Le langage comme habitus chez Husserl Mémoire Michel Rhéaume Maîtrise en philosophie Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Michel Rhéaume, 2013 Résumé La question qui nous intéresse est celle de savoir si et comment le langage peut avoir une influence sur la manière dont le monde se « donne » à une conscience. La phénoménologie développée par Husserl au début de son œuvre permet d‘expliquer comment le langage est employé pour fixer et articuler la manière dont une conscience intentionnelle s‘ouvre au monde et se rapporte à lui. Par contre, Husserl ne se donne pas encore les moyens de penser l‘importance de l‘ancrage historique des langues réelles, c‘est-à-dire leur caractère irréductiblement situé, facticiel. Nous soutiendrons qu‘il est possible d‘élaborer, à partir des œuvres tardives de Husserl, un concept de langage comme « habitus », qui permettra de comprendre la manière dont le langage évolue, se modifie et se transmet au sein d‘une tradition. La maîtrise parfaite et la transparence du langage apparaîtront au bout du compte comme des idéaux, possibles seulement pour une conscience radicalement autoresponsable. iii iv Table des matières RÉSUMÉ III TABLE DES MATIÈRES V REMERCIEMENTS VII INTRODUCTION 1 I - LA NATURE DU LANGAGE DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE STATIQUE HUSSERLIENNE 10 1. La question du langage dans le contexte des Recherches logiques 1.1 La fondation d’une science rigoureuse 1.2 Le langage et la signification idéale 1.3 La conscience intentionnelle et sa « structure » universelle 2. De l’expression à la signification 2.1 Le phénomène du langage au sens propre 2.1.1 Signe, indice, expression 2.1.2 L’expression 2.2 Rapports au langage qui sont dérivés en regard du langage au sens propre 2.2.1 « La » signification de l’expression 2.2.2 Exclusion de la « fonction de manifestation » 2.2.3 L’énoncé, la proposition, le jugement 2.3 Le caractère accessoire des signes 3. Les fondements a priori du langage 3.1 L’armature idéale de toute langue 3.2 Le discours sensé 3.2.1 Le langage comme articulation d’un rapport conscience-monde déterminé 3.2.2 Le domaine de la pensée 3.2.3 La connaissance « complète » 3.3 La signification générale du langage et les actes concrets du « connaître » 3.4 Langage, pensée et donation du monde 4. Les actes langagiers – le « nommer » et le « juger » 4.1 Les actes langagiers comme actes « objectivants » 4.2 Le nommer : entre déictique et jugement 4.3 Le juger – dire quelque chose de quelque chose 5. Le problème du langage et la phénoménologie statique 5.1 Langage et sens du monde 5.2 La phénoménologie « statique » 12 12 13 14 18 19 19 20 26 26 28 31 37 42 42 45 45 46 48 50 53 55 55 57 59 62 62 65 II - VERS UN CONCEPT DU LANGAGE COMME HABITUS CHEZ HUSSERL 71 6. Critique de la phénoménologie statique et de la conception du langage qui s’y rattache 6.1 Le problème du rôle de la sensation et le problème de l’objet singulier 6.2 Le problème de la transparence du langage 6.3 Le problème du caractère accessoire du signe : l’historicité des langues 6.4 Le problème de l’origine des significations 7. Premiers pas vers une phénoménologie génétique du langage 7.1 – Introduction de l’intentionnalité au niveau de la sensation 7.1.1. – La synthèse de fusion dans les Recherches logiques 7.2 – Le jugement prédicatif et l’« ex-plicitation » 7.3 – La sédimentation 7.4 – L’habitus et l’horizon 7.5 – Le jugement comme agir 8. Langage et chair 8.1 L’aporie du rapport entre la sensation et le sens conceptuel 8.1.1 La sensation et les kinesthèses 71 72 78 82 84 88 88 89 92 96 98 103 106 107 108 v 8.1.2 Les protentions comme « nœud » entre les différents habitus 8.1.3 Anticipation et affects 8.2 La « motivation » 8.3 L’origine des significations 8.3.1 Les conditions de possibilité générales du nommer 8.3.2 Origine du contenu lexical 8.3.3 Évolution des significations 9. Langage et facticité 9.1 Pensée et signe langagier 9.2 L’horizon du langage 9.2.1 Expressivité du corps d’autrui dans les Idées II 9.2.2 L’horizon de co-humanité 9.3 Tradition et histoire 9.3.1 Monde, langage et historicité 9.3.2 La tradition et le danger de la passivité 9.3.3 Réactivation, élucidation et responsabilité CONCLUSION BIBLIOGRAPHIE vi 110 111 113 117 117 119 122 126 126 129 129 130 133 134 139 142 147 153 Remerciements Je tiens à remercier ma directrice Sophie-Jan Arrien, qui m‘a laissé m‘attaquer à un sujet difficile qui me passionnait, et qui m‘a accordé une aide et des conseils précieux. Ce travail a aussi été grandement facilité par le support du C.R.S.H. Je remercie ma famille pour ses encouragements et son soutien indéfectible, et enfin merci à Joëlle qui a gracieusement révisé mon texte avec un souci du détail admirable. vii viii « Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n‘y aura plus de mots pour l‘exprimer. » George Orwell, 1984 Introduction Si l‘héritage philosophique d‘Edmund Husserl est considérable, c‘est peut-être, aujourd‘hui, plutôt parce qu‘il est le père de la phénoménologie qu‘à cause de la pérennité du contenu de ses théories. Husserl semble se rattacher, notamment par son travail de logicien, à une conception surannée de la science, à une idée de la science comme « édifice » théorique définitif et universel – idée qui a été mise à mal par une foule de courants philosophiques contemporains, et d‘abord par le courant herméneutique auquel se rattache son principal disciple, Martin Heidegger. La philosophie comme science rigoureuse – comme discours théorique qu‘on parviendrait un jour à « achever » et dont les acquis seraient définitifs – cet idéal que poursuivait Husserl est bel et bien révolu. La prise en compte du devenir historique de l‘homme et de sa facticité1 n‘est pourtant pas un thème philosophique absent des écrits husserliens : ce n‘est qu‘un thème tardif. La Crise des sciences européennes (1934-37) et son célèbre appendice L’origine de la géométrie attaquent de front la question de l‘histoire, et de l‘inscription de tout projet philosophique et scientifique dans une telle histoire. Husserl croyait être en mesure, par la phénoménologie qu‘il élaborait, de nous aider à saisir la véritable nature de notre facticité. La phénoménologie aurait à nous dire en quel « sens » notre être est historique. Elle serait donc toujours nécessairement un terrain préalable à une recherche 1 Par « facticité » (et l‘adjectif « facticiel(le) »), il faut entendre le fait d‘être historiquement situé, enraciné dans une place déterminée au sein de l‘histoire. Ce fait d‘être situé a longtemps été perçu comme une tare, quelque chose dont on doit malheureusement partir et dont il faut en quelque sorte s‘affranchir. L‘idéal scientifique était en effet considéré comme celui n‘appartenant à « aucun » point de vue, à l‘objectivité entière et totale. Ce qui est facticiel, en effet, aurait pu ne pas être : c‘est d‘ailleurs ce qui en fait de prime abord quelque chose d‘opposé à l‘universalité et à la nécessité que la science rigoureuse cherche à atteindre. Dans son sens plus péjoratif, le terme « facticiel » connote surtout l‘idée de « contingent ». Le courant herméneutique, et la phénoménologie qui prend en compte ses remises en question (comme celle de Heidegger) a permis d‘ébranler ce préjugé défavorable à l‘égard de la facticité, en montrant ce qu‘elle a de positif et d‘indépassable. 