de l‘emplacement des termes et de leur « genre » de fonction au sein
du langage. Le mot « ou » a en lui-même un sens que sa position dans la phrase dément.
91
47
s‘agit donc, pour la G.P.L., d‘énoncer les lois générales, qui valent de manière idéale, eu égard à
l‘ordonnancement d‘un discours sensé.
3.2.3 La connaissance « complète »
Husserl prend explicitement en compte le besoin d‘un acte qui l‘anime pour qu‘une expression ait
une « unité ». Une expression au sens le plus propre du terme doit permettre la « signification pleine
et entière d’un acte concret de signification »95. Il est pertinent de clarifier ce qu‘il faut entendre par
là, parce qu‘on comprendra d‘autant mieux ce dont il est question lorsqu‘on parle de connaissance
du monde, avec Husserl. Nous traitons ici de la manière dont le langage est utilisé, lorsque nous
pensons, pour nous rapporter au monde : comment ce rapport au monde diffère-t-il, concrètement,
du rapport « perceptif » aux choses? Comment caractériser, même brièvement, les critères pour
qu‘on ait une « connaissance »?
Une connaissance complète s‘incarne dans une expression bien formée, c‘est-à-dire dans une
expression dont la signification possède une unité. Une telle expression est aussi dite
« indépendante » en raison de sa « fonction de connaissance »96, parce qu‘elle permet en elle-même,
comme « tout », la pensée d‘une objectité. De l‘autre côté, une expression97 dépendante demande à
être complétée, parce qu‘elle n‘exprime pas à proprement parler de connaissance. L‘expression
dépendante, si elle est isolée et qu‘elle n‘est pas insérée dans une expression complète, ne constitue
pas de « visée » déterminée de quelque chose au sens propre du terme. On peut prendre comme
exemple le mot « lion », isolé et hors de tout contexte. Une personne peut certes avoir une vague
idée de ce que le mot signifie, mais elle ne se rapporte pas à quelque chose de déterminé en lisant le
mot. Il faudrait pour cela qu‘il soit inséré au sein d‘une expression complète, comme « ce lion-ci »,
si l‘on se limite aux noms98. Ce n‘est qu‘au sein d‘une visée de signification concrète qui résulte en
un rapport déterminé à quelque chose, que le mot signifie à proprement parler.
95
Recherche logique IV, § 7, p. 105 [312].
Recherche logique IV, § 9, p. 108 [315].
97
Husserl utilise tour à tour les termes « expression » et « signification », bien qu‘il y ait une différence
essentielle entre l‘un et l‘autre : « au lieu de signification, nous pourrions naturellement aussi parler
d’expression, entendue normalement comme unité du phénomène phonique et de la signification ou du
sens. » Recherche logique IV, § 9, p. 108 [315].
98
L‘exemple cherche à illustrer qu‘il manque quelque chose au mot « lion » isolé pour qu‘il suggère un
rapport déterminé à quelque chose. En disant : « ce lion-ci », le locuteur vise bel et bien quelque chose. Il
96
48
Comment se fait-il, pourtant, qu‘on puisse comprendre malgré tout des expressions dépendantes
(même lorsqu‘elles sont isolées, comme dans l‘exemple du mot « lion » pris seul)? Husserl affirme
que c‘est en s‘appuyant sur de vagues représentations au sein desquelles elles seraient complétées :
on construirait (en se la « représentant ») une expression indépendante (vague et floue) qui
permettrait de saisir malgré tout, en le complétant, le sens de l‘expression dépendante en question :
« Nous comprenons le et isolé […] parce que, grâce à de vagues représentations concrètes et sans
aucun complément verbal, se forme une idée de type A et B. » 99 Autrement dit, nous comprenons le
mot isolé grâce à notre propre capacité à en user dans un contexte adéquat. Ainsi le mot « et » peut
bien avoir de multiples sens distincts, cela ne change rien : il suffit d‘être en mesure de l‘employer
pour discerner (plus ou moins vaguement) son sens, même lorsqu‘il est isolé. Il n‘en reste pas moins
que c‘est l‘usage au sein d‘une expression complète qui permet d‘en saisir véritablement le sens,
puisque c‘est au sein de celle-ci qu‘une véritable connaissance se forme100 : « […] nul acte
d’intention de signification dépendante, ne peut assumer de fonction de connaissance, sinon dans le
contexte d’une signification [indépendante]. »101
Résumons les premiers acquis de cette section : le discours sensé est à chaque fois un « tout » qui
possède une certaine unité, et qui est constitué à partir d‘expressions dépendantes de ce tout pour
réellement signifier. Une expression est dite indépendante lorsqu‘une intention de signification peut
l‘animer. Cette intention de signification doit être un acte concret de « pensée », c‘est-à-dire un acte
où s‘effectue une visée déterminée de quelque chose. Cet aperçu de la G.P.L. nous permet de voir
encore plus clairement pourquoi le langage, dans l‘optique où Husserl l‘étudie, apparaît comme en
vue de la connaissance. Hors d‘elle, en effet, et si on le pense de manière totalement
« désincarnée », les mots n‘ont qu‘au sens impropre une signification. C‘est dans la visée concrète
pourrait également viser quelque chose de manière déterminée en utilisant le mot lion dans une phrase comme
« le lion est un félidé » : dans un tel contexte, le mot participe à la visée du concept de lion. Prenons,
finalement, l‘exemple suivant : « un lion s‘est échappé du zoo hier ». Dans ce cas, le mot lion suggère la visée
d‘un lion indéterminé, en tant que lion indéterminé mais concret, qui s‘est échappé du zoo. Dans toutes ces
expressions « complètes », le mot acquiert un sens défini (pour viser un individu connu, un individu
« indéterminé », et pour viser un concept).
99
Recherche logique IV, § 9, p. 109 [316].
100
La « compréhension », au sens fort du terme, n‘advient que pour une signification complète et
indépendante. En effet, comprendre équivaut à animer une visée, et une expression ne forme une visée
véritable que si elle est indépendante.
101
Recherche logique IV, § 9, p. 108 [315].
49
de quelque chose qu‘un mot, animé au sein d‘une expression indépendante, veut réellement dire
quelque chose.
3.3 La signification générale du langage et les actes concrets du « connaître »
Quelque chose dans ce qui précède pourrait porter à confusion. Husserl prend comme repère, pour
identifier les expressions indépendantes102, la « signification pleine et entière d’un acte concret de
signification »103, mais le sens de cette concrétude est ambigu. On pourrait croire, en effet, que pour
que l‘acte de signification soit « concret », on doive percevoir l‘objet signifié. Un acte concret de
signification se rapportant à un lion serait, dans un tel cas, celui qui advient quand une personne
voit un lion devant elle et affirme quelque chose à son sujet. Or, ce qu‘il faut plutôt, c‘est que
l‘expression soit celle d‘une connaissance complète, c‘est-à-dire qu‘elle établisse un rapport clair à
quelque chose. Ainsi, le sens du mot « lion » peut être complété par l‘article indéfini « un », si par
exemple on veut énoncer qu‘un lion s‘est échappé hier du zoo. Il peut encore être complété par
l‘article « le », pour nommer un individu (« le lion dans l‘enclos ») autant que pour introduire une
définition générale (« le lion est un félidé »)104. Le rapport « concret » n‘est que le rapport qui est
effectivement réalisé et compris par la conscience qui s‘y installe. Il ne s‘agit donc pas simplement,
dans la « concrétude », de se rapporter à un objet tangible et actuellement perçu.
Précisons encore ceci : les « actes concrets » mettent à chaque fois en jeu des formes générales du
langage105. Même un syntagme nominal exprimant la connaissance d‘un individu (par exemple, une
expression incluant le moment dépendant « lion ») peut devoir être complété par quelque chose
comme un article défini ou indéfini, pour qu‘on ait une véritable intention de signification. En effet,
102
Le point est important, rappelons-le, parce que c‘est au sein de telles expressions que le langage se met à
vouloir dire quelque chose au sens plein et propre. Hors de telles expressions, les « mots » ne remplissent pas
leur fonction la plus propre.
103
Recherche logique IV, § 7, p. 105 [312].
104
Pour revenir sur l‘exemple du mot « vert » employé ci-haut : lorsqu‘une personne dit « le vert », elle peut
signifier la couleur verte en générale. Dans ce cas, l‘expression « le vert » peut être considérée comme
catégorématique, si tant est que nommer quelque chose est effectivement le « connaître » d‘une certaine
manière.
Le problème n‘est pas de savoir si chaque personne disant « le vert » réfère toujours à la couleur verte en
général (ce ne serait pas le cas pour quelqu‘un qui dirait : « le vert de ma chambre me déplaît »). Mais toute
personne peut réeffectuer (à volonté), en employant ces mêmes mots, l‘acte de nommer la couleur verte en
général.
105
Sur cette question, cf. en complément la section 4.2.
50
lorsque l‘on nomme des objets (que ce soit un individu, un ensemble d‘objets regroupés selon tel ou
tel critère, ou un objet général) on le fait la plupart du temps par le biais de formes catégoriales qui
prennent la forme de déterminants ou d‘articles dans le langage courant. L’acte concret (et complet)
de signification n’est donc jamais simplement « perceptuel ».
Connaître le singulier (au sens fort du terme) est un acte qui articule des formes de signification
langagières, et qui implique des termes (des moments d‘acte106) qui n‘ont aucune correspondance
stricte avec des objets « corporels » ou « matériels » du monde. La théorie husserlienne du langage,
telle que la G.P.L. permet de l‘expliciter, implique donc que le rapport conscience-monde n‘est rien
qui se joue exclusivement au niveau de la perception. Certes, l‘entrelacement de la sensation et des
actes langagiers reste problématique, surtout pour ce qui est de la phénoménologie statique. Mais du
moment qu‘on a affaire à la pensée (qui s‘articule dans le langage), même le rapport au singulier
concret implique une structure catégoriale qui n‘est rien de physiquement tangible. Le singulier
n‘apparaît, pour la pensée, que toujours déjà informé d‘une certaine manière par des moments
« catégoriaux », langagiers, qui n‘ont aucun « référent » tangible dans le monde physique.
On pourrait, en effet, douter que la « signification » du mot « lion » soit autre chose que
l‘association du mot au lion concret (ou à l‘image que fournit l‘imagination quand il n‘y en a pas).
La conception du nom qui en fait une « étiquette » a quelque chose de naturel et séducteur. À
chaque type d‘objet correspondrait un mot, et c‘est ce qu‘on appellerait le « nom » de ce type
d‘objet. Mais une telle conception ne peut tenir aux yeux de Husserl. Nommer est un acte plus
complexe que le simple fait de lier une série de phonèmes (« li » suivi de « on ») à un objet. Notre
exemple du lion montre que dans le nommer, il y a plus en jeu. Le sens et la manière correcte
d‘employer, dans notre exemple, l‘adjectif démonstratif font partie de l‘acte complet de nommer107.
106
Nous parlons de « moments d‘acte » parce que les termes comme les articles définis ou les déterminants ne
font que représenter, pour Husserl, une articulation de la pensée. Le mot « ce » dans une expression nominale,
par exemple, désigne à ses yeux un « moment », une « partie » de l‘intention de signification qui aurait pu se
réaliser en passant par un autre « mot ». Puisque la pensée possède des possibilités universelles qui ne sont à
chaque fois qu‘incarnées « par défaut » dans une langue réelle, on peut dire des mots qu‘ils reflètent un
moment d‘une visée qui pourrait s‘accomplir sans eux.
107
Comme nous le verrons plus loin (4.2), nommer implique de viser quelque chose sans en dire
explicitement quelque chose. Un nom complet doit permettre une visée déterminée de quelque chose. Le mot
« lion », isolé et abstrait de tout acte concret où quelqu‘un nommerait soit un individu, soit un concept, soit un
type de chose, etc., ne doit pas être considéré comme un véritable « nom ». Il lui manque d‘être inséré au sein
d‘une expression employable pour établir un rapport déterminé à une objectité au sens large.
51
Or, de telles formes catégoriales ne peuvent intrinsèquement pas être de simples étiquettes qu‘on
associerait à quelque chose d‘observable « dans » le monde (au sens de « lieu » où se trouvent les
objets corporels). Le moment de signification correspondant au déterminant ou à l‘article (ou aux
quantificateurs logiques) n‘apparaît pas comme objet réel. Ce moment peut pourtant être essentiel
pour qu‘il y ait quelque chose comme une « connaissance » de l‘objet. Le langage met en jeu ces
formes catégoriales108, même au niveau du nommer (et ce n‘est que plus manifeste dans le cas d‘un
jugement, qui comporte par exemple la copule « est »).
Les expressions: le lion, un lion, ce lion, tous les lions, etc., ont sans aucun doute, et même de
toute évidence, un élément sémantique commun; mais il ne se laisse pas isoler. Nous pouvons,
il est vrai, dire seulement « lion », mais ce mot ne peut avoir un sens autonome que selon une
de ces formes.109
Husserl considère que ces formes langagières trouvent leur origine dans la visée significative, et
non dans la perception comme telle, même si elles peuvent trouver un remplissement lorsque la
visée de signification se réalise dans la perception. Cela ne se limite pas aux articles ou aux
déterminants :
Le un quelconque ou le n’importe quel, le tous ou le chaque, le et, le ou, le ne pas, le si et
l‘ainsi, etc., ne sont rien qui puisse être indiqué dans un objet de l‘intuition fondé dans
l‘intuition sensible [c‘est-à-dire dans la perception sensible], rien qu‘on puisse ressentir ni à
plus forte raison représenter ou dépeindre extérieurement. 110
Le rapport conscience-monde est donc toujours déjà informé et articulé par des « formes
catégoriales », c‘est-à-dire qu‘il est de part en part langagier.
Le rôle de la perception dans l‘intention de signification concrète devra encore être abordé, mais on
peut déjà mentionner ceci : dans les Recherches logiques, l‘acte perceptif peut déterminer, mais ne
peut pas contenir la signification. C‘est d‘ailleurs à l‘aune de cette exclusion du « perceptible »
comme pouvant renfermer la signification que Husserl parle de forme « catégoriale » faisant partie
108
Husserl traite dans la Recherche logique VI, § 40 de la question de « ce qui », dans le « monde »,
correspond à ces formes catégoriales qui sont des moments de l‘intention de signification.
109
Recherche logique II, § 15, p. 173 [147], en note de bas de page.
110
Recherche logique II, § 23, p. 191 [163-164].
52
de l‘intention de signification. Il entend par là quelque chose dans la visée cognitive à quoi ne
correspond aucun moment réel perceptible de l‘objet111.
Le problème des expressions essentiellement occasionnelles112 est un exemple frappant de cette
situation. Les expressions essentiellement occasionnelles possèdent des significations qui exigent
manifestement d‘être insérées dans des actes concrets de signification. Des mots comme « je »,
« lui », « ceci », « ici », « là », « maintenant », etc., appellent un contexte clair pour que leur sens
soit déterminé. Mais ce contexte ne renferme pas pour autant lui-même la signification de
l‘expression :
Je dis ceci et je vise, ce faisant, le papier qui se trouve devant moi. Sa relation à cet objet, c‘est
à la perception que ce petit mot la doit. Mais la signification ne réside pas dans cette perception
elle-même. Quand je dis ceci, je ne me contente pas de percevoir; mais, sur la base de cette
perception, un nouvel acte s’édifie qui se conforme à elle et dépend d’elle dans sa différence,
l’acte du viser ceci. C'est dans cette intention déictique (hinweisenden), et en elle seule, que
réside la signification.113
Il est donc primordial de garder en tête la différence essentielle entre les formes qui articulent et
modulent les visées intentionnelles (les formes catégoriales ou plus généralement langagières) et le
contenu sensible qui peut servir au remplissement intuitif de ces visées.
3.4 Langage, pensée et donation du monde
La section 2 nous avait permis d‘identifier et de caractériser sommairement les intentions de
signification, ces actes de la conscience par lesquels elle vise quelque chose du monde, et qui sont à
cheval entre langage et pensée. La présente section aura permis de préciser dans une certaine
mesure le rapport entre les deux, et la manière dont connaissance et langage s‘articulent.
Tout d‘abord, eu égard au langage, il a été indiqué que les actes de nommer et de juger sont des
actes complexes, qui consistent en beaucoup plus que la simple assignation d‘une ou plusieurs
étiquettes (les mots) à des objets du monde. Les « formes catégoriales », ces moments de
111
Bien que ces formes puissent être données dans une autre forme d‘intuition, non perceptuelle : l‘intuition
catégoriale.
112
C‘est-à-dire des expressions dont la référence dépend essentiellement du contexte, comme « je », « ceci »,
« maintenant », etc.
113
Recherche logique VI, § 5, p. 33 [18].
53
signification qui ne correspondent à rien de tangible dans le monde, entrent en jeu même lorsqu‘il
s‘agit de connaître les objets singuliers.
Les développements qui précèdent permettent également de vérifier ce que nous avions présupposé
au départ : le sens des mots n‘est pas à chercher d’abord dans un lexique consigné dans les
dictionnaires : il advient au sein de l‘usage concret d‘expressions indépendantes. Or, on a vu que
l‘indépendance leur venait du fait qu‘elles signifiaient une connaissance pleine et entière. Ce n‘est
donc que pour autant qu‘il s‘inscrit dans une expression complète (activement utilisée) qu‘un mot
gagne véritablement et au sens le plus propre un sens. La possibilité d‘abstraire tel ou tel mot du
langage et de lui attribuer un sens indépendamment de tout contexte est donc quelque chose de
trompeur pour celui qui s‘interroge sur la nature de « la signification », et ne présente en fait qu‘une
photographie des différents emplois cohérents possibles du mot.
Par ailleurs, nous sommes maintenant en mesure de comprendre en quel sens Husserl peut affirmer
que la connaissance (ou la pensée) est de part en part « langagière ». La pensée est universellement
langagière : elle suit les modes d‘articulation du langage, sans pour autant dépendre dans sa
formation de telle ou telle langue114. Toute personne connaît le monde en articulant cette
connaissance dans sa langue. Mais la formation d‘une connaissance se fait au sein d‘expressions qui
répondent à une grammaire, et celle-ci comporte, pour Husserl, des composantes universelles (qui
en sont l‘« armature »).
Enfin, même la connaissance du singulier implique une mise en forme de significations complexes
(et générales) qui ne trouvent aucun équivalent dans le monde matériel, mais auxquelles un mot est
assigné dans le langage de celui qui connaît. L‘agencement de ces significations dans des jugements
est lui aussi de forme langagière (cet agencement se manifeste au sein des énoncés, et s‘articule en
fonction des différents connecteurs logiques qui s‘y trouvent).
114
C‘est du moins le point de vue de Husserl à l‘époque des Recherches logiques, sur lequel nous
reviendrons.
54
4. Les actes langagiers – le « nommer » et le « juger »
La présente section vise à préciser la manière dont le langage est orienté vers la connaissance, en
donnant une idée plus détaillée des deux types d‘actes langagiers fondamentaux : le nommer et le
juger. Le « nom » apparaîtra comme une manière économique de se référer à un état de choses
complexe, sans accomplir activement la visée explicite de cet état de choses. Il ressortira que le nom
permet une économie de la pensée, mais que celle-ci implique un danger de passivité à l‘égard des
objectités visées. Nous nous attarderons également aux déictiques et aux noms propres, afin de
montrer la nature des « formes catégoriales » que de tels noms impliquent. Ensuite, le juger et la
possibilité qu‘il ouvre de se rapporter à des états de choses permettra de montrer plus clairement
que le « monde » au sens phénoménologique du terme n‘est pas le monde du naturaliste positiviste.
Cela permettra encore une fois de faire ressortir l‘importance de l‘articulation langagière du rapport
conscience-monde.
4.1 Les actes langagiers comme actes « objectivants »
« La signification », ce qui se présente d‘abord comme une « entité » qui se rattache à des « mots »,
a maintenant été cernée d‘une manière plus critique. Pour Husserl, elle doit être comprise à partir de
la manière dont la conscience s‘installe dans un rapport d‘ouverture à des objectités au sein du
monde. La signification advient dans l‘articulation déterminée et la formation d‘une visée unitaire
au sein du rapport conscience-monde. Signifier est un acte qui concerne en premier lieu ce rapport
de la conscience au monde – cet acte est ce qui permet, par la suite, de dire de tel mot qu‘il
« signifie », « veut dire » (par lui-même) quelque chose.
Nous avons pris, jusqu‘à maintenant, les intentions de signification comme étant « une » classe
d‘acte, au sein de laquelle nous n‘avons opéré d‘une manière explicite aucune distinction (même si
nous avons mentionné, au passage, le nommer et le juger). C‘est ce à quoi nous tenterons de
parvenir ici. Mais d‘abord, il faut spécifier ce qu‘ils ont de commun. La conscience est toujours
conscience de quelque chose. Ce que cela implique, c‘est que la conscience ouverte sur le monde
est ouverte à… ce qui se présente au sein du monde qu‘elle ouvre. Les intentions de signification
sont des actes dans lesquels la conscience fait de quelque chose au sein de son monde un « objet ».
Par la pensée, la conscience vise à se rendre quelque chose « présent » : elle vise telle ou telle chose,
55
et cette chose peut par suite se donner ou non dans l‘intuition. Or, « les actes de l’intention de
signification aussi bien que ceux du remplissement de signification, les actes de la "pensée" aussi
bien que ceux de l‘intuition, appartiennent à une classe unique d’actes, aux actes objectivants. »115
De plus, la conscience, lorsqu‘elle vise une objectité, la vise toujours comme quelque chose.116 Pour
prendre en vue quoi que ce soit, la conscience doit adopter une certaine perspective sur la chose,
elle doit l‘approcher selon un certain angle, d‘une manière déterminée. Cet « angle », ce « mode »
de rapport à la chose, Husserl l‘appelle la « matière » de l‘acte objectivant.
[…] nous devons considérer la MATIÈRE comme étant, dans l‘acte, ce qui lui confère
éminemment la relation à une objectité… [Par la matière] ce n‘est pas seulement l‘objectité en
général que vise l‘acte, mais aussi le mode selon lequel l’acte la vise, qui est nettement
déterminé.117
[…] la matière est cette propriété résidant dans le contenu phénoménologique de l‘acte, qui ne
détermine pas seulement que l’acte appréhende l’objectité, mais aussi à quel titre (als was) il
l’appréhende, quels caractères, quels rapports, quelles formes catégoriales il lui attribue de par
lui-même.118
La relation aux objets qu‘elle prend en vue, la conscience la détermine donc en les visant comme
ceci ou cela. Le « comme », ou l‘« en tant que » (als) est en quelque sorte ce qui établit la direction
et la provenance du « regard » de la conscience. L‘exemple du champ visuel est d‘ailleurs très
révélateur pour représenter cette situation. Pour regarder un objet, je dois bien le regarder depuis un
emplacement déterminé, et en orientant mon regard dans une certaine direction. La matière de
l‘acte, la structure de l‘« en tant que » (als) reflète cette prise de perspective sur la chose qui lui
permet ensuite d‘apparaître ou non telle qu’elle était visée. Le nommer et le juger peuvent tous les
deux articuler ce rapport de la conscience au monde.
115
Recherche logique VI, § 13, p. 70 [52]
La même caractérisation se retrouve chez Heidegger dans Être et temps. Pour lui, l‘étant explicité (au sein
de la préoccupation) « a la structure du quelque chose comme quelque chose ». « Le "comme" constitue la
structure de l‘expressivité de ce qui est compris; il constitue l‘explicitation. » (p. [149])
117
Recherche logique V, § 20, p. 221 [415]. Nous soulignons.
118
Recherche logique V, § 20, p. 222 [415-416]. Nous soulignons.
116
56
4.2 Le nommer : entre déictique et jugement
Le nommer est un acte objectivant, parce qu‘il permet au minimum de référer à une objectité. Le
« nom »119 désigne quelque chose, « y renvoie » sans explicitement et activement en dire quelque
chose. Le nom (tel qu‘il est défini par Husserl) a une matière, c‘est-à-dire qu‘il implique un angle
selon lequel la chose nommée est visée. Pour un seul et même objet, si tant est que se modifie la
modalité de la visée (c‘est-à-dire l‘angle sous lequel l‘objet se présente), la signification changera
de manière correspondante :
[…] la représentation Empereur d’Allemagne représente son objet en tant qu‘empereur, et
précisément en tant que celui d‘Allemagne. Ce même empereur est le fils de l‘empereur
Frédéric III, le petit-fils de la reine Victoria et a toutes sortes de qualités, qui ne sont ni
nommées, ni représentées dans le cas de notre exemple. 120
De telles expressions nominales, soit des expressions qui désignent une objectité déterminée sans
explicitement affirmer (en plus) quelque chose à son sujet, impliquent manifestement une modalité
de visée (une matière). Les expressions de l‘exemple ci-haut sont des noms « descriptifs ». Sans être
eux-mêmes des affirmations, ils en contiennent implicitement les moments de signification.
Autrement dit, de tels noms « renvoient », de façon plus ou moins explicite, à des jugements
antérieurs : leur « matière » est la modification de celle d‘un jugement.
L‘antériorité du jugement en question peut être « chronologique », c‘est-à-dire que le nom inclut
alors sous forme descriptive le résultat d‘un jugement déjà accompli (résultat qu‘on nomme un
« état de choses », par exemple le fait « que x est y »). Dans notre exemple, après avoir reconnu que
tel individu est l‘empereur d‘Allemagne121, on peut nommer la personne ainsi caractérisée sans à
chaque fois accomplir de nouveau le jugement. Le nom descriptif permet de le viser de la même
façon que dans le jugement initial, mais d‘un seul coup, sans qu‘un jugement ne soit activement
accompli. L‘antériorité du jugement peut aussi être simplement « logique ». Dans un tel cas, le sens
du jugement est contenu implicitement dans la signification de l‘expression nominale sans que le
jugement n‘ait été effectué par la personne employant l‘expression. On peut supposer, par exemple,
que l‘expression nominale est reprise sans plus du discours d‘autres personnes, à titre d‘expression
usuelle (« on » parle de l‘Empereur, « on » en dit telle ou telle chose, etc.).
119
Par « nom » il ne faut pas entendre seulement les simples substantifs, mais toute « expression nominale ».
Recherche logique V, § 17, p. 206 [401].
121
Ou encore : qu‘il y a un individu qui est l‘Empereur d‘Allemagne; que l‘Allemagne a un Empereur; etc.
120
57
On peut donc considérer que de tels noms ne doivent leur capacité à informer et diriger un regard
sur la chose qu‘à la forme du jugement qu‘ils renferment implicitement. Ils tirent leur « als was »,
leur matière, d‘un jugement antérieur. Le nom comme tel ne fait que permettre le
« rassemblement » de la matière complexe du jugement dans une seule visée. Qu‘en est-il, alors,
des noms qui ne renverraient pas à un jugement? Tentons d‘en rendre compte à l‘aide de l‘exemple
des déictiques et des noms propres.
Une expression nominale « déictique » est une expression qui ne fait que pointer l‘objet, le plus
souvent à l‘aide d‘une forme catégoriale déterminée dont le sens concret « se remplit » à chaque
fois en fonction de la situation donnée (comme « ceci », « cela », « lui », etc.). La classe des
déictiques fait partie des expressions « essentiellement occasionnelles » qui contiennent « l‘idée
d‘une indication »122 pour autant qu‘ils soient actuellement employés pour désigner quelque chose
(les mots « maintenant » ou « ici », appartenant aux expressions essentiellement occasionnelles, ne
veulent pas à strictement parler dire quelque chose s‘ils sont extirpés du contexte de leur emploi).
Par exemple, un interlocuteur qui ne serait pas en mesure de viser avec le locuteur la chose que ce
dernier désigne en disant « ceci » ne vivrait pas dans la compréhension d‘une expression nominale
complète.
Le « nom », lorsqu‘il tire de lui-même sa propre matière (lorsqu‘elle n‘est pas due, même
logiquement, à un jugement antérieur), semble se réduire à un simple « référer à » selon telle ou
telle modalité propre. La structure du comme, dans le nom, sert à indiquer de quoi on parle, tandis
que celle du jugement (et du nom qui y renvoie) établit ce qu’on pense de cette chose. Le jugement
est un acte plus complexe, qui consiste à enrichir la connaissance d‘une chose, au lieu de
simplement s‘y référer.
Appartiennent encore aux expressions nominales les noms propres, par lesquels est exprimée la
désignation d‘une personne ou d‘une chose en tant qu’elle-même : « je connais Jean en tant que
Jean, Berlin en tant que Berlin »123. Le nom propre comprend donc lui aussi un moment de
signification catégoriale qui le distingue essentiellement d‘un simple « pointer du doigt ». Le nom
propre enjoint à viser l‘individu nommé comme tel, en tant que cet individu. C‘est ce lien à
122
123
58
Recherche logique VI, § 5, p. 35 [20].
Recherche logique VI, § 5, p. 35 [20-21]
l‘individu qui permet au nom propre d‘obtenir éventuellement une charge sémantique
supplémentaire :
…once a name becomes common in a community of speakers, it acquires a semantic value
which does not coincide with nor is exhausted by acts of actually pointing, and which even
allows an extension of the term into a concept (e.g., ―He is an Abe Lincoln‖). 124
Les actes nominaux regroupent donc un éventail de possibilités où la seule constante est le fait de
viser une objectité sans plus (sans explicitement en dire quoi que ce soit). Ce type d‘acte va du pur
et simple déictique à la représentation indéterminée d‘un concept général.
When one studies the three elementary nominal formations (proper names, definite, and
indefinite descriptions) it becomes clear that they are somewhat arbitrary slices along a
continuum of […] nominal acts. […] somewhere between This and proper names we find
pronouns, and between proper names and definite descriptions we can locate titles. ...Referring,
therefore, ranges between the limits of pure pointing and simple indefinite presenting.125
Le nom « réfère » : il permet à la conscience de se rapporter à un objet, c‘est-à-dire de s‘ouvrir à sa
donation, en le visant d‘un coup. Le déictique « ceci » vise à rendre l‘objet présent sans rien en
dire. La structure du comme (als) d‘un déictique est presque privative : la conscience vise ceci, en
tant que rien de plus que ceci. Le nom propre, quant à lui, implique la structure « cet individu, en
tant que lui-même » : viser quelque chose par un nom propre implique qu‘on le vise dans son
identité à soi. Les noms descriptifs, enfin, impliquent126 la structure du comme du jugement auquel
ils renvoient, c‘est-à-dire du jugement dans lequel la chose nommée est (ou a été) pour la première
fois reconnue comme étant de telle ou telle nature, de tel ou tel type. Dans un tel cas, le nom sert en
quelque sorte de substitut, au sein du discours, à un acte plus complexe déjà effectué ou
potentiellement effectuable : il est une manière économique de se référer à un état de fait donné,
sans accomplir effectivement la visée de cet état de fait.
4.3 Le juger – dire quelque chose de quelque chose
Le jugement est un acte plus complexe qui s‘édifie sur l‘acte de nommer. Le nom qui n‘est pas
descriptif permet, à l‘aide de formes catégoriales minimalement déterminantes, de se rapporter
simplement à un objet. Le jugement permet, sur la base d‘un tel acte, d‘enrichir l‘objet ainsi pris en
124
WELTON, Donn, The Origins of Meaning, pp. 71-72.
WELTON, Donn, The Origins of Meaning, p. 89. Nous soulignons.
126
Ils l‘impliquent, mais la matière d‘un nom est toujours essentiellement distincte de celle d‘un jugement.
125
59
vue d‘une signification nouvelle : il permet de dire quelque chose de ce que le nommer prend en
vue (sans plus). Comme l‘expression nominale, le jugement possède une « matière » qui détermine
la teneur de sens avec laquelle il se rapporte à son ou ses objets. Par ailleurs, Husserl remarque que
la matière d‘un jugement ne suffit pas à en décrire la nature en tant « qu‘acte objectivant ». En effet,
la teneur du rapport à l‘objet peut être la même à la fois dans un jugement, d‘une part, et dans une
question (ou un souhait, ou un doute, etc.) qui porte sur le même contenu.
L‘exemple que donne Husserl est celui du jugement énonçant qu‘« il y a sur la planète Mars des
êtres intelligents »127. Quelqu‘un pourrait accomplir un acte ayant la même matière, donc se
rapporter avec le même sens à cet état de chose, mais en demandant : « y a-t-il sur la planète Mars
des êtres intelligents? »; ou encore en souhaitant : « s‘il pouvait y avoir sur la planète Mars des
êtres intelligents! ». La matière de ces actes est la même : elle est celle par laquelle des actes se
rapportent à un même état de chose128 et selon le même sens. Ainsi donc, pour caractériser le
jugement, il faut encore spécifier ce que Husserl nomme sa « qualité ». Nous identifions des
différences dans la qualité d‘un acte « quand nous parlons des différences concernant la manière
pour des objectités d‘être intentionnelles, tantôt en tant que représentées, tantôt en tant que jugées,
tantôt en tant qu‘objet d’une question, etc. »129 Deux personnes effectuent le même jugement (peu
importe ce qu‘elles vivent concrètement par ailleurs lorsqu‘elles effectuent ce jugement) lorsque les
jugements accomplis comportent la même matière et la même qualité : leur combinaison forme
« l‘essence intentionnelle » de l‘acte.
Dans le juger, quelque chose est « dit » de l‘objet qui avait été d‘abord pris en vue. Le jugement
permet aussi de constituer des « états de choses ». Par exemple, lorsque quelqu‘un affirme : « le
papier est sur la table », ce qu‘il vise à proprement parler n‘est ni simplement le papier, ni
simplement la table. Il se rapporte au fait que le papier est sur la table. Cette visée complexe peut
recevoir un remplissement intuitif : dans le jugement, il est possible que l‘état de choses visé soit
bel et bien donné. C‘est d‘ailleurs pourquoi, lorsqu‘on parle de ce à quoi la conscience
intentionnelle peut se rapporter, l‘on parle d‘objectité et non pas simplement d‘objet. Le « monde »,
tel que la phénoménologie nous permet de le penser, n‘est pas le monde auquel le positivisme
127
Recherche logique V, § 20, p. 218 [412].
Soit des actes qui, eux aussi, visent le même type d‘objectité susceptible d‘être donnée lorsqu‘un acte de
juger se « remplit », lorsque la chose jugée apparaît en chair et en os.
129
Recherche logique V, § 20, p. 219 [413]. Nous soulignons.
128
60
naturaliste voudrait nous restreindre. Un état de choses, sans être nécessairement mesurable ou
observable au sens de la science empirique, n‘en est pas moins « objectif » et susceptible d‘être
reconnu par plusieurs consciences. Le jugement, comme acte, est une manière d‘enrichir ou
d‘étoffer la connaissance qu‘on a du monde et de ses objectités : on verra plus loin que cela soulève
potentiellement la question d‘une « histoire » de la signification des objets.
Ensuite, il est pertinent pour le présent travail de noter que le nommer permet de reprendre sans
activement le constituer le contenu d‘un jugement. Par exemple, la personne qui a jugé que le papier
est sur la table peut par la suite se référer à cet état de choses d‘un seul coup, en le nommant. Elle
pourrait en effet, en se référant au fait que le papier est sur la table, dire simplement : « cela signifie
que quelqu‘un l‘a laissé traîner ». Il s‘agit d‘une possibilité du langage qui nous permet de grandes
économies, mais qui permet aussi de se rapporter « sans plus » à une objectité qu‘on avait dû
d‘abord activement se rendre présente, dont il fallait vérifier soi-même la validité.
La présente section permet donc, encore une fois, de montrer l‘importance de penser le rapport
passif au langage, de même qu‘elle souligne le fait que le « monde », en phénoménologie, implique
à chaque fois une certaine « information » par les structures du langage.
61
5. Le problème du langage et la phénoménologie statique
Reprenons, avant d‘adopter un regard plus « critique » sur les thèses de Husserl, les acquis que cette
première partie aura permis de dégager. La théorie « du langage » chez Husserl, s‘il est permis de
parler d‘une telle chose, n‘a manifestement rien d‘une annexe secondaire au sein de sa théorie de la
connaissance.130 Le langage est ce « dans » quoi la conscience se meut pour fixer et articuler ses
différents rapports au monde. On parle d‘abord de « fixer » ces rapports, parce que l‘acte de
nommer produit l‘unité d‘un acte d‘identification131 idéalement réitérable. Une teneur de sens
donnée par laquelle on se représente quelque chose, un « en tant que » qui est inscrit dans le langage
et qui permet de « viser » un objet du monde selon telle ou telle modalité, est (idéalement)
universellement accessible.
Comme nous l‘avions annoncé en introduction, cette première partie de notre travail s‘appuyait
surtout sur les développements contenus dans les Recherches logiques. C‘est dans cet ouvrage que
Husserl traite le plus clairement du langage et qu‘il en fait un thème phénoménologique explicite.
La plupart des acquis sur lesquels nous avons insisté ici n‘auront pas à être rejetés en bloc lorsque
nous ferons droit aux avancées dues à la phénoménologie génétique. C‘est ce que nous tenterons de
montrer dans un premier temps (5.1) en donnant un aperçu de l‘importance que conserve le langage,
dans l‘œuvre ultérieure de Husserl, en ce qui concerne l‘articulation du rapport conscience-monde.
Par la suite, (5.2) nous brosserons un portrait global de la phénoménologie statique, celle qui selon
nous peut et doit être dépassée, et dont le point culminant survient dans les Idées I (1913).
5.1 Langage et sens du monde
Ce « trait » fondamental du langage, qui lui permet de fixer et articuler différents rapports au
monde, fait partie des acquis de la phénoménologie statique qui peuvent être maintenus, par-delà les
130
C‘est même ce qui pousse Benoist à affirmer que « dans la structure de l‘intentionalité elle-même, il faudra
reconnaître un effet direct de ce modèle qu‘on pourrait appeler "sémantique". D‘un bout à l‘autre, c‘est bien la
signification, et la modalité significative de l‘intentionalité, qui demeurent conductrices pour l‘étude de
l‘intentionalité. » [BENOIST, Jocelyn, Intentionalité et langage dans les Recherches logiques de Husserl, p.
115].
131
Cf. Recherche logique VI, § 47, p. 183 [150].
62
critiques qu‘on peut lui adresser.132 Husserl précise ce potentiel du langage dans Expérience et
jugement (1939 – posthume) :
[…] ce qui a fait l‘objet d‘une expérience [simplement sensible et anté-prédicative] n‘est pas
encore pour autant devenu une possession nôtre, dont nous puissions désormais disposer, que
nous puissions répéter à tout moment et dont nous puissions donner connaissance à d‘autres.
[…] Chaque étape de la connaissance est inspirée par une impulsion active du vouloir qui vise à
maintenir dans le cours ultérieur de la vie le connu comme le même, et comme substrat de ses
133
notes déterminantes, à le mettre en relation, etc.
L‘emploi et la compréhension d‘une expression consistent à utiliser un ensemble de signes pour réeffectuer des visées qui constituent des objets pour ainsi dire « délimités » selon tel ou tel sens. Dire
quelque chose du monde manifeste la volonté de s‘ouvrir d‘une manière déterminée à une objectité
qu‘on se rendrait ainsi présente, et de « fixer » la modalité du rapport ainsi réalisé. La connaissance
qui s‘effectue dans et par le langage rend l‘objectité donnée toujours à nouveau disponible telle
qu’elle est visée dans l‘intention de signification qui anime l‘expression.
Le langage permet ensuite d‘articuler ces rapports aux objectités, parce que la possibilité de former
des énoncés, des propositions, des expressions nominales complexes, etc., permet de viser ce que
l‘on nomme des objectités et des « états de choses » complexes qui ne sont rien de purement
matériel (au sens physique et tangible du terme). Ainsi le « monde » qu‘habite la conscience
humaine n‘est jamais d‘abord et avant tout le monde corporel physique : c‘est un monde où les
objets singuliers sont reconnus selon le type général auquel ils appartiennent (et non pas simplement
perçus), un monde où ces objets sont en relations de toutes sortes les uns avec les autres (regroupés,
comparés, identifiés, etc.), un monde culturel rempli d‘œuvres et d‘outils, et un monde intersubjectif
où des « situations » peuvent être comprises (on prend part à des activités, on projette, on discute,
etc.) :
Là où nous rencontrons des animaux et des hommes, des objets culturels (instruments, œuvres
d‘art, etc.), nous n‘avons plus la simple nature, mais l‘expression d‘un sens d‘être spirituel;
nous sommes […] portés au-delà du domaine de ce qui est donné dans une simple expérience
sensible.134
132
Nous pensons surtout, ici, à toutes les critiques qui s‘articulent autour de l‘idée de la transparence du
langage et du peu de cas fait de sa facticité.
133
Expérience et jugement, § 47, p. 238 [232]. Nous soulignons.
134
Expérience et jugement, § 12, p. 64 [55].
63
Le fait que le rapport conscience-monde soit de part en part articulé de manière langagière permet
de comprendre comment il est possible que la conscience « baigne » dans un monde qu‘on doit
comprendre comme étant beaucoup plus que le simple contenant au sein duquel se trouvent des
étants « matériels ». Le fait que les choses qui nous entourent aient une « identité », qu‘elles soient
reconnues comme ceci ou cela, que nous vivions toujours déjà dans des « situations » complexes,
tout ça nécessite d‘être expliqué. Or, l‘articulation et la fixation du rapport conscience-monde dans
des structures langagières (qui mettent en jeu des significations complexes, où la richesse du monde
ambiant peut s‘exprimer) permet de rendre compte de notre réalité la plus immédiate :
[…] toute la vie quotidienne de l‘individu et de la communauté se rapporte à des types de
situations similaires, de sorte que tout homme qui entre dans telle situation a eo ipso, en tant
qu‘homme normal, les horizons de situation qui appartiennent à cette situation et qui sont
communs aux situations du même type. 135
Si le point est explicité par Husserl dans Logique formelle et transcendantale (1929), il n‘en reste
pas moins que c‘est à partir de la caractérisation du langage effectuée déjà dans les Recherches
logiques qu‘on peut comprendre comment cela est possible. Ce qui peut être « donné » à la
conscience déborde largement le domaine qui appartient par exemple à la physique moderne136, et
ce donné se structure et s’articule pour une large part sous une forme « langagière ». Les choses
qui nous sont données sont toujours déjà déterminées quant à leur sens, elles ont toujours déjà reçu
des « prédicats de valeurs », des « prédicats d‘ustensilité » : elles sont « informées par les
hommes »137.
La question qui constitue l‘horizon de ce travail, qui cherche à savoir si le langage pourrait avoir
une influence sur le sens du « monde » qui nous entoure, a déjà trouvé, dans une certaine mesure, sa
réponse. Le langage est indissociable de la pensée, et la pensée est ce par quoi l‘on s‘approprie et
connaît « notre » monde.
[…] la pensée humaine s‘accomplit normalement dans le langage, […] toutes les manifestations
de la raison sont liées absolument au discours, [et] toute critique d‘où doit résulter le vrai dans
135
Logique formelle et logique transcendantale, § 80, p. 269 [177].
À supposer qu‘on parle d‘une physique simpliste pour qui « n‘existe » que ce qui peut être observé de
l‘extérieur et mesuré : les particules et les champs de force.
137
Expérience et jugement, § 29, p. 163 [158].
136
64
la sphère rationnelle se sert du langage en tant que critique intersubjective et conduit toujours
dans son résultat à des énoncés […]138
Le langage, comme nous pouvons le constater à la lumière de ces propos, et même s‘il n‘est plus
explicitement et comme tel l‘objet d‘analyses aussi poussées après les Recherches logiques (19001901), reste un thème toujours implicite. Il va sans dire que les développements qui précèdent ne
représentent pas pour nous le fin mot de l‘histoire. Nous devrons être en mesure de comprendre de
manière beaucoup plus complète la manière dont le sens du monde et le langage sont liés, mais il
faudra pour ce faire que nous prenions en compte la phénoménologie génétique.
5.2 La phénoménologie « statique »
Notre question n‘a, de fait, reçu qu‘une réponse partielle parce que plusieurs points restent nonrésolus. Comme l‘introduction de ce travail l‘annonçait, on peut ramener la plupart des « limites »
de la pensée de Husserl sur le langage aux problèmes de la phénoménologie statique. Tentons de
caractériser plus clairement cette dernière pour montrer ce en quoi elle consiste, et faire voir les
raisons de la dépasser.
Pour la première phénoménologie, soit celle qui s‘échelonne des Recherches logiques (1900-1901)
jusqu‘aux Idées (1913), en passant par La philosophie comme science rigoureuse (1911), les actes
de la conscience intentionnelle valent, de manière générale, en tant qu’exemples139. Ce qu‘on
cherche ultimement derrière toute performance concrète de la conscience, ce sont ses possibilités
considérées du point de vue de leur identité et de leur réitérabilité.
Les Idées se déploient dans la recherche d‘« objets » (pour la conscience) descriptibles d‘une
manière qui soit universellement valable. L‘objet individuel comme tel est en quelque sorte évacué
à titre de problème, et Husserl s‘intéresse plutôt à ce qu‘il nomme les essences pures : « L’essence
(Eidos) est un objet (Gegenstand) d’un nouveau type. De même que dans l’intuition de l’individu ou
intuition empirique le donné est un objet individuel, de même le donné de l’intuition éidétique est
une essence pure. »140 Ce qu‘on cherche à se rendre présent, comme phénoménologue qui étudie les
possibilités de la conscience et de sa constitution d‘objets, ce sont les « types » purs d‘objectités
possibles : par exemple, on cherche à décrire fidèlement ce qui constitue « l‘essence » de l‘objet
138
Logique formelle et logique transcendantale, § 1, pp. 28-29 [17].
Idées I, § 3, p. 23 [12].
140
Idées I, § 3, p. 21 [10-11].
139
65
intentionné par tel ou tel sens (qu‘est-ce qui appartient nécessairement à l‘objet visuel comme tel?),
ou encore, de l‘objet de l‘imagination (comment l‘imagination permet-elle à quelque chose de se
rendre présent, et que peut-on dire d‘universellement valable à ce sujet?), de la mémoire; etc. Ce
qu‘on obtient est une sorte de « typologie » des formes possibles d‘objectités pour la conscience,
quelque chose qui concerne toute conscience intentionnelle comme telle. La phénoménologie ainsi
conçue s‘établit comme science rigoureuse, c‘est-à-dire comme une science dont les résultats n‘ont
rien de simplement provisoire, temporaire ou dépendant d‘un quelconque contexte. Pour Husserl,
c‘est là la forme authentique de scientificité que la phénoménologie peut et doit rechercher. Husserl
voit son idéal dans « une science radicale, qui part d‘en bas, s‘établit sur des fondements sûrs et
progresse selon la plus rigoureuse méthode. […] Les visions du monde peuvent [selon lui] entrer en
conflit, seule la science est en mesure de trancher, et son verdict est marqué au coin de
l‘éternité. »141 L‘intuition des essences, en tant que saisie dans l‘évidence d‘un objet qui est reconnu
comme universellement accessible à toute conscience, fonde une « validité objective »142, une
validité qui ne doit rien au contexte où elle advient, et qui vaut donc de manière universelle et
éternelle.
Cette forme de la phénoménologie peut être qualifiée de statique, parce que les descriptions
s‘articulent en prenant comme point de départ des objets déjà donnés. Elle part d‘exemples, elle
prend appui sur des intuitions empiriques dont elle se sert pour trouver ce que leur « type » doit
nécessairement posséder comme propriété : elle cherche ce qu‘il y a d‘invariant dans chaque type
d‘intuition (perception, imagination, intuition catégoriale, etc.). La phénoménologie…
…veut être une science dans le cadre de la pure intuition immédiate, une science éidétique
purement « descriptive » […] Sa tâche est de placer sous nos yeux à titre d‘exemples de purs
événements de conscience, de les amener à une clarté parfaite, de leur faire subir dans cette
zone de clarté l‘analyse et la saisie éidétiques, de suivre les relations évidentes d‘essence à
essence. »143
La position de Husserl est tout à fait conséquente : puisqu‘il n‘y a de science que du général, il est
tout à fait sensé de chercher à décrire l’eidos, et à ne pas faire de l‘objet singulier comme tel
(l‘individuum) l‘objet de ses questionnements. L‘intuition du général auquel le phénoménologue
accède constitue le fondement absolu (c‘est-à-dire universel, atemporel, indépendant de tout
141
La philosophie comme science rigoureuse, p. 80 [57] [337].
La philosophie comme science rigoureuse, p. 64 [44] [325].
143
Idées I, § 65, p. 214 [123].
142
66
contexte facticiel d‘émergence) pour la science philosophique : Husserl en fait le « principe des
principes »144 pour la philosophie.
Une telle position, pour scientifique qu‘elle soit, ne manque toutefois pas de soulever plusieurs
questions. Est-on réellement fidèle aux choses-mêmes, du moment qu‘on décide que l‘invariant
absolument objectif constitue « l‘essentiel » du flux de conscience? Une telle position n‘implique-telle pas d‘emblée que la phénoménalité « brute » du monde soit évacuée? Pour autant qu‘on réduise
la chose à ce qu‘on en maîtrise, ce qu‘on en anticipe, ce qu‘on peut dire d‘elle avec assurance, n‘a-ton pas évacué une dimension de sa phénoménalité qu‘il aurait mieux valu tenter de cerner? Se
placer dans l‘horizon de la « validité objective » absolue est-il compatible avec « le phénomène »
tel qu‘il est en lui-même, avec sa donation et sa constitution telles qu‘elles adviennent?
Par ailleurs, notons que Husserl nomme les « unités » que la conscience a ainsi prises en vue des
unités de « sens » (Sinn). Comme on l‘a vu, la conscience intentionnelle qui se rend activement
présent un objet le fait en le visant selon un certain sens. Or, tout ce qui « correspond » à une visée
de sens doit manifestement être de même nature. C‘est pourquoi dans la phénoménologie statique la
conscience est considérée comme donatrice de sens (sinngebendes)145. On peut la représenter
comme le pôle entièrement actif qui vise et constitue ses objets, c‘est-à-dire s‘ouvre à leur
« présence », permet leur « donation ». Ces visées, comme les Recherches logiques ont permis de
l‘établir, sont des visées de sens : elles s‘articulent selon la structure de l‘« en tant que », et ce « als
was » ouvre un rapport déterminé à la chose. C‘est en réponse à cette visée (via un sens) que la
chose se présente ou non.146 Les intuitions de toutes sortes, puisqu‘elles répondent à ces visées en
se présentant comme ce qui était visé, et qui est maintenant présent en chair et en os, sont elles aussi
des unités de « sens »147. « En tout cogito actuel un "regard" qui rayonne (ausstrahlender) du moi
pur se dirige sur "l‘objet" (Gegenstand) de ce corrélat de conscience, sur la chose, sur l‘état de
144
Idées I, § 24, p. 78 [43].
Idées I, § 55, p. 183 [106].
146
La section 6 reviendra plus en détail sur ces questions, que nous souhaitons exposer brièvement ici pour
donner une idée des questions qui nous intéresserons par la suite, et que notre travail cherchera à résoudre.
147
Le terme de « sens » s‘applique, de fait, même à un contenu entièrement « sensoriel », parce que tout
contenu sensoriel, dans les Idées, est considéré comme l‘exemple d‘un type général (par exemple, tel rouge
doit être reconnu comme portant en lui quelque chose « du » rouge, de l‘essence de rouge, pour être reconnu
d’abord comme rouge. Pourtant, il y a quelque chose d‘étrange à qualifier un contenu sensoriel de « sens »
(Sinn), quand on pense que le discours a lui aussi un « sens ».
145
67
chose, etc.; ce regard opère la conscience (d‘espèce fort variée) qu‘on a de lui. »148 La
caractérisation de la conscience comme « active » eu égard à ce qu‘elle constitue (qui en fait un
centre qui dirige activement, vers la périphérie, ses faisceaux) est cohérente lorsqu‘on s‘intéresse
aux possibilités de la conscience « pure » dans son activité, et à l‘exemplarité de ce qu‘elle peut
accomplir comme visée.
Il est légitime de douter, encore une fois, que ce soit là la façon la plus fidèle d‘étudier, c‘est-à-dire
de laisser « se montrer de lui-même » le rapport conscience-monde, et qu‘une telle façon de
procéder puisse rendre compte de tous les phénomènes. On remarque en effet que la conscience,
souvent, anticipe quelque chose par rapport aux objets de son monde qui se révèle après coup
erroné : elle doit « biffer » certaines de ses attentes, certaines de ses visées. Comment ce qui lui fait
face parvient-il à « s‘imposer » de la sorte face à elle, comment le monde comme visé peut-il se
refuser à certaines de visées de sens du « pôle » conscience ? L‘activité de la conscience à elle seule
permet-elle d‘en rendre compte?
Dans le même sens, n‘écarte-t-on pas un peu rapidement tous les phénomènes que la conscience est
impuissante à « dire », à « saisir » (comme dans l‘étonnement profond, dans l‘imprévu total, dans le
surprenant, etc.)? N‘y a-t-il pas des phénomènes qui demandent en quelque sorte à être dits, dont on
« pressent » seulement ce qu‘ils sont mais pour lesquels les mots manquent encore? De tels
phénomènes ne pourraient essentiellement pas devoir leur « apparaître » ou leur donation à une
visée préalable! Ils ne peuvent pas nous être « donnés » grâce à une visée qui n‘aurait jamais pu
avoir lieu, puisque le sens du phénomène nous est étranger, et reste à dire.
Le problème est évacué d‘emblée, dans Idées I, parce que la « typologie » qui se constitue sépare la
couche « sensorielle » (la couche hylétique) et la couche « noétique », soit la couche où se
constituent les visées de sens.149 Tout ce qui est « passif » est relégué à la couche hylétique : la
sensation brute est effectivement ce que la conscience ne « constitue pas ». La conscience
l‘« informe » après coup : la sensation brute est ce qui « emplit » les visées noétiques et qui
seulement ainsi entre dans la constitution de l‘objet. On verra dans la prochaine section en quels
sens cette façon de voir la « couche » hylétique est problématique.
148
149
68
Idées I, § 84, p. 284 [168-169].
Idées I, § 85, p. 294 [175].
La phénoménologie statique, finalement, s‘intéresse au « temps » d‘abord parce que c‘est en lui
qu‘un objet peut être « maintenu » dans son identité et qu‘on peut faire « varier » certaines de ses
propriétés afin de saisir ce qu‘il a d‘invariant, ce qui lui appartient nécessairement en tant qu‘objet
de tel type, son eidos. Le « temps » en tant qu‘il pourrait avoir un pouvoir génétique, en tant qu‘il
pourrait être ce qui permet et rend possible de manière tout à fait essentielle la constitution
d‘objectités, est écarté. Husserl ne s‘intéresse pas, dans les Idées I, au temps en tant qu‘il est
toujours vécu passivement, et au temps en tant qu‘histoire et tradition qui nous précèdent sans qu‘on
puisse absolument les maîtriser.
Au niveau de considération auquel nous nous limitons jusqu‘à nouvel ordre, et qui nous
dispense de descendre dans les profondeurs obscures de l‘ultime conscience qui constitue toute
temporalité du vécu, nous acceptons plutôt les vécus tels qu‘ils s‘offrent à la réflexion
immanente en tant que processus temporels unitaires. 150
Ce « temps » de la phénoménologie statique n‘est pas celui, par exemple, qui permettrait
d’expliquer l’évolution d’une langue. Ce problème, comme on a tenté de le montrer dans la section
2.3, est évacué en s‘appuyant sur le caractère accessoire des signes. Mais si la langue (le lexique, les
mots usuels, les expressions courantes, etc.) évolue, si elle change et permet d’exprimer de
nouveaux phénomènes, le phénoménologue lui-même n‘est-il pas d‘une manière absolument
irréductible « historique »? N‘est-il pas lui-même, en tant qu‘il est situé, que son existence est
facticielle et inscrite dans une tradition, aux prises avec quelque chose qui le précède et qu‘il ne
maîtrise jamais totalement, « sa » langue? Qu‘adviendrait-il, le cas échéant, de l‘idéal d‘une validité
objective atemporelle?
Ces questions, bien que Husserl les entrevoie151, ne deviennent pas un obstacle essentiel pour une
phénoménologie statique : l‘eidos à chaque fois atteint est censé garantir la validité universelle des
descriptions scientifiques, de même que leur transparence et leur traductibilité. Si l‘on dépasse la
phénoménologie statique, doit-on en conclure que la phénoménologie n’est jamais entièrement au
clair avec ses propres résultats? Doit-on en comprendre que le langage, ce dans quoi elle se meut,
est quelque chose qu‘elle doit à chaque fois gagner, qui comporte essentiellement une part
irréductible de non-maîtrisé? Cette part de non-maîtrisé condamne-t-elle la phénoménologie à rester
150
Idées I, § 85, p. 288 [171].
Cf. La section « Historicisme et philosophie comme « vision du monde » », La philosophie comme science
rigoureuse, pp. 61-86 [41-62] [323-341].
151
69
quelque chose de douteux, une simple « vision du monde »152, ou ce qui apparaît là n‘est-il pas
plutôt une dynamique essentielle qui appartient à la conscience comme telle, celle de la passivité et
de l‘activité? Autrement dit, le caractère scientifique de la phénoménologie est-il mis en péril du
simple fait qu‘on n‘en aura jamais « fini » avec ses fondements? L‘idéal d‘une philosophie
« rigoureuse » tombe-t-il à l‘eau, si elle ne peut se constituer comme système et édifice
éternellement valide? Ou n‘entrevoit-on pas plutôt là la seule et véritable manière dont le
phénoménologue pourrait se rendre à chaque fois « responsable » de ce qu‘il avance?
152
70
La philosophie comme science rigoureuse, p. 73 [51] [332].
II - Vers un concept du langage comme habitus chez Husserl
La deuxième partie de notre travail vise à montrer comment Husserl peut penser le langage dans le
cadre de sa phénoménologie génétique. Dans un premier temps, nous porterons un regard critique
sur la phénoménologie statique, ce qui permettra de mettre en relief les points « névralgiques »
auxquels la phénoménologie génétique devra s‘attaquer. Par la suite, nous tenterons d‘exposer
comment le fait d‘envisager le langage du point de vue de l’habitus acquis à s’exprimer permet de
penser le langage tout en prenant en compte les avancées de la phénoménologie génétique.
6. Critique de la phénoménologie statique et de la conception du langage qui s’y rattache
La section 5.2 aura permis de dresser un portrait rapide et général des différentes difficultés que
soulève la phénoménologie statique. Tout d‘abord, faire du temps un « cadre vide » pour la
variation eidétique empêche de s‘intéresser à la genèse du sens, à la formation des objectités et aux
dynamismes qu‘elle implique. Ensuite, la facticité du langage est écartée en tant que problème : la
phénoménologie statique permet de concéder que le langage contribue formellement à fixer et
articuler le rapport de la conscience au monde (en permettant l‘articulation de la pensée), mais les
descriptions qui permettent de l‘affirmer sont abstraites et ne permettent pas de rendre compte du
contenu de sens des mots d‘une langue donnée. La phénoménologie statique ne permet pas, par
conséquent, de rendre compte de phénomènes comme certains néologismes, ou comme la nécessité
d‘interpréter un discours dont le sens nous est irréductiblement étranger. Enfin, la « sensation », en
tant qu‘on en fait une « couche » distincte de toute visée active, devient en quelque sorte le
« résidu » passif qu‘une conscience active « informe ». La question est soulevée, dans ce contexte,
de comprendre d‘où vient la « force » du réel, ce qui lui permet à la fois de surprendre et de se
refuser aux visées intentionnelles. L‘idée d‘un « sens » qui serait essentiellement à dire, d‘un
phénomène qui « appelle »153 le langage plutôt qu‘il ne s‘y soumet d‘emblée, a surgi, à tout le moins
comme question.
153
Nous tenterons d‘interpréter, dans la suite de ce travail, le rapport entre langage et « monde » à partir de la
dynamique de l‘appel et de la réponse. Il s‘agit d‘un thème privilégié de la phénoménologie française
contemporaine. Emmanuel Lévinas et Jean-Luc Marion, en particulier, ont développé une phénoménologie
qui tente de décrire ces phénomènes. Voir LÉVINAS, Emmanuel, Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence;
MARION, Jean-Luc, Étant donné : essai d’une phénoménologie de la donation.
71
6.1 Le problème du rôle de la sensation et le problème de l’objet singulier
Un des problèmes les plus frappants avec la phénoménologie statique déployée des Recherches
logiques aux Idées est le rôle secondaire des « sensations » dans la connaissance. Rappelons, tout
d‘abord, que le concept central de la phénoménologie husserlienne est celui de l‘intentionnalité : la
conscience est conscience de quelque chose. Au sein du monde auquel elle est essentiellement
ouverte, des objectités se montrent. Dans une perspective naturaliste, où l‘on considère que la
conscience est close sur elle-même (la pensée est une « sphère intérieure »), les sensations sont
comprises comme le résultat d‘une interaction entre les organes des sens et les objets. Autrement
dit, une relation réelle causale entre deux objets physiques donne lieu, chez l‘un de ces objets, à une
représentation « intérieure », la sensation. Pour la vue, par exemple, la lumière qui frappe l‘objet
excite les nerfs optiques des yeux et produit (comme effet) quelque chose qui sera repris dans la
conscience : l‘effet brut de cette excitation, ce sont les couleurs comprises comme « data »
sensibles. À l‘intérieur de sa sphère intérieure, l‘homme « a » des data de couleur, et ceux-ci sont
l‘effet, le résultat d‘une interaction physique réelle sur le corps.
Il est probable que Husserl, dans sa manière de traiter la sensation au départ de son parcours
philosophique, ait été influencé par ce point de vue dont il tentait pourtant de se distancer. La
présence du même vocabulaire, soit le fait de nommer les sensations en parlant de « data » ou de
« hylè », est peut-être symptomatique de cette influence. Nous devons voir de quelle manière la
phénoménologie génétique permet de dépasser de manière plus définitive le point de vue
naturaliste. En introduisant des thèmes permettant de penser la passivité radicale, Husserl se donne
les moyens d‘assumer plus pleinement le point de vue phénoménologique, qui doit s‘intéresser au
rapport conscience-monde lui-même, sans que les préjugés psychologistes ne teintent les
descriptions des phénomènes. Autrement dit, les sensations, si leur description le requiert, doivent
avoir un nouveau statut pour le phénoménologue. Tout ce qu‘on dit de la sensation doit venir de la
manière dont la chose même se donne. Pour qui décrit le phénomène lui-même, la couleur « se
donne » comme appartenant à l‘objet, et non pas comme étant un « data » se trouvant dans le sujet
percevant : le bleu est celui de l’eau, du ciel, de l’oiseau, etc.
72
Husserl considère dans les Recherches logiques que les sensations sont vécues (erlebt), mais non
visées (gemeint)154. Les sensations ne participent à la constitution de l‘objet que comme un matériau
qui vient remplir la forme (le sens objectif selon lequel la chose est visée). Ce matériau est
secondaire et n‘est jamais visé comme tel : « Je ne vois pas des sensations de couleurs mais des
objets colorés, je n‘entends pas des sensations auditives mais la chanson de la cantatrice, etc. »155
D‘un point de vue descriptif, cette affirmation a beaucoup de poids et reflète bel et bien un trait
important de la sensation : elle ne s‘impose pas d‘abord en elle-même et comme telle. C‘est l‘objet
intentionnel qui apparaît d‘abord. Mais qu‘en est-il de ses « traits » sensibles (sa couleur, le son
qu‘il fait, etc.)? Ne doit-on pas affirmer qu‘ils appartiennent à l‘objet perçu, bien qu‘ils ne soient
pas d‘emblée visés pour et en eux-mêmes?
Le problème est donc que Husserl exclut ce qu‘il nomme les vécus sensoriels du domaine de ce qui
est « intentionnel », et que le mot « vécu » (erlebt) connote que le matériau est quelque chose qui
serait le « propre » de la conscience, « en elle ». Les Idées donneront le nom de « hylè »156 à ce
matériau non intentionnel que le sens « anime » ou « appréhende » pour que la conscience ait
devant elle un véritable objet.
[Par-delà les] moments sensuels on rencontre une couche qui pour ainsi dire les « anime », leur
donne un sens (sinngebende) (ou qui implique essentiellement une donation de sens
(Sinngebung)); c‘est par le moyen de cette couche, et à partir de l’élément sensuel qui en soi n’a
rien d’intentionnel, que se réalise précisément le vécu intentionnel concret.157
L‘objet concret est donc ramené à un complexe de matière (la sensation brute, non-intentionnelle) et
de forme (la visée de la chose comme ceci ou cela158, visée qui « anime » la hylè). Essayons de
montrer ce qui amène Husserl à exclure cette hylè de ce que l‘on peut considérer comme
intentionnel (tout en notant, au passage, que c‘est toujours en cherchant un « invariant » au sein de
ce qui varie, que l‘on « isole » la hylè, qu‘on en fait un « reste »). D‘abord, dans la perception d‘un
objet, les sensations comme telles peuvent varier jusqu‘à changer du tout au tout, alors que le même
objet, ce qui est par définition le « visé » de la conscience intentionnelle, reste présent. Prenons par
154
Recherche logique V, § 14, p. 188 [385].
Recherche logique V, § 11, p. 176 [374].
156
Cf. par exemple Idées I, § 85, p. 294 [175], où Husserl assigne l‘étude de la « couche matérielle » (celle
qu‘informe la couche noétique) à une phénoménologie « hylétique ».
157
Idées I, § 85, p. 288-289 [172]. Nous soulignons.
158
Cette visée peut être simplement perceptuelle, c‘est-à-dire qu‘elle doit être activement accomplie mais
qu‘elle n‘implique pas nécessairement un acte faisant intervenir une signification langagière.
155
73
exemple une boîte qu‘on aurait devant soi, que l‘on percevrait du regard. 1) Ses couleurs peuvent
être entièrement modifiées par un effet de changement de lumière; 2) sa « figure » (au sens du
« tracé » extérieur de la boîte, tel qu‘on le voit d‘un point de vue particulier, et que forment ses
côtés) peut être complètement modifiée par un changement d‘orientation dans l‘espace de la boîte.
Malgré toutes ces modifications du « contenu » sensible de l‘objet, il peut rester un et le même. Si
l‘on fait abstraction des autres sens que la vue, et qu‘on considère la hylè qui est présente tout au
long du processus de la perception, il apparaît que l‘objet reste le même (cette boîte) pendant que
tous les contenus sensoriels en tant que tels changent.
À l‘inverse, mais toujours pour appuyer la même hypothèse, Husserl note la possibilité pour un
même contenu sensoriel d‘être appréhendé tantôt d‘une manière, tantôt d‘une autre. Les Recherches
contiennent au moins deux exemples d‘une telle situation. Le premier est celui d‘un ensemble
quelconque de signes écrits qui n‘est d‘abord pas reconnu comme étant de l‘écriture, et qui est par
la suite visé en tant que signe. Le second est celui d‘un mannequin de cire qu‘on prend d‘abord
pour une femme qui nous fait signe, et qu‘on reconnaît ensuite comme mannequin159. C‘est dans
une telle situation que les limites d‘une phénoménologie statique ressortent le plus clairement, parce
que la question surgit de savoir pourquoi telle visée doit, au bout du compte, animer un complexe
hylétique donné, plutôt qu‘une autre.
Que se passe-t-il, en effet, dans de tels cas? Si l‘on fait entièrement abstraction de toute « pensée »,
ce que la conscience « sent », ou plutôt, les couleurs qui apparaissent dans son champ de vision, les
sons qu‘elle entend, etc., tout cela reste inchangé. Néanmoins, pour autant qu‘elle pense, c‘est-àdire qu‘elle vise ce qui est présent devant elle comme ceci ou comme cela, la nature de l‘objectité
présente se modifie. Quand on voit un ensemble pêle-mêle de lignes qu‘on reconnaît ensuite comme
de l’écriture, ce qui se donne à la conscience change de nature. Par exemple, l‘objet devant soi
passe : 1) d‘une feuille de papier sur laquelle quelqu‘un aurait gribouillé en parlant au téléphone, à
159
Recherche logique V, § 27, p. 250-52 [442-444] : « nous rencontrons dans l‘escalier une dame inconnue
qui nous fait signe aimablement – c‘est l‘attrape bien connue du musée de figures de cire. Il s‘agit d‘un
mannequin qui, un instant, nous avait abusé. » « Nous voyons une dame, non un mannequin. Une fois que
nous avons reconnu l‘illusion, c‘est le contraire qui a lieu, nous voyons désormais un mannequin qui
représente une dame. » « C‘est la même dame qui apparaît dans les deux cas, et, la seconde fois comme la
première, avec des déterminations phénoménales identiquement les mêmes. Mais, d‘une part, elle nous est
donnée comme réalité; de l‘autre, au contraire, comme fiction, apparaissant "en personne" et cependant
comme inexistante. »
74
2) une note tout à fait intelligible laissée à quelqu‘un. Ou encore, ce qui l‘instant précédent était une
femme nous faisant signe, est maintenant un mannequin de cire. La visée seule doit expliquer la
nature de ce qui se trouve là-devant : le contenu sensoriel de la chose semble être tout simplement
« animé » différemment dans chaque cas. La même matière est « informée » différemment.