1 concernant nos origines, à tout travail interprétatif de nous-mêmes en tant que porteurs d‘un projet historique. Tous ne s‘entendront pas quant à l‘importance et au poids des transformations qu‘ont subies les idées husserliennes au cours de sa vie. L‘une des hypothèses de départ du présent travail est celle voulant que le dernier Husserl2 ait fourni des réflexions qui permettent de dépasser et transformer d‘une manière fondamentale l‘héritage des Recherches logiques (1900-01) et des Idées I (1913)3, ces dernières représentant en quelque sorte le point culminant de l‘« idéalisme » husserlien4. Certains thèmes importants qui l‘ont occupé, comme la passivité, la chair, l‘intersubjectivité, la tradition, la culture, ainsi que l‘histoire, font qu‘il est possible, selon nous, de remettre en question les positions idéalistes du premier Husserl à partir de sa propre œuvre. Le présent travail porte sur la conception husserlienne du langage. Celle-ci a été largement critiquée, en premier lieu pour le peu de cas qu‘elle faisait de la facticité et de la contingence des langues réelles : le langage semble, aux yeux de Husserl, parfaitement traductible et entièrement transparent. Il apparaît, du moins jusqu‘aux Idées, comme l‘auxiliaire d‘une activité qui n‘y a recours que par défaut – un auxiliaire qui peut, en droit, s‘effacer complètement devant ce qui est dit, le signifié. En second lieu, Husserl avance dans les Idées que le fait de s‘exprimer et penser à l‘aide du langage n’apporte rien de neuf à l‘expérience dite « anté-prédicative » : il fait ainsi de l‘expression une « couche » qui ne fait que refléter fidèlement l‘expérience qui aurait lieu si l‘on ne 2 Impossible de délimiter précisément la « période » en question. Je me référerai par -là à tous les travaux de Husserl (ouvrages et manuscrits) qui commencent à intégrer les recherches portant sur la passivité (De la synthèse passive - 1918-1926), sur l‘intersubjectivité (Sur l’intersubjectivité - 1905-1920), sur la chair, l‘habitus, la culture, la tradition, ainsi que l‘histoire. Ce sont là des thèmes qui permettent, selon nous, de renverser l‘idéal d‘une science « achevable ». Sont inclues dans les écrits du « dernier Husserl » les œuvres suivantes : Méditations cartésiennes (1929); Logique formelle et transcendantale (1929); La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1934-1937); Expérience et jugement (1939 – posthume). 3 Surtout en ce qui concerne les Idées I. Les tomes suivants incluent des développements sur l‘habitus, la notion de personnalité et la culture, qui peuvent être considérés comme un premier pas dans la thématisation de l‘histoire. 4 À strictement parler, les Recherches logiques peuvent encore être considérées comme « réalistes », surtout dans la première édition (voir à ce sujet BENOIST, Jocelyn, Intentionalité et langage dans les Recherches logiques de Husserl, pp. 130-164). 2 « pensait » pas à l‘aide du langage. Cette idée a été, à juste titre selon nous, la cible d‘attaques par certains commentateurs5. De fait, ces critiques nous paraissent justifiées si l‘on se fie aux premiers écrits husserliens (jusqu‘aux Idées I), mais nous défendons la thèse qu‘il est possible d‘élaborer, à partir de certaines analyses portant sur les thèmes de la chair, de la passivité, de l‘intersubjectivité, de la culture et de l‘histoire, une autre conception du langage chez Husserl6. La notion de langage comme habitus sera esquissée, et proposée comme un concept permettant d‘intégrer les différentes transformations dans l‘œuvre tardive de Husserl. La question, par ailleurs, de savoir si et comment notre capacité à nous exprimer peut changer la manière dont le monde se donne à la conscience restera en filigrane de ce travail, comme l‘horizon de notre réflexion. Nous nous y référerons donc comme à notre « question directrice ». *** Le langage est pris comme thème explicite de recherche chez Husserl d‘abord et avant tout dans le cadre d‘études sur la logique. En effet, cette dernière étudie les fondements de la connaissance théorique, et c‘est là l‘intérêt premier du philosophe. La philosophie qui se veut absolument scientifique a besoin d‘une logique formelle dont les bases soient éclaircies, pour assurer et mesurer la validité des énoncés et des raisonnements qui s‘édifient sur elles7. L‘idéal qui guide au départ Husserl est celui d‘une philosophie qui donnerait accès à ce fondement solide et indubitable sur 5 Cf. par exemple RICHIR, Marc, La crise du sens et la phénoménologie : autour de la Krisis de Husserl; suivi de Commentaire de L’origine de la géométrie, p. 172 ; ou « Le problème de la logique pure. De Husserl à une nouvelle position phénoménologique », pp. 500-522 ; POPA, Délia, « La phénoménalisation et son expression. Vers l‘origine phénoménologique du langage », Meaning and Language : Phenomenological Perspectives, pp. 237-256 ; MAYZAUD, Yves, JEAN, Gregori, « Introduction », Le langage et ses phénomènes, pp. 7-10. 6 Nous nous inspirons fortement, à ce titre, de Merleau-Ponty qui affirme dans « Sur la phénoménologie du langage » (1951), Éloge de la philosophie et autres essais, p. 73, que, en ce qui concerne le langage, « Le contraste est frappant [chez Husserl] entre certains textes anciens et récents. » 7 Le domaine de la logique est celui des lois a priori auxquelles se plie la pensée. La science logique, comme la section 3 permettra de le montrer, est une science descriptive de ces lois, qui a pour but de les mettre en évidence. Autrement dit, la logique n‘est un préalable à la science que si l‘on souhaite en éclairer les fondements : la science peut très bien progresser sans qu‘une logique phénoménologique ne soit d‘ores et déjà développée. 3 lequel on pourrait élever une philosophie rigoureuse. La science mathématique qui fonctionne à partir d‘axiomes et se construit par raisonnements apodictiques lui sert alors de guide et de modèle. Cet intérêt particulier pour la logique fait en sorte que « le langage » chez Husserl est surtout étudié via le jugement de connaissance qui, de son côté, constitue le problème central. Le but est alors de rendre tout à fait transparent ce qui se produit lorsqu‘on nomme des objets ou lorsqu‘on effectue des jugements sur eux. Les réflexions sur le signe, l‘indice et l‘expression qu‘on trouve au début des Recherches logiques sont effectuées en vue de dégager ce que Husserl nomme la « signification idéale », et de comprendre comment il est possible pour la conscience de saisir celle-ci. C‘est la « nature » du contenu ou de la signification du discours théorique qui est le centre d‘intérêt, c‘est cette dernière qui guide toute la réflexion initiale sur le langage. Ceci étant dit, nous pouvons considérer que la problématique du langage évolue dans l‘œuvre husserlienne, et que cette évolution peut être envisagée par l‘angle du passage d‘une phénoménologie statique à une phénoménologie génétique. La première prend comme pôle directeur les choses qui se donnent à la conscience. La phénoménologie statique analyse la manière dont la conscience constitue « activement » ses objets, c‘est-à-dire la manière dont elle les « vise » avec le sens qu‘ils ont. La phénoménologie génétique, pour sa part, s‘attarde à la manière dont un objet peut émerger au sein de la « passivité », au sein du flux temporel de la conscience qui précède toute reprise « active » des objets préconstitués. Dans les deux cas, Husserl affirme de la phénoménologie qu‘elle est la philosophie première, en tant que son objet est le rapport entre la conscience et le monde. La conscience est toujours essentiellement en rapport au monde. Elle n‘advient à elle-même que dans ce rapport, de même que le monde n‘apparaît qu’à une conscience : …il n‘y a pas d‘être et d‘être-ainsi pour moi (que ce soit en tant que réalité ou en tant que possibilité) si ce n‘est qu‘en tant que valant pour moi. […] N‘importe quoi qui s‘oppose à moi en tant qu‘objet existant a reçu pour moi […] tout son sens d‘être de mon intentionnalité effectuante et il n‘y a pas le moindre aspect de ce sens qui reste soustrait à mon intentionnalité. 