C‘est ce qui pousse Husserl à affirmer que de tels objets sont perçus, mais que les sensations, quant
à elles, sont vécues. La conscience ne les vise jamais comme telles, mais les « appréhende » selon
un certain sens pour constituer l‘objet qu‘elle vise. Un tel point de vue implique que le fait de vivre
les sensations devient à la limite accessoire, en regard de l‘identité de la chose : elles se présentent
comme un résidu, distinct de (et secondaire par rapport à) ce qui rend l‘objet significatif pour celui
qui le vise, et ce qui lui donne son identité. La hylè n‘a, en ce qui concerne le sens d’appréhension
de l‘objet, aucun rôle constitutif.
Le fait de dire que la sensation est « vécue » (erlebt) manifeste selon nous un résidu de
psychologisme, qui limite la sensation à être le pendant « subjectif » d‘une excitation réelle-causale
des organes des sens160. La phénoménologie génétique permettra (au moins en principe) de repenser
la sensation non plus à partir du concept de « data », mais à partir de la phénoménalité du « sentir »
intentionnel, qui implique un rapport à… autre chose et l‘accueil de quelque chose d‘étranger à soi.
Il y a quelque chose d‘étrange, de fait, à parler de la teinte de couleur d’un objet comme d‘un vécu
de la conscience. Il faut plutôt parler de quelque chose qui appartient à la manière dont l’objet se
donne, mais qui lui appartient à lui. Une description fidèle du phénomène qui ne plaque pas sur lui
notre manière abstraite de comprendre la « sensation » doit faire de la couleur quelque chose qui
appartient à la chose elle-même comme phénomène, quelque chose qui certes advient dans et par
une « perception sensible », quelque chose qui implique donc essentiellement le « sujet » comme
réceptif, mais qui reste une détermination de ce qui « fait face » à la conscience.
Par ailleurs, il importe de noter que ce traitement de la hylè est propre à la phénoménologie statique,
qui n‘aborde la sensation que dans l‘optique où elle permet le « remplissement » d‘une visée qui n‘a
de prime abord pas besoin d‘elle : l‘intention de signification. Nous avons vu que la conscience
160
Ce qui est sans doute vrai, mais qui ne rend pas compte du phénomène total du « sentir ». Voir une couleur
est beaucoup plus complexe que l‘impression de la rétine par des photons : du moment qu‘on s‘intéresse au
voir dans sa phénoménalité, on s‘intéresse au voir comme faculté de se rapporter au monde. Le « voir » est
transi d‘intentionnalité, et la couleur comme « data » non-intentionnel et vécu fait fi de ce trait primordial de
la vue.
75
était, dans la phénoménologie statique, surtout conçue comme le noyau actif qui « projette » les
faisceaux de ses visées intentionnelles. Les objets qui se présentent, dans une telle conception, le
font en réponse à la visée active. De plus, la phénoménologie statique est une phénoménologie
logique, où les objets singuliers n‘ont jamais que le rôle d‘exemples, d‘instanciations d‘un « type »
ou d‘une « catégorie » générale161 (objet des sens, objet de l‘imagination, objet de la volonté, etc.).
Au bout du compte, l‘objet singulier n‘est jamais essentiel en tant que singulier pour la visée qui le
prend comme objet. La réduction effectuée dans les Idées, rappelle Welton162, est eidétique : l‘objet
singulier sert en tant que membre d‘une série de variations imaginatives qui visent, à travers lui,
l‘essence, l‘eidos, le quid. Dans un tel contexte, l‘objet n‘est pas étudié en tant que le référent
singulier de celui qui parle, mais le référent exemplaire d‘une visée significative en général, qui en
tant que visée significative, n‘a affaire au singulier que comme à un cas particulier d‘une présence
« idéale ». Le singulier n‘est traité, finalement, qu‘en tant qu‘il cor-respond à l‘acte de connaissance
qui est lui-même général.
Le fait que l‘individuum (le singulier comme tel) soit secondaire, voire accessoire, fait que des
questions pourtant importantes semblent évacuées. Comment se fait-il, par exemple, que des
significations différentes puissent « s‘appliquer » à un contenu sensoriel, c‘est-à-dire l‘animer
toutes deux tout aussi bien, et ainsi amener à la présence deux objets de nature différente? N‘y a-t-il
pas là un phénomène tout à fait insolite? En disant, par exemple, que la visée du mannequin comme
« femme » doit être biffée, qu‘elle s‘est révélée fausse, on ne règle que partiellement le problème.
La question subsiste de savoir pourquoi la visée du mannequin comme femme ne tient plus, c‘est-àdire surtout pourquoi le réel exclut dorénavant une possibilité de visée. Comment le « contenu »
sensoriel inchangé peut-il nous pousser à changer la visée l‘animant (c‘est-à-dire passer de
« femme » à « mannequin »), et même se refuser par la suite à se présenter comme « femme »?
Qu‘est-ce qui explique que ce qui n‘est pas intentionnel ait une telle influence sur la visée qui
l‘anime?
161
―The object which it sees as its intentional counterpart is derived from the style of its linguistic
thematization. There may be an object given in perception which matches the object so thematized. But
generally speaking, Ideas is convinced that this matching merely adds fill to a signified framework. The
perceptual object can be no more than an example.‖ [WELTON, Donn, The Origins of Meaning, p. 108].
162
WELTON, Donn, The Origins of Meaning, p. 162.
76
Puisque ce problème concerne l‘objet individuel, il n‘est pas central pour la phénoménologie
statique des Idées. Le mannequin et la femme sont tous deux des objets « perçus », c‘est en tant que
tels qu‘on s‘y intéresse, et non en tant que singuliers. À la limite, ils servent d‘exemple d‘une visée
qu‘on doit corriger, et permettent donc encore de mieux cerner un type général de visée. Pourtant,
force est de constater que le problème du singulier, et sa manière de « résister » ou se « refuser » à
la visée qui l‘anime, mérite qu‘on s‘y attarde. Ce problème va de pair avec le caractère nonintentionnel de la hylè, exposé plus haut. Le sentir implique une ouverture du « pôle » conscience à
ce qui est « autre ». Sentir, c‘est s‘exposer à quelque chose qui ne vient pas de soi : la perception
d‘un objet singulier implique pour cette raison toujours du non-maîtrisé. C‘est ainsi qu‘on devra
expliquer qu‘on doive, dans certaines situations, biffer une anticipation, et de manière plus générale
que la conscience cherche au sein du monde la « donation » de ce qui cor-respond à sa visée. Sans
cela, c‘est-à-dire si l‘on comprend la sensation à partir du concept de « data », la question persiste
de savoir comment ce qui est non-intentionnel peut faire plier le pôle actif intentionnel du rapport
conscience-monde. C‘est le problème que souligne Sokolowski, lorsqu‘il affirme :
…the initiative in determining the meaning and the object meant lies on the side of the act. For
such intentional acts, constitution is practically indifferent to what sensory contents function in
them; what is constituted is determined primarily by the intentional essence. 163
Le fait que Husserl emploie, dans les Idées, des expressions qui laissent entendre que la conscience
« construit » ses objets (donation de sens, constitution) reflète d‘ailleurs le problème. Il peut paraître
juste, et même irréfutable, que la conscience intentionnelle dépasse en l‘in-formant l‘immédiat
sensible (et l‘individuum) d‘une certaine manière : la présence de formes catégoriales au sein de
l‘expérience concrète du singulier le révèle bien. La couleur et le son ne peuvent effectivement pas
expliquer à eux seuls l‘identité et le sens de l‘objet. Mais les explications qui précèdent devraient
faire voir qu‘il y a quelque chose de problématique à exclure la sensation du domaine de
l‘intentionnel.
Les considérations sur la « force » du réel et sur l‘importance de l‘individuum font ressortir le fait
que la conscience comme pôle actif n‘est peut-être pas une explication suffisante pour la
phénoménalité du monde. Une dimension de la vie intentionnelle semble en effet relever de ce qui
est hors du « contrôle » de la conscience, et qui empêche qu‘on continue à traiter l’objet singulier
163
SOKOLOWSKI, Robert, The Formation of Husserl’s Concept of Constitution, p. 63.
77
comme simple « instanciation » d’un général. La question du surgissement d‘un objet non encore
compris; la question du singulier qui refuse de se donner à la conscience qui le vise d‘une certaine
manière; la question de la visée qui doit être modifiée sans même qu‘un contenu sensoriel nouveau
n‘apparaisse; la question de savoir comment un contenu sensoriel peut « dépasser » et déborder ma
capacité à l‘appréhender; etc., toutes ces questions requièrent qu‘on prenne le singulier
(l‘individuum) et sa genèse comme thèmes. C‘est le défi que permet de relever, à notre avis, la
phénoménologie génétique.
Une partie de la constitution des objets, c‘est du moins ce qu‘on peut déjà entrevoir, se fait au
niveau de la synthèse passive, qui est d‘ailleurs le niveau constitutif le plus originaire, celui qui
précède la prise en charge active de la conscience des objets qui « se donnent » à elle. Il faudra
élucider l‘intentionnalité propre à cette passivité, par le biais du thème de la chair : c‘est elle qui
permettra de rendre compte du fait que la sensation (celle qui donne la « hylè ») est toujours
nécessairement intentionnelle, sans pour autant être le fait d‘un acte (libre et spontané) comparable
à celui de l‘intention de signification.
6.2 Le problème de la transparence du langage
La question de savoir si la langue que l‘on parle façonne d‘une manière nécessaire le monde (le
sens que les choses et les situations vécues prennent) est un problème des plus vastes, qu‘on
n‘oserait espérer trancher ici. Une chose est sûre : dans la phénoménologie statique husserlienne, la
langue parlée par une personne (c‘est-à-dire le lexique dont elle dispose, les mots qu‘elle est apte à
utiliser et que sa langue rend « disponibles » pour exprimer ce qu‘elle rencontre) n‘influence pas de
manière absolue le sens des objectités qu‘elle rencontre.
La section précédente nous aura déjà permis de présenter la méthode d‘analyse de la
phénoménologie statique qui consiste à diviser en « couches » l‘objet intentionnel.164 Le fameux
§ 124 des Idées I165 fait justement de l‘expression, dont nous avons fait notre thème dans la
première partie de ce travail, une couche (Schicht) qui se surajoute aux autres (perceptive,
imaginative, etc.) dans le flux de la conscience intentionnelle. Dans une telle optique, ce que
164
Nous croyons que cette méthode, pour éclairante qu‘elle puisse être lorsque vient le temps d‘analyser les
« moments » d‘un objet (selon son type) qui sont indépendants les uns des autres, crée presque de toutes
pièces des problèmes qui ne devraient pas en être.
165
Voir, en ce qui concerne notre propos, Idées I, § 124, pp. 418-421 [256-258].
78
l‘expression accomplit ou produit, c‘est refléter ce qui se trouve déjà contenu dans les couches
« inférieures », pour le faire accéder au domaine du conceptuel.
L‘« expression » est une forme remarquable qui s‘adapte à chaque « sens » (au « noyau »
noématique) et le fait accéder au règne du « Logos », du conceptuel et ainsi du « général ».166
Pour le dire autrement, Husserl fait de l‘expression une couche non-productive en regard des autres
couches : la « pensée » ne fait que refléter fidèlement (s‘adapter à) ce qui se trouve déjà là au niveau
anté-prédicatif167. Comme nous l‘avons vu, puisque l‘intention de signification est intrinsèquement
réitérable, elle se dépasse elle-même immédiatement vers sa propre « identité » à soi, et fait accéder
son mode de visée à l‘idéalité. C‘est ainsi que l‘expression reflète l‘anté-prédicatif tout en le faisant
accéder au règne du « conceptuel ». Husserl considère par exemple que la conscience peut viser
perceptuellement un objet blanc et que cette visée peut suivre le schéma « ceci est blanc », avant
même qu‘une pensée (ou une intention de signification) n‘advienne168.
[Si par après] nous avons « pensé » ou « énoncé » « ceci est blanc », nous sommes en présence
d‘une nouvelle couche, intimement liée au « pur visé comme tel » d‘ordre perceptif; de cette
façon tout ce dont on se souvient, tout ce qui est imaginé, pris en tant que tel, est susceptible
d‘être explicité et exprimé. 169
Ce qu‘il est important de noter, et qui est le plus discutable, est que la couche expressive n‘ajoute
rien à ce que l‘on peut retrouver dans les couches inférieures. Le « sens » que vise l‘intention de
signification, le fait de penser que ceci est blanc, ne produit absolument rien de neuf ou plutôt ne
fait qu‘exprimer (extraire) ce qui se trouvait déjà là. La signification langagière, autrement dit, n‘est
que la transposition conceptuelle d‘une partie du sens noématique contenu dans les couches
inférieures.
Un medium intentionnel spécifique s‘offre à nous, dont le propre est par essence de refléter si
l‘on peut dire toute autre intentionnalité, quant à sa forme et à son contenu, de la dépeindre
(abbilden) en couleurs originales et par là de peindre en elle (einbilden) sa propre forme de
« conceptualité ».170
166
Idées I, § 124, p. 420 [256].
Idées I, § 124, p. 421 [256].
168
La nature de ce « schéma » de visée est calquée sur la suivante (la conceptuelle), c‘est-à-dire qu‘elle n‘est
accessible qu‘après coup. La seule « preuve » de son existence est que la chose se donne bel et bien comme
blanche.
169
Idées I, § 124, p. 419 [257].
170
Idées I, § 124, p. 420 [256].
167
79
Il y a donc une parfaite continuité de l‘anté-prédicatif au conceptuel. La seule nouveauté que fasse
advenir la couche expressive réside dans le fait que le conceptuel est par essence général, ou dans le
fait que la signification langagière est idéale : il n‘en reste pas moins que la teneur de sens que la
couche expressive rend « générale » était déjà contenue dans l‘anté-prédicatif.
Or, le traitement du problème de l‘individuum avait fait ressortir que l‘intention de signification
« in-formait » (einbilden) la couche hylétique pour se donner son objet. N‘est-il pas étrange de dire
maintenant qu‘elle « s‘adapte » à l‘anté-prédicatif? On retrouve ici ce qu‘on peut appeler, avec
Richir, le « paradoxe de la théorie de la connaissance husserlienne »171 : l‘intention de signification
reflète fidèlement ce qu‘elle-même avait fait entrer dans le sens noématique de l‘objet. Tout ce que
le réel peut faire, c‘est se refuser à une visée ou se donner comme s‘y conformant : or, comme on
l‘a vu, ce refus même est problématique, la hylè n‘étant pas intentionnelle. De plus, le détour par le
réel de la visée de signification semble ne lui servir qu‘à voir dans autre chose (l‘objet intentionnel
effectivement présent et ayant un sens) ce qu‘elle-même y dépose en l‘« in-formant ». Or, « rien
n‘indique la nécessité en vertu de laquelle la pensée doit travailler à in-former le sens noématique
afin de, tout simplement, le voir (l‘intuitionner) tel qu‘il est »172. Pourquoi la pensée doit-elle,
lorsqu‘on présente ainsi la conscience comme un pôle actif qui « in-forme » une matière passive,
faire le détour par le réel pour devenir elle-même vision? Pourquoi l‘intention de signification doitelle se chercher elle-même dans autre chose? La primauté que donne la phénoménologie statique à
l‘activité de la conscience fait tomber Husserl dans un « quasi-platonisme ». La « non-immédiateté
de la connaissance [devient alors] un problème, et même un problème insoluble, celui d‘une
productivité qui s‘épuise dans l‘improductivité, dans l‘immédiateté du remplissement intuitif
médiatisée ou différée par l‘intention de signification, par la pensée. »173
Ces thèses sont encore une fois, croyons-nous, à rattacher à la phénoménologie statique que Husserl
déploie jusqu‘aux Idées I, et qu‘il dépassera peu à peu vers une nouvelle phénoménologie, celle qui
s‘intéresse aux soubassements constituants primordiaux, ceux de la synthèse passive et temporelle.
171
RICHIR, Marc, « Le problème de la logique pure. De Husserl à une nouvelle position
phénoménologique », p. 508.
172
RICHIR, Marc, « Le problème de la logique pure. De Husserl à une nouvelle position
phénoménologique », p. 509.
173
RICHIR, Marc, « Le problème de la logique pure. De Husserl à une nouvelle position
phénoménologique », p. 509.
80
Logistic phenomenological analysis, as outlined in the Investigations and supported by Ideas I,
approaches a study of intentionality from the side of epistemic intentions and treats perception
only as a confirmation of such intentions. It may very well be, however, that a proper
description of perception takes its starting point in nonepistemic, fulfilling acts […] 174
Il y a en effet une sorte de pétition de principe qui est inhérente à la phénoménologie statique, si
l‘on accorde que pour elle, l‘individuum n‘est analysé qu‘à partir d‘intentions de signification qui
sont des actes de connaissance. Comment la conscience qui analyse des objets qu‘elle a visés selon
un certain sens pourrait-elle ne pas y trouver ce qu‘elle-même y a « déposé »? Seule la
phénoménologie génétique radicale permettra de « laisser » se montrer la constitution passive qui
peut avoir lieu au niveau de la perception et de la sensation.
Une phénoménologie génétique permettra éventuellement de faire une distinction plus radicale
entre ce qui appartient au « non-dit » et le domaine propre du « pensé », du logique. En
phénoménologie statique, l‘anté-prédicatif est pris comme ce qui « remplit » une visée de sens
conceptuelle : par conséquent, l‘anté-prédicatif est d‘emblée étudié comme correspondant à une
intention de signification. En 6.1 nous avons vu que considérer comme non-intentionnelle la
sensation était problématique en raison de son caractère parfois violent, intrusif, puissant. Mais il y
a plus : il est tout à fait possible que des objets perçus se présentent comme « dépassant » nos visées
de sens conceptuel.
En phénoménologie statique, le « blanc » perçu sur un objet peut être visé comme tel. Il correspond
alors (ou non) à cette visée intentionnelle puisqu‘il la remplit (ou non). Ici, l‘anté-prédicatif est
abordé comme une couche tout à fait docile en regard de la visée : il se laisse « spontanément »
exprimer, sans apparemment pouvoir poser de difficulté. Or, l‘analyse en « couches » est pour nous
une abstraction (le blanc n‘est une « couche » de l‘objet qu‘au sein d’une analyse abstraite de celuici) qui dénature d‘entrée de jeu le « non-dit » phénoménal. La blancheur de la neige un matin
d‘hiver175, par exemple, est un phénomène qui peut bien plutôt demander à être dit, qui « déborde »
174
WELTON, Donn, The Origins Of Meaning, p. 53.
Merleau-Ponty souligne le caractère fondamentalement réducteur qu‘il y a à faire de la « couleur » perçue
un simple matériau brut qu‘on verrait « sans plus ». Une couleur vue dépend, en sa teneur phénoménale, de ce
qui l‘entoure. Ceci vaut d‘abord au sens perceptuel (la couleur n‘est pas rigoureusement indépendante,
comme phénomène, de celles qui l‘entourent). Mais c‘est également vrai, pour Merleau-Ponty, au sens où
« l‘atmosphère » au sein de laquelle elle surgit en est inséparable, la détermine et en fait cette couleur
singulière, irremplaçable. « Si l‘on faisait état de toutes ces participations, on s‘apercevrait qu‘une couleur
nue, et en général un visible, n‘est pas un morceau d‘être absolument dur, insécable, offert tout nu à une
175
81
le domaine du dicible mais auquel la pensée peut tenter de « répondre ». Dans une telle perspective,
quelque chose « se joue » qui précède l‘activité spontanée et libre de la conscience, mais quelque
chose qui appartient de manière indéniable à la phénoménalité du monde. Comment ce qui est nonintentionnel pourrait-il « appeler », tout en s‘y refusant, l‘intention de signification? On trouve chez
Proust une description de ce genre de phénomène qui reste entièrement « à dire » :
[…] tout d‘un coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l‘odeur d‘un chemin me faisaient
arrêter par un plaisir particulier qu‘ils me donnaient, et aussi parce qu‘ils avaient l‘air de cacher
au-delà de ce que je voyais, quelque chose qu‘ils invitaient à venir prendre et que malgré mes
efforts je n‘arrivais pas à découvrir. […] je m‘attachais à me rappeler exactement la ligne du
toit, la nuance de la pierre qui, sans que je pusse comprendre pourquoi, m‘avaient semblé
pleines, prêtes à s‘entrouvrir, à me livrer ce dont elles n‘étaient qu‘un couvercle. 176
Afin de rester fidèle à la phénoménalité même du monde, il est donc besoin d‘un type d‘analyse qui
permettrait de marquer une distinction claire entre le « sens » perceptuel et le sens linguistique, au
lieu de faire de l‘un le simple reflet de l‘autre. Une telle démarcation pourrait faire ressortir la
productivité du « jeu » entre l‘expérience sensible du monde et la visée significative qui lui répond.
6.3 Le problème du caractère accessoire du signe : l’historicité des langues
La « transparence » du langage, que Husserl suppose à cette époque, entraîne des conséquences que
plusieurs tiendront pour intenables. Entre autres choses, la « signification » devient anhistorique :
c‘est-à-dire que les langues évoluent certes, mais la signification qu‘elles expriment, ne dépendant
pas des caractéristiques variables des langues, n‘évolue pas. Si le langage ne fait jamais
qu‘exprimer le « déjà-là » anté-prédicatif, la facticité d‘une langue n‘aura aucune influence absolue
sur ce qu‘il est possible d‘exprimer de notre expérience, et donc aucune influence absolue sur le
sens que « prend » le monde qui nous entoure.
Beaucoup de problèmes semblent d‘ailleurs évacués trop rapidement si l‘on admet une telle
possibilité. Par exemple, on pourrait se demander pourquoi les différents lexiques évoluent. On peut
distinguer, sans être exhaustif, plusieurs classes (plus ou moins englobantes) de lexiques: le lexique
vision qui ne pourrait être que totale ou nulle, mais plutôt […] quelque chose qui vient toucher doucement et
fait résonner à distance diverses régions du monde coloré ou visible, une certaine différenciation, une
modulation éphémère de ce monde, moins couleur ou chose donc, que différence entre des choses et des
couleurs, cristallisation momentanée de l‘être coloré ou de la visibilité. » [MERLEAU-PONTY, Maurice, Le
visible et l’invisible, p. 173].
176
PROUST, Marcel, À la recherche du temps perdu I. Du côté de chez Swann, p. 176.
82
d‘une langue donnée (recensé dans les dictionnaires); le lexique d‘un groupe (peu importe ce qui
unit ce groupe : culture, buts, intérêts, origines, dialecte, etc.); le lexique d‘un domaine (comme les
jargons); le lexique particulier ou personnel (l‘ensemble de mots dont une personne dispose, et qui
participe par exemple au style d‘un auteur). Or, ces lexiques évoluent : les exigences d‘une
situation, d‘un contexte, des buts pratiques, théoriques, ou esthétiques, tous ces facteurs peuvent
favoriser l‘apparition ou la disparition de mots plus ou moins appropriés pour nommer les objectités
du monde ambiant.177
Il semble en effet que le fait d‘accoler un nouveau « mot » à certains états de choses, certains états
de fait et situations qu‘on a besoin de signifier n‘ait rien d‘accidentel, mais permette de fixer en
quelque sorte cette signification. Certains néologismes « techniques », par exemple, permettent de
faire entrer dans l‘usage un rapport « nouveau » à une objectité donnée.
Obviously, introducing a new theoretical term is not merely employing a different label for a set
of familiar objects, but neither is it only providing a new type of object with a name. Rather,
when a new term is posited, so too is the object it defines. It may be inaccurate or even incorrect
to claim that a linguistic act creates an extra-linguistic object, but, nevertheless, within its
theoretical framework coining a term makes ‗something‘ the subject of discussion. 178
Un tel néologisme, en ce sens, est un terme qui fixe un nouveau « regard » sur quelque chose, qui
sert à faire entrer dans l‘usage une perspective déterminée qui permette de prendre en vue, à neuf,
une objectité. Cette objectité n‘est pas « créée » au sens d‘une pure fantaisie, puisque le réel doit
toujours et encore se donner et n‘a essentiellement jamais le statut d‘une création de la conscience.
Pourtant, sans la perspective du regard ainsi établie publiquement, l‘objectité en question n‘avait
peut-être jamais été donnée à quiconque, selon le sens qu‘elle a maintenant. Par exemple, les
découvertes majeures et les percées significatives dans différents domaines s‘accompagnent souvent
177
Le problème que nous avons en vue, ici, est celui où un mot est inventé pour nommer quelque chose qui
était « déjà là », mais qui n‘avait jamais été pris en vue comme tel. Objectivement parlant, donc, le monde
objectif reste le même, mais le regard porté sur ce monde permet de prendre en vue de nouvelles objectités.
Pour prendre un exemple chez Husserl lui-même, les termes de « noèse » et « noème » sont des mots
techniques, qui servent à identifier et délimiter quelque chose qui appartient aux visées intentionnelles, et qui
aurait donc toujours pu être « sous le regard », mais n‘avait jamais été visé de cette manière précise. Les
termes techniques, en général, permettent donc de prendre un problème ou un phénomène sous un angle
nouveau, et ainsi de lui permettre d‘être visé à titre d‘objectité « nouvelle ».
178
MATTENS, Filip, ―Introducing terms – Philosophical Vocabulary, Neologisms and the Temporal Aspect
of Meaning‖, p. 312. Nous soulignons.
83
de l‘introduction du vocabulaire et des énoncés nécessaires à les signifier, les distinguer et les
articuler. Il n‘est pas évident qu‘il soit possible d‘évacuer cet aspect facticiel du lexique.
Quand on considère un néologisme après coup, il peut en effet sembler qu‘en principe, n‘importe
qui à n‘importe quelle époque aurait été en mesure de le comprendre et de se rapporter de la même
manière à l‘objectité nommée. Le problème vient justement de cet « après coup », qui suggère que
quelque chose comme une histoire du sens ne puisse pas être tout à fait écartée. On peut d‘ailleurs
prendre le problème à revers : si les écrits anciens doivent être interprétés, et que plusieurs
interprétations différentes entrent essentiellement en compétition, on a encore là un indice de ce que
« la signification » a une histoire. La première partie du présent travail a permis de comprendre que
le sens des mots ne leur appartient pas comme une « entité » à laquelle ils sont liés, mais qu‘il vient
de notre capacité à les animer pour adopter la direction du regard qu‘ils suggèrent. Qu‘il soit
possible, même en principe, de se placer exactement dans le même rapport au monde que les
Anciens, par exemple, n‘a rien d‘évident.
Les hypothèses de Husserl sur le caractère accessoire des signes (lorsqu‘il évoque la possibilité
d‘une connaissance sans parole), impliquent encore la possibilité d‘une traductibilité parfaite
(identique et sans reste) de tout énoncé. Ce n‘est pas une question que nous trancherons ici, mais on
peut au moins admettre qu‘un tel postulat n‘a rien d‘évident : or, il est tout à fait dans l‘esprit de la
phénoménologie husserlienne de ne rien admettre qui ne soit d‘abord reconnu comme évident. La
position de Husserl au sujet de la connaissance sans parole est loin d‘être simple : il reviendra plus
tard sur son point de vue initial par rapport au caractère inessentiel ou accessoire des signes. Ce
changement de point de vue sera analysé à la section 9.
6.4 Le problème de l’origine des significations
L‘intention de signification a été caractérisée comme une perspective déterminée du rapport
conscience-monde, ou encore comme une direction donnée du « regard » de cette conscience sur
quelque chose. De plus, nous avons vu que cette visée peut s‘articuler d‘une manière plus ou moins
complexe, par la liaison de divers moments « catégoriaux ». Une question importante a néanmoins
été laissée en suspens tout au long des analyses précédentes : comment en vient-on à être en mesure
de saisir le sens d‘un mot donné? Comment est-on en mesure de comprendre, par exemple,
l‘essence d‘une chose, qui nous permet de la viser comme ce qu‘elle est? Ou plus généralement :
comment en vient-on à saisir ce qu‘une expression suggère d‘accomplir comme visée?
Si, par exemple, on vise une « feuille de papier », il faut être en mesure de saisir ce qui fait d‘une
feuille de papier qu‘elle est précisément cela. On ne la vise pas, dans un tel cas, comme « ce que je
84
lisais à l‘instant », ou comme « la lettre de ma mère ». Ce qu‘on a caractérisé comme la « matière »
de l‘intention de signification, et qui déterminait la « modalité » de visée de la chose, comment
peut-on en expliquer l‘origine? Qu‘est-ce qui permet de saisir et différencier les « matières » (c‘està-dire, pour le dire plus simplement, les différentes significations)?
Husserl élude en quelque sorte cette question de l‘origine des significations. Dans la IIe Recherche,
il affirme que la signification, en tant que ce que l’on comprend lorsqu‘on saisit une expression, est
un « élément descriptif dernier ». On peut comprendre la différence entre deux significations de la
même manière qu‘on saisit que le bleu n‘est pas du rouge, et vice-versa.179 Si l‘on s‘intéresse
purement au phénomène tel qu‘il se donne, donc, la compréhension d‘une expression est si
« immédiate », si évidemment accessible pour celui qui fait l‘effort de réfléchir à sa donation, que
Husserl ne ressent pas (encore) le besoin d‘en chercher la provenance.
Toutes les fois que nous réalisons ou que nous comprenons une expression, elle signifie
quelque chose pour nous, nous sommes actuellement conscients de son sens. […] de même que
les différences phénoménologiques entre des phénomènes sonores nous sont données de
manière évidente, de même en est-il pour les différences entre significations. 180
[…] du reste, la façon dont ces objets sont arrivés, à partir de la vie antérieure de notre
conscience, au sens avec lequel ils valent actuellement pour nous est sans importance. 181
La genèse de quelque chose comme une signification n‘est donc pas une question qui le préoccupe,
parce qu‘il suffit de constater le fait que les significations peuvent être différenciées et saisies. La
visée de l‘objectité selon tel ou tel sens est possible, de facto; de même, la distinction entre
différentes perspectives ouvertes sur différentes objectités est possible, tout simplement. Du
moment que ces visées peuvent se dépasser elles-mêmes pour devenir un sens « idéal », le
phénoménologue n‘a pas (nécessairement) à se préoccuper de la genèse de ces visées. Elles valent
en elles-mêmes de manière universelle, et sont donc potentiellement objets de science.
Mais ce n‘est pas la seule raison expliquant que Husserl ne se penche pas sur la question de
l‘origine des significations. Pour une phénoménologie qui cherche à établir la « typologie » des
différentes objectités possibles de la conscience, la question peut apparemment être remise à plus
tard. Husserl s‘intéresse surtout à la question de savoir ce qui appartient à un objet en tant que
179
Recherche logique II, § 31, p. 214 [183].
Recherche logique II, § 31, p. 214 [183].
181
Logique formelle et logique transcendantale, § 42, p. 151 [99].
180
85
perçu, ou encore, en tant qu’imaginé, etc. Le contenu conceptuel des mots, qui détermine par
exemple (dans le cas des noms communs) le genre prochain auquel appartient un objet, ne se
présente pas comme thème de questionnements poussés. Or, on peut aisément comprendre pourquoi
un objet se donne comme perçu si c‘est par les sens qu‘on le vise : en revanche, la possibilité de la
visée de l‘objet en tant qu’« arbre en fleur », par exemple, n‘est pas expliquée. Comment la
conscience en vient-elle à saisir le contenu conceptuel impliqué dans l‘expression « arbre en fleur »,
et pourquoi cet objet est-il reconnu comme étant précisément un objet de ce genre?
Il peut s‘agir chaque fois [lorsqu‘un objet est visé] d‘un arbre en fleur, et chaque fois cet arbre
peut apparaître de telle façon que la description fidèle de ce qui apparaît comme tel [c‘est-à-dire
le sens objectif] se fasse nécessairement avec les mêmes expressions. Et pourtant les corrélats
noématiques sont pour cette raison essentiellement différents, selon qu‘il s‘agit d‘une
perception, d‘une imagination, d‘une présentification du type portrait, d‘un souvenir, etc.,
etc.182
Ainsi donc, l‘unité de ces objectités, ce qui permet de les viser « avec les mêmes expressions », est
une donnée, un « fait » constatable de facto dont on n‘interroge pas les conditions de possibilité. Ce
qui intéresse plutôt Husserl, ce sont les modifications entraînées par le fait que différentes
« facultés » la prennent en vue, toujours selon le même sens. Pourtant, ces distinctions entre
perception, imagination et souvenir, par exemple, ne nous permettent pas de comprendre ou saisir
ce qui fait de cette chose qu‘elle est un arbre en fleur, et non pas autre chose.
None of these noeses, however, have yet given us any correlation for the material sense of
―tree‖ itself, and hence we do not yet have any phenomenological explanation of the
constitution of tree as such. We have explained the senses of ―perceived‖, ―good‖, ―beautiful‖,
but these are all formal attributes. We have not explained, phenomenologically, the constitution
of ―tree‖.183
Encore une fois ici, c‘est l‘évacuation d‘une dimension temporelle importante qui fait problème.
Comment en vient-on à comprendre le sens des expressions? Quelle « genèse » la signification
peut-elle connaître? Ces questions commenceront à intéresser Husserl dès lors qu‘il reviendra endeçà du niveau d‘abstraction élevé des Idées I.184 Sa phénoménologie génétique s‘élaborera peu à
peu, c‘est-à-dire que certains fils conducteurs faisant référence à l‘idée de genèse temporelle seront
182
Idées I, § 91, p. 315 [188].
SOKOLOWSKI, Robert, The Formation of Husserl’s Concept of Constitution, p. 149.
184
Notons néanmoins que déjà en 1907, avec ses Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime
du temps, Husserl pose déjà les fondements de la phénoménologie génétique.
183
86
introduits, sans toutefois que le renversement vers la constitution passive radicale ne s‘effectue d‘un
seul coup. La prochaine section présentera ces « premiers pas » vers une phénoménologie de la
constitution passive.
87
7. Premiers pas vers une phénoménologie génétique du langage
7.1 – Introduction de l’intentionnalité au niveau de la sensation
Le problème qui ressort du traitement de la sensation dans la phénoménologie statique est que la
« hylè » (le contenu sensoriel) y est traitée comme un matériau informe non-intentionnel qu‘un acte
doit appréhender afin de constituer un véritable objet. Husserl donne à cette appréhension active la
presqu‘entière responsabilité de la constitution de l‘objet.185
Comment peut-on se départir d‘un tel point de vue? La première façon est de demander comment la
couche antéprédicative parvient à produire (d‘elle-même) des objets unifiés186. Une telle « unité »,
précédant les actes spontanés et libres de la conscience active, permettrait par exemple de rendre
compte de phénomènes tels que ceux donnés en exemple dans la section précédente, et qui restaient
« à dire » (la blancheur de la neige, le reflet du soleil sur une pierre, l‘odeur d‘un chemin, etc.)187.
Nous avons vu, en effet, que le parallèle parfait postulé par Husserl, dans les Idées, entre la couche
antéprédicative et la couche expressive pose problème.
Or, de façon étonnante, on retrouve dès les Recherches logiques les bases d‘une analyse d‘une
« constitution » d‘objets qui serait perceptuelle, et dont l’unité ne serait pas redevable à celle de
l’unité de l’acte de visée de la conscience par le biais d‘une signification. Dans une telle optique,
bien qu‘on n‘ait pas fait de la sensation quelque chose d‘intentionnel, on a au moins dissocié l‘unité
perceptuelle de l‘unité significative188. La perception est ainsi envisagée comme le lieu d‘une
« constitution » (entendre d‘une « unification ») qui peut préparer la visée active par le biais d‘une
intention de signification, sans d’emblée se ramener à celle-ci.
Il peut paraître étrange de rattacher à des développements des Recherches logiques un « premier
pas » vers la phénoménologie génétique. Nous avions déjà mentionné, en introduction, que la
division de l‘œuvre husserlienne n‘était pas d‘abord et avant tout chronologique. La division est
185
Cf. supra, 6.1 et 6.2
La seconde manière serait de se défaire, plus radicalement, de la conception selon laquelle les objectités
données à la conscience se divisent en « couches » indépendantes les unes des autres, dont l‘une ne serait pas
intentionnelle.
187
Cf. supra, 6.2
188
Cette dissociation ne donnera pas lieu à une démarcation claire entre les deux types d‘unité, comme on
peut le conclure du fait qu‘il y ait, dans les Idées I, « parallélisme » entre les deux couches.
186
88
davantage d‘ordre méthodologique. La phénoménologie statique désigne un ensemble de méthodes
d‘analyse phénoménologique et de buts particuliers pour cette science. Les Idées I en sont le point
culminant, mais cela n‘empêche nullement que des passages particuliers des Recherches logiques
contiennent des analyses précieuses pour le dépassement de cette première « orientation » de la
phénoménologie. De même, beaucoup d‘ouvrages sont selon nous « à cheval » entre les deux
méthodes189. C‘est pourquoi il vaut mieux, pour comprendre l‘évolution vers une phénoménologie
qui permet de prendre acte des questions liées à la genèse temporelle et à l‘histoire, se pencher sur
différents thèmes d‘analyse précis qui sont introduits tout au long de l‘œuvre de Husserl.
7.1.1. – La synthèse de fusion dans les Recherches logiques
La genèse d‘« un » objet alors même que les contenus sensoriels varient constitue l‘un des premiers
problèmes de phénoménologie génétique, et il apparaît dans la VIe Recherche au § 47. Husserl y
avance l‘idée d‘une « unité de fusion » des actes partiels de perception d‘un seul et même objet,
unité qui naîtrait au sein du flux temporel de la conscience. Avant même qu‘une intention de
signification n‘appréhende les contenus sensoriels, ceux-ci fusionneraient en tant qu’aspects d’une
seule et même chose, au sein d‘une synthèse perceptuelle « passive ». Le caractère passif de cette
synthèse est ce qui rend l‘unité de fusion intéressante. Les différentes faces successivement perçues
d‘un « même » objet matériel (que l‘on verrait ou que l‘on toucherait, par exemple), ou encore les
différentes tonalités sonores successivement entendues d‘une « même » série de sons, fusionnent
dans le flux temporel du vécu, pour ainsi dire « d‘elles-mêmes ». Cette unité de fusion est
particulière, et il faut la distinguer de l‘unité de l‘intention de signification.
La table visée comme telle est « une » en tant qu’elle est une table : le sens qui lui est donné ne peut
pas être séparé de son unité, de son identité comme objet pour la conscience, et donc d‘une visée de
signification active. Au niveau de la pure perception, pourtant, la signification conférée à l‘objet ne
peut être la « source » de l‘unité de la chose.190 Il faut donc expliquer comment une perception
partielle d‘un objet (comme la face vue à l‘instant présent) peut être perception de la « même »
chose qui était vue l‘instant d‘avant, et qui sera vue l‘instant d‘après. Toutes ces facettes sont facette
189
C‘est le cas de Logique formelle et logique transcendantale (1929) et d‘Expérience et jugement (1939).
Nous reprenons ici la classification exposée par Donn Welton dans The Origins of Meaning, p. 175.
190
Sans quoi on se retrouve dans la situation paradoxale décrite à la section 6.2.
89
de l’objet, mais l‘unité de ce dernier ne peut pas être celle que produit l‘acte qu‘est l‘intention de
signification. Comment caractériser cette unité? D‘où provient-elle?
Husserl se voit forcé de postuler un autre type d‘unité, qu‘il appelle « unité d‘identification », par
opposition à celle qui serait due aux actes spontanés, libres et actifs de la conscience.
Mais unité d’identification – et l‘on ne peut éviter de faire cette distinction – ne signifie pas la
même chose qu’unité d’un ACTE d’identification. Un acte vise quelque chose, l‘acte
d‘identification vise une identité, il nous la représente. Or, dans notre cas, une identification est
bien réalisée, mais aucune identité n‘est visée.191
Dans le cas de la connaissance, active et spontanée, l‘identité de l‘objet est visée comme telle : la
chaise est prise en vue, non pas simplement comme objet de la perception, mais comme ce qu’elle
est, et son identité à soi se rattache au sens qui lui est donné. Dans le cas de la synthèse de fusion,
une identité « se forme », on a « un seul et même objet », mais son ipséité n‘est pas encore autre
chose que l‘unité de fusion des actes partiels le visant : on peut parler dans un tel cas d‘une
« mêmeté », qu‘on distinguera d‘une identité au sens strict192.
Il faut voir que la structure de l‘« en tant que » qui est propre au sens expérientiel diffère de la
structure de l‘« en tant que » qui est caractéristique de la signification linguistique. Sans doute,
le chemin que Husserl a choisi l‘éloigne de cette voie. Il est d‘autant plus étonnant que la
possibilité de s‘engager dans une telle voie s‘annonce dans un passage remarquable des
Recherches logiques. On peut y voir un signe de la richesse exceptionnelle de cet ouvrage.193
Il est important de voir que dans la description de Husserl de l‘unité de fusion, chaque acte partiel
est intentionnel, même si la « visée » diffère alors qualitativement de celle d‘un acte
d‘identification. Husserl reconnaît certes, dans les Idées, qu‘un acte perceptif peut avoir lieu, c‘està-dire que la « couche » perceptive produit des objets unifiés. Mais dans les Recherches logiques
l‘unité de ces objets est distincte de l‘unité de l‘acte d‘identification. On a là une clef intéressante
pour penser la distance ou l‘écart entre le domaine de l‘anté-prédicatif et celui du conceptuel. De
plus, Tengelyi indique que la « voie » qui se dessinait alors pour la phénoménologie n‘a pas été
suivie par la suite, ce qui justifie au moins partiellement le fait que nous identifiions ce passage
comme étant un premier pas vers la phénoménologie génétique.
191
Recherche logique VI, § 47, p. 183 [150].
Nous suivons ici la suggestion de TENGELYI, László, « L‘expérience et l‘expression catégoriale », pp.
15-16.
193
TENGELYI, László, « L‘expérience et l‘expression catégoriale », p. 14.
192
90
Prenons un exemple qui permettra d‘illustrer la différence entre les deux types d‘unité. Pensons à ce
qui se produit lorsqu‘on écoute quelqu‘un parler dans une langue qu‘on ne maîtrise pas encore
parfaitement. La parole de l‘autre apparaît à certains moments comme un flot de bruits, les
séquences de sons s‘assemblant plus ou moins arbitrairement pour celui qui écoute. Cela produit en
quelque sorte un « chant » inintelligible qu‘on peine à diviser en unités qui fassent sens. Tout à
coup, on comprend tel ou tel mot, et à partir de lui on ré-appréhende la séquence de sons, qui se
présente sous un angle nouveau : on découpe à rebours les séquences du flot, dont les « unités »
étaient floues et indistinctes, en unités clairement distinctes, qui se lient d‘une manière entièrement
nouvelle. On vise alors l‘ensemble de signes sonores en accordant à chacun de ses moments le sens
qui lui revient, et l‘unité qui échoit à chaque mot dans cette visée est distincte de l‘unité que la
fusion initiale des sons produisait.194
L‘unité d‘identification « se produit » et ce, passivement. Certes, il est encore possible de séparer,
ici, le matériau sensoriel (les data) et de dire qu‘il est vécu et doit être appréhendé par des actes qui
fusionnent : le problème du statut de la sensation n‘est donc pas entièrement réglé. Mais déjà, dans
ces analyses, Husserl esquisse l‘introduction de la passivité au sein de l‘intentionnalité. Avec l‘idée
d‘une « mêmeté » qui précéderait l‘identité de la chose, la table est mise pour une remise en
question sérieuse de la position adoptée par Husserl sur le langage dans les Idées I. Si les deux types
d‘unité (unité d‘identification et unité d‘un acte d‘identification) ne sont pas la même chose,
comment parler d‘une couche expressive qui ne serait que le « reflet » fidèle de la couche
antéprédicative? N‘a-t-on pas introduit deux types d‘unités se répondant l‘une l‘autre? N‘a-t-on pas
saisi un écart entre la mêmeté et l‘identité, qui serait la distance permettant à ces deux types de sens
(le « sens » purement sensoriel et la signification conceptuelle) de se nourrir et se dépasser l‘un
l‘autre? Nous croyons en effet que s‘annonce ici pour une première fois le mécanisme sous-tendant
quelque chose comme un appel du phénomène à être « dit », et la « réponse » de la conscience qui
tente d‘en saisir et d‘en fixer l‘essence.
194
Cet exemple, qu‘on emploie ici pour ce qu‘il a d‘instructif quant à la différence entre les deux types
d‘unité, serait néanmoins potentiellement problématique si l‘on voulait défendre la conception d‘une couche
expressive qui n‘est que le « reflet en miroir » de la couche anté-prédicative. Comme nous l‘avons annoncé à
quelques reprises déjà, cette analyse de la conscience en « couches » intentionnelles en est une que la
phénoménologie génétique devrait pouvoir permettre de dépasser.
91
On peut déjà noter, ici, que l‘exemple précédent illustre bien qu‘une habitude quelconque à
appréhender tel ou tel type de contenu sensoriel (ici, la parole de quelqu‘un) modifie la manière
dont cette unité d‘identification se déroule, avant même l‘appréhension consciente et active de la
conscience.195 Il faudra rendre compte de cette possibilité pour un habitus d‘avoir une influence sur
la perception : les outils conceptuels que nous avons présentés jusqu‘à maintenant ne le permettent
pas tout à fait.
Nous avons déjà annoncé que le thème de la chair permettra de mieux décrire l‘intentionnalité
impliquée dans toute sensation. Il faudra également, pour rendre compte de manière encore plus
satisfaisante de cette synthèse passive, parler des « kinesthèses », pour faire voir que toute
perception est un jeu entre une activité (un « je peux ») et une constitution passive répondant à cette
activité. Le rapport entre la conscience et le monde est, même au niveau de la sensation, une
réponse entre une « ouverture à… » et ce qui fait encontre au sein de cette ouverture. Activité et
passivité se répondent toujours essentiellement au sein de ce rapport. Séparer la hylè de toute
intentionnalité est le fruit d‘une abstraction : toute perception se joue dans un champ pré-structuré
par les potentialités du corps, celles-ci pouvant être modifiées par les habitus du Je.196
7.2 – Le jugement prédicatif et l’« ex-plicitation »
Nous venons de mettre en lumière comment le problème du rapport entre la perception et la
signification langagière permet d‘esquisser un dépassement de la phénoménologie statique et de la
conception du langage qui s‘y rattache. Passons maintenant à un thème voisin, qui constitue quant à
lui une avancée vers la prise en compte de quelque chose comme une « histoire » de la conscience.
195
Dans les Idées II, Husserl reprend l‘idée d‘une synthèse de fusion, qu‘il nomme alors « synthèse
esthésique », et qui se distingue de l‘unité d‘un acte de visée : « l‘unité de l‘objet ne présuppose pas
nécessairement ni partout une synthèse catégoriale, donc ne l‘inclut pas non plus dans son sens. Ainsi toute
perception pure et simple de chose (je veux dire: une conscience donatrice originaire de l‘existence d‘une
chose au présent) nous ramène en arrière en ce qui concerne l‘intentionnalité, elle requiert de nous des
considérations singulières, des parcours singuliers, des passages à des séries perceptives qui, certes, sont
englobées dans l‘unité d‘une thèse continue, mais cela manifestement de telle sorte que la pluralité des thèses
singulières n‘est nullement unifiée sous forme d‘une synthèse catégoriale. » [Idées II, § 9, p. 43 [19]].
196
Sans aller plus loin pour l‘instant, mentionnons déjà, à titre d‘exemple, le fait que les autres « sens » se
développent davantage chez ceux qui perdent l‘usage de la vue. La capacité de faire des distinctions plus
fines, d‘organiser et discriminer davantage le « contenu » sensible du monde, montre qu‘il s‘agit toujours,
avec la perception, d‘un « pouvoir » de la chair ouverte au monde, et non pas simplement d‘un « affect »
purement passif que l‘entendement reprendrait après coup pour l‘in-former.
92
Husserl s‘intéresse, dans Logique formelle et transcendantale (1929) et Expérience et jugement
(1939 – posthume), à la genèse du jugement, aux conditions de possibilité de celle-ci. Ces deux
ouvrages peuvent être considérés comme un « entre-deux », qui fait le pont entre la
phénoménologie statique et une phénoménologie génétique radicale. Nous nous appuierons donc
sur eux (ainsi que sur les Méditations cartésiennes (1929)) pour montrer comment la question de la
genèse du sens est introduite dans les analyses husserliennes. Lorsqu‘il pose la question de la
« genèse » du jugement, Husserl considère l‘expérience sensible (anté-prédicative) du monde
comme la « source » ou la « racine » de ceux-ci. De fait, si la conscience est en mesure de porter
des jugements sur des objets, il faut bien que ces objets lui soient d‘abord donnés d‘une certaine
manière. Cette première donation est, selon lui, ce sur quoi s’édifie après coup la connaissance.
C‘est pourquoi il fait de l‘expérience sensible le lieu de la « pré-donation » des choses, la couche où
les objets sont préconstitués, présentés dans une première forme à la conscience qui pourra ensuite
poser des jugements, décrire et expliciter ce qu‘elle trouve « en » eux. La phénoménologie
commence à devenir génétique lorsqu‘elle interroge le domaine de l‘expérience vécue qui est
encore « passive », qui précède la réflexion et la compréhension active de ce qui se présente du
monde. L‘analyse phénoménologique portera dorénavant sur le
domaine de ce qui est pré-donné, selon une donnée passive, c‘est-à-dire qui n‘exige pour être
toujours déjà là aucune participation active du sujet, aucune orientation du regard de saisie,
aucun éveil de l‘intérêt. Toute activité de connaissance, toute orientation vers un objet singulier
en vue de le saisir présupposent ce domaine préalable de donnée passive […] 197
Ces objets « pré-donnés », c‘est-à-dire qui sont présents « sans plus » et qui s‘offrent pour une
première fois à la conscience, peuvent ensuite être l‘objet d‘une investigation active. Cette
observation, cette connaissance active des objets passivement constitués (les objets prédonnés)
deviendra « l‘ex-plication »198. La conscience, lorsqu‘elle explore activement les objets du monde
passivement prédonnés afin de les connaître, ne fait qu‘extraire le sens qui se trouve déjà
197
Expérience et jugement, § 7, pp. 33-34 [24].
L‘explication est une activité de la conscience qui peut avoir lieu au niveau purement perceptuel, et n‘est
pas propre à l‘activité de connaissance logique ou prédicative. Il est en effet possible d‘imaginer une situation
où l‘on observe, touche, sent, écoute et goûte un objet sans penser quoi que ce soit à son sujet. L‘objet
resterait « un » seul et même substrat, dont des déterminations toujours plus nombreuses seraient découvertes
et retenues dans le flux de la conscience comme lui appartenant. Cette synthèse des déterminations sensibles
de l‘objet diffère en ce que l‘objet n‘est alors pas reconnu comme ceci ou cela, aucune signification générale,
aucun type ne lui est accordé qui permette de viser son identité.
198
93
implicitement en eux. Lorsqu‘un jugement portant sur l‘objet est effectué, c‘est-à-dire lorsqu‘on
accorde au substrat initial (le sujet du jugement) un sens déterminé (on prédique quelque chose), on
ne fait qu‘ex-pliquer le sens de l‘objet. Les différents prédicats accordés à l‘objet sont ses ex-plicats
logiques.
[Pour] que le substrat de l‘ex-plication devienne sujet et les ex-plicats prédicats, il faut que le
regard se retourne sur l‘unité qui est d‘une certaine manière cachée, étant pré-constituée
passivement à l‘intérieur de l‘activité réceptive dans le processus d‘ex-plication. S’orienter vers
cette unité pour la saisir, cela veut dire répéter le processus en changeant d’attitude, d‘une
synthèse passive faire une synthèse active. 199
Dans ces textes des années vingt et trente, le parallélisme entre la couche expressive et la couche
inférieure prend donc une nouvelle forme, même s‘il reste problématique pour les mêmes raisons
qu‘à l‘époque des Idées I. Le domaine du passif contient de manière inchoative ce que le jugement
« ex-plique » de l‘objet. D‘un point de vue scientifique, on peut comprendre pourquoi Husserl
cherche dans l‘expérience anté-prédicative le contenu conceptuel des jugements portant sur le
monde. Il faut en effet que ce qu‘on dit du monde vienne de lui, et non de l‘arbitraire d‘une
conscience qui fantasmerait ses objets! Pour que le jugement décrive fidèlement le monde, tout en
dépassant l‘immédiat sensible, il doit « puiser » en lui le sens prédicatif. Husserl identifie pour cette
raison la source du sens dans l‘expérience qui est pour lui la plus immédiatement celle du réel, soit
celle de la sensation. Pour notre part, nous ne croyons pas que l‘abstraction du sensoriel par rapport
à toute in-formation catégoriale soit une manière fidèle de décrire quelque chose comme une
« origine » de la signification. Le « jeu » décrit plus haut entre mêmeté et identité nous paraît être
une voie plus prometteuse pour expliquer comment le réel « sauvage »200, la réalité non-dite, et la
signification langagière se répondent l‘un l‘autre.
Les premiers pas vers la phénoménologie génétique s‘appuient donc largement sur les acquis de la
phénoménologie statique. La manière dont Husserl emploie la métaphore archéologique est
symptomatique de cette influence. Dans la phénoménologie statique, la conscience est la plupart du
temps abstraitement divisée en « strates » ou en « couches » : on isole par exemple l‘aspect visuel
des choses pour catégoriser et analyser tout ce qu‘il est possible d‘attribuer au champ visuel dans la
199
Expérience et jugement, § 50, p. 250 [245].
Nous reprenons l‘expression de TENGELYI, László, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, p. 67, où il
est question d‘une « différence diacritique entre le sens sauvage et la signification sédimentée ». L‘expression
de sens « sauvage » est reprise de Merleau-Ponty : cf. Le visible et l’invisible, pp. 10; 11; 201.
200
94
constitution de l‘objet. Mais seule l‘abstraction nécessaire pour l‘analyse de ces couches justifie
d‘en faire des moments « indépendants » de la vie de conscience : leur indépendance en est une de
principe, et non de fait. C‘est pourquoi il est permis de douter que les questions de « genèse » et
d‘histoire puissent être attaquées de front, du moment qu‘on s‘appuie sur une telle abstraction. Cette
méthode d‘analyse statique, qui divise et sépare en « couches » les différentes régions de la
conscience et les moments de l‘objet, fait en sorte que la recherche d‘une origine du jugement est
archéologique. On cherche à déterrer ce qui se trouve « sous » les différents prédicats qu‘on
accorde aux choses, qui sont alors considérés comme des « dépôts ».
Les objets qui sont là pour la conscience, dans la vie quotidienne, sont comme la surface d‘un sol où
chaque « fonction » de la conscience (la perception, l‘imagination, la mémoire, le jugement, etc.) a
déposé ses résultats. Pour comprendre les conditions de possibilité du jugement (l‘activité la plus
« haute », la couche « supérieure »), le phénoménologue doit chercher à revenir en-deçà de ces
dépôts, il doit
démanteler tout ce qui préexiste en fait de sens sédimentés dans le monde de notre expérience
présente, s‘interroger, à partir de ces significations déposées, sur leurs sources subjectives
[…]201
L‘importance de la métaphore de la sédimentation, de même que l‘influence encore marquée des
résultats de l‘analyse statique, font en sorte qu‘on peut douter de la « radicalité » de la
phénoménologie génétique qui est mise en œuvre dans Logique formelle et transcendantale (1929)
et dans Expérience et jugement (1939 – posthume). Donn Welton propose d‘appeler
« constituante »202 la phénoménologie qui se déploie alors : elle se penche sur la genèse possible de
la constitution des objectités, mais le fait d‘une manière telle que les « sens » qu‘elle étudie sont
essentiellement des significations statiques. La « genèse » qui intéresse Husserl, à ce stade, n‘est pas
la genèse radicale qui l‘intéressera dans ses derniers écrits.203 De même, le « sens perceptuel » reste
encore à ce stade un « correspondant » non-conceptuel de la signification linguistique générale, son
201
Expérience et jugement, § 11, p. 56 [47].
En anglais : « constitutive ».
203
―The distinction between static and constitutive phenomenology, on the one hand, and constitutive and
genetic phenomenology, on the other, also corrects one of the most common misunderstandings of Husserl's
later work. Husserl's genealogy of logic in Formal and Transcendental Logic and even in Experience and
Judgment is not a piece of genetic phenomenology. There are sections, especially in the latter work, which
broach a genetic account of perception but the framework of both books is essentially constitutive
phenomenology.‖ [WELTON, Donn, The Origins of Meaning, p. 175].
202
95
« germe » anté-prédicatif, qui n‘est jamais réellement et radicalement analysé en et pour lui-même,
mais toujours en vue d‘expliquer le sens qu‘il fonde.
It is only when the genetic turn is made that perception is understood as something other than
content filling out a pre-established form and that the perceptual noema is seen as organized by
an intuitive meaning (Anschauungssinn) which can be contrasted to [linguistic meaning].
[…Static phenomenology‘s] genesis is a ―mathematical genesis,‖ c‘est-à-dire, its elements may
have a logical relation to one another, but the perceptual bonds remain unthematized or are
thematized only as they coincide with the logical.204
Il faut donc aller plus loin que cette description de « l‘ex-plication » pour espérer rendre compte de
la genèse et surtout de l’histoire du sens. Il le faut du moins si l‘on veut dépasser les ambiguïtés qui
subsistent avec cette approche, notamment l‘ambiguïté quant à savoir si c‘est l‘acte de visée qui informe premièrement les objectités, ou si la visée ne fait pas plutôt que refléter fidèlement ce que
l‘expérience antéprédicative produit.
7.3 – La sédimentation
Bien que Husserl, dans cette première formulation de la question génétique, semble éluder l‘origine
des significations en tant que problème, il n‘en reste pas moins conscient qu‘il faut rendre compte
du fait que les objets du monde ambiant « possèdent » une multitude de « sens » par lesquels nous
sommes en mesure de les viser. Pensons à l‘exemple utilisé ci-haut de la « feuille de papier », qui
peut être visée comme « la lettre de ma mère », ou encore comme « le message que je viens de
lire », etc. Comment expliquer le fait que des objets nous soient donnés comme « possédant » des
sens aussi divers par lesquels nous sommes en mesure de les prendre en vue? Les prédicats que la
conscience ex-plicite restent d‘une certaine manière attachés aux objets connus. Husserl appelle ce
phénomène la « sédimentation » des différents prédicats que l‘activité de connaissance produit, et
explique ainsi le fait que le monde se donne d‘une manière telle que les objets qui font encontre ont
déjà un sens déterminé. Toute activité laisse des traces, plus ou moins durables, qui déterminent et
enrichissent le sens explicité des objets du monde.
[Le] monde d‘où surgit pour nous affecter tout ce qui devient substrat de jugements possibles
nous est toujours déjà donné comme imprégné par les activités logiques qui y ont déposé leurs
résultats; il ne nous est jamais donné que comme un monde que nous-mêmes ou d‘autres,
204
96
WELTON, Donn, The Origins of Meaning, p. 178.
desquels nous recevons un capital d‘expériences par la participation, l‘éducation, la tradition,
nous avons déjà aménagé logiquement par des jugements, des connaissances. 205
Lorsque vient le temps de caractériser cet « aménagement » ou ces « traces », Husserl utilise donc
dans un premier temps l‘image de la sédimentation. C‘est sans doute d‘une telle métaphore que
provient l‘expression, que Husserl emploie encore à l‘époque de la Krisis (1934-37), de « vêtement
d‘idées jeté sur le monde de l‘intuition et de l‘expérience immédiates »206, qui sert à caractériser
l‘ensemble des acquis dus aux mathématiques et à la physique de l‘époque. Le sédiment, résultat de
l‘activité logique, recouvre la réalité première et immédiate207. Le problème devient, dans ce
contexte, de comprendre la nature véritable de ces sédiments : comment se présentent-ils à la
conscience? Comment ces « idéalités » peuvent-elles recouvrir quoi que ce soit? Comment
peuvent-elles avoir une effectivité? Autrement dit encore : quelle description doit-on donner,
phénoménologiquement parlant, d‘un « vêtement d‘idées »?
Nous chercherons à montrer que cette image est problématique, tout d‘abord, à cause du fait qu‘elle
dépend d‘une analyse abstraite qui était propice pour la phénoménologie statique. Lorsqu‘on prend
comme fil directeur l’objet, il est plus aisé d‘isoler en lui certaines caractéristiques et de chercher
ensuite le corrélat subjectif qui rend possible ce « moment » de l‘objet. Cette tendance (aussi
scientifique soit-elle) à isoler les différentes propriétés donne lieu à la métaphore du sol, qui peut
être utile pour décrire l‘objet (et les différents sens qu‘on « découvre » en lui), mais qui ne convient
pas nécessairement à la description du flux de conscience, celui qui est intimement vécu. Ceci rend
la métaphore archéologique partiellement inadéquate : elle n‘est pas assez intuitive, et ne permet
pas de comprendre ou saisir intimement la nature de ce qu‘elle est censée décrire. La description
phénoménologique des « sédiments » se fait beaucoup plus fidèlement, selon nous, lorsqu‘entrent
en jeu les concepts d‘horizon et d‘habitus. Ceux-ci permettent en effet de clarifier la façon dont les
activités diverses laissent des traces durables sur le « sens » du monde environnant et les objectités
qui s‘y présentent.
205
Expérience et jugement, § 10, p. 48-49 [39].
Expérience et jugement, § 10, p. 52 [42].
207
Il s‘agit d‘une réalité « première et immédiate », faut-il le rappeler, pour autant qu‘on considère que
l‘origine de toute activité de la conscience est une expérience qui précède toute activité de connaissance, une
« couche » de l‘expérience qui doit fonder les autres.
206
97
7.4 – L’habitus et l’horizon
Alors que l‘image de la sédimentation place dans l’objet ce qui demeure de l‘activité de la
conscience, le concept d‘habitus permet d‘envisager le résultat de l‘acte comme une « possession »
permanente de la conscience qui l‘accomplit. Mais avant d‘élaborer précisément le concept
phénoménologique d‘habitus, certaines précisions préalables s‘imposent.
Husserl décrit le flux de la conscience comme un « présent vivant » qui serait « gros » de deux
surplus : la rétention et la protention. Le présent d’une conscience n‘est pas le présent abstrait de la
physique, ponctuel et représenté spatialement, comme un point qui glisserait à vitesse constante,
d‘instant en instant, le long de l‘axe du temps. Être présentement conscient de quelque chose, c‘est
certes être en présence de quelque chose, mais c‘est aussi à la fois retenir ce qui vient de se
produire, et anticiper208 sur ce qui est à venir. Ces horizons qui débordent le présent immédiat sont
ce que Husserl nomme respectivement la rétention et la protention. La visée d‘un objet, lorsqu‘on
l‘envisage du point de vue de la constitution originaire du flux de conscience, se joue dans ces
dimensions de la rétention et de la protention. Les caractéristiques de l‘objet qui, par exemple, est
perçu, « défilent » pour celui qui perçoit. Mais une synthèse continue s‘accomplit, dans laquelle,
d‘une part, les moments passés sont retenus et unifiés; et d‘autre part, des caractéristiques (faces,
couleurs, tonalités, etc.) sont toujours plus ou moins distinctement anticipées, et « dirigent » à la
manière d‘avenues possibles le cours de la perception. Ces rayons que forment les protentions
constituent un « horizon » de la conscience, c‘est-à-dire l‘espace de possibles qui s‘ouvre à elle.
[…] cet horizon, dans son indétermination, est toujours co-présent au départ; il est un espace où
jouent les possibles en tant qu‘il prescrit une voie vers une détermination plus précise qui seule
peut, dans le cadre de l‘expérience réelle, décider en faveur de possibilités déterminées qu‘elle
réalise de préférence aux autres.209
Cet horizon de protentions est donc la teneur de sens toujours et constamment anticipée par rapport
aux objets et situations du monde ambiant. Lorsqu‘un événement surprend, par exemple, c‘est
souvent en contrastant fortement par rapport à ce qui était anticipé. Il ne s‘agit pas d‘attentes
« conscientes » et réfléchies, mais bien d‘un horizon toujours implicite qui fait partie de tout présent
vivant. On peut distinguer au moins deux types d‘horizon (qui, concrètement, co-existent toujours) :
208
209
98
Ou tendre vers l‘avant, d‘où « protention ».
Expérience et jugement, § 8, p. 37 [27].
l‘horizon interne, qui pré-trace les possibles déterminations de l‘objet actuellement donné; et
l‘horizon externe, qui pré-trace les objectités co-présentes dans l‘environnement intentionnel de
l‘objet.
La notion d‘horizon renvoie ainsi à l‘ouverture du mouvement temporel de la vie de la conscience.
La subjectivité constituante, la conscience vivante, est toujours ouverte à un « plus » par rapport à
ce qu‘elle a en vue. Ceci, parce qu‘elle est fondamentalement un « pouvoir-faire » au sens le plus
large. « La notion d‘horizon prend en charge le procès de constitution dans la possibilité de ses
progrès. »210 Une telle notion sert à indiquer le fait que la conscience comporte toujours de
l‘implicite : chaque fois qu‘elle se déploie dans un projet ou une thématisation, ceux-ci comportent
des moments dont elle « peut » se saisir et qu‘elle peut expliciter. En tant que tel, c‘est-à-dire en
tant que ce qui est en marge, mais peut devenir explicite, l‘horizon reste toujours essentiellement
non-thématique. Il est ce qui ouvre la possibilité pour quelque chose de se donner, mais qui par soi
ne peut jamais se donner.
Le concept d‘habitus découle du fait que tout acte (de perception, de connaissance, etc.) laisse une
« trace », une marque permanente. Tout acte de jugement, par exemple, est « retenu » jusqu‘à ce
qu‘il s‘éloigne de plus en plus dans l‘arrière-plan du champ de la conscience211, et qu‘il finisse par
s‘enfoncer définitivement dans l‘« inconscient »212, qu‘il soit « oublié ».213 Mais cet oubli n‘est pas
absolu, et n‘est pas sans effet. L‘acte accompli, et c‘est d‘autant plus vrai s‘il s‘agit d‘un acte
maintes fois répété, devient « une possession permanente, prête à être réveillée par le truchement de
210
PERREAU, Laurent, « Le monde de la vie », p. 271.
Tout d‘abord, on vient « tout juste de l‘accomplir », et il garde encore la clarté du geste tout juste posé;
puis il est peu à peu repoussé vers l‘arrière-plan de la conscience au fur et à mesure que d‘autres activités se
déroulent, qui sont plus « proches » rétentionnellement parlant que ce jugement. Éventuellement, on « n‘y
pense plus », et l‘objectité qui était l‘objet de notre jugement n‘est plus du tout notre centre d‘intérêt.
212
On utilise les guillemets pour préciser qu‘il ne s‘agit pas d‘un inconscient absolu, mais bien d‘une relative
inconscience, d‘un oubli de quelque chose qui peut à tout moment ressurgir, ou qui peut à tout le moins
influencer d‘une certaine manière le champ présent de la conscience : « "l‘inconscient" [n‘est] pas un néant
mort, mais un mode limite de la conscience et peut, par suite, nous affecter à nouveau comme une seconde
passivité originaire, mais une passivité secondaire qui renvoie par essence à son origine dans un produire
spontané en acte. » [Expérience et jugement, § 67, p. 338 [336]].
213
Il s‘agit, rappelons-le au passage, de « structures » intentionnelles universelles, appartenant à toute
conscience du fait même que le flux de ses vécus est temporel. L‘« oubli » dont on parle ici est une fonction
pour ainsi dire « a priori » de la conscience, la manière dont tout vécu passé s‘efface progressivement s‘il
n‘est pas activement rappelé ou réinvesti.
211
99
l‘association »214. Plus précisément, l’habitus est une modification de l’horizon de potentialités qui
s‘ouvrent à la conscience dans le présent.
…toute actualité implique ses propres potentialités qui ne sont pas des virtualités vides, mais
qui sont, quant à leur contenu, c‘est-à-dire dans chaque vécu actuel correspondant,
intentionnellement tracées, et qui ont, en outre, cette caractéristique de devoir être réalisées par
le moi.215
Ce qui est concrètement anticipé par rapport à l‘objet lui-même et à ses environs, dépend des actes
préalablement accomplis, quant à son contenu. Autrement dit, l‘acte de jugement déjà effectué
possède son effectivité dans le présent, en ce sens qu‘il modifie l‘horizon de potentialités (les sens
anticipés d‘un objet, ou la manière dont le déroulement d‘une situation est anticipé, etc.). Cette
passivité secondaire n‘est pas la même chose que la mémoire, ou le souvenir du jugement luimême : se souvenir de quelque chose, c‘est viser à nouveau et pour lui-même un objet appartenant
au passé. La passivité secondaire dont il s‘agit ici, celle de l‘habitus, a une influence dans le
présent, sur les protentions qui le « grossissent ».