8 Dans le cadre de la phénoménologie statique, Husserl utilise un vocabulaire particulier pour décrire la donation de l‘objet : la conscience le « constitue ». L‘atteinte d‘une unité de signification fixe et identifiée, celle de l‘objet, est le résultat d‘une performance du pôle subjectif du rapport conscience- 8 4 Logique formelle et logique transcendantale, § 94, pp. 314-315 [207]. monde. La priorité est donnée à l’activité de la conscience, à ce que la conscience accomplit pour « se » donner ses objets. Le vocabulaire de la première période et surtout des Idées I donne à l‘idéalisme husserlien un sens particulier, et pousse à se demander pourquoi le monde fait encontre en se refusant parfois à apparaître tel que la conscience le vise. Par exemple, si la conscience « constitue » son monde, comment se fait-il que des objets qu‘on croit d‘abord apercevoir se révèlent après coup être tout autres? Husserl donne l‘exemple d‘un homme qui, dans un musée de cire, croit apercevoir une femme lui faisant signe, mais qui s‘avère n‘être qu‘un mannequin9. D‘où vient la possibilité, pour le monde et ses objets, de se refuser à une visée « constituante » comme celle visant l‘objet comme femme vivante? La possibilité pour l‘expérience de décevoir les attentes, de même que la nécessité de devoir biffer des croyances qu‘on est soudainement forcé à reconnaître10 comme invalides, deviennent problématiques dans le cadre d‘une phénoménologie statique. Le sens en lequel on doit comprendre la « constitution » du monde évoluera cependant au fil de l‘œuvre husserlienne. Cette évolution repose, comme nous le soutiendrons, sur l‘introduction de nouveaux thèmes d‘analyse où la conscience est à la fois active et passive dans son rapport à ce qui lui fait face. Parmi ces thèmes, mentionnons la chair, l‘intersubjectivité, la culture, la tradition et l‘histoire. En bout de ligne, il apparaîtra que la phénoménologie statique représente surtout un point de départ pour la phénoménologie. Elle s‘intéresse d‘abord à la simple « possibilité » abstraite, pour une conscience, de se rapporter à quelque chose en général. En revanche, ce qui rend possible qu‘un objet donné et concret « se forme » pour la conscience, d‘un point de vue génétique, est un problème laissé en suspens. « La phénoménologie élaborée en premier lieu est simplement statique, ses descriptions sont analogues à celles de l‘histoire naturelle qui examine les types singuliers et, tout au plus, les distribue selon un certain ordre systématique. »11 9 Recherche logique V, § 27, p. 250 [442-443]. L‘expression « forcé à » est choisie à dessein : en phénoménologie statique c‘est la « force » du réel, qui lui permet de surprendre et décevoir les attentes, qui pose problème. Le pôle ego (« sujet ») du rapport conscience-monde semble devoir être passif à certains égards, et non pas simplement actif. C‘est la phénoménologie génétique qui s‘attaquera le plus proprement au problème de la passivité. 11 Méditations cartésiennes, § 37, p. 125 [110]. 10 5 Le travail de la phénoménologie statique, pour le dire encore autrement, en est un de classification : ce qui intéresse alors Husserl, ce sont les différentes modalités de rapport aux objets qui se dégagent dans la structure de la conscience intentionnelle et les différents types d‘objets qui peuvent se donner. Le domaine idéal qu‘il découvre, à savoir le domaine de la phénoménalité du monde, (et qu‘on est en mesure, à ses yeux, de reconnaître comme aussi universellement valide que le domaine mathématique) est alors suffisant, et permet d‘atteindre un absolu auquel les phénoménologues peuvent se référer pour élaborer leur discours. Le problème de l‘« origine » ou des conditions de possibilité des objets singuliers est donc laissé en suspens par la phénoménologie statique. Par exemple, on se contente de constater qu‘on est en mesure de viser quelque chose comme « un arbre », en tant qu‘objet de perception, matériel et situé dans l‘espace. La phénoménologie génétique, au lieu de ce simple constat, permettra de demander : comment la conscience parvient-elle à être en mesure de viser cet « arbre »? Comment une telle chose que la signification du mot « arbre » peut-elle advenir (quel genre de genèse peut-il convenir à quelque chose comme la signification)? La capacité de viser activement un objet comme ceci ou cela doit être expliquée quant à ce qui la rend possible. Les questions de l‘origine et des conditions de possibilité des objets impliquent d‘élargir le champ des recherches. L‘activité de la conscience, celle qu‘on peut attribuer à un « pôle » égoïque, est alors de plus en plus considérée comme ce qui advient en réponse à une passivité qui la précède. C‘est dans cette optique que la phénoménologie génétique intègre des recherches sur la chair, l‘intersubjectivité, la tradition, la culture et l‘histoire. Qu‘en est-il, si l‘on tient compte de cette « évolution » dans l‘œuvre husserlienne, du langage? On a vu qu‘il est d‘abord étudié d‘un point de vue statique, en faisant abstraction de la culture, de l‘histoire, et en général de tout ce qui relève de la passivité. Le langage, dans de telles circonstances, semble s‘effacer devant l‘objet dont il est dit quelque chose. Les analyses génétiques, en revanche, permettront (du moins potentiellement) de considérer la capacité à exprimer quelque chose, du point de vue de ses conditions de possibilité. C‘est ainsi qu‘on pourra s‘intéresser à la langue concrète apprise, c‘est-à-dire à l‘habitus développé par une personne à parler, lire et écrire, et à la manière dont cet habitus influence la teneur de sens du « monde » qui s‘offre à la conscience. Le vocabulaire d‘une personne, les mots et expressions usuels de sa langue, sont quelque chose qu‘elle acquiert et partage en commun avec d‘autres, qu‘elle « reçoit » d‘une tradition et s‘approprie, et qui ont un contenu facticiel de signification. Ces perspectives sur le langage permettent d‘envisager la possibilité que la pensée, et le langage dans lequel elle se déploie à chaque fois, soit facticielle. 6 La phénoménologie génétique met en quelque sorte sur un pied d‘égalité l‘activité et la passivité de la conscience. Elles apparaissent alors comme une condition de possibilité l‘une pour l‘autre. L‘antécédence du rapport « conscience-monde » lui-même se manifeste : activité et passivité ne font que se répondre. L‘habitus, en tant que forme passivement acquise résultant d‘une activité, qui influence en retour les possibles qui s‘ouvrent à l‘ego (et l‘accomplissement de ceux-ci) est un concept qui s‘inscrit d‘emblée dans la logique du jeu entre l‘activité et la passivité12. En réinterprétant la question de l‘usage du langage à l‘aune de celle de l‘habitus qu‘il crée, on prend acte de cette dimension passive qui accompagne toute forme d‘activité de la conscience intentionnelle qui dit le monde. Le langage étudié comme habitus inclut la dimension de la chair (comme lieu où pensée et sensation se nouent); de la tradition (ensembles d‘écrits, rituels, institutions, chants, etc., qui fondent et déterminent le sens des mots dont on dispose); de l‘histoire (comme tradition reçue que l‘on a à s’approprier); et de l‘intersubjectivité (par le biais de l‘aspect « culturel » du langage et du monde compris comme essentiellement commun). La question des objets culturels et de la tradition qu‘ils impliquent est en effet un domaine d‘analyse qui doit changer le sens de la « maîtrise » de la conscience sur le langage qu‘elle emploie. Cette maîtrise doit être « gagnée » sur un rapport d‘abord passif à ce qui est dit par d‘autres. Les écrits comme la Krisis (et plus particulièrement L’origine de la géométrie) font ressortir clairement comme un idéal (ultimement inatteignable) la possibilité d‘être parfaitement au clair avec son propre usage de la langue ou avec les « contenus de signification » des sciences. Le problème de l‘appropriation passive du corpus scientifique et de la tradition philosophique implique