[L‘après-conscience] peut jouer un rôle désormais véritablement positif dans le processus de
connaissance, vu qu‘elle pré-détermine les jugements et les raisonnements à partir des produits
actifs sédimentés en elle et les guide avec une certaine assurance.216
Pour prendre un exemple, pensons ici aux mouvements assurés du dessinateur aguerri, qui sans
jamais penser à ce qu‘il fait « laisse » pour ainsi dire se dérouler les gestes qu‘il a mille fois posés.
Il n‘a pas à prendre la peine de se remémorer activement un dessin passé : l‘ensemble de son travail
antérieur modifie directement la teneur du présent, chaque tracé s‘effectue « de lui-même »,
naturellement et sans effort. De plus, rien n‘empêche l‘artiste de modifier consciemment quelque
chose, d‘orienter plus activement son activité si l‘envie lui en prend : l‘anticipation n‘est jamais une
pré-détermination figée. L‘habitus est une propriété qui fait ressortir le jeu entre l‘activité spontanée
et libre de la conscience, et la part passive de ce qui « se produit » pour elle.
Partout ici entrent en jeu dans ces possibilités un je peux et un je fais, donc un je peux faire
autrement – sans d‘ailleurs porter préjudice aux inhibitions possibles qui peuvent toujours
empêcher l‘exercice de telle ou telle liberté. Les horizons sont des potentialités esquissées.217
214
Expérience et jugement, § 67, p. 339 [336].
Méditations cartésiennes, § 19, p. 89 [81-82].
216
BÉGOUT, Bruce, La généalogie de la logique: Husserl, l’antéprédicatif et le catégorial, p. 38.
217
Méditations cartésiennes, § 19, p. 90 [82].
215
100
Ainsi, l‘habitus concerne toujours un « faire », qui est lui-même précédé d‘un « je peux » : c‘est le
contenu déterminé (plus ou moins précisément) de ce « je peux », ou plutôt de l‘horizon que forme
l‘ensemble des possibilités ouvertes au Je, que l‘activité modifie et influence. L‘ensemble des
modifications permanentes dues à une activité constitue un habitus. D‘un point de vue
phénoménologique, on élucide ainsi la « nature » des fameux dépôts qui se sédimentent à cause de
l‘activité logique. Le Je « acquiert avec chacun des actes qui émanent de lui un nouveau sens
objectif, une nouvelle propriété permanente »218, et cette propriété permanente n‘a d‘autre « statut
ontologique » que la modification du champ que forment les potentialités esquissées qui s‘ouvrent
au Je.
Avec la doctrine du moi comme pôle de ses actes et comme substrat des habitus, nous avons
déjà abordé, et sur un point significatif, la problématique de la genèse phénoménologique, et,
ainsi, atteint le niveau de la phénoménologie génétique.219
Comme Husserl le fait remarquer, l‘idée d‘un habitus permet de faire comprendre comment
l‘histoire d‘un individu peut être déterminante pour le « sens » de son monde ambiant et des objets
qui lui font encontre. L‘habitus ne pré-détermine pas « absolument » le sens des objets qui se
présentent, mais a une influence sur la teneur de sens anticipée par rapport aux objectités du monde
ambiant et ses situations. Le fait d‘avoir pensé quelque chose laisse une trace, qui n‘est certes pas
indélébile, mais qui continue d‘avoir une certaine influence. C‘est ainsi, par exemple, que quelque
chose comme un « vêtement d‘idées » peut avoir une effectivité. Dans la mesure où la conscience
serait plutôt passive dans sa manière de connaître les choses, de se rapporter aux situations qu‘elle
rencontre, les habitus qu‘elle possède pourraient presque lui « masquer » la nature véritable des
choses. Dans le même sens, nous commençons à entrevoir comment l‘habitus de langage d‘une
personne pourrait refléter sa capacité à effectuer, par exemple, davantage de distinctions, à
remarquer plus de nuances, à décrire et comprendre plus fidèlement ce qui se présente à elle au sein
de son monde. Nous venons par conséquent d‘aborder des concepts d‘une grande importance en
regard de notre question directrice.
Les différents habitus, qu‘ils appartiennent à l‘une ou l‘autre des « couches » de la conscience,
c‘est-à-dire qu‘ils soient par exemple des habitus perceptifs ou de connaissance, interviennent tous
ensemble, pour ainsi dire, sur le contenu pré-indiqué dans l‘horizon de conscience. Ainsi, les
218
219
Méditations cartésiennes, § 32, p. 113 [100].
Méditations cartésiennes, § 34, p. 116 [103].
101
jugements de connaissance déjà effectués et portant sur le monde environnant peuvent modifier des
attentes au niveau de la perception.
Dans l‘arrière-plan de conscience, les éléments primaires de la hylè originaire continuellement
se mêlent aux sédiments d‘activités pour former des produits mixtes, de sorte que chaque
impression nouvelle, configurée selon les lois de la passivité originaire, est sans arrêt imprégnée
par les jugements, les raisonnements et les attributs potentiels de la passivité secondaire. 220
Cette « imprégnation » des jugements dans la passivité originaire est une piste importante, sur
laquelle nous devrons revenir plus loin, pour comprendre comment la donation du monde peut être
affectée par l‘habitus de langage d‘une conscience.
L‘unité de « fusion » qui produit la « mêmeté » des objets qui restent à dire est constamment
reprise dans l‘horizon d‘anticipation de l‘habitus. Ceci permet de comprendre l‘exemple donné plus
haut du discours entendu dans une langue que l‘on est en train d‘apprendre. L‘habitus, dans un tel
cas, n‘est parfois pas assez développé pour que les sons soient correctement amalgamés et
distingués. En revanche, lorsqu‘on écoute quelqu‘un parler dans sa langue maternelle, on n‘a le plus
souvent jamais conscience d‘assembler et distinguer des séquences sonores. La conscience n‘a pas
besoin de savoir d‘avance ce qui sera entendu : le présent est « gros » de l‘anticipation et de la
rétention, et le discours est « configuré » activement de lui-même au fur et à mesure qu‘il est
entendu.221 C‘est aussi de cette manière qu‘on peut se surprendre, sans avoir à y réfléchir, d‘une
tournure de phrase incongrue employée par quelqu‘un : elle « choque » l‘oreille en venant s‘inscrire
en faux contre ce qui est anticipé.
Revenons sur l‘idée que nous venons d‘avancer que c‘est par l‘habitus que quelque chose comme
un « vêtement d‘idée », tel que celui que jettent la mathématique et la physique modernes sur le
monde ambiant (aux yeux de Husserl), peut avoir une effectivité. Ces sciences donnent lieu à une
série d‘acquis, d‘« évidences », et de méthodes universellement reconnues comme les plus adaptées,
lorsque vient le temps d‘interroger la nature du réel. Ces acquis guident les hypothèses de
recherches, orientent d‘avance les penseurs en prescrivant certains modèles (comme l‘exactitude, le
primat de la mesure, etc.) qui les « empêchent » (quoique jamais absolument) de laisser le monde se
220
BÉGOUT, Bruce, La généalogie de la logique: Husserl, l’antéprédicatif et le catégorial, p. 38.
En allemand, par exemple, il faut souvent attendre la fin de la phrase pour qu‘elle prenne son sens définitif
comme tout : pour le néophyte, un certain délai est souvent nécessaire pour que soit saisi le sens complet de
celle-ci.
221
102
donner tel qu‘il est. Un tel habitus scientifique est indétachable du « langage » dans lequel il se
déploie (que ce soit le jargon de la physique, ou encore le langage mathématique, auquel on accorde
le primat de l‘explication logique pour les phénomènes réels). La formation scientifique implique de
se rendre capable de formuler correctement les problèmes, d‘identifier (nommer) les variables qui
nous intéressent dans un phénomène, d‘établir des hypothèses valables et un protocole expérimental
bien balisé. Toutes ces opérations ne sont pas que langagières, mais leur dimension langagière n‘est
pas négligeable. Pensons, entre autres, à la tendance à formaliser tout phénomène étudié pour en
faire une objectité ou une situation exemplaire et répétable. La manière de dire un problème n‘est
pas indifférente eu égard à son éventuelle solution. Des méthodes et des buts particuliers, pour un
domaine d‘activité donné, appellent un habitus de langage particulier, qui en vient à imprégner
l‘activité en question.
7.5 – Le jugement comme agir
Avec les analyses génétiques est gagné un terrain qui paraît plus concret : en centrant la description
sur le vécu de conscience, où se joue l‘origine passive et active de toute constitution, Husserl
parvient à lier l‘un à l‘autre des domaines que la phénoménologie statique tend à maintenir séparés.
Ceci transparaît notamment, dans sa théorie logique, dans la prise en compte explicite du fait que le
juger est une forme d‘agir (c‘est-à-dire qu‘il est précédé d‘un « je peux »). Doit-on pour autant
rejeter ce que la première partie de ce travail avait montré par rapport à l‘idéalité de la signification?
Il faut voir, comme le rappelle Husserl dans L’origine de la géométrie, que l’origine de la
signification est une « activité » concrète, celle d‘une conscience qui se rapporte au monde qui lui
fait encontre : et pourtant, chaque visée concrète et singulière, en tant que réitérable et identique à
soi, accède à l‘idéalité et peut être envisagée comme « une » signification, indépendante de l‘acte
concret dans lequel elle s‘est configurée pour la première fois. Mais les problèmes de l‘histoire et de
la genèse du sens vont forcer Husserl à revenir au fait, indépassable, que celui-ci « n‘a lieu » que
pour les consciences qui le portent. Qu‘est-ce à dire?
Une « science » n‘existe que pour et par la communauté scientifique qui l‘élabore, la porte et la
lègue aux générations futures. Cela n‘empêche pas ses énoncés, en principe, de « valoir » de
manière universelle : il n‘en reste pas moins que cette validité universelle doit à chaque fois être
éprouvée, redevenir évidente pour une conscience historiquement située qui réeffectue la visée
qu‘ils suggèrent d‘accomplir. Le sens idéal est à chaque fois porté par des consciences facticielles.
Ceci implique qu‘une science a besoin d‘une communauté scientifique qui la prenne en charge, s‘en
rende responsable et continue son élaboration. Une science qui ne serait que « passivement
103
perpétuée », sans que quiconque n‘interroge plus ses fondements, sans que l‘évidence de ses acquis
ne fasse l‘objet de vérifications sérieuses, n‘aurait plus rien d‘une véritable science.222
L‘importance accordée à l‘habitus permet de préparer le terrain à cette transition dans l‘œuvre
husserlienne. Rappelons brièvement ce qui caractérise plus spécifiquement le jugement en tant que
forme d‘agir. Toute action implique tout d‘abord une fin. Le but de l‘opération prédicative de
connaissance est
la possession [d‘un] objet dans son ipséité en tant qu‘identifiable à nouveau de façon durable. 223
[…] Toute action singulière [de connaissance] a son résultat dans telles et telles déterminations
prédicatives, et l‘action totale a son résultat total dans la connaissance prédicative achevée de
l‘objet.224
Le jugement vise une sorte de « possession » stable de l‘objectité sur lequel il porte, possession
qu‘exprime bien le verbe « saisir ». Comme avait permis de le voir la première partie de ce travail,
l‘objectité qui est l‘objet d‘un jugement est prise en vue pour elle-même, et maintenue comme telle
par le regard de la conscience. Cette « prise » qu‘apporte le jugement n‘est rien d‘autre que la fin de
cette sorte d‘agir, elle en est la raison d‘être. Or, si le jugement est essentiellement une forme d‘agir,
cela implique que le « pont » entre le sens idéal et la vie concrète de la conscience doit être
maintenu. La « raison théorique » est toujours aussi fondamentalement une raison pratique.
[La] vie du jugement, même du jugement rationnel, est le milieu d‘un souhaiter, d‘un aspirer-à,
d‘un vouloir, d‘un agir spécifiques qui ont pour but précisément des jugements, et des
jugements de forme particulière. Toute raison est en même temps raison pratique, et ainsi en
est-il également de la raison logique. 225
Même s‘il est possible de s‘intéresser aux significations idéales des jugements comme telles, il ne
faut pas négliger leur ancrage concret, leur actualisation nécessaire pour et par une conscience. Par
ailleurs, comme l‘ensemble de notre travail cherche à le faire ressortir, cette forme d‘agir qu‘est le
jugement oscille par essence entre deux extrêmes. D‘une part, un jugement peut être accompli de
manière responsable, lorsqu‘on s‘assure activement de la validité de ce qui est affirmé et que
l‘objectité visée est donnée dans l‘intuition. D‘autre part, puisque le jugement vise une « saisie »
une fois pour toutes de l‘objectité, son résultat menace constamment de devenir un acquis
222
Nous reviendrons sur ce point à la section 9 en nous intéressant à la tradition.
Expérience et jugement, § 48, p. 241 [235].
224
Expérience et jugement, § 48, p. 242 [237].
225
Expérience et jugement, § 78, p. 374 [373].
223
104
passivement repris, sans questionnement. Il s‘agit là d‘un avantage considérable pour avancer dans
la connaissance, et pour s‘assurer une conduite plus stable au sein du monde ambiant; néanmoins,
c‘est également par là qu‘un ensemble de jugements non-adéquats peut en venir à masquer la
véritable teneur de sens du monde.
Avec l‘introduction des idées d‘horizon et d‘habitus, Husserl se donne les moyens de penser à neuf
les acquis de la phénoménologie, parce que l‘histoire d‘une conscience peut avoir un rôle constitutif
eu égard à ce qui lui fait encontre. C‘est par le biais de cette histoire, notamment, qu‘un habitus
développé à s‘exprimer (c‘est-à-dire qu‘une capacité acquise à employer un vocabulaire plus ou
moins riche, à articuler des propositions plus ou moins correctement grâce à une syntaxe assurée ou
non, à employer et distinguer des temps de verbes ou des conjonctions de toutes sortes, etc.)
pourrait avoir une influence sur la manière dont se « donnent » les objectités du monde. Les deux
prochaines sections nous permettront d‘éclaircir et consolider les avancées de la phénoménologie
génétique qui justifient notre proposition de considérer le langage comme un « habitus ».
105
8. Langage et chair
Les sections 8 et 9 chercheront à résoudre, dans la mesure du possible, les apories que soulevait la
théorie du langage développée par Husserl dans le cadre de sa phénoménologie statique. Il nous faut
montrer que la phénoménologie génétique, en incorporant la dimension temporelle comme
constitutive du monde, permet de dépasser et résoudre les problèmes initiaux de la phénoménologie,
en lien avec le langage. L‘introduction explicite du thème de la chair et de l‘incarnation de la
conscience nous permettra dans un premier temps de répondre à plusieurs des questions et
problèmes explicités dans la section 5.
La première de ces difficultés est de comprendre le rapport entre les significations langagières
(conceptuelles, abstraites) et les sensations. Nous tenterons de montrer (8.1) que la scission opérée
par Husserl entre un pôle actif intentionnel et un matériau sensible est ce qui donnait naissance aux
apories. Le thème de la chair tend à brouiller la frontière entre l‘actif et le passif, ou plutôt : il tend à
montrer qu‘ils se nourrissent l‘un l‘autre et sont co-originaires. Nous verrons que la « passivité »
associée aux sensations dans la phénoménologie statique, qui faisait de ces dernières un
« matériau » à in-former, est plus complexe qu‘il n‘y paraît à première vue. Penser les sensations
comme des « stimuli » est, de fait, réducteur. La chair est tout à la fois réceptive aux affects et
activement tournée vers eux dans son orientation vers le monde et son mouvement en lui. Il faut
voir l‘activité comme une réponse à une affection; et à l‘inverse, ne peut être affecté que ce qui
s’ouvre à… quelque chose comme l‘appel d‘un affect. L‘ouverture de la conscience au monde est
ce jeu constant et originaire entre les deux moments.
Tablant sur ces premiers résultats, nous verrons ensuite que (8.2) l‘habitus (de même que la
sensation), en tant qu‘il est toujours incarné, implique lui aussi cette dynamique d‘une « réponse »
constante de l‘activité à un « appel » passivement reçu. Ceci permettra d‘éclaircir le type
d‘influence que peut avoir un habitus comme celui du langage, soit la capacité acquise à s‘exprimer.
L‘habitus sera à cette fin décrit comme source de « motivations ».
Enfin, nous tenterons (8.3) d‘esquisser une réponse plus précise à la question de la genèse de la
signification. Nous verrons brièvement que l‘expérience phénoménologique de la chair vécue, de
par la distance et l‘écart qu‘elle implique toujours avec ce qui est immédiatement donné, rend
possibles les actes les plus simples de langage (qui consistent à nommer). S‘annoncera du même
coup le thème de l‘intersubjectivité, par le biais de la chair d‘autrui qui permet une compréhension
immédiate de son intentionnalité au sein du monde. Ces descriptions, sans bien sûr être exhaustives,
permettront au moins d‘entrevoir comment peut « surgir » quelque chose comme une signification
106
langagière, c‘est-à-dire d‘où provient la possibilité pour la conscience d‘établir des perspectives
données sur le monde et de les fixer dans un langage.
La présente section permettra, globalement, de comprendre notre affirmation voulant que le langage
et ce qui apparaît au sein du monde se « débordent » l‘un l‘autre. Ce en regard de quoi la conscience
est passive « précède » sa reprise et son regard, et en ce sens échappe toujours d‘une certaine
manière à ce qu‘elle en saisit. Réciproquement, l‘acte de nommer implique une distance par rapport
au donné immédiat. Le langage, tout comme le phénomène de la chair, reflète de manière
exemplaire la manière dont la conscience est au sein du monde tout en s’en distançant. Le langage
tire son origine d‘un jeu qui se déroule au sein de l‘écart entre ce qui est présent et la possibilité de
son absence : le langage « déborde » de cette manière ce sur quoi il porte. C‘est ce débordement
réciproque qui permet que l‘un et l‘autre se nourrissent, et que le langage puisse et ait besoin
d‘évoluer.
8.1 L’aporie du rapport entre la sensation et le sens conceptuel
L‘un des problèmes les plus importants ayant trait à la conception du langage chez Husserl est celui
du rapport entre la signification langagière et la perception, sur lequel nous avons largement insisté
jusqu‘à maintenant. Résumons-le brièvement : les sensations apparaissent, pour une théorie
naturaliste de la connaissance, comme l‘« effet » sur la conscience des objets du monde réel. Elles
sont le plus souvent considérées comme garantes du réel, puisque provenant plus directement de
lui. Par contraste, « ce que l‘on dit » peut se rapporter de manière valide ou non au monde, c‘est-àdire que celui-ci peut très bien ne pas correspondre à ce qu‘on en affirme 226. Or, notre question
directrice cherche à savoir si et comment notre capacité à nous exprimer peut changer la manière
dont le monde « se donne » à la conscience. Puisque cette donation du monde implique toujours
d‘une certaine manière la perception sensible, il importe de résoudre les apories soulevées
précédemment par rapport à la sensation, afin de voir si la phénoménologie génétique permet
effectivement de penser une éventuelle influence du langage sur la donation du monde. Le
« noyau » de la solution au problème est dans le fait de centrer les analyses phénoménologiques sur
le présent vivant et ses protentions. C‘est dans le déploiement vivant de la conscience incarnée,
226
C‘est ainsi que l‘on n‘est porté à croire que ce que l‘on peut « voir » de ses propres yeux, et que l‘homme
prudent rejette par exemple ce qui relève du « on dit ».
107
« structuré » par les horizons intentionnels, que se « nouent » les sensations et la capacité à
s‘exprimer. Si le langage peut avoir une influence même sur ce qui est perçu, il est raisonnable de
croire que c‘est grâce à cette intrication que cela se produit.
La phénoménologie statique pense les sensations à partir du schéma matière-forme. L‘intention
active de la conscience in-forme un simple « matériau » pour se rendre présent un objet. Cette
intention peut être de plusieurs types (imagination, perception, pensée, mémoire), mais elle doit
toujours être une visée active de la chose intentionnée : les sensations sont, au contraire, un simple
matériau. Or, une description phénoménologique de la chair permet en principe de se défaire de
l‘idée abstraite de la hylè non-intentionnelle. En effet, la perception implique nécessairement et
constamment la chair vivante : c‘est « le corps propre qui est le moyen de toute perception; il est
l’organe de perception, il est nécessairement en cause dans toute perception. »227 La chair doit être
comprise comme le corps que l’on est, c‘est-à-dire tel qu‘on le vit si intimement qu‘il n‘est rien
d‘autre que soi-même. L‘intentionnalité liée à la chair est particulière : elle ne se rapporte pas à un
ob-jet que l‘on aurait devant soi. La chair implique toujours une auto-affection : toucher quelque
chose, c‘est toujours en même temps se sentir soi-même en train de toucher la chose. Voir,
entendre et goûter sont des activités qui impliquent le même genre d‘auto-réflexivité immédiate de
la chair. Or, il s‘avère qu‘il s‘agit là d‘un phénomène fondamental pour comprendre le « mode »
d‘ouverture de la conscience au monde. En saisissant mieux la manière dont la chair se rapporte au
monde, nous verrons pourquoi et en quel sens le schéma « matière-forme » est inadéquat lorsque
vient le temps de décrire les sensations.
8.1.1 La sensation et les kinesthèses
Commençons par souligner que la sensation n‘est jamais simplement réceptive. Le fait d‘être
incarné, d‘être chair, implique que des possibilités soient constamment ouvertes pour le
déroulement des « actes de sensation ». Ces actes, comme toute forme d‘agir, sont précédés par des
motivations particulières que Husserl nomme des « séries kinesthésiques »228. Celles-ci doivent être
comprises comme le système de toutes les possibilités de mouvement que le corps « peut »
accomplir dans son présent vivant, et qui sont liées intimement à sa capacité de percevoir. Les
kinesthèses sont des protentions motrices de perception, proprement charnelles.
227
228
Idées II, § 18, p. 92 [56].
Idées II, § 18, p. 92 [56].
108
Ainsi, le fait que des facettes d‘une seule et même chose fusionnent constamment et sont d‘emblée
saisies comme facettes de cette chose ne peut s‘expliquer uniquement par ce que Husserl appelait le
« matériau » sensible. Les potentialités de mouvement du corps, constamment co-présentes dans le
processus de perception, doivent aussi y contribuer. La couleur d‘une facette n‘est jamais dissociée
de la compréhension intime et immédiate de la spatialité de la chose et de notre environnement. Tel
ton de bleu, par exemple, ne sera pas saisi de la même manière s‘il apparaît au ciel ou dans l‘ombre
d‘un objet sur la table : la position de la chose et notre rapport physique actif à elle modifie la
manière dont les sensations s‘amalgament.
For appearances to pass over into one another, similarity of content is not enough. Neither can
the formal order of loci in the visual field ensure concordance. What is needed on top of these
conditions is the sense of continuity provided by the consciousness of the lived body‘s
potentiality for movement.229
Ainsi donc, le « champ visuel » n‘est pas adéquatement représenté si on l‘imagine comme un
tableau bi-dimensionnel sur lequel apparaîtraient des taches de couleurs. Il faut plutôt voir que la
perception est indétachable des potentialités de la chair, de ses mouvements constamment préesquissés.
Toute sensation [...] est subordonnée conformément à la conscience à un état de conscience
momentanée des membres du corps vivant et crée ultérieurement un horizon de possibilités
coordonnées, de suites possibles d‘apparitions, allant avec les suites de mouvement librement
possibles.230
Le champ perceptif est donc structuré par les potentialités de mouvement des organes des sens qui
sont ouvertes à la conscience : pour le champ visuel, l‘image du tableau est trompeuse en ce sens
qu‘elle fait du « voir » quelque chose de purement réceptif (sans compter que la « réceptivité » de la
conscience est alors interprétée comme produisant un « matériau » amorphe qu‘une activité
reprendrait). Lorsqu‘un « Je » regarde un objet, sont toujours co-présentes pour sa conscience ses
propres capacités à se mouvoir dans l‘espace, à orienter différemment son regard, à manipuler la
chose pour la tourner, etc. Le champ visuel est structuré de manière complexe par ces potentialités.
La vue n‘est jamais simplement « réceptivité », mais toujours en même temps (à un certain degré)
regard. Pour le dire autrement, ce n‘est que pour autant qu‘une conscience s’ouvre à quelque chose
229
230
BICEAGA, Victor, The Concept of Passivity in Husserl’s Phenomenology, p. 27.
De la synthèse passive, p. 105 [15].
109
par le biais de ses sens, qu‘elle va au-devant de la chose, qu‘elle peut être affectée en retour par ce
qui apparaît, et vice-versa.
Ensuite, l‘idée selon laquelle la réceptivité de la chair consiste dans la production d‘un matériau
informe à « assembler » ne tient pas compte de l‘intentionnalité charnelle particulière esquissée plus
haut. Être « incarné », être chair, implique d‘être soi-même « ouverture » à la possibilité d‘une
confrontation entre ce qui est propre et ce qui est étranger à soi.231 La « mienneté » de la chair
n‘apparaît jamais en dehors de cette conscience tout aussi immédiate de l‘altérité du monde. Nous
reviendrons sur ce point de manière plus explicite en 8.2 : pour l‘instant, retenons que la perception
implique toujours à la fois une part d‘activité et de passivité, les deux n‘ayant de sens qu‘en se
répondant l‘un l‘autre. La perception est toujours précédée d‘horizons protentionels charnels. Enfin,
la chair est elle aussi le site d‘habitus : les horizons qui se déploient pour elle sont à chaque fois
modifiés par ses expériences. Celles-ci, sombrant dans la rétention, peuvent venir influencer la
teneur de sens déterminée des kinesthèses.
8.1.2 Les protentions comme « nœud » entre les différents habitus
Mais il faut aller plus loin : phénoménologiquement parlant, la description d‘un « champ »
purement perceptif n‘est rien de plus qu‘une abstraction. L‘horizon des potentialités ouvertes n‘est
jamais effectivement libéré de la pensée, des protentions qui prennent leur origine dans des
jugements déjà effectués. Isoler et abstraire la sensation sert à voir comment des affects sensibles
pourraient « attirer » le faisceau actif de la conscience intentionnelle. Mais il s‘agit là d‘une
situation abstraite :
[…] nous faisons comme si le monde du moi était uniquement le présent impressionnel et
comme si rien des aperceptions transcendantes n‘entrait en jeu à partir de lois subjectives plus
extensives, rien des connaissances acquises dans la vie du monde, des intérêts pratiques et
esthétiques, des évaluations, etc. Nous considérons donc les fonctions de l‘affectivité
(Affektivität) qui se fondent purement sur la sphère impressionnelle.232
231
BICEAGA, Victor, The Concept of Passivity in Husserl’s Phenomenology, p. 100: ―[embodiment is
passive because it] offers a site where ownness and alterity can confront one another: passivity means opening
the space of the encounter with the alien.‖; p. 103: ―In its very ownness, the body is always traversed by
alienness. As the work of passivity, this self-alienation of the body should be taken not as a deficit but rather
as a mark of the openness of the constitutive process.‖
232
De la synthèse passive, p. 218 [150]. Nous soulignons.
110
La situation où une conscience percevrait sans plus, sans que n‘intervienne la moindre récognition
de la chose qui l‘affecte, est une construction abstraite. En principe, les habitus de pensée peuvent
toujours avoir une influence dans le processus de la perception. C‘est ce qui explique que nous
ayons pu postuler, dès le départ, que la capacité à s‘exprimer, l‘habitus de langage développé par le
Je, puisse avoir une influence sur la manière dont le monde se donne à la conscience.
Certes, ce qu‘on peut dire du monde ne modifie pas comme par magie les objets qui peuvent s‘y
donner, loin s‘en faut! Nous cherchons plutôt à montrer que le fait de s‘être rendu capable, par
exemple, de nommer des distinctions fines entre des objectités similaires (comme lorsqu‘on
apprend à nommer les différents types de rythme et les notes en apprenant à jouer d‘un instrument
de musique) peut modifier à l‘avenir la teneur du sens perceptif anticipé. Or, cette attention portée à
des nuances et la capacité à les « saisir » est parfois nécessaire à leur phénoménalisation pour la
conscience. La personne qui est incapable de reconnaître et fixer les distinctions se trouve
« devant » des phénomènes plus vagues et flous, qu‘elle ne discerne pas aussi bien. Pensons aussi,
pour prendre un exemple allant dans le même sens, à la différence dans la manière dont une
symphonie se donnerait à un chef d‘orchestre ou à un néophyte; ou encore, aux nuances et
distinctions qu‘un dégustateur de vin aguerri est en mesure de cerner, et que le néophyte n‘est pas
en mesure de remarquer ou apprécier.
Ceci étant dit, toutes les nuances perçues et identifiées n‘ont évidemment pas besoin d‘être
nommées : par exemple, un peintre n‘a pas besoin de connaître le nom de chaque nuance de ton
qu‘il utilise ou recherche. Pourtant, sa pratique le rend plus sensible à des distinctions que le
commun des mortels ne saurait peut-être pas percevoir. Il n‘est donc pas saugrenu de postuler que
l‘habitude acquise à nommer des distinctions nous rende apte à nous les rendre présentes. Nommer
quelque chose, ce n‘est pas autre chose que se placer dans un rapport déterminé à elle : cette
capacité à orienter d‘une manière déterminée le faisceau de la conscience sera conservée sous la
forme d‘un habitus, et pourra avoir une effectivité même au niveau de la synthèse passive en
modifiant la manière dont se déploient les horizons de protentions.
8.1.3 Anticipation et affects
Apportons encore quelques précisions. Ce qui précède n‘implique nullement qu‘une objectité, pour
apparaître, doive être activement et actuellement nommée ou énoncée. Mais la capacité de nommer
111
ou énoncer quelque chose est toujours présente sous forme d‘habitus. S‘initier à un nouveau
domaine233 passe par conséquent souvent par l‘apprentissage lent et laborieux de nouveaux termes,
cet apprentissage étant nécessaire pour que se déploient et se précisent, pour l‘apprenant, toute la
richesse et les subtilités du domaine qu‘il explore. Une fois qu‘une objectité est bien reconnue et
identifiée, le « mot » n‘a pas nécessairement besoin d‘être activement remémoré chaque fois qu‘on
a affaire à elle. Mais la capacité à se rapporter à elle selon la modalité déterminée qui correspond au
mot est désormais ancrée dans la conscience sous forme d‘habitus : le mot aura au moins servi à
fixer et motiver ce rapport au monde.
Ensuite, ce que nous venons de dire sur l‘importance du langage et de l‘horizon protentionel
n‘implique pas que ce qui affecte la conscience doive nécessairement d‘abord avoir été anticipé
comme tel pour se manifester (par exemple, pour entendre un son donné, nul besoin de s‘y
attendre). Il est tout à fait courant d‘être surpris par un bruit, une lumière, un choc contre un objet,
etc. Pour que ces affects nous soient donnés, il faut néanmoins qu‘ils soient précédés d‘une certaine
forme d‘ouverture à eux : c‘est ce que permet d‘expliquer l‘ouverture primordiale et fondamentale
de la chair, décrite plus haut. Pensons au son du réveille-matin qui ne s‘infiltre que progressivement
au sein du rêve, pour finir par nous réveiller au fur et à mesure que l‘attention se dirige vers lui. Cet
exemple montre qu‘il ne suffit pas d‘avoir des oreilles pour entendre : la différence entre l‘éveil et
le sommeil indique qu‘il y a une sorte de réceptivité aux sons qui, bien que latente et
indéterminée234, appartient proprement à l‘éveil. Les gens qui sont « dans la lune » ont, de la même
manière, souvent besoin qu‘on s‘adresse à eux à plusieurs reprises pour qu‘ils finissent par
« entendre » nos appels.
Tout ceci pour dire qu‘un affect peut tout autant survenir en nous surprenant qu‘en venant
confirmer une attente. Dans le premier cas, ce qui affecte fait encontre pour une réceptivité latente
et indéterminée; dans le second, ce qui affecte survient comme en réponse à une visée déterminée
qui attendait pour ainsi dire confirmation. C‘est sur ce dernier type d‘affect que notre capacité à
nous exprimer peut avoir une influence. S‘habituer à nommer des nuances, à reconnaître certains
233
Pensons aux « arts » classiques comme la navigation en mer, la cordonnerie, ou encore n‘importe quel type
d‘artisanat spécialisé.
234
C‘est-à-dire qu‘elle n‘a rien d‘une écoute active, dans laquelle on se rendrait expressément attentif à un son
pouvant survenir; et qu‘elle n‘a rien d‘une attente déterminée quant au contenu de ce qui pourrait être
entendu.
112
types de situations, à distinguer différents objets, etc., peut nous permettre de nous ouvrir
précisément à leur donation. Cela ne présume en rien de leur existence effective, mais contribue à
rendre la conscience activement réceptive en regard de telle ou telle chose particulière. La
« constitution » d‘une objectité doit être vue comme le résultat de ce jeu de va-et-vient entre la
conscience et ce qui l‘affecte.
[The] constitution of sense is in a certain sense inescapably circular. The distinction between an
active constitution, which is exclusively the work of the ego cogito, and a passive preconstitution, which engages the ego as subject of selftemporalization and of affective tendencies
prior to the triggering of attentive attitude serves not to avoid but to emphasize the circle of
constitution.235
Si « percevoir » à l‘aide des sens est plutôt passif, nous sommes maintenant en mesure de voir que
cette passivité n‘est que le contre-pied d‘une activité qui va toujours de pair avec elle. Les
protentions de la chair articulent toujours déjà ce qu‘il convient d‘appeler des actes de sensation :
percevoir à l‘aide des sens implique que la conscience aille au-devant de la chose et articule (plus
ou moins) activement ses moments. Ce qui en revanche est perçu sans jamais avoir été anticipé ne
peut être perçu qu‘en appelant les faisceaux actifs de la conscience. Les contrastes intenses, par
exemple, « forcent » pour ainsi dire la conscience active à se diriger vers eux, à les viser comme
tels. Mais pour pouvoir être ainsi appelée par ce qui lui est étranger, la conscience doit être déjà
réceptive à cet appel. Sentir n‘est jamais la simple apparition (intérieure) de stimuli, causés par une
interaction réelle d‘un objet avec nos organes : la chair est toujours à la fois sensation de soi et de ce
qui est autre. Pâtir implique ce qu‘il conviendrait d‘appeler une certaine forme d‘« hospitalité » à
l‘altérité. La chair ouvre la première distance au creux de laquelle se déploie l‘intentionnalité. Pour
toutes ces raisons, le schéma « matière-forme » qu‘on peut rattacher à la phénoménologie statique
était insuffisant.
8.2 La « motivation »
Nous venons de caractériser la différence entre une ouverture « déterminée » à un objet, c‘est-à-dire
une anticipation particulière de quelque chose, et l‘ouverture indéterminée et latente qui caractérise
en général la chair dans l‘éveil, c‘est-à-dire dans les sens (la vue, l‘ouïe, etc.) dont elle est l‘organe.
C‘est l‘intentionnalité particulière et fondamentale de la chair, celle qui permet de créer la distance
235
BICEAGA, Victor, The Concept of Passivity in Husserl’s Phenomenology, p. 40.
113
et le rapport à autre chose, qui rend possible quelque chose comme la « réception » d‘un affect. En
effet, ce qui affecte la conscience l’appelle en quelque sorte :
Avant que l‘orientation-vers ait lieu, l‘objet nous tire pour ainsi dire par la manche ou nous crie
à l‘oreille, il frappe. Une excitation part de l‘objet apparaissant et va vers le moi. Cette
excitation peut avoir des grades très différents… locomotive… sifflement…: elle bombarde
pour ainsi dire la porte du moi et force finalement l‘entrée [...]236
L‘exemple d‘un tel phénomène, assez courant, montre que la manière dont Husserl comprend le
rapport entre la conscience et le monde est quelque peu différente de celle qui avait cours à
l‘époque des Idées I. La conscience était alors le pôle actif qui constituait les objets du monde, par
le biais des noèses (des visées intentionnelles, par exemple de perception, d‘imagination, de
mémoire ou de pensée). Or, un phénomène comme l‘excitation met en relief le fait qu‘une telle
description n‘est peut-être pas fidèle, si l‘on s‘intéresse aux phénomènes tels qu‘ils se donnent. La
conscience apparaît, dans l‘exemple donné ici par Husserl, comme une « instance répondante »237,
en regard de l‘affect qui l‘appelle et qui attire l‘attention de son faisceau actif. La dynamique
décrite ici est tout à fait particulière, et il est important de bien la saisir pour comprendre
l‘effectivité d‘un habitus. Le concept d‘« appel » est intéressant, notamment parce qu‘il ne ramène
pas l‘affection des objets du monde à un effet causal. Un appel peut « motiver » celui qui le reçoit,
mais ne peut pas causer la réponse. C‘est ainsi qu‘il faut comprendre la liberté de la conscience, qui
se joue entre l’appel et la réponse, entre la motivation et la reprise de celle-ci.
[Le] sujet de la motivation peut tantôt céder aux excitations, tantôt leur résister – toutes choses
qui sont des rapports phénoménologiques que l‘on ne peut trouver et décrire que dans la sphère
purement intentionnelle. Au sens le plus vaste, nous pouvons aussi désigner l‘attitude
personnelle ou l‘attitude de motivation comme attitude pratique: il s‘agit en effet toujours de
l‘ego qui agit ou pâtit et ce, au sens proprement intérieur du terme. 238
La « motivation » décrit phénoménologiquement la manière dont une conscience peut être
« poussée » à faire quelque chose. Une action de la conscience n‘est jamais causée au sens où le
mouvement d‘une boule est causé par un choc antérieur. La liberté qui est celle d‘une conscience
incarnée se joue dans sa manière de subir plus ou moins passivement des motivations.
236
HUSSERL, Ms AVI 12I/17a, cité par MONTAVONT, Anne, De la passivité dans la phénoménologie de
Husserl, p. 223.
237
MONTAVONT, Anne, De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, p. 224.
238
Idées II, § 50, p. 267 [189-190].
114
Le « parce que – donc » de la motivation a un tout autre sens que la causation au sens de la
nature. Aucune recherche causale, aussi loin qu‘on la poursuive, ne peut améliorer la
compréhension que nous avons quand nous avons compris la motivation d‘une personne. 239
L‘idée de motivation que Husserl développe dans les Idées II annonce à merveille ce thème, que
nous considérons comme crucial, du rapport fondamental entre l‘activité et la passivité. Nous
cherchons en effet à montrer que l‘une et l‘autre n‘adviennent qu‘en se confrontant, et n‘ont
d‘effectivité qu‘au sein de ce rapport : « Le phénomène de l‘affection [fait] surgir l‘acte d‘un
arrière-plan implicite de motivation, faisant de l‘agir un "ré-agir" à la stimulation d‘un pré-donné,
une réponse à sa provocation […] »240.
L‘ouverture de la conscience au monde, si tant est qu‘on la considère du point de vue de la
perception, est cette capacité du moi à être touché par quelque chose qui ne vient pas de lui. La
chair est le lieu originaire de cette distance du monde à soi, parce que toute sensation est à la fois
sensation de soi et de l’autre. La chair ouvre la « réceptivité à… » autre chose : cette capacité à
pâtir est tout aussi fondamentale que sa capacité à réagir à ce qui l‘affecte. La dynamique de la
motivation (que nous décrivons comme celle entre l‘appel et la réponse) trouve sa première
description dans les analyses portant sur la chair. Ces descriptions permettent de penser à neuf la
« passivité ». Celle-ci est en soi un pouvoir, une capacité tout à fait remarquable, et qui prépare et
amorce l‘activité. Biceaga note que Husserl, lorsqu‘il s‘intéresse notamment à des questions
d‘éthique, reconnaît peu à peu ce rôle positif de la passivité:
…some of [Husserl‘s] remarks about human ethical vocation are consonant with a broader
understanding of passivity as openness toward and responsibility for the foreign. […]
responsibility means not only the will to obey self-imposed rational norms, but also the
capacity to hear and to respond to a call that is coming from without.241
Au niveau le plus originaire, le rapport conscience-monde s‘ouvre dans l‘affect sensible. C‘est en
lui que la distance entre conscience et monde prend naissance, c‘est dans la sensation charnelle que
239
Idées II, § 56, p. 316 [229].
MONTAVONT, Anne, De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, p. 224.
241
BICEAGA, Victor, The Concept of Passivity in Husserl’s Phenomenology, p. 93. Nous soulignons.
240
115
s‘instaure et se fonde la différence qui fait du « moi » qu‘il est l‘appelé en face de ce qui l’appelle,
en face du monde242.
En fait, le moi originaire n‘est rien sans ce à quoi il s‘ouvre puisqu‘il se constitue en ouvrant
précisément ce à quoi il s‘ouvre. Autrement dit, l‘affect n‘est pas un objet du monde perçu et ne
se confond pas non plus avec le sujet affecté. À mi-chemin entre le sujet et l‘objet, plus
exactement en deçà de cette distinction, il est ce qui instaure un premier écart à soi qui ne relève
cependant pas encore de l‘ordre de la représentation. Le sujet ne s‘apparaît pas à lui-même
comme sujet affecté; bien plutôt, il se sent lui-même à travers cette affection.243
Ces développements doivent permettre de comprendre ceci : au niveau le plus originaire de la
scission entre la conscience et le monde, scission qui ouvre et fonde le rapport au sein duquel se
déploie la phénoménologie, se met en place un jeu entre appel et réponse, entre passivité et activité.
Nous croyons que cette dynamique doit être transposée à des phénomènes plus complexes, et
notamment à ceux du langage : l‘idée de comprendre le langage comme un habitus sert justement à
rattacher le langage à cette dynamique fondamentale. C‘est elle que nous avons esquissée, à la
section 6.2, en nous appuyant sur un exemple tiré de Du côté de chez Swann. Proust y décrit des
affects qui percent pour ainsi dire la routine et l‘habituel et se manifestent soudain comme appelant
celui qui les vit244. Ils renferment quelque chose, une richesse qui dépasse ce que la conscience peut
en saisir activement, ils demandent en quelque sorte à « être dits ». Nous pouvons considérer qu‘à
l‘opposé, dans le monde routinier et quotidien au sein duquel l‘habitude a accompli son œuvre,
c‘est-à-dire dans le monde qui ne renferme plus rien d‘extraordinaire, on considère peut-être à tort
que « tout est dit », parce qu‘on croit toujours savoir à quoi s‘en tenir. Autrement dit, dans le monde
routinier, la dynamique de l‘appel et de la réponse s‘est essoufflée, le jeu de va-et-vient n‘a plus
d‘effectivité et la confrontation s‘est aplanie.
Ces dynamiques entre passivité et activité, de même qu‘entre l‘appel et la réponse, permettent de se
défaire de la conception qui fait du conceptuel le simple reflet de l‘anté-prédicatif. Nous voulons
montrer que ce dernier déborde (ou menace toujours de déborder) le domaine du conceptuel articulé
242
À noter que ce dont nous traitons ici diffère de ce que Michel Henry nomme « l‘auto-affection ». Chez lui,
l‘affection désigne ce que Heidegger nomme les « tonalités » affectives (comme la peur, la soufrance, etc.), et
il s‘agit donc d‘un pâtir qui n‘est pas nécessairement et en tant que tel réceptivité pour l‘altérité.
243
MONTAVONT, Anne, De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, p. 239.
244
On peut dire de tels phénomènes qu‘ils éveillent la dynamique toujours latente de l‘appel et de la réponse,
qui est devenue latente grâce au travail de l‘habitus qui tend à « sécuriser » et « fixer » les phénomènes.
116
grâce au langage. Nous verrons en 8.3 que l‘inverse est aussi vrai, ce qui permettra de clarifier le
caractère « circulaire » de la constitution de sens.
8.3 L’origine des significations
La section 6.4 a permis de montrer comment Husserl, dans le cadre de la phénoménologie statique,
évacuait la question de la manière dont une « signification » pouvait advenir : « la façon dont [les]
objets sont arrivés, à partir de la vie antérieure de notre conscience, au sens avec lequel ils valent
actuellement pour nous est sans importance. »245 Or la genèse d‘une signification est quelque chose
qui doit pouvoir être expliqué par les développements de la phénoménologie génétique.
Nous savons déjà qu‘une signification n‘est rien d‘autre que l‘unité idéale d‘une perspective
déterminée ouverte sur le monde. Viser quelque chose implique de la prendre en vue comme ceci ou
comme cela. La modalité de visée qu‘implique le « comme » prend nécessairement sa source dans
la vie de la conscience, dans la manière dont se déploie l‘ouverture au monde qu‘est la conscience
intentionnelle. La signification, en ce qu‘elle est « une » et réitérable, possède une unité idéale, mais
provient essentiellement d‘une vie intentionnelle concrète et du mode de son ouverture sur le
monde.
S‘interroger sur l‘origine d‘une signification idéale revient donc à s‘interroger sur les conditions de
possibilité d‘une « perspective » donnée du faisceau intentionnel de la conscience concrète. Or, il
appert que l‘histoire d‘une conscience est essentielle pour expliquer la plupart des significations
qu‘on accorde aux objets du monde. Il est évidemment impossible de donner une description
satisfaisante de la manière dont tout type de signification peut émerger au sein d‘une conscience.
Nous devrons nous contenter ici de quelques exemples paradigmatiques et fondamentaux.
8.3.1 Les conditions de possibilité générales du nommer
Penchons-nous dans un premier temps sur l‘acte langagier étudié à la section 4.2, soit le
« nommer ». La forme la plus simple de « nom » avait été identifiée comme étant les déictiques,
soit les actes nominaux qui, grâce à une forme catégoriale donnée (exprimée par un comme, un
« als »), permettaient de viser sans plus quelque chose. Bien qu‘une telle opération paraisse, à
première vue, assez simple, elle se fonde sur une expérience intentionnelle complexe, que nous
245
Logique formelle et logique transcendantale, § 42, p. 151 [99].
117
tenterons d‘analyser, en nous appuyons sur les travaux de Sokolowski, pour pallier la description
husserlienne. Sokolowski remarque que le fait de nommer quelque chose implique d‘être conscient
de la possibilité, pour cette chose, de ne pas être présente. Son absence potentielle, de même que la
possibilité qu‘elle soit au contraire donnée et présente, doivent toutes deux faire partie du « vécu »
de la chose pour que soit possible une telle chose que l‘acte de nommer.
When we name something which is before us, we are also aware of the possibility of its not
being before us, of its being somewhere else. Since this possibility is given to us, its foil is also
given: we are likewise aware of the presence of the object, that it is here and not elsewhere. We
do not just enjoy the object; ―between‖ the object and us, ―in addition to‖ the object, there is
this dimension of the thing‘s ability to be somewhere else now, and also the actuality of its
being here. This is the extra element that establishes names.246
Ce trait de la donation d‘une chose, que décrit ici Sokolowski, est une des caractéristiques247 de
l‘intentionnalité qui rend possible quelque chose comme un « nom », c‘est-à-dire qui rend possibles
la réitérabilité d‘une visée donnée de la chose et son idéalisation. Le déictique implique ces
moments intentionnels : la présence de l‘objet nommé, pour être vécue comme présence, doit être
comprise à partir de sa possible absence. Tentons de rendre ces idées encore plus explicites.
Pour nommer la chose, il faut aussi que la conscience saisisse implicitement la possibilité elle-même
du rapport à la chose dans lequel elle se trouve. En saisissant ce rapport comme une possibilité elle
est en mesure de comprendre qu‘il s‘agit de quelque chose d‘« un » et réitérable : la conscience peut
ainsi référer, grâce à une modalité de visée donnée, à une chose qui peut à la fois être présente ou
absente. Autrement dit, la présence de la chose, qui n‘est réellement donnée comme présence que
lorsque la possibilité de son absence est conjointement donnée, en fait quelque chose de disponible,
de présentable.
En même temps, l‘ouverture de la conscience, qui lui permet de distinguer entre ce qui est sien et ce
qui est « autre », fait qu‘elle est en mesure de se saisir comme le « datif » de la manifestation de la
chose, comme celle à qui « se présente » la chose. Or, la possibilité de l‘absence vaut aussi pour le
datif de la donation. Dans le même sens, donc, nommer implique que la conscience entrevoie, au
246
SOKOLOWSKI, Robert, Presence and Absence: A Philosophical Investigation of Language and Being, p.
27.
247
Nous verrons également que la présence des autres consciences intentionnelles, en venant modifier la
manière dont les objets du monde se donnent et valent pour nous, est un autre des aspects de l‘intentionnalité
qui fonde la possibilité du nommer.
118
moins implicitement, la possibilité de sa propre absence. Pour que l‘acte de visée soit vécu comme
réitérable, la possibilité que cet acte cesse d‘être doit être donnée implicitement : l‘acte peut alors
seulement être ressaisi dans sa propre possibilité. Les deux termes du rapport intentionnel (la chose
ainsi visée, celui à qui elle se donne) doivent être compris comme pouvant être présents et
absents.248
Nous sommes en mesure d‘entrevoir que l‘acte de nommer implique un vécu intentionnel d‘une
assez grande complexité, et consiste en beaucoup plus que la simple émission de vocables sonores.
Les « moments catégoriaux » impliqués dans un déictique sont justement ceux qui permettent de
déborder le « donné immédiat sensible » dans un vécu intentionnel. Nommer une chose nécessite
beaucoup plus que la simple perception de celle-ci : l‘acte langagier prend sa naissance dans une
distanciation particulière avec ce qui est « sans plus » présent.
8.3.2 Origine du contenu lexical
Ce que nous venons d‘exposer reste assez général et concerne la possibilité du nommer comme tel.
Il faut aller plus loin : ce qui distingue un déictique d‘un autre, par ailleurs, est également à
comprendre à partir de l‘expérience phénoménologique vécue que les mots ont permis de fixer.
Limitons-nous à quelques exemples : dire « moi » implique une certaine auto-réflexion qui permet
de s‘identifier tout en se distinguant des autres, en tant qu‘êtres spirituels; dire « ici » consiste à se
rapporter au lieu occupé tout en excluant l‘« ailleurs »; dire « maintenant » nous place dans un
rapport déterminé au temps et exclut des dimensions temporelles qui doivent être au moins
possibles d‘une certaine manière, et que la visée exclut implicitement. À chaque fois, la conscience
doit dépasser ce à quoi elle se rapporte immédiatement (par exemple, ce qui lui est donné par les 5
sens) et se rapporter en même temps à des possibilités déterminées : nommer consiste à « fixer » ce
surplus intentionnel par rapport à l‘actuel, à en identifier l‘unité et la possibilité idéale, ce qui le
rend disponible à la fois pour soi et pour autrui.
248
Ces développements sur le jeu entre présence et absence ne sont pas tirés directement de textes de Husserl.
Nous les présentons ici parce qu‘ils servent à préciser et expliciter les conditions de possibilité du nommer, et
qu‘ils permettent par conséquent d‘expliquer un point majeur en regard de la théorie phénoménologique du
langage (l‘origine des significations). Chez Husserl, nous croyons que c‘est surtout par le biais de la présence
de l‘expressivité du corps d‘autrui (et la constitution d‘un horizon de co-humanité) que la possibilité de la
signification idéale peut s‘expliquer. Nous reviendrons dans la section 9 sur cette question.
119
Qu‘en est-il, par ailleurs, du noyau « lexical » des noms, qui fait par exemple en sorte qu‘on
comprenne et distingue les sens du mot « arbre » et du mot « lion »? Là encore, il faut chercher dans
le vécu concret d‘une conscience pour en saisir la genèse. Il importe de remarquer que les concepts
associés aux noms ne sont manifestement pas premiers dans l‘ordre de la connaissance. Avant de
posséder un concept, une conscience possède généralement ce que Husserl nomme un « type »249.
Prenons l‘exemple de l‘arbre. Pour reconnaître une chose comme étant un arbre, être en mesure de
reconnaître les aspects physiques communs aux arbres ne suffit évidemment pas, mais il s‘agit d‘un
point de départ250. On commencera en effet par se rendre capable de saisir un « type » perceptuel,
c‘est-à-dire à rassembler dans un même ensemble des objectités similaires par leur apparence. Ce
type se crée simplement par association, et implique une récognition des objets qui n‘est pas encore
conceptuelle, mais qui s‘enracine dans des habitus perceptifs. Le « comme » de cette récognition est
associatif, c‘est-à-dire qu‘il a son effectivité dans la manière dont la conscience anticipe les
propriétés de l‘objet, en raison de l‘association avec des objets similaires qui se produit d‘ellemême. Il ne s‘agit donc pas encore d‘une récognition assimilable à celle qui a lieu dans une
intention de signification.
Avec tout objet nouveau constitué pour la première fois (pour parler le langage de l‘analyse
génétique), un nouveau type d‘objets se trouve prescrit de manière durable, en fonction duquel
sont saisis par avance d‘autres objets semblables à lui. Ainsi le monde qui nous est pré-donné
l‘est-il toujours comme multiforme, informé selon ses catégories régionales et typifié selon une
multitude de genres, d‘espèces particuliers, etc.251
Un « type » désigne donc le corrélat objectif d‘un habitus perceptif. Ce dernier permet de
reconnaître les objets sans pour autant posséder un concept de leur nature : leur apparence seule
permet de les rattacher à un ensemble vaguement délimité d‘aspects communs. Ainsi, reconnaître
physiquement quelques arbres permet d‘abord et avant tout de se rapporter à quelque chose dont le
concept pourra ensuite peu à peu s‘éclairer, une fois que le type, nommé, deviendra un concept
(d‘abord vague). Ce concept s‘éclaircira ensuite au fur et à mesure qu‘il s‘enrichira de
déterminations plus abstraites que des jugements lui ajouteront. Il faut donc plus qu‘un habitus
249
Sur le thème des « concepts empiriques », c‘est-à-dire des concepts essentiellement liés à l‘expérience
perceptive et pratique des choses (expérience « naturelle »), voir Expérience et jugement, § 83 a), pp. 401-404
[398-401].
250
Il s‘agit d‘un point de départ qu‘il faut dépasser parce qu‘il n‘existe probablement aucun trait physique qui
soit commun à tous les arbres.
251
Expérience et jugement, § 8, pp. 44-45 [35].
120
perceptif et qu‘un type de même genre pour obtenir un concept de la chose. L‘activité pratique
permet d‘ailleurs d‘enrichir le contenu d‘un type pour en faire plus qu‘un ensemble d‘objets qui se
ressemblent physiquement.
Saisir ce qu‘est un arbre implique par exemple qu‘on développe une certaine compréhension des
fonctions qu‘il réalise (pousser, fleurir, mourir), qu‘on saisisse les relations les plus importantes
qu‘il entretient avec ce qui l‘entoure (boire, tirer de l‘énergie du soleil), que ses mouvements
caractéristiques (sa croissance, l‘absence de locomotion) nous soient devenus familiers, etc.
L‘activité pratique nous porte à discerner et reconnaître ainsi les caractéristiques des objets de notre
environnement, leurs propriétés les plus importantes, et ainsi de suite. Avant même de nommer les
propriétés d‘une chose (comme par exemple le fait de produire des fruits), je peux me rapporter à
cette propriété et la reconnaître dans et par mon rapport pratique à elle (j‘anticipe la production de
fruits et j‘en profite, sans faire entrer cette propriété dans l‘idéalité de la signification). Chacune de
ces propriétés possède, au sein du rapport pratique au monde, une certaine unité typique qui prépare
celle du langage. Nommer ces propriétés les fait accéder au concept et elles acquièrent ainsi une
unité idéale. Il faut noter encore une fois, ici, que la description d‘un rapport simplement pratique
au monde et précédant l‘activité de la pensée n‘est qu‘une abstraction. La plupart du temps, par
exemple, on connaît les choses d’abord par le biais des « récits » et des « comptes rendus »252 (au
sens le plus large) qu‘on en reçoit.
Ces considérations permettent de commenter, au passage, la citation donnée en exergue de ce
travail, tirée du roman 1984. Dans le monde orwellien, l‘appauvrissement systématique et planifié
de la langue a comme objectif d‘appauvrir la pensée. L‘État procède à cet appauvrissement en
publiant des dictionnaires au vocabulaire étiolé, comme si c‘était là la « source » du langage, à
partir de laquelle les gens l‘apprendraient pour le plaquer après coup sur leur environnement. Nous
pouvons constater que l‘activité pratique, celle qui consiste à nous orienter selon les différents buts
que nous nous donnons quotidiennement et qui s‘organise selon une certaine complexité,
appellerait encore la complexification d‘une telle langue. Autrement dit, il ne peut pas suffire
d‘altérer une source de référence comme le dictionnaire pour appauvrir effectivement une langue.
252
Nous entendons par « compte rendu » tout énoncé ou ensemble d‘énoncés sur le monde, mais qui portent
sur des objectités, situations ou événements qui ne peuvent être rendus présents. Un compte rendu décrit ou
affirme quelque chose au sujet d‘une chose absente.
121
L‘activité pratique quotidienne qui profite et use de distinctions nécessaires à son déploiement, et
qui sont déjà inscrites dans la langue, ne s‘appauvrirait pas du seul fait de la disparition d‘une
référence officielle et consignée. Bien sûr, pour tout ce qui dépasse les simples intérêts pratiques, la
disparition du vocabulaire riche et précis (disparition de la littérature scientifique et des œuvres
littéraires majeures) serait très dommageable.
En ce sens, l‘univers du monde orwellien présente une autre méthode de s‘attaquer au langage qui
est plus prometteuse (dans la perspective de l‘État totalitaire). La propagande qui consiste à
marteler des slogans contradictoires et qui détourne le sens propre des mots a un pouvoir plus
insidieux parce qu‘il neutralise (potentiellement) l‘usage d‘un vocabulaire précis pour faire des
distinctions et discerner adéquatement les situations et les états de fait de notre monde ambiant.
Dans le même ordre d‘idée, s‘attaquer à la littérature serait une bonne manière d‘appauvrir la
capacité de penser d‘un peuple. Rappelons que le langage fait partie d‘une dynamique entre les
phénomènes du réel qui sont « à dire » et les signes qui nous permettent de fixer notre regard sur lui
dans certaines directions déterminées. C‘est cette dynamique qu‘il faut entraver ou dérégler, si l‘on
souhaite nuire à la pensée. La littérature nous permet de se rapporter à des situations ou des mondes
fictifs d‘une richesse potentiellement infinie, permettant une grande liberté dans le maniement et
l‘usage du langage; elle permet l‘exploration fictive détaillée de phénomènes du monde courant,
ainsi que le partage et la confrontation des cultures. S‘il est un « bagage » du monde objectif et
public qui sert à nourrir la pensée, c‘est bien celui-là. Bref, le langage a une « vie », il répond à
quelque chose que notre conscience rend possible, et il ne suffirait donc pas de s‘attaquer aux
références du dictionnaire pour empêcher un peuple de penser le monde qui l‘entoure.
8.3.3 Évolution des significations
Revenons à la question de l‘évolution des significations. Celle du mot « arbre », comme on a pu le
voir, est susceptible d‘évoluer pour une seule et même personne : le sens du mot s‘enrichit chaque
fois que le concept est délimité plus clairement et plus distinctement. Autrement dit, le nom et le
concept qu‘il implique sont susceptibles de plus ou moins de distinction : les dialogues socratiques
sont célèbres pour la manière dont ils mettent en lumière notre usage indistinct du langage et des
concepts qu‘il implique. Notre description très sommaire de la genèse d‘une signification comme
celle du mot « arbre » annoncent-elles une menace sérieuse pour la validité universelle de la
science? Dire que la signification d‘un mot peut évoluer, se clarifier et gagner en distinction
implique-t-il qu‘on rejette son caractère universellement réitérable, qui fondait pourtant l‘idéalité de
la signification? La réponse est « non », mais il faut tout de même apporter quelques précisions et
nuances.
122
D‘abord : la réitérabilité dont parle Husserl en est une de principe. Du moment qu‘une conscience
se place dans un rapport déterminé à une objectité, il est possible pour elle ou pour n‘importe quelle
autre conscience de se rapporter à nouveau et dans le même sens à cette objectité. Ensuite, pour des
exemples assez simples et pour des objectités comme des équations mathématiques, la réitérabilité
et l‘idéalité de la signification est quelque chose de constatable. De facto, la science mathématique
est possible, et vaut de manière universelle : il s‘agit en quelque sorte du point de départ de Husserl
lorsqu‘il s‘intéresse aux fondements qui rendent possible la science.
Par ailleurs, la signification d‘un mot est essentiellement susceptible d‘être plus ou moins distincte.
Le caractère distinct d‘une signification est toujours une question de degré, et dépend du degré
d’appropriation de celui qui l‘emploie. Nous touchons là à quelque chose d‘essentiel pour le
présent travail. Prenons l‘exemple classique de « 2 + 2 = 4 ». En général, tous sont capables de
reconnaître la validité de l‘équation. Pourtant, un nombre comme « 2 » implique l‘idée de pluralité
et d‘unité : très peu d‘entre nous pourraient expliquer avec clarté et assurance en quoi consiste
l‘« unité ». Nous pouvons donc constater qu‘il est tout à fait possible de vivre l‘évidence de la
validité de l‘équation sans posséder une représentation distincte de ce qu‘elle signifie. La
réitérabilité, ici, concerne un noyau de sens essentiellement vague : le « 2 » est par essence une
variable, et sa signification est quelque chose d‘intrinsèquement indéterminé. Le caractère « flou »
de la signification de l‘équation n‘est pas un obstacle à sa réitérabilité, ou plutôt : son unité ne
dépend pas de la distinction avec laquelle le sens des membres de l‘équation est compris.
Le mot permet essentiellement ce « flottement »253. Comme l‘affirme Sokolowski: « it is the very
indeterminacy of words in their evocative use which makes it impossible for them to coerce us into
seeing only what they normally name. »254 L‘apprentissage d‘une langue par l‘enfant dépend
essentiellement de la possibilité d‘user des mots d‘une manière vague et indéterminée : s‘il fallait
posséder le concept clair et distinct de chaque nom commun employé, il serait impossible de
253
Husserl s‘intéresse tout au long de son œuvre à la question de « l‘indistinction » du sens. La possibilité
pour la conscience de comprendre « indistinctement » quelque chose est reconnue et traitée (Logique formelle
et logique transcendantale, p. 84; 98; 242; Expérience et jugement, p. 337; 341; Krisis, App. III, « L‘origine
de la géométrie », p. 411-413) largement par Husserl. Pourtant, il n‘en fait pas quelque chose de positif au
sens où nous le faisons, pour notre part, ici. Son intérêt est tout entier voué à l‘identité du sens, au « noyau »
identique et réitérable d‘une seule et même visée significative.
254
SOKOLOWSKI, Robert, Presence and Absence: A Philosophical Investigation of Language and Being, p.
6.
123
commencer à se familiariser avec les choses.255 L‘emploi de certaines conjonctions est souvent
erroné au départ, ce qui dénote la compréhension d‘un « lien » entre les éléments du discours, mais
une compréhension floue, indistincte, qui doit être éclaircie pour que l‘usage des conjonctions soit
approprié. La même chose vaut encore, par exemple, pour l‘emploi des temps de verbes dans une
langue seconde. Le rapport particulier au temps que ces formes verbales impliquent doit être saisi
de plus en plus clairement à travers des exemples de situations qu‘on aura à décrire fidèlement.
Cette caractéristique du langage, soit qu‘il se prête à un usage plus ou moins approprié256, est
crucial en regard de notre travail. Nous venons de montrer que, pour une seule et même personne,
sa compréhension du sens des mots qu‘elle emploie peut et doit évoluer vers une distinction plus
grande. Que devons-nous en tirer, comme conclusion, pour la possibilité d‘une science rigoureuse?
Rien d‘autre que ceci : la meilleure garantie de la validité d‘un énoncé, et donc de la « scientificité »
d‘un corpus, est que quelqu‘un s‘en rende responsable, qu‘il cherche à comprendre distinctement ce
dont il s‘agit et qu‘il vérifie par lui-même que l‘énoncé est vrai. Ceci ne veut pas dire que la validité
vienne d‘ailleurs ou d‘autre chose que de la signification elle-même de l‘énoncé : « 2 + 2 = 4 » n‘est
pas vrai « parce que » je le crois! Mais pour faire l‘épreuve de cette signification, pour vivre
l‘évidence de la validité de la relation de sens elle-même, il faut que quelqu‘un s‘en rende
responsable. Notons au passage qu‘en phénoménologie statique, c‘est ce genre de relation
d’essence, au sein des phénomènes eux-mêmes, qui intéressent Husserl. Par exemple, la relation
essentielle entre la couleur et la surface d‘un objet matériel, c‘est-à-dire leur interdépendance pour
« être », vaut a priori. C‘est le genre de chose que le phénoménologue peut prendre en vue, et
obtenir ainsi une évidence telle qu‘il reconnaisse sa validité atemporelle et nécessaire a priori. En
ce qui concerne les traits « sensibles » d‘un objet, force est de constater que de tels résultats
« définitifs » peuvent être atteints; la chose devient néanmoins problématique pour toute visée de la
chose qui dépendrait d‘une manière essentielle et irréductible de la langue facticielle en laquelle elle
s‘effectue257.
255
―…acts of communication are all the time being accomplished with relative success despite the
imprecision, vagueness and equivocity of everyday language‖; ―…everyday speech often employs words that
denote perceptual types. Such words have relatively indefinite referents.‖ [BICEAGA, Victor, The Concept of
Passivity in Husserl’s Phenomenology, p. 82; 84].
256
Au sens où l‘on s’approprie la signification des mots.
257
Cf. section 9.1
124
Les thèmes abordés dans la présente section cherchaient à rattacher le langage à la vie de la
conscience, celle qui est charnelle, qui s‘adonne à une pratique et s‘inscrit dans une histoire. Alors
que la phénoménologie statique séparait l‘ordre du conceptuel et la perception, la phénoménologie
génétique permet de penser le mode de leur entrelacement : la chair est le lieu où les habitus se
nouent dans l‘horizon des protentions. L‘effectivité de l‘habitus a été explicitée grâce à la
dynamique de l‘appel et de la réponse : l‘idée de motivation permet de montrer que la constitution
se déploie toujours essentiellement dans un jeu entre activité et passivité. La possibilité de
l‘évolution d‘un langage et des significations de ses mots a ensuite été questionnée. Comprendre le
caractère facticiel des significations permet de voir comment et pourquoi un langage évolue. La
nécessité des néologismes, par exemple, prend ainsi un sens : la phénoménologie statique, qui
faisait de l‘expression une couche improductive, rendait en revanche ce phénomène problématique.
Nous sommes maintenant armés pour aborder nos dernières questions liées au langage chez
Husserl : celle de l‘intersubjectivité, de la tradition et de l‘histoire.
125
9. Langage et facticité
Le thème de la chair a permis de montrer de quelle manière la phénoménologie génétique, en
étudiant le pouvoir constitutif de la synthèse temporelle, laisse entrevoir quelque chose comme une
évolution du sens. Nous avons terminé la section précédente en rappelant que toute activité de la
conscience, et au premier chef l‘activité langagière, s‘inscrivait dans un jeu entre activité et
passivité. Néanmoins, nous en sommes restés jusqu‘à maintenant à la conscience individuelle, sans
considérer son ancrage dans une communauté et une tradition. Nous tenterons donc ici d’esquisser
comment la phénoménologie génétique permet d‘aborder la question de la facticité du langage, ce
qui fera ressortir d‘une autre manière encore la pertinence de considérer le langage comme un
habitus.
9.1 Pensée et signe langagier
La section 6.3 avait mis en relief la manière dont Husserl pouvait évacuer le problème de la facticité
des langues. Les langues réelles varient, évoluent : les manières de parler et d‘écrire changent de
manière si importante au fil du temps que l‘interprétation de textes anciens est aujourd‘hui devenue
problématique. De même, un nouveau domaine scientifique (comme la phénoménologie) doit
parfois recourir à des néologismes pour nommer ce qui est « découvert », ou plutôt ce que les
développements de la science permettent maintenant de voir, ou voir à neuf. Or, Husserl pouvait
esquiver la question en insistant sur ce que nous avons appelé le « caractère accessoire des signes »,
allant même jusqu‘à évoquer la possibilité d‘une connaissance (et une pensée) sans parole.
Cette hypothèse en est une que Husserl finit par abandonner. Dans sa description de l‘acte (concret)
de penser, il met en évidence le besoin de produire, ou à tout le moins de se représenter de manière
transitoire, les mots qui servent à exprimer ce que l‘on veut dire. Pour le voir, il faut se concentrer
sur le phénomène du parler comme agir (cf. section 7.5). Husserl reconnaît que l‘acte de s‘exprimer
est toujours précédé d‘une « intention pratique […] d‘exprimer telle ou telle opinion »258. Comme
tout acte, l‘intention de signification est précédée d‘un « je veux » plus ou moins déterminé, et
l‘acte qui consiste à formuler les mots qui incarnent la pensée est cela même qui la fait advenir.