directement une dimension langagière. Il est pertinent, pour saisir la portée de ces problèmes, d‘éclairer la manière dont l‘usage du langage s‘effectue toujours dans un jeu entre l‘activité et la passivité. Les thèmes de l‘intersubjectivité ainsi que de l‘historicité vont dans le même sens : « dire » quelque chose du monde, c‘est toujours le dire à partir d‘un langage commun, qu‘on emploie en commun, et 12 Par exemple, l‘athlète qui, chaque jour, s‘entraîne à tel ou tel mouvement, n‘a aucun contrôle direct sur l‘habitus qui « se forme » du même coup. Ce qu‘il contrôle à chaque fois, c‘est le mouvement qu‘il effectue. Il peut « y penser » plus ou moins activement, se concentrer d‘une manière plus ou moins intense sur chacune des facettes de son mouvement global. Mais chaque mouvement activement accompli laisse un « résidu », qu‘on appelle « habitus ». Cet habitus fait que ce type de mouvement deviendra de plus en plus naturel pour l‘athlète. L‘habitus est une capacité « latente » qui se forme à force de répétition et de pratique. C‘est grâce à lui qu‘un mouvement qui était compliqué et ardu devient un geste presque machinal. L‘habitus est donc un « nœud » tout à fait particulier où se lient passivité et activité. 7 qu‘on hérite de ceux qui nous ont précédés. Ainsi, même s‘il est possible en droit de découvrir une « grammaire pure a priori »13, le contenu de ce qui est dit dépend du sens des mots employés, des expressions usuelles, des jargons déployés pour mieux cerner nos domaines d‘activité, etc. Ces dimensions de la vie de la conscience mènent Husserl à reconnaître, dans la Krisis, ce qu‘il nomme un « horizon de langage ». Reconnaître la possibilité de cerner un tel horizon dépend en quelque sorte de tout le reste : L‘humanité est pour chaque homme, pour lequel elle est son horizon-de-nous, une communauté du pouvoir s‘exprimer dans la réciprocité, la normalité et la pleine intelligibilité. […] Les hommes (en tant qu‘ils participent d‘une co-humanité), le monde (celui dont ils peuvent parler), et le langage sont toujours entrelacés et toujours corrélés. 14 C‘est le sens de cette corrélation qu‘il s‘agit d‘éclairer, et c‘est précisément ce que vise l‘élaboration d‘un concept du langage comme habitus. Le présent travail débutera par un éclaircissement de la notion de « langage » chez Husserl. Il importe en premier lieu de comprendre pourquoi le fait de s’exprimer ou d‘accomplir des intentions de signification peut avoir une influence sur le « sens » des choses qui se présentent à la conscience au sein de son monde. S‘exprimer apparaîtra au bout du compte comme une activité qui permet de fixer et articuler les « objets » du monde. Tout en esquissant les grands traits de ce que sa théorie de la signification a de positif, nous tenterons de montrer comment le point de vue statique de la phénoménologie initiale pousse Husserl à évacuer la question de la facticité du langage. Cette première partie sera complétée par une esquisse des critiques les plus importantes qui peuvent lui être adressées. Sera ensuite présenté un premier « pas » vers la phénoménologie génétique, soit la prise en compte de la constitution passive au niveau sensible. Nous nous attarderons surtout sur l‘introduction de « l‘habitude » comme thème pertinent pour la compréhension du langage et de l’expression comme une espèce d‘agir. Enfin, nous tenterons d‘esquisser dans les grandes lignes, à titre programmatique la manière dont un concept du langage comme habitus pourrait être élaboré, à partir de certains thèmes de l‘œuvre husserlienne où l‘on fait droit à la radicale passivité de la conscience eu égard au monde, à autrui, à la tradition et à l‘histoire. La manière dont les hommes 13 Cf. section 3 du présent travail, où nous présenterons le projet husserlien d‘une grammaire a priori, qui fonderait en principe toutes les langues réelles et contingentes. 14 Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 408. 8 (qui participent d‘une histoire et d‘une tradition), le monde et le langage sont « corrélés » devrait ainsi trouver un début d‘éclaircissement. 9 I - La nature du langage dans la phénoménologie statique husserlienne Comme l‘introduction l‘a indiqué, l‘horizon implicite de notre réflexion est de savoir si et comment notre capacité à nous exprimer peut changer la manière dont le monde « se donne » à la conscience. Cette question a de quoi surprendre : le monde n‘est-il pas ce qu‘il est, indépendamment de notre façon d‘en parler? Le simple fait de poser notre question directrice implique une posture philosophique bien particulière, celle du phénoménologue. La phénoménologie husserlienne est la première philosophie à s‘inscrire entièrement dans le rapport entre la conscience et le monde. C‘est ce rapport qui est premier, « conscience » et « monde » n‘étant à strictement parler ce qu‘ils sont que dans la rencontre de l‘un avec l‘autre. La phénoménologie s‘extirpe d‘une manière radicale du « problème » de la manière dont un sujet « fermé » parviendrait à connaître un monde qui lui serait extérieur, qui serait là-dehors, « en soi », de l’autre côté de la limite d‘une pensée close sur ellemême. Le « monde », au sens phénoménologique, est toujours essentiellement monde pour une conscience. Cela n‘implique pas pour autant que le monde soit une « construction » fantaisiste d‘une subjectivité (comme le rêve). D‘une part, le fait que le monde ne soit monde que pour une conscience n‘empêche pas qu‘il renferme de l‘inconnu, de l‘étrange, de l‘indicible et du surprenant. Ce qui apparaît à la conscience, le monde, ne peut être hors d‘atteinte (inconnu, étranger) que pour quelque chose qui justement l’atteint d‘une certaine manière : la tache d‘ombre a besoin du faisceau de lumière. D‘autre part, ce qui fait encontre à la conscience au sein du monde se donne à elle comme ce qu‘il est, en soi. La feuille que j‘ai devant moi m‘apparaît en elle-même, c‘est elle qui se tient là-devant moi, et non pas une « représentation » qui se trouverait « dans » mon esprit. L‘idée voulant qu‘un monde puisse être monde, tout en n‘étant pour aucune conscience est un postulat inutile pour le phénoménologue, pour qui le rapport entre conscience et monde est premier. On doit donc définir le « monde », en phénoménologie, comme étant l‘horizon ouvert par la conscience intentionnelle, celui au sein duquel quelque chose peut faire encontre. Dans un tel contexte, quelle nature doit-on accorder au langage? Le langage est quelque chose dont on se sert : a-t-il le même mode d‘être, se « donne-t-il » à nous de la même manière que n‘importe quel outil? Ou encore, le langage et le sens des mots qui le composent peuvent-ils être compris à partir des dictionnaires et des livres de grammaires? Ces deux points de vue semblent le ramener à quelque chose de plutôt extérieur : or, en même temps, on peut avoir l‘impression que le langage est plutôt de l‘ordre d‘une faculté. Le langage, au même titre que l‘imagination ou la volonté, serait donc plutôt un « pouvoir » de l‘homme. Parler, c‘est quelque chose que l‘homme est en mesure de « faire », c‘est là une de ses facultés. Nous voyons poindre un problème : la nature du langage n‘est 10 manifestement pas évidente de prime abord, et il faut éclaircir la manière dont on doit le comprendre, il faut déterminer l‘angle par lequel l‘aborder et le saisir. Les définitions du dictionnaire et les règles de grammaire sont des outils qui servent à « inscrire » quelque part, de manière à le rendre objectif, quelque chose qui relève plus originairement de l‘activité : celle de s‘exprimer, de signifier le monde.15 Les « règles » de grammaire décrivent la manière dont le parler s‘organise et se structure : elles sont des constructions, des outils qu‘on se donne pour étudier la façon dont les expressions complexes se structurent (comme actes), la façon dont cela a lieu lorsqu‘on s‘exprime (sans qu‘on ne se réfère activement, dans l‘acte, à des « règles » ou qu‘on soit consciemment « guidé » par elles). La même chose vaut pour les définitions du dictionnaire. Dans un acte concret de signifier quelque chose à l‘aide d‘un mot, le sens du mot qu‘on emploie n‘est pas problématique. Par exemple, quand je dis : « la feuille sur laquelle j‘écris », le sens du mot « feuille » n‘est pas indéterminé comme il peut l‘être dans le dictionnaire. Ce dernier ne permet que d‘inscrire, toujours approximativement, des manières de signifier les « objets »16 du monde, qui sont à chaque fois concrètement et effectivement accomplies. Ceci étant dit, tout ce qui vient d‘être affirmé ne fait pas du langage une faculté au même titre que, par exemple, l‘ouïe ou l‘imagination. Le caractère public des mots (c‘est quelque chose que le présent travail tentera de montrer) n‘est pas non plus à négliger. Le langage est quelque chose de tout à fait singulier, qui est à la fois intime et étranger, qui advient dans le discours solitaire et avec les autres, qui peut être clair et obscur. Ce que nous retenons pour l‘instant, c‘est tout au plus un point de départ plausible : étudier le langage nécessite qu‘on s‘intéresse au phénomène de l‘expression (comme acte). C‘est lorsqu‘on s‘exprime, lorsqu‘on signifie le monde, que le langage a lieu. C‘est là le « phénomène » à partir duquel on doit saisir le langage, c‘est ce phénomène qui permettra de comprendre les constructions abstraites comme les définitions du dictionnaire et les règles de grammaire. 15 La première partie de ce travail devrait permettre de justifier cette affirmation qui n‘est, pour l‘instant, que présupposée. C‘est là que les analyses de Husserl dans les Recherches logiques, sur lesquelles nous nous appuierons pour élaborer sa « théorie » du langage, nous permettront d‘arriver. 16 Nous reviendrons plus loin sur la nature des « objets », au sein du rapport conscience-monde (les objectités). 11 1. La question du langage dans le contexte des Recherches logiques 1.1 La fondation d’une science rigoureuse Ceci étant dit, Husserl entame plutôt ses réflexions sur le langage dans le cadre d‘une étude sur la logique, la science qui doit éclaircir les lois qui structurent tout discours scientifique rigoureux. Ces préoccupations logiques s‘inscrivent dans le contexte de la « querelle du psychologisme » qui domine l‘actualité philosophique à l‘époque où Husserl rédige les Recherches logiques. Dans le premier tome des Recherches17, Husserl réfute les prétentions du psychologisme, un courant de pensée qui considère la psychologie empirique comme la science première. La psychologie, en tant qu‘elle s‘intéresse à l‘esprit humain, serait selon les tenants de ce courant la science appropriée pour étudier les concepts, les jugements et les raisonnements : autrement dit, la « logique » elle-même serait une branche de la psychologie.18 Or, la psychologie est une science empirique qui porte sur des faits contingents et qui ne peut aboutir, à strictement parler, qu‘à des généralisations approximatives, probables et fondées sur l‘induction. Ses objets (si tant est qu‘elle s‘intéresse aux concepts, jugements et raisonnements) ont un statut « réel » : ce sont les « concepts » que forment des personnes réelles; ce sont les jugements concrets que des gens posent, et les raisonnements qu‘ils effectuent réellement. Les « lois » qu‘on pourrait tirer de l‘étude de ces concepts, jugements et raisonnements réels n‘auraient, au mieux, que la valeur de généralisations. À la limite, elles auraient donc la même valeur que les lois de la physique, qui sont des hypothèses toujours ouvertes à l‘épreuve des faits – mais il s‘agit là d‘une limite qui ne tient même pas compte de la faillibilité de la pensée humaine. Par exemple, si l‘on affirmait que des prémisses de telles formes permettent généralement d‘aboutir à une conclusion de telle forme, on aurait là une loi dont la validité provient de l‘expérience et ne concerne que celle-ci. Or, une telle conception, selon Husserl, ne rend pas compte de la validité a priori, évidente et apodictique, des principes et axiomes logiques. L‘évidence des « lois » du raisonnement, par 17 Recherches logiques Tome 1 – Prolégomènes à la logique pure (1ère éd. 1900). Prolégomènes à la logique pure, p. 56 [51] : « […] le courant qui domine précisément à notre époque tient une réponse toute prête : les fondements théoriques essentiels [de la logique], dit-on, doivent être cherchés dans la psychologie ». Husserl réfère, toujours à la même page, pour situer la position contre laquelle il s‘élève, à J. S. Mill (An examination of Sir William Hamilton’s Philosophy, 5e éd., p. 461) et T. Lipps (Grundzüge der Logik. 1983, §3). 18 12 exemple, n‘est pas due à l‘expérience qu‘on en a, mais elle vient de la validité intrinsèque des relations de sens qu‘elles dégagent. De la même façon, les équations mathématiques ne sont pas valides « parce que tous s‘entendent à leur sujet », mais elles sont reconnues comme valables a priori, pour tous, nécessairement et de tout temps. Pour prendre un exemple : la vérité de « 2 + 2 = 4 » n‘est pas atteinte par induction, mais découle de la validité absolue de la connexion de sens exprimée dans l‘énoncé. Cette validité est indubitable, et n‘a rien d‘approximatif ou de vague : l‘équation est absolument rigoureuse. Le sens de l‘énoncé, dans une proposition logique vraie, ainsi que sa validité, ont un caractère nécessaire et universel : c‘est pourquoi Husserl parle de « sens idéal ». L‘idéalité, ici, s‘oppose à la contingence des faits. La psychologie ne peut donc pas, par l‘étude de son domaine contingent et facticiel, à savoir le psychisme et ses processus, rendre compte du domaine de la logique. Si le discours scientifique doit être possible, c‘est-à-dire si les lois logiques qui structurent le discours rationnel doivent être reconnues comme rigoureusement valables et universelles, il faut établir le domaine de la logique formelle sur des fondements idéaux. Le but que poursuit Husserl est celui d‘une philosophie qui donnerait accès à ce fondement idéal et indubitable grâce auquel on pourrait rendre compte de la possibilité d‘une philosophie véritablement scientifique. La question devient donc de savoir comment, dans ce contexte, on peut éclaircir le statut « idéal » et universellement valable des lois et des objets de la logique. 1.2 Le langage et la signification idéale Comment se fait-il que le principe de non-contradiction soit valable « indépendamment » de nous? Quel statut doit-on donner à un tel principe, ou à une équation mathématique? Les Recherches logiques tentent de répondre à ces questions. Nous sommes en mesure d’énoncer des choses dont la signification apparaît comme valable indépendamment de cette énonciation (qui est un acte contingent). Lorsqu‘on formule ou qu‘on exprime des concepts, des jugements et des raisonnements, on accomplit quelque chose qui « dépasse » d‘une certaine manière l‘activité et les processus psychiques de notre « esprit » contingent et réel. C‘est donc l‘étude de l‘expression qui est le point de départ pour les Recherches, et qui doit permettre de comprendre comment il est possible de « viser » ou d‘atteindre un sens idéal (ou une signification idéale). C‘est ainsi que le « langage » devient le thème de la phénoménologie chez Husserl. La science dépend de principes logiques valant de manière idéale (universelle, non contingente), et notre accès premier à ces principes logiques, ce sont les actes de signification dans lesquels nous les énonçons et les exprimons. Le psychologisme est une erreur d‘interprétation, mais cette erreur part d‘une « intuition » qui n‘est pas totalement insensée. De fait, lorsque l‘on juge, que