Autrement dit, dans « la pensée solitaire, cela ne se passe certainement pas comme si nous
possédions d‘abord la formation de pensée et que nous cherchions ensuite des paroles appropriées.
258
De la synthèse passive, p. 32 [358].
126
La pensée s‘accomplit d‘emblée comme langagière. »259 Lorsqu‘elle est encore à formuler, la
pensée ne réside en rien d‘autre que cette volonté indistincte et équivoque260 d‘exprimer quelque
chose. Ceci montre que le fait pour la pensée de s’incarner dans des signes n’est rien d’accessoire :
même dans le langage solitaire, c‘est-à-dire dans l‘acte de penser à part soi, la représentation des
mots en lesquels s‘incarne la pensée doit être accomplie. La « conscience verbale et la conscience
du sens ne sont pas là l‘une à côté de l‘autre et sans lien l‘une avec l‘autre mais forment une unité
de conscience dans laquelle l‘unité double du mot et du sens se constitue. »261
Husserl insiste clairement ici sur le fait que penser est un acte : or, tout acte a un ancrage concret,
situé. La dimension temporelle de l‘expression, une fois qu‘on la prend en compte, permet de faire
ressortir l‘importance du « détour » par les mots pour penser. Tout se passe comme si la conscience
utilisait les signes langagiers pour gagner une distance avec le donné phénoménologique et orienter
de diverses manières les faisceaux qu‘elle dirige vers lui. Le « vouloir dire » précède le dire, mais il
reste un vague « quelque chose » d‘indéterminé qui appelle sa propre incarnation dans l‘expression
articulée. Merleau-Ponty ne fait que réaffirmer la même chose lorsqu‘il dit :
Si la parole présupposait la pensée, si parler c‘était d‘abord se joindre à l‘objet par une intention
de connaissance ou par une représentation, on ne comprendrait pas pourquoi la pensée tend vers
l‘expression comme vers son achèvement, pourquoi l‘objet le plus familier nous paraît
indéterminé tant que nous n‘en avons pas retrouvé le nom, pourquoi le sujet pensant lui-même
est dans une sorte d‘ignorance de ses pensées tant qu‘il ne les a pas formulées pour soi ou
même dites et écrites […]262
L‘extériorisation de la pensée est cela même qui la fait advenir, comme si elle n‘advenait jamais
avant de ne plus être tout à fait « mienne ». Autrement dit, la pensée n‘est jamais d‘abord intérieure,
mais appartient d’emblée à la distance en laquelle s’installe un « rapport » de la conscience au
monde, et n‘advient qu‘en passant par quelque chose qui n‘est jamais seulement propre, mais
public : le mot. Ainsi, le langage ne peut plus être pensé simplement comme l‘apparence
« sensible » d‘une pensée qui se passerait par ailleurs de lui.
Language is not a garb of thought and neither is the ego a self-contained and perfectly
transparent source of meaning. The problem is not to show how linguistic ex-pression can
259
De la synthèse passive, p. 32 [358].
De la synthèse passive, p. 32 [358].
261
De la synthèse passive, p. 40 [366].
262
MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, p. 206.
260
127
display, in the objective outside, meanings completely constituted in a subjective inside, but to
explain the ―inseparable intertwinement‖ (C, 359) between language and world.263
Ces brèves descriptions permettent d‘entrevoir qu‘encore une fois, la dynamique d‘un « jeu » de vaet-vient appartient au rapport conscience-monde. La conscience, dans et par l‘acte de langage,
creuse une distance (qui tire elle-même son origine de la chair) entre ce qui est immédiatement
donné et son propre regard sur lui. C‘est cette distance qui permet qu‘advienne la pensée et le
monde qu‘elle pense : le regard et le regardé doivent être différents pour pouvoir se rejoindre dans
l‘intuition et la donation.
Deux choses sont à remarquer : l‘importance de considérer la pensée comme acte montre encore
une fois la pertinence de s‘intéresser à l‘habitus de langage. Ensuite, les signes ne peuvent plus être
considérés comme accessoires : les mots dont on dispose ont nécessairement une influence sur ce
que l‘on est en mesure de penser. Ou plutôt : les mots dont on dispose sont ce à partir de quoi se
déploie d‘abord notre pensée. Certes, la grammaire pure logique permettait déjà de constater que
formellement, la pensée s‘effectue toujours comme langagière. Mais les conclusions de la section 3
ne disaient rien, par exemple, de l‘influence possible du contenu lexical d‘une langue, de ses
expressions, de ses jargons, etc. Ce qui évolue, dans les langues, était exclu par le caractère formel
des analyses de Husserl.
En réintégrant la dimension temporelle dans l‘analyse phénoménologique, Husserl se donne les
moyens de penser cette évolution du contenu de signification langagier. Par exemple, le fait qu‘on
puisse faire des découvertes, ou que des néologismes aient à être proposés, atteste bien de la
possibilité pour la pensée de créer ses propres mots ou de dire ce qui n‘a jamais encore été dit,
lorsque les phénomènes l‘exigent. L‘habitus de langage est un concept qui permet de comprendre
cette évolution historique qui, rappelons-le, n‘a rien de causal : l‘habitus motive et rend possible des
actes expressifs, mais ne prédétermine jamais de manière absolue l‘expression. Il permet de penser
la part du jeu de la constitution qui revient aux phénomènes « bruts », à ce qui provient du réel et
qui ne peut être qu‘« accueilli » par la conscience.
L‘habitus de langage permet aussi de penser le « bagage » dont quelqu‘un dispose pour orienter son
regard sur le monde. Un habitus oriente, facilite et s‘adapte constamment : il permet à la fois la
continuation passive et irréfléchie de nos gestes, et la reprise active et auto-responsable de ceux-ci.
263
BICEAGA, Victor, The Concept of Passivity in Husserl’s Phenomenology, p. 79.
128
Penser l‘habitus de langage est donc pertinent, ne serait-ce que pour comprendre ce qui fait défaut
lorsqu‘un phénomène se donne comme relevant de l‘indicible : la conscience reconnaîtrait alors
qu‘elle est incapable d‘identifier ce qui se donne, incapable de fixer « ce qui est là » dans son quid.
Pensée et chose se confrontent alors d‘une manière « sauvage » : ce qui apparaît est saisi seulement
partiellement, par un côté dont on comprend qu‘il ne saisit pas l‘essentiel.264
9.2 L’horizon du langage
L‘intention de signification a été traitée jusqu‘à maintenant comme quelque chose qui concerne la
conscience individuelle (même si le détour par les signes publics a été reconnu comme nécessaire).
La première partie (section 2) faisait voir que la fonction première du langage n‘est pas la
communication, mais bien l‘articulation de la pensée. Le langage n‘est donc pas orienté en premier
lieu vers quelque chose comme le partage de nos opinions : ceci n‘exclut pourtant pas qu‘il soit de
part en part intersubjectif. Il peut y avoir ici quelque chose qui surprend, et pour cause : ne traitonsnous pas depuis le début de ce travail du rapport « conscience-monde », celui-ci étant le rapport
d‘une conscience avec le monde? La phénoménologie husserlienne n‘aurait pas un très grand
pouvoir explicatif si elle devait nous confiner à une vision solipsiste de la conscience. Tentons de
voir, même brièvement, comment il faut comprendre la structure du rapport conscience-monde, ce
qui permettra d‘éclaircir la place qui revient au langage.
9.2.1 Expressivité du corps d’autrui dans les Idées II
Penchons-nous dans un premier temps sur la manière dont autrui se présente à nous dans l‘attitude
naturelle265. Husserl voit, dès les Idées II, que le corps d‘autrui ne nous est pas donné de la même
manière que n‘importe quel objet inerte. La pierre est ce qu‘elle est, nous apparaît comme un objet
qu‘on peut « explorer » pour en découvrir les propriétés et caractéristiques. « Accéder » à elle de
manière complète revient à saisir ce qu‘elle est, son quid. Le phénomène d‘autrui est tout autre : il
ne m‘est pas « donné » de la même façon, parce que son rapport au monde n‘est pas quelque chose
264
Cf., encore une fois, l‘exemple donné plus haut tiré de Du côté de chez Swann, section 6.2.
Il s‘agit ici de présenter comment autrui se donne « d‘emblée » au sein du monde ambiant. La possibilité
de la constitution d’autrui comme alter ego est un problème que Husserl retravaillera, notamment, dans les
Méditations cartésiennes. À cette occasion, la notion d‘Einfühlung sera soumise à des analyses différentes, et
le mot prendra un sens différent de celui qu‘il a à l‘époque des Idées II. Nous ne tiendrons pas compte de ces
développements, parce qu‘ils servent surtout, au bout du compte, à interroger les conditions de possibilité de
ce qui se produit spontanément dans l‘attitude naturelle.
265
129
qui peut m‘être présenté de façon originaire. Je ne peux me rapporter à l‘intentionnalité d‘autrui que
de façon médiate, son corps (physique) exprime son caractère charnel, et ainsi indique qu‘autrui est,
comme moi, chair.
Husserl nomme, dans les Idées II, « intropathie »266 (Einfühlung) la capacité que nous avons de
saisir (médiatement) l‘intentionnalité d‘autrui, de comprendre indirectement qu‘autrui se rapporte
au monde, de la même manière que nous nous y rapportons. Pour employer encore une fois la
métaphore de la vue, l‘intropathie serait cette capacité, pour notre regard, de percevoir qu’un autre
regard est là (sans que ce regard ne soit donné en lui-même) : la conscience saisit d‘une certaine
manière que le corps d‘autrui « se dépasse » lui-même vers le monde au sein duquel il se trouve.
La chair [d‘autrui] est, en tant que chair, de part en part remplie d‘âme. Tout mouvement du
corps de chair (Leib) est plein d‘âme, le mouvement d‘aller et venir, l‘acte de se tenir debout et
d‘être assis, de courir et de danser, etc. De même, toute autre prestation humaine, toute activité
de fabrication, etc.267
La chair d‘autrui, lorsqu‘on la perçoit dans l‘attitude naturelle (c‘est-à-dire lorsqu‘on n‘interroge
pas scientifiquement les conditions de possibilité de la donation d‘autrui), est transie
d‘intentionnalité : on peut en voir un exemple dans la différence si frappante entre le corps d‘un
mort et la chair vivante d‘autrui. Cette intentionnalité qu‘on « perçoit » chez autrui n‘est pas
quelque chose que nous-mêmes y déposerions : s‘il faut que la conscience « devine » les vécus
d‘autrui eux-mêmes quant à leur contenu, le « fait brut » qu‘autrui se rapporte au monde est,
toujours dans l‘attitude naturelle, donné. Précisons que la conscience d‘autrui déborde
essentiellement notre rapport à elle parce qu‘elle n‘est rien d‘objectivable au même sens qu‘une
pierre. La conscience d‘autrui est rapport au monde, ce dernier ne peut être appréhendé comme une
chose dont la quiddité resterait à saisir : il n‘est susceptible que d‘une donation médiate.
9.2.2 L’horizon de co-humanité
Comprendre qu‘autrui se rapporte, comme soi-même, au monde, transforme la manière dont les
objets valent pour la conscience. La pierre n‘est pas seulement la pierre que le Je regarde, mais la
pierre qui se tient là pour tous : le monde n‘est « objectif » (au sens classique où l‘on distingue ce
qui est subjectif de ce qui est objectif) que parce que tous peuvent s‘y rapporter. Le monde est
266
267
Idées II, p. 334 [244].
Idées II, pp. 329-330 [240].
130
d‘emblée compris comme ce qui se manifeste en même temps pour les autres. Le Je est un datif
parmi d’autres de cette donation du monde. En même temps, la conscience se saisit comme pouvant
être apprésentée à d‘autres : elle aussi peut être l‘« objet » d‘une intropathie.
Par ce type d‘appréhension, dont la construction est complexe, je me range dans la collectivité
humaine, ou plutôt je crée la possibilité constitutive de l‘unité d‘une telle « collectivité ». C‘est
alors seulement que je suis à proprement parler un « je » (Ich) face à l‘autre et que je peux dire
« nous », c‘est alors que je deviens moi aussi en tout premier lieu un « je » et l‘autre
précisément un autre…268
Une conscience n‘est donc jamais « seule » (à moins qu‘on l‘envisage d‘une manière abstraite), et
le monde ne lui est jamais donné comme si elle seule lui faisait face, comme si sa manifestation lui
était exclusivement destinée. Il est donc plausible que la donation d‘autrui permette à la conscience
de saisir la possibilité de sa propre absence. Placée devant un objet qui se donne à elle, la
conscience se comprend « immédiatement » (bien que sans doute confusément, et non d‘une
manière explicite) comme un datif parmi d’autres de la donation de la chose. Cette conscience
confuse implique que la manifestation de l‘objectité n‘est pas due à ma présence seule : or, nous
avons vu plus haut que cette possible absence de soi-même était constitutive des actes langagiers269.
Le problème de l‘intersubjectivité chez Husserl est bien sûr trop vaste pour qu‘on le règle aussi
rapidement : il suffira ici de voir au moins généralement ce que l‘intentionnalité d‘autrui implique
sur la manière dont le monde vaut pour la conscience individuelle. Le « monde » est toujours empli
de la présence d‘autrui (annoncée, apprésentée par son corps) et ceci transfigure la manière dont les
choses se donnent en son sein. Cette présence à chaque fois implicite d‘autrui, c‘est ce que Husserl
nomme l‘horizon de notre « co-humanité »270. Or, la possibilité (pure, abstraite) du langage découle
pour lui de cet horizon, c‘est-à-dire de la possibilité toujours comprise de se rapporter avec
d’autres, dans le même sens au monde.
C‘est précisément à cet horizon d‘humanité qu‘appartient le langage universel. L‘humanité se
connaît d‘abord comme communauté de langage immédiate et médiate. […] c‘est seulement
grâce au langage et à l‘immense étendue de ses consignations, comme communications
268
Idées II, p. 332 [242].
―In a supplement to Ideas II, Husserl explains that the body-spirit unity is prior to and the source of the
word-meaning unity (and the unity of sense and body in other cultural objects), and that the expression of the
spirit in the body is prior to and the source of significative expression.‖ [BRIGID FLYNN, Molly, ―Body as
Origin of Culture‖, p. 73].
270
Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 408.
269
131
virtuelles, que l‘horizon d‘humanité peut être celui d‘une infinité ouverte, comme il l‘est
toujours pour les hommes.271
C‘est pour une conscience qui s‘inscrit dans une telle communauté que les choses sont exprimables
et nommables. L‘unité et l‘identité d‘un objet pour un regard sont données à la conscience parce
que le monde est toujours celui qui se donne pour tous. La possibilité d‘idéaliser l‘unité d‘une visée
intentionnelle découle de cet horizon toujours implicite de la présence potentielle d‘autrui. Cette
présence, encore une fois, permet au Je de se saisir comme un parmi d‘autres, donc d‘entrevoir la
possibilité de sa propre absence : ceci participe à notre avis de la constitution de l‘horizon de cohumanité.
[…] l‘humanité est pour chaque homme, pour lequel elle est son horizon-de-nous, une
communauté du pouvoir-s‘exprimer dans la réciprocité, la normalité et la pleine intelligibilité;
et dans cette communauté, tout le monde peut aussi parler comme d‘un étant objectif de tout ce
qui est là, dans le monde environnant de son humanité. Tout a son nom ou plutôt tout est
nommable en un sens très large, c‘est-à-dire exprimable dans un langage.272
Nous pouvons faire remarquer au passage que c‘est l‘ensemble des objets culturels (comme les
outils, les œuvres langagières, l‘art, etc.) qui implique l‘intentionnalité d‘autrui. L‘« utilité » d‘une
chose n‘est pas une propriété réelle (au sens où sa couleur l‘est) : il faut que l‘intentionnalité de
l‘utilisateur potentiel, par exemple, soit saisie d‘une certaine manière pour que l‘outil acquière son
sens, sa propriété essentielle de servir à…, d‘être destiné à quelque chose. Le monde culturel en
général implique toujours cette présence possible d‘autrui comme se rapportant au monde et
déployant en lui ses propres intentions, l‘horizon de co-humanité qui fonde en même temps
l‘objectivité du monde.
Nous avions donc procédé dans le reste de ce travail, sans explicitement l‘annoncer, à une
abstraction importante, lorsque nous traitions de la pensée comme d‘une activité qu‘on accomplit
« seul ». Le but était d‘abord et avant tout de ne pas présenter le langage comme un outil voué à la
communication (et d‘entendre la communication comme le partage, entre deux consciences, de leurs
pensées « intérieures »). La conscience est intentionnelle, toujours essentiellement en rapport au
monde : il faut maintenant ajouter qu‘elle est en rapport au monde avec autrui, même lorsque
personne n‘est effectivement présent. Jusqu‘ici nous étions tout de même en mesure de comprendre
ce à quoi le langage sert, ainsi que la nature des intentions de signification, sans faire explicitement
271
272
Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 408.
Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 408.
132
intervenir autrui. Par contre, lorsque vient le temps d‘expliquer la possibilité de quelque chose
comme « une » signification, il importe de montrer que le langage est une possibilité pour une
conscience qui est d‘emblée liée à d‘autres consciences, qui comprend au moins implicitement son
horizon de co-humanité.
9.3 Tradition et histoire
Conscience, monde et langage apparaissent, au regard de tout ce qui précède, comme
essentiellement et fondamentalement interreliés. Les thèmes de la chair et de l‘intersubjectivité nous
ont préparé à aborder celui de la facticité, c‘est-à-dire de notre ancrage historique indépassable.
Rappelons d‘abord, dans les grandes lignes, l‘importance de la question de la facticité en regard de
celle du langage.
Le thème du langage est abordé par Husserl dans les Recherches logiques, c‘est-à-dire au tout
départ de sa philosophie, dans le but d‘expliquer la possibilité d‘une signification idéale. L‘enjeu est
celui de la possibilité d‘une science rigoureuse, d‘une science dont les énoncés n‘auraient pas
simplement la valeur d‘opinions éphémères, mais qui vaudraient de manière universelle et une fois
pour toutes. Pour le « premier » Husserl, il s‘agit du seul rempart contre le relativisme, qui se borne
à affirmer qu‘il est impossible d‘atteindre quelque chose de définitivement vrai. Nous croyons qu‘il
est primordial de toujours garder à l‘esprit cet écueil que Husserl cherche à éviter, et qui définit par
opposition son propre idéal philosophique et scientifique. La scientificité et la rationalité, qui sont
les idéaux que Husserl cherche à atteindre, sont au départ pensées à partir des sciences pures
comme les mathématiques, parce qu‘elles portent sur des relations de sens idéales, sur des objectités
valables universellement et de manière atemporelle.
Dans l‘optique des Recherches logiques, et même des Idées I, l‘idée voulant que le langage soit
facticiel paraît éminemment dangereuse. Si le scientifique dépend d’une manière essentielle de la
langue réelle et historiquement située qu‘il emploie pour se rapporter au monde, il y a un risque que
ce qu‘il affirme ne vaille pas une fois pour toutes et de manière absolument universelle. Son
langage « découperait » le monde d‘une manière telle que le regard qu‘il porte sur lui appartiendrait
à son époque et à sa communauté : il ne serait pas, par le fait même, universellement traductible.
Une « science » absolument rigoureuse ne saurait, donc, se fonder « exclusivement » sur une langue
réelle dont le sens n‘est pas universellement traductible, sans quoi ses résultats (le corpus qui la
compose) ne sauraient avoir une valeur absolue.
Nous aimerions proposer ici, que Husserl en vient à se donner certains moyens pour penser
l‘historicité essentielle de la science, et par le fait même celle du langage. À travers les avancées
133
phénoménologiques présentées ci-haut, nous croyons qu‘une métamorphose se produit quant à ce
qui doit « garantir » les progrès scientifiques, ou garantir l‘horizon de « développement » de la
philosophie. La science, pour être rigoureuse, sera moins redevable au contenu de sens de ses
acquis, qu‘à l’auto-responsabilité de ceux qui la portent comme tradition. Précisons déjà que
défendre cette thèse demanderait un travail poussé qu‘il est impossible d‘effectuer ici. Nous ne
proposons donc pas de démontrer hors de tout doute et de manière exhaustive que Husserl aurait bel
et bien donné les moyens de renverser d‘une manière aussi radicale sa « première »
phénoménologie. Nous nous contenterons d‘établir ce qui serait un point de départ pour une telle
réflexion.
9.3.1 Monde, langage et historicité
Le problème de la facticité est attaqué de front par Husserl dans L’origine de la géométrie273 :
Husserl s‘interroge sur la possibilité de penser la science comme dépendant d‘une « tradition ».
C‘est dans ce texte, et dans la Krisis (1934-37) en général, que s‘amorce selon nous cette
compréhension modifiée de l‘a priori à partir duquel nous pouvons penser la science.274
Nous avons déjà insisté sur l‘importance du langage en regard de la teneur de sens des objectités du
monde ambiant. L‘étude du phénomène de la « sédimentation » permettait à Husserl de comprendre
pourquoi et comment le monde ambiant a déjà été aménagé par des activités logiques. C‘était, dans
un premier temps, pour donner une description plus fidèle des « sédiments » que nous avons
introduit le concept d‘un habitus de langage, afin d‘expliquer comment la capacité acquise à
s‘exprimer modifie notre manière d‘anticiper le sens des choses qui font encontre. Cet habitus,
comme toute forme d‘habitude, se forme par la répétition de l‘activité qu‘il permet.
Qu‘est-ce à dire, plus précisément? Cet habitus se forme par notre « participation » aux activités
quotidiennes les plus banales, qui impliquent pour la plupart de participer à l‘« imprégnation » du
monde par des jugements de connaissance. Comme la section 8 a permis de le voir, le langage ne
s‘apprend pas en calquant sur le réel un système langagier inscrit quelque part. C‘est par son usage
qu‘il s‘acquiert : on apprend à décrire le monde et les événements qui se produisent en lui, à faire
273
Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 403-427.
La rigueur et la scientificité sont pensées par Husserl, dans la phénoménologie statique, à partir de l‘idée
de « système » : « une science radicale, qui part d‘en bas, s‘établit sur des fondements sûrs et progresse selon
la plus rigoureuse méthode. » [La philosophie comme science rigoureuse, p. 80 [57] [337]].
274
134
des requêtes, à donner des ordres; réciproquement, on apprend à lire des comptes rendus, à écouter
des récits fictifs pour se représenter l‘action décrite, à répondre à des demandes, etc. Le langage est
toujours, par essence, employé à quelque chose, et c‘est au sein de l‘usage que les mots et les
expressions en viennent à prendre un sens déterminé.
La métaphore des sédiments qu‘employait Husserl a quelque chose de très révélateur, qui fait
qu‘elle n‘est pas à « écarter » tout simplement. Tout d‘abord, parler de « sédiments » est juste
puisque les prédicats qui « collent » pour ainsi dire aux choses ne viennent pas, la plupart du temps,
de notre activité de connaissance. C‘est-à-dire que ce n‘est pas nous qui avons, en toute conscience
et activement, effectué pour la première fois le jugement qui donne leur sens aux objets du
quotidien. C‘est pourquoi nous insistons ici sur le fait que l‘habitus s‘acquiert par la
« participation » aux activités qui impliquent le langage. Lire les journaux, converser, travailler à
quelque chose avec d‘autres, etc. : dans chacun de ces exemples le langage est impliqué, sans que
nous soyons personnellement à l‘origine de la teneur de tout ce qui est « dit ». L‘habitus de langage
se forme donc au croisement de l‘écoute et du parler; de la lecture et de l‘écriture275. Le contenu de
sens auquel la conscience est constamment confrontée peut tout autant lui être « étranger » qu‘être
originairement « sien ». Mais à chaque fois, selon qu‘on exerce plus ou moins de vigilance, les
jugements auxquels la conscience « participe » risquent de rester sous forme d‘habitus. C‘est cette
puissance du langage qui fait qu‘on craint, par exemple, la diffamation : les jugements que l‘« on »
porte sur les gens ont tendance à leur « coller » dessus, à force de les entendre répéter. C‘est
l‘habitus qui rend possible un tel phénomène. C‘est également lui qui rend la propagande, que nous
évoquions plus haut, si insidieuse : un jugement qu‘on accomplit passivement parce qu‘il est
martelé est comme une « incursion », au sein de ce qui est nôtre, d‘un contenu de sens qui nous est
« proposé » (puisqu‘il ne peut jamais, au sens strict, être imposé). La chose à laquelle on s‘est déjà
rapporté « comme » ceci ou cela risque de valoir à l‘avenir pour nous de la même manière, parce
qu‘on anticipera naturellement d‘elle qu‘elle se donne avec le sens qu‘elle avait précédemment.
275
De plus, cet emploi du langage peut s‘effectuer sans une confrontation active du « dit » avec ce sur quoi il
porte : dans la lecture, on accepte la plupart du temps « sans plus » ce qui est dit, sans être même en mesure
de vérifier par soi-même la validité de ce qui est affirmé.
135
Tout ceci implique quelque chose de crucial, et que Husserl prend très au sérieux : le sens que les
choses ont actuellement pour nous dépend dans une certaine mesure de la manière dont ceux qui
nous ont précédés les avaient déjà explicitées :
l‘ensemble du présent de la culture […] implique une continuité de passés s‘impliquant les uns
les autres, chacun constituant en soi un présent de culture passé. Et cette continuité dans son
ensemble est une unité de la traditionalisation jusqu‘au présent qui est le nôtre et qui, en tant
qu‘il se trouve lui-même dans la permanence d‘écoulement d‘une vie (Lebendigkeit), est un
traditionaliser.276
La langue réelle que l‘on parle elle-même appartient à ce monde de la culture qui implique son
propre passé et en est pour ainsi dire issu. Ce qui vaut des jugements qui « collent » aux choses est
également vrai du sens des mots de la langue que l‘on parle. De fait, la signification d‘un mot n‘est
jamais simplement le fruit de notre décision. Participer au langage implique de se plier à certaines
contraintes qui sont reçues, qui sont dans un premier temps « étrangères » à soi, avant que nous ne
nous les appropriions. C‘est pourquoi nous affirmions plus tôt, en parlant du détour nécessaire par
les signes, que la pensée, dès qu‘on la formule, n‘est déjà plus simplement « nôtre ». Penser est
toujours une manière de se déposséder de soi, en participant à ce qui nous est dans une certaine
mesure étranger, c‘est-à-dire en investissant des visées que nous ne comprenons parfois
qu‘indistinctement parce que nous n‘en sommes pas l‘initiateur.
Ceci veut dire que le langage est lui aussi, si ce n‘est pour certaines structures universelles a priori,
du moins dans son contenu de signification, facticiel. La signification déterminée et concrète des
mots est le fait d‘une tradition, que la génération présente reçoit et transmet, et peut transformer au
passage (même imperceptiblement) dans l‘usage qu‘elle en fait.
[…] je me sais de fait au milieu d‘un contexte génératif, dans l‘unité de flux d‘une historicité
dans laquelle ce présent est celui de l‘humanité et du monde dont elle a conscience, le présent
historique d‘un passé historique et d‘un futur historique… Cette forme de générativité et
d’historialité est incassable, exactement comme l‘est la forme, qui m‘appartient en tant qu‘egoindividuel, de mon présent original de perception en tant que présent d‘un passé sur le mode du
souvenir et d‘un avenir sur le mode de l‘anticipation. 277
La facticité, qui découle de la forme a priori du présent historique, ou pour le dire autrement, du fait
que nous sommes toujours et essentiellement issus d‘une tradition et porteurs de celle-ci, est donc
276
277
Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 419.
Krisis, p. 284. Nous soulignons.
136
reconnue par Husserl comme un « fait incassable ». La facticité est notre a priori. Le présent d‘une
conscience se déploie essentiellement historiquement. On ne peut donc plus penser l‘histoire et
toute forme de tradition qui se transmet en elle en faisant abstraction du caractère facticiel de la
conscience.
Il faut donc distinguer deux aspects du langage. Il est un a priori au sens où tout horizon de cohumanité implique la possibilité, envisagée de façon purement générale, d‘un langage. Toute
conscience saisit la possibilité d’articuler avec d’autres des visées de signification qu’elle
accomplit grâce au détour par les signes. De plus, Husserl identifie des « structures » formelles des
jugements et des actes de nommer qui doivent nécessairement appartenir à une langue, et que doit
recenser la grammaire pure logique. Ainsi, affirmer que toute langue est facticielle n‘implique pas
une « cassure » entre notre époque et celles qui nous ont précédé (ni d‘ailleurs avec celles qui
suivront). Que le présent historique soit essentiellement facticiel n‘implique pas, pour Husserl,
qu‘aucune science historique ne soit possible. La possibilité de me rapporter au passé, et de
reconnaître que toute époque est facticielle, dépend justement de cette « forme » a priori de tout
présent historique.278 Dans le même sens, la possibilité de saisir qu‘une langue étrangère articule
son rapport au monde d‘une manière irréductiblement étrangère à notre propre langue maternelle
dépend de l‘horizon commun, a priori du langage « en général ». Ceci étant dit, nous n‘avons pas
pour autant exclu une évolution historique du contenu de signification des mots qui composent les
langues réelles, et qui orientent et articulent concrètement le rapport conscience-monde des
individus vivants.
Tentons d‘être plus précis : les éléments du langage comme les temps de verbes, le lexique
(adjectifs, noms communs, adverbes), les conjonctions, les prépositions, les expressions et
proverbes, etc., sont historiquement déterminés, sont le fruit sans cesse cueilli et replanté d‘une
tradition en mouvement. Cette « traditionnalité » est l‘a priori qui appartient au contenu de
signification du langage, qu‘il importe de dissocier ici de ce qui appartient formellement (pour
Husserl) à toute langue. C‘est un tel a priori qui rend possible que nous puissions lire des textes
anciens mais qu‘une part irréductible du sens de leurs écrits nous reste inaccessible, le contexte
vivant de leur « dire » ayant été perdu. Le même flottement entre la confusion et la clarté, dont on a
278
Sur la question de la possibilité d‘une interrogation de l‘« Histoire », cf. Krisis, App. III, « L‘origine de la
géométrie », p. 422-423
137
vu qu‘il permettait l‘apprentissage d‘une langue et l‘appropriation du vocabulaire, fait qu‘une
langue « étrangère » n‘est ni absolument étrangère, ni absolument familière. Ce point est crucial
pour notre interprétation, et si l‘on veut comprendre la portée de nos considérations sur le langage.
Ce qui se dessine, ici, n‘implique pas que toute tentative de « rigueur » dans l‘élucidation
scientifique des phénomènes soit d‘emblée impossible. Mais en même temps, nous sommes en
mesure de voir que le phénoménologue ne pourra plus faire comme si sa propre langue n’impliquait
pas en elle-même son propre passé. Autrement dit, Husserl ne pourra peut-être plus conserver, telle
quelle, l‘idée voulant que le philosophe doive abandonner de manière radicale « tout préjugé »279.
Le rapport que le phénoménologue entretient avec sa tradition doit se transformer, s‘il prend au
sérieux le fait que sa propre pensée se déploie dans et à partir d’une langue qu‘il reçoit, qui met en
jeu des possibilités déterminées et facticielles de s‘ouvrir au monde et aux choses qui se présentent
en lui.
De même qu‘on ne peut venir au monde sans naître à une époque déterminée, de même un langage
ne peut exister en dehors d‘un usage à chaque fois historique, dans le cadre d‘une tradition qui
permet d‘en forger, d‘en maintenir, et d‘en modifier le contenu de sens280. La facticité, rappelons-le,
est le sol a priori de la conscience. « Nous nous tenons donc dans l‘horizon historique en lequel, si
peu de choses déterminées que nous sachions, tout est historique. Mais [cet horizon] a sa structure
essentielle, qui doit être dévoilée par une interrogation méthodique. »281 La facticité, remarque
Husserl, ne doit pas devenir une autre excuse pour le relativisme (ou son équivalent qui se justifie
par des considérations historiques, « l‘historicisme »282). Le fait qu‘il soit possible d’interroger
l‘histoire, ou même d‘affirmer avec certitude que la facticité est un fait « incassable », nécessite
déjà une communauté formelle entre les présents historiques, et la possibilité pour la science
d‘établir quelque chose de valable universellement. Le fait qu‘une époque (ou une culture) nous soit
étrangère n‘a de sens qu‘en regard d‘une réciprocité minimale, dont Husserl affirme qu‘elle tient à
la « forme » de tout présent et de toute tradition.
279
La philosophie comme science rigoureuse, p. 85 [61] [340].
Notre interprétation dépasse à certains égards, ici, ce que Husserl a explicitement affirmé en ce qui
concerne la facticité du langage et son influence sur la pensée. C‘est en donnant une importance et une portée
accrue à certaines de ses analyses qu‘il est possible, pour nous, de le faire jouer contre certains de ses propres
présupposés.
281
Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 418.
282
La philosophie comme science rigoureuse, p. 67 [46] [327].
280
138
9.3.2 La tradition et le danger de la passivité
Le concept d‘habitus permet de comprendre comment l‘agir, dans le présent, prend racine dans les
actions passées, comment celles-ci sont pour ainsi dire conservées par la personne et orientent d‘une
manière implicite les horizons que projette sans cesse la conscience. À ce compte, la « tradition »
peut être considérée comme l‘équivalent intersubjectif de l‘habitus.
C‘est au milieu d‘un nombre infini de traditions que se meut notre existence humaine. C‘est en
tant qu‘issu de la tradition que le monde de la culture est là, dans sa totalité et sous toutes ses
formes. En tant que telles, ces formes n’ont pas été engendrées de façon purement causale, et
nous savons toujours déjà que la tradition est précisément tradition, engendrée dans notre
espace d’humanité à partir d’une activité humaine, donc en une genèse spirituelle – même si,
en général, nous ne savons rien ou à peu près rien de la provenance déterminée et de la
spiritualité qui, en fait, a ici opéré.283
Comme pour l‘habitus, la tradition est constamment impliquée dans le présent, oriente et motive son
déploiement, mais jamais à la manière d‘une cause qui produit son effet. La tradition est un sol de
motivations et d‘expériences passées à partir desquelles le présent se décide.
Husserl reconnaît à la tradition un rôle intrinsèquement ambigu. D‘un côté, elle participe à ce que
nous sommes à notre insu, comme quelque chose d‘impliqué dans ce que nous faisons (dans la
manière dont nous projetons et menons nos vies), comme simple préjugé. Mais de l‘autre côté, nous
sommes toujours en mesure de nous saisir d‘elle : le passé, pour une conscience, n‘est jamais une
série causale déterminant son futur. Le présent a toujours, à un certain degré, le caractère de la
« mienneté » : les possibles qui s‘ouvrent au Je sont les siens, et il lui revient toujours de s‘y
engager. La manière dont le Je « est » son passé n‘est ni simplement passive, ni simplement active.
Il est toujours impliqué dans le jeu originaire entre les deux. « Le présent n‘est ni l‘effet du passé, ni
la rupture avec lui, mais sa rétention (sous forme d‘habitus et de sédiments) ».284 Ainsi donc la
tradition est un sol qui, en fournissant un appui, n‘exclut pas son propre dépassement. Elle ouvre
des possibilités, tout autant qu‘elle risque de s’imposer comme ensemble de « préjugés » : c‘est là,
croyons-nous, que se trouve la « clef » du nouveau rapport que doit entretenir le phénoménologue à
ce qui le précède (qui ne peut plus, croyons-nous, consister à faire « table rase »).
283
284
Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 404-405. Nous soulignons.
DERRIDA, Jacques, « Introduction » à HUSSERL, Edmund, L’origine de la géométrie, p. 45.
139
Dans L’origine de la géométrie, Husserl s‘intéresse à l‘importance du langage en général, mais
surtout de la trace écrite, pour la transmission de la tradition. Pour lui, l‘écriture permet de
« virtualiser »285 la communication entre les époques et les cultures. L‘intention de signification
inscrite quelque part peut, en droit, être accomplie de nouveau n‘importe où et à n‘importe quelle
époque future. Pour Husserl, ce pouvoir de l‘écriture s‘accompagne néanmoins d‘un danger
important. Lorsque deux personnes communiquent face à face, il est possible pour elles de mettre à
l‘épreuve leur compréhension réciproque, de clarifier et reformuler leur pensée si des problèmes
d‘interprétation surgissent. Ce travail n‘est plus possible avec l‘écriture, et devient d‘autant plus
problématique si le « contexte » d‘écriture (l‘époque, la communauté, etc.) disparaît.
De plus, Husserl insiste sur le fait que nous avons un rapport de prime abord et le plus souvent
passif à l‘écriture. En lisant, nous nous rapportons spontanément de manière passive à ce qui est
« dit », en l‘acceptant sans plus. On peut penser, « par exemple, à la façon dont nous comprenons au
cours d‘une lecture superficielle de journaux et dont nous recevons simplement les "nouvelles",
nous voyons qu‘il y a là une assomption passive de la valeur d‘être, par laquelle ce qui est lu vient
au-devant de notre opinion. »286 Le danger de ce rapport passif et spontané au langage est plus
important dans le cas de l‘écriture parce que l‘interlocuteur n‘est plus face à nous pour vérifier et
tester notre compréhension de sa pensée. L‘écriture, par la virtualisation de la communication
qu‘elle permet, implique un danger et appelle un sens des responsabilités accru pour le lecteur.
The reliance on writing—and, by extension, on tradition as such— makes necessary a certain
vigilance in order to preserve the integrity of thinking. Not because of writing itself, but
because of the kind of understanding it makes possible, namely, passive understanding. Such an
understanding works ―associatively,‖ which means that it draws connections that do not
necessarily reflect what is present or given in original self-evidence.287
L‘écriture est donc un médium particulier qui ouvre la possibilité d‘un rapport non-originaire,
passif, au sens. Nous avons exposé à la section 2.3.2, par le biais de la différence entre « énoncé,
proposition et jugement » des différences dans la manière de s‘approprier le contenu de sens d‘une
phrase affirmative. Ces analyses portaient autant sur le langage parlé que sur l‘écriture : le danger
de la passivité est simplement plus grand avec cette dernière. Les signes graphiques « éveillent leurs
significations courantes. Cet éveil est une passivité, la signification éveillée est donc passivement
285
Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 410.
Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 413.
287
DODD, James, Crisis and Reflection. An Essay on Husserl’s Crisis of the European Sciences, p. 133.
286
140
donnée, de façon semblable à celle dont toute activité, jadis engloutie dans la nuit, éveillée de façon
associative, émerge d‘abord de manière passive en tant que souvenir plus ou moins clair. »288
Husserl décrit cette manière de se rapporter à ce qui est dit, soit l‘attitude « passive-réceptive »,
comme étant la normalité289.
Notre compréhension et notre rapport à la tradition doivent, pour Husserl, toujours prendre en
compte ce caractère ambigu du médium qui permet sa transmission. Le rapport passif à ce qui est
transmis présente le même danger que celui, évoqué plus haut, de la propagande orwellienne et de
la diffamation. Lire passivement n‘est pas inoffensif, parce que l‘opinion reprise « sans plus » et
bêtement risque à la longue de faire partie de notre habitus de langage. Les expressions rabâchées,
les comptes rendus non questionnés, « forcent » leur entrée d‘une manière insidieuse, pour celui qui
n‘exerce aucune vigilance. Il devient alors d‘autant plus difficile de se départir d‘opinions ainsi
acquises, parce que l‘habitus tend naturellement à l‘inertie. Alors qu‘il devrait augmenter notre
potentiel et avoir un effet positif sur le champ de possibles qui s‘ouvre à la conscience, l‘habitus
tend également à sa propre répétition :
True, habits flatten obstructions and diminish the energy necessary to handle them. Therefore,
by developing more habits the ego expands its potentialities for action. What complicates this
picture is the fact that deeply ingrained habits often become second-order resistances and
obstructions. Should a situation arise in which an automatism manifested itself as an
obstruction, this obstruction would be all the more insidious for not being apprehended as
290
such.
La passivité dans l‘agir comporte toujours ce danger essentiel. Husserl s‘y intéresse parce que
l‘écriture est le médium privilégié pour la transmission de la science, et notre rapport à elle
comporte un danger de passivité. Husserl voit qu‘il serait possible, pour des scientifiques, de
recourir aux écrits de ceux qui les ont précédés sans pour autant se réapproprier le contenu de sens
de la tradition dans laquelle ils cherchent à s‘inscrire. Leur tradition serait alors une tradition
déracinée : ils se rapporteraient à un corpus scientifique dont ils ne pourraient plus rendre compte,
dont ils ne pourraient plus revendiquer comme « leur » la direction, le sens et la pertinence.
288
Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 410.
Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 411, en note de bas de page.
290
BICEAGA, Victor, The Concept of Passivity in Husserl’s Phenomenology, p. 69.
289
141
9.3.3 Réactivation, élucidation et responsabilité
Ceci étant dit, le rapport passif-réceptif n‘est évidemment pas le seul qui soit possible. Au lieu de
simplement accepter sans plus une opinion reçue, il est possible de la mettre à l‘épreuve, de
l‘accomplir pour soi, et de tenter de décider et discerner soi-même ce qu‘il en est d‘un état de
choses au sujet duquel un jugement est formulé. Le « jugement au sens propre » dont nous parlions
à la section 2.3.2 implique justement de viser activement ce dont il est question, de manière claire et
distincte, en s‘assurant de comprendre et maîtriser le sens des mots employés. Il faut, pour le dire
encore autrement, se placer soi-même de manière active dans le rapport déterminé à l‘état de choses
que « dit » l‘énoncé. Husserl nomme l‘opération qui consiste à se rapporter d‘une telle manière au
langage, c‘est-à-dire d‘une manière active et en se rendant responsable de la visée suggérée,
« l‘élucidation ».
À toute formation propositive, émergeant à une compréhension purement passive, appartient
essentiellement une activité propre que le mot « élucidation » dénote le mieux. [Une]
proposition [qui] était sous sa première forme un sens assumé de façon indifférenciée et
unitaire, sens simplement accrédité, c‘est-à-dire, concrètement, propos simplement accrédité,
maintenant ce vague indifférencié en lui-même se trouve explicité de façon active.291
En saisissant le caractère essentiellement historique d‘une science comme « contenu de sens », nous
sommes à même de saisir l‘importance de nous y rapporter d‘une manière telle qu‘on puisse en
réactiver, à chaque fois, la signification. La « vie » d‘un scientifique comporte pour Husserl une
dimension éthique au sens où son activité exige de lui qu‘il prenne en charge la science, qu‘il se
rende responsable de son contenu, quitte à ce que cela le mène, à la limite, à en renverser les
fondements. Nous touchons ici à quelque chose de crucial. La validité d‘une science ne peut plus
dépendre au premier chef, aux yeux de Husserl, de la solidité de son système théorique tel qu’il est
donné. En effet, même les sciences pures sont sujettes à des révolutions qui rendent caduques ou qui
transforment complètement le sens de certains « acquis » dont on croyait autrefois qu‘ils vaudraient
à tout jamais. La science comprise comme « système » abstrait de raisonnements établis sur des
axiomes définitifs, ne peut plus valoir en dehors d‘une tradition vivante qui la perpétue et qui peut
même la transformer du tout au tout, et qui lui confère sa direction vers un achèvement idéal.
291
Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 413. Nous soulignons.
142
De fait, c‘est l’idéal d‘un système définitif et cohérent, « achevé », qui donne son sens à la
démarche scientifique292. Un tel idéal permet, pour chaque époque facticielle qui voit les
renversements successifs et le caractère provisoire des « étapes » d‘une science, de comprendre le
sens et la direction de sa tâche. L‘idéal qui vise à dire quelque chose de définitivement vrai est ce
qui donne leur valeur aux étapes « provisoires » de la science : les renversements et les révolutions
scientifiques ne sont pas une preuve que l‘idéal de la science elle-même doive être mis en cause. La
question est fondamentale pour Husserl qui, rappelons-le, cherche à éviter l‘écueil du relativisme.
La géométrie représente pour Husserl une science « exemplaire ». Or, comme le note Derrida :
[…] l‘unité de la géométrie, qui est aussi son unicité, ne se confine pas dans la cohérence
systématique d‘une géométrie dont les axiomes sont déjà constitués; elle est l‘unité de sens
géométrique d‘une tradition infiniment ouverte à toutes ses révolutions. 293
L‘ « unité » de la tradition réside justement dans la transmission et la reprise d‘une tâche, sous
forme d‘idéal, par chaque génération de scientifiques. Ce qui donne sa rigueur et sa scientificité à
une science, ce n‘est donc pas d’abord la valeur absolue et intrinsèque d‘un ensemble donné et
systématique d‘énoncés. Une science ne peut valoir pour nous que dans la mesure même où elle
s‘achemine vers une « fin », et où cette « fin » n‘est rien d‘arbitraire, mais un édifice « absolument
valable ». Pour le scientifique, « sa propre subjectivité de savant est constituée par l‘idée ou
l‘horizon de cette subjectivité totale qui se rend responsable en lui et par lui de chacun de ses actes
de savant. »294 Autrement dit, pour fuir l‘écueil du relativisme, Husserl place dans un « point de
fuite » ce qui sauve la facticité essentiellement « faillible ». Qu‘arrive-t-il, si l‘on considère
maintenant le fait que la langue dans laquelle la science est exprimée comporte une part irréductible
de non-maîtrisable? Est-on forcé d‘abandonner d‘emblée l‘idéal de vérité « universelle » et
« atemporelle »295? Retombe-t-on dans le relativisme, du moment qu‘on reconnaît que l‘idéal vers
lequel la science se dirige est impossible a priori en raison de son ancrage langagier? Pour Husserl,
la réponse est non. Mais nous croyons que la principale différence entre l‘idéal scientifique de la
phénoménologie statique et celui de la phénoménologie génétique est qu‘on ne peut plus considérer
l‘idéal scientifique de validité comme « atemporel ». Dire d‘un discours vrai qu‘il est « hors » du
temps, qu‘il est exclu de son déploiement, n‘est selon nous plus possible. Il faut donner à l‘idéal
292
C‘était déjà le cas dans La philosophie comme science rigoureuse, et ce l‘est encore dans la Krisis.
DERRIDA, Jacques, « Introduction » à HUSSERL, Edmund, L’origine de la géométrie, p. 38.
294
DERRIDA, Jacques, « Introduction » à HUSSERL, Edmund, L’origine de la géométrie, p. 50.
295
La philosophie comme science rigoureuse, p. 74 [52] [333].
293
143
scientifique une autre figure, quelque chose qui n‘en fait plus un télos « au bout » du temps compris
comme une ligne de fuite, mais quelque chose qui traverse de part en part le déploiement facticiel
de la tradition scientifique. C‘est cet effort de pensée, qui cherche à penser à neuf l‘« idée » de la
Raison, qui donne son impulsion à L’origine de la géométrie.
Au lieu de penser l‘idéal comme point de fuite d‘un temps qui se déroule vers son achèvement,
Husserl cherche à penser le télos de la science comme ayant son site dans le déploiement facticiel
lui-même de la tradition scientifique. « [P]uisque le Logos et le Telos ne sont rien hors du
Wechselspiel [au sein de l‘histoire] de leur inspiration réciproque, cela signifie que l‘Absolu est le
Passage. »296 La certitude, concrètement vécue par le philosophe qui entreprend sa tâche et qui est
convaincu qu‘elle a un sens, la « vérité » qu‘il cherche à atteindre et à laquelle il « croit », advient
en et par lui. « L‘attitude phénoménologique est d‘abord une disponibilité de l‘attention pour
l‘avenir d‘une vérité qui toujours déjà, s‘annonce. »297 L‘idéal de la vérité ne peut être donné qu‘à
celui qui le poursuit, celui qui investit avec toute la rigueur possible et toute l‘authenticité dont il est
capable la tâche qu‘il fait sienne. Cet idéal ne doit pas être compris comme un système clos
d‘énoncés, déterminé, auquel l‘humanité pourrait un jour parvenir, et qui signerait la « fin », pour
elle, de l‘entreprise scientifique : penser ainsi le temps revient à le dénaturer, à en faire le passage
d‘un état inchoatif à une forme achevée, en laquelle l‘humanité parviendrait à son propre terme. Il
faut bien plutôt penser l‘idéal comme n‘advenant que pour et par un présent historique qui cherche
à se rendre responsable de lui-même : une telle « tenue » est ce qui permet une réappropriation du
passé et la prise en charge d‘une tradition reçue. Le sceptique, autrement dit, rendrait impossible de
par sa posture même l‘idéal qu‘il prétend nier.
Nous retrouvons encore une fois ici, au « bout » de notre étude sur le (et autour du) langage, le
même jeu entre activité et passivité qui traverse tous les thèmes de la seconde partie. La
phénoménologie génétique permet de comprendre comment un flottement entre indistinction et
clarté est possible, ce qui permettait l‘« évolution » d‘une signification. Nous avons vu que la
dynamique de l‘appel et de la réponse était appropriée pour décrire le jeu entre le « dire » portant
sur le monde et la manière dont le réel lui fait face. Et maintenant, avec la question de la tradition,
ressort l‘importance du flottement entre un rapport passif et actif avec ce qui nous a précédés.
296
297
DERRIDA, Jacques, « Introduction » à L’origine de la géométrie, p. 165.
DERRIDA, Jacques, « Introduction » à L’origine de la géométrie, p. 164.
144
La science, en tant que discours rationnel, et pour autant qu‘on la considère comme tradition, est
« ouverte à ses révolutions ». Que doit-on en comprendre, en ce qui concerne la « rationalité » du
discours scientifique? Nous sommes en mesure de voir que la « rationalité » des mathématiques ne
se réduit pas à la solidité des raisonnements qui fondent ses énoncés, même si l‘objet mathématique
permet une telle solidité. Plus fondamentalement, Husserl fait de l‘entièreté de l‘effort « rationnel »
de l‘homme une manière d‘être pour une humanité qui cherche à se rendre responsable d‘ellemême. Le télos de la science « est » réel pour le présent historique qui prend celle-ci en charge et
cherche à l‘accomplir. La « rationalité » humaine, dans un tel cas, n‘est rien d‘autre qu‘un rapport
plus authentique aux buts et aux fins que l’homme se donne. Husserl affirme en ce sens que la
raison, pour l‘homme,
n‘est pas toujours-déjà en sa possession, quelque chose qu‘il aurait déjà dans l‘évidence du « Je
suis », mais quelque chose qu‘il n’a et ne peut avoir que sous la forme d’un combat pour sa
vérité, un combat pour se rendre lui-même vrai. L‘être vrai est partout un but idéal, la tâche de
l‘épistèmè, de la « raison », opposé à ce prétendu être qui se donne comme « évident par soimême » dans l’absence de question de la Doxa.298
La conscience est facticielle : ceci implique que l‘homme est essentiellement issu d‘un passé, et a à
« décider » de son avenir. « Avoir à décider » de ce qu‘il est s‘avère être le propre de l‘homme :
l‘homme rationnel est celui qui assume authentiquement cet « avoir à être ». La philosophie est
pour Husserl une manière d‘assumer cette condition, de « répondre » à l‘appel qui appartient
essentiellement à l‘être-historique que nous sommes : « notre histoire, c‘est quelque chose qui nous
est confié. Nous sommes les héritiers et les co-porteurs de la direction du vouloir qui la traverse
entièrement »299.
Se rapporter à sa tradition, c‘est recevoir quelque chose qui nous est confié, une mission dont on
peut, ou non, chercher à se rendre responsable. Husserl emploie le terme d‘« appelé[s] »300 pour
désigner les philosophes qui prennent sur leurs épaules le fardeau de la philosophie. Nous croyons
qu‘il serait possible, avec Husserl, de penser à neuf et à partir de la dynamique entre appel et
réponse, le mouvement de l‘histoire et des traditions qui la traversent.
Se rendre responsable, c‘est se charger d‘une parole entendue, c‘est prendre sur soi l‘échange
du sens, pour veiller sur son cheminement. Dans ses implications les plus radicales, la Méthode
298
Krisis, p. 18. Nous soulignons.
Krisis, p. 82.
300
Krisis, p. 543; 565.
299
145
[phénoménologique] n‘est donc pas la préface neutre ou l‘exercice préambulaire d‘une pensée,
mais la pensée elle-même dans la conscience de son historicité intégrale.301
Une telle conception de la science a des répercussions sur notre compréhension du langage. En tant
qu‘il est le médium à partir duquel le scientifique travaille et par lequel il transmet les résultats de
son effort, le langage est une clef de voûte de l‘effort rationnel et de l‘idéal de scientificité. La
maîtrise parfaite du langage, l‘usage parfaitement distinct de chaque mot employé, la
compréhension univoque de tous les acquis à partir desquels nous travaillons, etc. : tout cela doit
maintenant être compris comme un idéal. Cet idéal n‘est pas un but au sens d‘un état qu‘atteindrait,
un jour, l‘humanité. Il n‘« est », c‘est-à-dire qu‘il n‘a d‘effectivité que pour et par la tenue
« authentique » d‘une humanité historique qui déploie son propre présent. La maîtrise du langage
est ce « vers » quoi l‘on doit se diriger pour espérer se rendre entièrement responsable de notre
tradition. Ceci cadre bien avec la dynamique, qui ressort depuis le début de cette deuxième partie de
notre travail, du jeu entre la passivité et l‘activité.
301
DERRIDA, Jacques, « Introduction » à HUSSERL, Edmund, L’origine de la géométrie, p. 166.
146
Conclusion
Rappelons, avant de présenter une brève ouverture sur les implications de notre travail, les moments
les plus importants de notre démarche, qui tentait de développer un concept du langage comme
habitus chez Husserl, ainsi que d‘en montrer la pertinence au sein même de son œuvre. La première
partie permettait, grâce à l‘exposition du travail de Husserl sur le langage dans les Recherches
logiques, de montrer que le langage est ce par quoi ou en quoi la conscience oriente, module et fixe
son rapport aux objectités qui lui font encontre. C‘était là le moment « positif » de notre travail, et
qui visait à montrer que le langage, même considéré abstraitement, peut avoir une influence sur la
manière dont le « monde » se donne à la conscience.
Cependant, cette théorie husserlienne du langage se rattachait à sa phénoménologie statique. Nous
avons tenté de montrer que cette méthode phénoménologique était responsable de certaines apories
qu‘une seconde phénoménologie, génétique, permettrait de résoudre. Pour une phénoménologie
statique, l‘eidos à chaque fois atteint est ce qui garantit, pour le discours phénoménologique, la
validité universelle de ses descriptions. Il est pour cette raison possible, pour Husserl, de postuler
que le langage est transparent et parfaitement traductible. En effet, le langage ne peut pas, en
phénoménologie statique, apparaître comme un obstacle à la manifestation de quelque chose. La
raison en est que la phénoménologie statique prend comme point de départ l‘objet tel qu‘il se
donne, et ce celui-ci se donne tel qu’il est visé. Pour qu‘un objet soit donné, il faut donc toujours
déjà que l‘intention de signification ait été remplie. Ainsi donc, la possibilité qu’un objet soit donné
ne peut être « entravée » par l‘épaisseur du langage. La phénoménologie statique ne permet pas de
penser un langage qui serait essentiellement facticiel, et qui aurait une épaisseur irréductible.
En plus de ce problème de la « facticité de la signification », nous avons traité de l‘aporie du rapport
entre « sensation » et signification. La phénoménologie statique faisait de l‘un et l‘autre des
répliques qui s’accordaient parfaitement, et la couche prédicative n‘apportait « rien de neuf » à
l‘anté-prédicatif. Nous avons présenté quelques phénomènes qui illustraient ce qu‘a de
problématique une telle position, tels que les phénomènes « sauvages » qui apparaissent comme
étant « à dire ».
Dans les deux cas, la phénoménologie génétique permet de voir (ce que Husserl n‘avait d‘abord pas
clairement aperçu) que toute constitution s‘effectue dans un « jeu » entre activité et passivité.
L‘activité de la conscience arrive toujours en réponse à une forme ou l‘autre de passivité. De même,
ce qui se produit passivement appelle l‘activité de la conscience, motive son activité et agit ainsi sur
elle. Or, l‘habitus est justement ce « en quoi » activité et passivité se nouent et se rejoignent. C‘est
147
pourquoi l‘habitus de langage est un concept qui pourrait revêtir une grande importance. Il permet
d‘abord de comprendre la dynamique de confrontation entre le langage et les phénomènes
« sauvages » à laquelle peut être confrontée la conscience vivante. Il permet ensuite de comprendre
la langue en tant qu‘elle est facticielle, ancrée en une tradition dont elle ne peut s‘absoudre, mais
qu‘elle peut seulement investir le plus authentiquement possible.
Langage et sensation sont en outre apparus, au bout du compte, comme étant inscrits dans une
dynamique essentielle où tous deux se débordent et se répondent. La sensation déborde le langage
en ce sens qu‘elle le précède en « surgissant » et affectant la conscience, qu‘elle peut le surprendre,
et qu‘elle peut se refuser à sa saisie. À l‘inverse, la visée langagière déborde ce qui est
immédiatement présent pour les sens, parce que la possibilité elle-même de la visée est idéalisée
dans l‘acte langagier. Le détour par les signes permet de s‘installer dans le creux de la distance avec
le monde qui permet les modulations et les orientations variées du rapport avec les choses. Enfin,
l‘intention de signification appelle son propre remplissement, elle tend vers l‘intuition de la chose
même au sein du monde.
Pour une phénoménologie génétique telle que celle que nous avons présentée ici, le monde
« sauvage », c‘est-à-dire le sol antéprédicatif qui s‘offre pour la vie de la conscience, n‘est en rien le
simple « reflet » de ce que nous en disons. Nous avons les moyens de penser ce que Richir nomme
un hiatus302 entre la Lebenswelt et notre activité logique (langagière). En phénoménologie statique il
y avait une sorte de cercle vicieux et tautologique pour la conscience qui trouvait, dans l‘objet
qu‘elle prenait en vue, ce que sa propre visée ne pouvait manquer d‘y trouver. En revanche, nous
sommes maintenant en mesure de penser une circularité productive, ou plutôt une circularité « en
zig-zag »303 où le monde anté-prédicatif et l‘activité logique se confrontent, à la fois pour s‘éclairer
et se dépasser l‘un l‘autre.
Par ailleurs, le langage lui-même, en tant que culturel et ancré dans une tradition, devient quelque
chose qu‘on ne peut « dépasser », et au sein duquel doit bien plutôt se jouer le jeu entre une
continuation passive et une élucidation active. Le langage apparaît au bout du compte, pour
302
RICHIR, Marc, « Relire la Krisis de Husserl. Pour une position nouvelle de quelques problèmes
phénoménologiques fondamentaux », p. 130.
303
RICHIR, Marc, « Relire la Krisis de Husserl. Pour une position nouvelle de quelques problèmes
phénoménologiques fondamentaux », p. 131. L‘expression est de Husserl lui-même : cf. Krisis, p. 68 : « Il ne
nous reste qu‘une solution, c‘est d‘aller et venir en "zig-zag" ».
148
reprendre une expression de Merleau-Ponty, « comme le corps de la pensée ». Comme un corps, le
langage est à la fois quelque chose qui limite et quelque chose qui ouvre des possibles qui
resteraient autrement fermés. « La pensée philosophique qui réfléchit sur le langage serait dès lors
bénéficiaire du langage, enveloppée et située en lui. »304 Impossible de s‘extirper de son influence et
de son épaisseur : il s‘agit donc à chaque fois de harnacher son pouvoir, de s‘approprier le mieux
possible le contenu de signification des écrits et des textes sur lesquels nous nous appuyons, et de
tenir compte de cette influence irréductible de notre langage sur la pensée que nous développons.
La différence entre un rapport passif et un rapport actif au langage est similaire à celle, proposée par
Merleau-Ponty, entre parole « parlée » et parole « parlante »305. La parole parlée est le contenu de
signification fixé et détaché de son ancrage vivant, du dire effectif où il prend son véritable sens : la
parole parlante. Les expressions toutes faites, ce qu‘on dit et qu‘on lit sans trop y penser, qu‘on
reprend sans plus d‘effort et sans se l‘approprier, tout cela est de l‘ordre de la signification
langagière et logique telle qu‘elle se « sédimente » et se perpétue passivement. Il faut opposer à ces
actes langagiers passivement accomplis la parole où quelque chose est dit de manière originaire et
active. Ces moments sont ceux où l‘on se rend responsable du sens parce que l‘on s‘investit en la
visée qui le constitue : c‘est là ce que nomme l‘expression de parole « parlante », vivante.
Ainsi donc, le langage est ce « nœud » tout à fait singulier qui articule et définit la scission entre le
monde « sauvage » et la vie de conscience qui se déploie en lui. Il n‘est pas l‘origine de la distance
avec le monde, comme nos développements sur la chair nous l‘ont fait voir, mais il est ce en quoi
une visée donnée, une perspective déterminée sur le monde, peut se fixer et s‘articuler, de même
qu‘être reprise par autrui. Mais le langage est également facticiel : il est le véhicule d‘une tradition
vivante, il est ce à partir de quoi et grâce à quoi la conscience facticielle cherche à se dire et dire son
monde. Merleau-Ponty résume admirablement toutes ces facettes du langage :
La parole est l‘excès de notre existence sur l‘être naturel. Mais l‘acte d‘expression constitue un
monde linguistique et un monde culturel, il fait retomber à l‘être ce qui tendait au-delà. De là la
parole parlée qui jouit des significations disponibles comme d‘une fortune acquise. À partir de
ces acquisitions, d‘autres actes d‘expression authentique, – ceux de l‘écrivain, de l‘artiste ou du
philosophe, – deviennent possibles.306
304
MERLEAU-PONTY, Maurice, « Sur la phénoménologie du langage », pp. 74-75.
MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, p. 229.
306
MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, p. 229.
305
149
***
Les thèses esquissées, en fin de parcours, au sujet de la science et de la nouvelle conception de la
rationalité que permet de penser la phénoménologie génétique, débordent dans une certaine mesure
le projet husserlien tel qu‘il est exposé dans la Krisis, bien que nous les voyions, avec Derrida,
contenues en germes dans L’origine de la géométrie. Nous croyons que tous les éléments « sont là »
pour pointer vers une nouvelle façon de penser l‘opposition au relativisme, opposition qui donnait
sa première lancée à la philosophie husserlienne dans les Recherches logiques. Le relativisme
revient, au bout du compte, à se décharger d‘une recherche du vrai qui est d‘emblée reconnue
comme vaine. Au contraire, le philosophe (et, pour Husserl, le scientifique), constatant que
l‘existence humaine « a à » définir pour elle-même sa propre direction307, cherche à assumer cette
charge, à s‘en rendre responsable de la manière la plus authentique qui soit. C‘est cette attitude
auto-responsable qui doit donner à chaque fois son sens au refus du relativisme, et non pas les
contradictions internes, c‘est-à-dire les contradictions « logiques », d‘une telle posture!
L‘appendice XXVIII de la Krisis, écrit à l‘été 1935, dresse un portrait tout à fait remarquable de la
figure du penseur « pris » au sein de l‘histoire, et reprend « à neuf » les préoccupations
existentielles de La philosophie comme science rigoureuse sur la « détresse intellectuelle de notre
époque »308. Husserl y décrit notre rapport ambigu à la tradition, notre manière de nous faire un
« poème » des philosophes nous ayant précédé, poème qui même au fil de notre propre vie évolue,
se transforme, se précise ou change. Ce constat que fait Husserl au sujet de la philosophie de
l‘époque a de quoi déconcerter, parce qu‘il révèle bien l‘ambiguïté du sens de sa démarche. La
philosophie, et ce à quoi elle tend, reste pour le philosophe « une énigme »309 : comment faire pour
trouver là quelque chose de positif? Comment cette incertitude peut-elle devenir le moteur d‘une
tenue plus « authentique », d‘une façon de comprendre sa propre tâche qui la rende d‘autant plus
vivante et nécessaire? Un questionnement authentique implique de chercher à comprendre et tirer
au clair le sens de notre tâche, et de notre facticité, comme philosophe. On ne peut aux yeux de
307
« […] l‘individu peut donner du sens au contenu de sa vie, et, du simple fait de cette possibilité, en donne
toujours en fait. La question morale est inscrite dans l‘essence de l‘homme même en tant qu‘il ne saurait se
représenter sa propre vie en-dehors de toute évaluation. L‘existence elle-même se pose à elle-même sa propre
question en termes de valeurs. » BENOIST, Jocelyn, Autour de Husserl – L’ego et la raison, p. 231.
308
La philosophie comme science rigoureuse, p. 79 [56] [336].
309
Krisis, App. XXVIII, p. 568.
150
Husserl continuer à « vaquer » à la philosophie, à errer de problème en problème, d‘auteur en
auteur, sans que ne devienne primordiale la question de savoir « où » l‘on en est et vers quoi l‘on se
dirige. Il faut, par conséquent, que le sens de notre tâche historique, redevienne pour nous un
problème vivant : « seuls les penseurs de deuxième ordre […] font du télos de l‘acte de philosopher
quelque chose de mort. »310 Il n‘y a que notre manière de nous comprendre nous-mêmes au sein de
l‘histoire qui puisse rendre authentique notre rapport à ceux qui nous ont précédés. Le philosophe
authentique doit être à lui-même, en tant qu‘« appelé », la plus profonde énigme.
L‘image qu‘il se fait de l‘histoire, en partie forgée par lui-même, en partie reçue, son « poème
de l‘histoire de la philosophie » n’est pas resté et ne reste pas fixe, il le sait; et pourtant : chaque
« poème » lui sert, et peut lui servir, à se comprendre lui-même et son projet, et celui-ci en
rapport avec celui des autres et avec leur « poème » […] 311
Toute l‘ambiguïté, toute l‘énigme de la démarche philosophique se tiennent là : pourquoi, en quoi
Platon et Aristote ont-ils une valeur qui transcende celle de la simple opinion? Comment ne pas
tomber dans l‘écueil du relativisme en constatant les querelles d‘interprétation autour de leurs
idées? Husserl parle dans cet appendice de « poèmes » d‘une manière péjorative, en tant que forme
d‘écriture tout à fait éloignée de la rigueur scientifique. Il utilise ce terme pour illustrer le vague,
l‘incertain, et à la limite l‘arbitraire des démarches philosophiques que nous entreprenons, et pour
faire ressortir la détresse de son temps et l‘urgence d‘un questionnement neuf qui puisse redonner à
la philosophie son élan. Le sens de la « rationalité » qui se dévoile dans la Krisis, tel qu‘on l‘a décrit
plus haut comme auto-responsabilité, doit-il transformer notre rapport au contenu de ce que ces
philosophes ont « dit »? Doit-on comprendre autrement la raison pour laquelle ce qu‘ils ont dit
vaudrait universellement, et de tout temps? Se pourrait-il que ce ne soit pas autrement qu‘en
incarnant l‘idéal d‘auto-responsabilité, et que l‘universalité du « rationnel » ne consiste en rien
d‘autre que l‘authenticité d‘une réponse à l’énigme universelle de l‘existence humaine? Ce serait
alors l‘auto-responsabilité elle-même, en tant que moteur et fin de l’entreprise philosophique, qui
lui conférerait sa valeur. Mais alors, l‘idéal de la philosophie comme science rigoureuse n‘aurait
rien d‘« atemporel », mais devrait être compris comme de part en part inscrit dans l‘histoire où se
déploie son sens.
310
311
Krisis, App. XXVIII, p. 568.
Krisis, App. XXVIII, p. 568. Nous soulignons.
151
Nous croyons que toutes ces questions n‘ont été qu‘entrevues par Husserl, qui restait à notre avis
prisonnier dans une certaine mesure de la « forme » scientifique qu‘il cherchait à donner à la
phénoménologie. La phénoménologie statique représente cet idéal : l‘eidos et sa donation dans
l‘évidence originaire ne sont qu‘une manière de fournir à la phénoménologie le moyen de son
évidence. Le « principe des principes », selon lequel « toute intuition donatrice originaire est une
source de droit pour la connaissance »312 est le pôle vers lequel Husserl fait tendre l‘effort
scientifique, et ce, parce qu‘il voit là la garantie première contre l‘abandon relativiste. Or, nous
croyons que la phénoménologie génétique permet de comprendre à neuf l‘idéal de « scientificité » :
l‘évidence ne peut plus garantir à elle seule la « valeur » de la science. C‘est à partir de la raison
comme auto-responsabilité que nous croyons qu‘il serait possible de réconcilier rigueur et facticité,
de même qu‘universalité et historicité incassable. Une telle réinterprétation de la raison doit
s‘accompagner d‘une réinterprétation du langage, qui tienne compte des tensions entre a priori et
contingence, qui prennent leur source dans l‘historicité essentielle de la science. Envisager le
langage comme habitus permet, selon nous, d‘amorcer cette nouvelle interprétation.
312
Idées I, § 24, p. 78 [43].
152
Bibliographie
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153
[1913] Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique
pures. Tome 2. Recherches phénoménologiques pour la constitution, tr. fr. Paul Ricoeur,
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