l‘on nomme ou que 13 l‘on raisonne, ce sont bel et bien des actes (psychiques) qui sont accomplis. Pourtant, dans le discours d‘une science, c‘est la signification des énoncés qui importe, et elle seule : c‘est ce qu‘ils veulent dire qui leur donne leur validité. Un énoncé scientifique, donc, ne doit pas valoir au sein de la science en tant qu‘acte psychique réellement accompli : c‘est la signification elle-même de l‘énoncé qui vaut. L‘acte psychique et la signification de l‘énoncé ne sont manifestement pas sans rapport l‘un avec l‘autre : seulement, les confondre est une erreur de principe qui risque de miner les fondements de la science. Le problème auquel s‘intéresse par conséquent Husserl dans la première Recherche est celui de montrer le lien qu‘il y a entre l‘expression d‘un jugement et la signification idéale de ce jugement. Éclaircir ce lien revient à expliquer quel statut on peut reconnaître aux énoncés ou aux jugements qu‘on formule sur le monde, et rendre claire la manière dont on parvient à dire quelque chose d‘universellement valable. C‘est la raison pour laquelle le langage acquiert une place importante dans les Recherches logiques : c‘est dans l‘énonciation que se manifeste de prime abord notre rapport aux significations idéales (c‘est-à-dire, aux contenus de nos concepts idéaux, et aux énoncés qu‘on peut formuler sur eux). Avant de suivre Husserl dans ces développements, rappelons d‘abord quelques traits fondamentaux de la « posture phénoménologique », sur laquelle s‘appuie le présent travail. 1.3 La conscience intentionnelle et sa « structure » universelle La principale découverte associée à la phénoménologie husserlienne, qui s‘origine de la pensée de Brentano, est celle de l‘intentionnalité de la conscience19 : la conscience est toujours conscience de quelque chose. C‘est la première avancée qui permet de dépasser l‘attitude « naturaliste » (dont le psychologisme peut être considéré comme une conséquence), qui privilégie l‘étude des phénomènes objectifs, observables de l‘extérieur et ultimement mesurables (c‘est d‘ailleurs par-là que cette attitude prétend être scientifique). D‘un point de vue naturaliste, ou plus généralement positiviste, la conscience est comprise comme un phénomène réel parmi d‘autres. Elle a le statut d‘un ensemble d‘événements singuliers se produisant dans la réalité : un flux de processus psychiques. Puisqu‘en « observant » quelqu‘un de manière objective, on n‘a jamais accès à ce qu’il pense, ou à son activité 19 Brentano différencie les phénomènes physiques des phénomènes psychiques. Ces derniers ont en propre « l‘inexistence intentionnelle », c‘est-à-dire « la relation à un contenu, la direction vers un objet ». [BRENTANO, Franz, Psychologie du point de vue empirique, p. 101 [124-125]]. 14 de penser comme telle, le naturaliste se voit forcé de la postuler comme étant « intérieure » au sujet qu‘il observe. Il en fait ainsi un domaine supposément clos, dans lequel seraient produites de manière causale des « représentations » qui, étant « dans » la conscience, ne sont accessibles qu‘à celui qui les possède et les vit « de l‘intérieur ». Le rapport entre le sujet et l‘objet, dans une telle conception, devient très problématique, parce qu‘on cherche à comprendre le lien réel (entendre : causal) entre les deux entités (celui qui connaît, et le connu). On cherche à comprendre la manière dont l‘objet « extérieur » est « représenté » au sein de la conscience, comprise comme close sur elle-même. Le problème surgit de savoir : 1. ce qui provoque ou cause cette représentation (la manière dont l‘objet peut « affecter » le sujet); 2. comment la représentation (intérieure) peut s’ajuster ou se conformer à un objet auquel elle ne peut essentiellement pas avoir accès. Le phénoménologue voit une telle position comme étant intenable, et fondamentalement erronée. La conscience, loin d‘apparaître (pour celui qui veut la décrire fidèlement) comme un domaine clos sur lui-même, est bien plutôt une « ouverture » à ce qu‘elle n‘est pas. Ce rapport à autre chose qu‘ellemême lui est essentiel et fondamental20 : tout acte de la conscience ne peut être qu‘en tant que « rapport à » quelque chose21. Ainsi, je peux bien distinguer entre « mon regard sur tel objet » et « l‘objet vu par ce regard » : il reste que ni l‘un ni l‘autre ne peut advenir ou se montrer « hors » d‘un tel rapport. Il n‘y a donc pas lieu de parler, pour la conscience intentionnelle, de réalité « extérieure » à laquelle elle n‘aurait pas accès. Elle est par essence tournée vers ce qu‘elle n‘est pas : son objet est (et se donne nécessairement comme) quelque chose d‘autre qu‘elle-même. Mais puisqu‘on sort radicalement de la position naturaliste, il faut noter que les « objets » du monde ne se limitent pas à ce qui est « tangible », physiquement présent et corporel. On parlera pour cette raison, au lieu d‘objets, d’objectités. On désigne par-là tout ce qui peut devenir « objectif », c‘est-à-dire tout ce qui peut se donner à la conscience, en personne. Les « objets » au sens courant font évidemment partie des objectités : la chaise, la tasse et la table peuvent être rendus présents. Mais peuvent aussi être donnés des « états de choses » : par exemple, je peux « voir » que la tasse est 20 L‘expression « en rapport à autre chose » résume si fondamentalement l‘essence de la conscience que négliger ce « trait », c‘est passer complètement à côté d‘elle. « La conscience » du naturaliste, comme domaine intérieur clos sur lui-même n‘est rien de plus qu‘une construction abstraite, un objet théorique construit à partir de présupposés erronés, et dont il faut se départir si l‘on veut réellement étudier la conscience. 21 La conscience peut certes se rapporter à ses propres actes, mais même dans un tel cas, un rapport à… ou une ouverture à… quelque chose a lieu. 15 dans sa soucoupe. Ce « fait », cet état de choses, peut être donné lui aussi en chair et en os. Le terme « d‘objectité » englobe donc des « objets » dont le mode d‘être est différent de celui des simples choses concrètes. Entrent encore dans la classe des « objectités » toutes les situations dans lesquelles on se trouve, toutes les relations entre des choses, etc. La phénoménologie des Recherches logiques se donne pour tâche de décrire le fonctionnement de la conscience, essentiellement ouverte au monde et à ce qui lui fait encontre en son sein. La phénoménologie doit saisir la manière dont les objectités de différents genres apparaissent, ou se donnent à la conscience. Husserl parle également de la manière dont la conscience « constitue »22 ses objectités. L‘intérêt est de dégager un savoir valant a priori. Il s‘agit de mettre en évidence les possibilités de la conscience comme telle, en tant que conscience, et non les performances, valant comme événements singuliers réels et contingents, des individus facticiels et existant réellement. Pour le dire autrement, en phénoménologie, chaque acte réel étudié a une valeur exemplaire. C‘est ce dont il est l’exemple, l‘acte réitérable, qui possède une « identité » et une « unité », qui peut avoir une valeur scientifique pour le phénoménologue. Prenons un exemple. Si Husserl étudie l‘acte intentionnel consistant à signifier quelque chose (comme « 2 + 2 = 4 »), il s‘intéresse plutôt à la possibilité que toute conscience a de viser intentionnellement une signification (« l‘acte » en luimême) qu‘à tel ou tel acte de visée réellement effectué. Même lorsque la manière de parler de la conscience peut porter à confusion, il est important de garder une telle distinction en tête. La phénoménologie husserlienne est tout entière vouée à dégager les structures universelles de la conscience : ce qu‘on en dit doit valoir pour toute conscience, de tout temps, et a priori. Husserl estime donc que « le langage n‘a pas seulement des fondements physiologiques, psychologiques et historico-culturels, mais aussi ses fondements aprioriques »23. Ce sont ces derniers qu‘il cherche à dégager à l‘époque des Recherches logiques. Dans le cadre d‘une phénoménologie statique, qui prend comme pôle directeur les objets que la conscience est en mesure de viser (et qui délaisse les conditions de possibilité génétiques de ces visées), les 22 L‘expression apparaît déjà dans les Recherches logiques (Cf. Recherche logique I, § 14, p. 57 [51]) et acquiert un sens de plus en plus « actif » jusqu‘aux Idées (Cf. Idées I, § 91, p. 318 [190] ; Idées II, § 50, p. 265 [188]). 23 Recherche logique IV, § 14, p. 134 [338]. 16 fondements a priori sont séparables de toute considération historique24. Il n‘est ainsi pas question d‘établir la genèse ou l‘archéologie du sens idéal, ni d‘envisager une signification idéale comme participant d‘une histoire ou y étant soumise. Husserl considère, pour prendre le problème sous un autre angle, que le sens idéal qui trouve son expression dans une langue n‘est pas lui-même entaché par la facticité de cette langue (comme, par exemple, par le lexique de celle-ci ou des personnes qui la parlent). Le présent travail tentera de montrer les limites et problèmes soulevés par un tel point de vue, et indiquera une voie possible pour les dépasser à partir des derniers écrits de Husserl.25 24 Les premières études phénoménologiques que nous nommons « statiques » excluent volontairement la dimension temporelle (donc toute « genèse » du sens), pour se concentrer sur la manière dont la conscience peut accéder à des concepts universels et atemporels comme ceux des mathématiques : « Au niveau de considération auquel nous nous limitons jusqu‘à nouvel ordre [nous sommes dispensés] de descendre dans les profondeurs obscures de l‘ultime conscience qui constitue toute temporalité du vécu […] », Idées I, § 85, p. 288 [171]. 25 De façon générale, bien que la phénoménologie des Recherches logiques soulève de nombreux problèmes, les premières distinctions qu‘y fait Husserl par rapport au langage méritent d‘être explorées et resteront généralement valables par la suite. Il est possible et peut-être même nécessaire, en ce sens, de montrer les lacunes d‘une phénoménologie statique, pour amorcer la transition vers une phénoménologie génétique, sans rejeter en bloc l‘entièreté de ses acquis. 17 2. De l’expression à la signification Le problème qu‘a pris en vue Husserl, et qui le mène à étudier le langage, est celui de l‘idéalité de la signification des énoncés scientifiques. Comme nous l‘avons annoncé, de manière anticipative, au début de cette première partie, c‘est dans le fait de s’exprimer (concrètement) qu‘a lieu le langage. Et pourtant, chaque acte concret semble se dépasser lui-même et pouvoir être l‘objet d‘un discours descriptif qui soit scientifique26. Les actes concrets du signifier peuvent être l‘objet d‘une science parce qu‘ils ont une valeur exemplaire : ils sont réitérables. En tant que tels, ils ont une certaine « idéalité » : ils possèdent une unité et une identité, et cette identité ne dépend pas en principe d‘une quelconque occurrence contingente et réelle. Ce qui est réitérable est possible, indépendamment du « fait » de son accomplissement réel. Le titre de cette section, « de l‘expression à la signification », indique que nous tenterons, en suivant Husserl, d‘y expliciter le passage ou le lien qu‘il importe de comprendre entre les occurrences réelles où le langage a proprement lieu et sa forme idéalisée (dans « la signification » du discours). Suivre Husserl dans ce questionnement nous permettra d‘éclaircir la nature du langage, de comprendre comment la signification et la constitution du monde sont corrélées, et de voir comment se pose le problème de l‘historicité de la signification dans la phénoménologie statique. Il n‘est en rien évident d‘expliquer comment des êtres contingents parviennent, en s‘exprimant à propos d‘objets quelconques, à énoncer des « vérités » qui valent universellement et idéalement. Pour être au clair avec cette possibilité, Husserl doit d‘abord (2.1) élucider le phénomène proprement dit de l‘expression, afin d‘acquérir une connaissance distincte de ce que l‘on accomplit, précisément, lorsqu‘on s‘exprime. Cette première caractérisation positive de l‘expression permet ensuite (2.2) d‘exclure certains domaines du langage comme étant dérivés ou secondaires par rapport à l‘expression au sens propre. Dans cette optique, nous examinerons (2.2.1) pourquoi il est possible de parler de « la » signification du discours; (2.2.2) pourquoi le rôle communicatif n‘est pas le rôle essentiel du langage; (2.2.3) pourquoi seule l‘expression activement accomplie peut être considérée comme expression au sens propre. Ces développements permettront, enfin, de voir comment Husserl croit pouvoir (2.3) exclure, comme non-problématique, le fait de la contingence et de la facticité du contenu de signification des langues réelles. 26 Rappelons qu‘on accepte généralement l‘idée voulant qu‘il n‘y ait pas de science du contingent comme tel : seul ce qui vaut « en général » peut intéresser la science, qui cherche à établir des principes universels. 18 2.1 Le phénomène du langage au sens propre 2.1.1 Signe, indice, expression Le point de départ de Husserl dans ses recherches est le fait qu‘un énoncé « exprime » sa signification : c‘est donc la notion d‘expression qu‘il faut comprendre pour saisir la manière dont la conscience intentionnelle « atteint » une signification idéale. Husserl commence ainsi la 1ère Recherche en démêlant le concept d‘expression par rapport à deux notions qu‘il considère comme étant voisines : le signe et l‘indice. Accompagner Husserl dans ces distinctions nous permettra de comprendre plus clairement ce qu‘il entend par l‘expression, concept-clé de sa théorie du langage. Signe (Zeichen) Indice (Anzeige) Expression (Ausdruck) Fig. 1 : Signe, indice et expression Toute expression est un signe. Pourtant, tout signe n‘est pas nécessairement une expression. Husserl note qu‘un « indice » peut aussi être considéré comme un signe de quelque chose. Il faut donc non seulement déterminer ce qu‘est, essentiellement, un signe en général, mais aussi ce qui caractérise spécifiquement l‘expression par rapport à d‘autres types de signes comme l‘indice. Lorsqu‘un signe est perçu, il renvoie à autre chose que lui-même. C‘est cette propriété qui est commune à l‘indice et à l‘expression, par-delà le contexte strictement langagier. L‘indice est un objet ou un état de chose qui entraîne « la conviction ou la présomption de l’existence »27 de quelque chose d‘autre. La perception d‘un indice entraîne celui qui le perçoit à croire à l‘existence d‘une autre chose : par exemple, le fait de voir de la fumée pousse à croire à l‘existence d‘un feu. Pourtant, l‘indice en lui-même n‘a pas pour raison d’être de renvoyer à autre chose. La fumée ne sert pas intrinsèquement à indiquer un feu, elle est quelque chose en elle-même hors de cette fonction. La conviction ou la présomption d‘existence qu‘un indice entraîne est, en ce sens, quelque chose d‘accidentel. 27 Recherche logique I, § 2, p. 29 [25]. 19 2.1.2 L’expression Par contraste, une expression est un signe qui veut essentiellement dire quelque chose : à sa nature même appartient le fait de renvoyer à une signification. Dans les Recherches logiques, Husserl s‘intéresse avant tout, lorsqu‘il étudie les « expressions », au discours sous toutes ses formes : « […] tout discours et toute partie de discours, ainsi que tout signe essentiellement du même genre, est une expression, sans qu‘il importe ici que le discours soit réellement prononcé, donc qu‘il soit ou non adressé à une personne quelconque dans une intention de communication »28. Tout ce qui se produit concrètement quand quelqu‘un parle n‘entre pas dans ce concept restreint d‘ « expression » : la rougeur soudaine de mon interlocuteur n‘exprime pas (au sens strict) sa gêne, mais la manifeste. L‘expression, ici, requiert l‘intention expresse d‘exposer une pensée.29 Le signe expressif « suggère » (ou enjoint) d‘accomplir la pensée qu‘il exprime30. Ce n‘est qu‘en vertu de cette relation que le signe est expressif. Pour une conscience intentionnelle, se rapporter à une expression comme telle, c‘est la comprendre, et comprendre une expression, ce n‘est rien d‘autre qu‘accomplir « l‘opération actuelle de signifier »31. Pour le dire autrement, c‘est « animer »32 le complexe phonique ou l‘écriture, et saisir 28 Recherche logique I, § 5, p. 35 [30]. Recherche logique I, § 5, p. 36 [31]. 30 Il faut comprendre le fait « d‘accomplir une pensée », ici, comme le fait de se rapporter selon un certain sens à une objectité; ou encore : de se rapporter à quelque chose comme quelque chose. 31 Recherche logique I, § 23, p. 85 [74], en note de bas de page. 32 L‘emploi d‘un vocabulaire évoquant l‘âme (« animer », « animation ») est récurrente chez Husserl pour illustrer la manière dont une conscience se rapporte aux signes expressifs (à la parole sonore et à l‘écriture). Cette image se fonde sur le caractère matériel de ces signes, qui en fait des objets réels qui, à certains égards, sont similaires à tout corps rencontré dans la nature. On peut comparer la compréhension soudaine d‘une expression qui n‘avait pas d‘abord été reconnue comme telle (par exemple, d‘une série de mots écrits d‘abord perçue comme un ensemble de traces sans signification) à « l’animation » de cette série de traits par une pensée. C‘est ainsi qu‘ « animer » un mot veut tout simplement dire le comprendre (quand on l‘entend ou le lit) ou l’employer pour dire quelque chose (quand on le dit ou l‘écrit). Dans les deux cas, le verbe « animer » désigne l‘activité de la conscience qui est nécessaire pour que le mot en tant qu’objet physique (sonore ou écrit) devienne expression d‘un sens ou d‘une pensée. Le verbe « animer » est donc employé pour souligner que : 1/ comprendre un signe, ce n‘est pas seulement le percevoir; 2/ émettre une série de sons n‘équivaut pas à parler; 3/ tracer des lignes sur un papier ne revient pas à écrire. L‘activité qui apparaît comme un « surplus » par rapport à ces actions « matérielles » (percevoir par les sens, émettre des sons, tracer) est donc parfois désignée par des termes qui renvoient à la présence d‘une 29 20 le sens de ce qui est dit ou écrit. Par exemple, quand je vois sur un papier la série de mots « l‘éléphant est un mammifère », je saisis cette série de mots comme l‘expression qu‘elle est, pour autant que je saisisse ce qu’elle veut dire (bedeutet) : quand je comprends que l‘éléphant est un mammifère. Si le sens des mots m‘est étranger33, je peux bien supposer qu‘il s‘agit-là d‘une expression, que la série de mots veut dire quelque chose, mais je ne peux pas le vérifier, parce que cela me demanderait d‘accomplir d‘une certaine manière la visée intentionnelle en cause. L‘expression rend donc manifeste ce que Husserl appelle les « actes conférant la signification [bedeutungverleihenden Akte] ou intentions de signification [Bedeutungsintentionen] »34. Ces actes consistent à accomplir le rapport déterminé à une objectité35 que l‘expression suggère d‘accomplir. Dire par exemple : « la boule est rouge », ce n‘est pas d‘abord ou essentiellement émettre une série de sons : c‘est plutôt, via le langage, se placer (en tant que conscience) dans un rapport déterminé avec l‘objet en question, c‘est viser intentionnellement la boule comme rouge. D‘un point de vue purement descriptif, donc, le mot en tant que chose physique perçue ne change pas. Mais pendant « que ce qui […] constitue le phénomène de l‘objet [la chose telle qu‘elle est perçue] demeure inchangé, le caractère intentionnel du vécu se modifie. »36 La conscience animant le mot vise à travers lui un objet, celui dont le mot parle. « âme » qui vient « habiter » ces choses physiques. Il s‘agit d‘une métaphore qui vise à rendre compte de l‘expérience concrète de notre rapport aux expressions. 33 Par exemple, si je n‘ai pas appris à lire, ou que je ne comprends pas la langue dans laquelle l‘expression est écrite. 34 Recherche logique I, § 9, p. 43-44 [38]. 35 Husserl parle d‘ « objectité » et non d‘objet à cause de la connotation « physique » que le mot « objet » possède (la boule, l‘encrier, le cube rouge sont des objets physiques, tangibles et bien délimités dans l‘espace). Quand il s‘agit de la référence d‘une expression (donc d‘une « objectité »), il peut s‘agir aussi d‘ « états-de-choses, de caractéristiques, de formes réelles (reale) ou catégoriales dépendantes, etc. » (Recherche logique I, § 9, p. 44 [38], en note de bas de page). Par exemple, il est possible de « voir » que l‘encrier est sur la feuille : il s‘agit là d‘un état de choses, et non d‘un simple objet comme la boule. Il m‘est également possible de voir que A est plus grand que B, et de me rapporter à cet état de choses par le langage (c.-à-d. de signifier cet état de choses). Pour prendre encore un autre exemple, quelque chose comme une « situation » peut également être signifié (le fait que je sois en route vers l‘université; que je travaille avec d‘autres à quelque chose, etc.). Pour autant qu‘une expression le vise, un tel état de chose est « objectivé »; sans être un objet au sens classique du terme. C‘est pourquoi le terme « d‘objectité » est employé. Par la suite, donc, si l‘on parle de la référence d‘une expression au sens large, il faut comprendre que ce qui est objectivé peut être de nature plus complexe qu‘un objet physique comme une boule. 36 Recherche logique I, § 10, p. 47 [41]. 21 [Nous pouvons distinguer,] d‘une part, le phénomène physique où l‘expression se constitue selon son aspect physique, et, d‘autre part, les actes qui lui donnent la signification, et, éventuellement, sa plénitude intuitive, et où se constitue sa référence à une objectité exprimée. 37 Les considérations précédentes permettent déjà d‘apporter certaines précisions à ce qu‘on doit comprendre par « langage ». Le « langage » à proprement parler a lieu dans les actes de signification ou intentions de signification. Les « mots » écrits sur le papier, les sons produits par un magnétophone, ne sont pas en eux-mêmes l‘essentiel du langage. Ils ne sont langagiers que parce qu‘ils peuvent être animés par une conscience intentionnelle et permettre la visée d‘une objectité. Les traces physiques que sont le son ou le mot écrit sont quelque chose par quoi la conscience effectue un « détour ». La conscience qui les vise passe en quelque sorte à travers eux et effectue ainsi un « acte » entièrement nouveau. Cet acte consiste à se placer dans un rapport déterminé à la chose dont il est parlé. Le langage est donc intrinsèquement lié au « rapport intentionnel » entre conscience et monde. Il est ce par quoi la conscience module, oriente et fixe son rapport aux choses. Mais cela n‘équivaut-il pas à dire que « signifier », pour la conscience, c‘est « fabriquer » un monde de toutes pièces? Si le rapport entre conscience et monde est premier, et que le langage permet d’articuler ce rapport, le langage n‘est-il pas « tout puissant »? Il n‘en est évidemment rien : le langage permet d‘articuler la visée de l‘objet, et ne présume en rien de la donation de celui-ci. La donation d‘un objet, Husserl l‘appelle le « remplissement intuitif » (intuitiv Erfüllung) de la « visée » (gemeint) (ou plus simplement : l‘« intuition » (Anschauung)). Dans le mode d‘énoncer et de signifier, est dit et visé tout ce qui n‘est peut-être nullement actualisé sur le mode du remplissement intuitif proprement dit. La « pensée » est alors une pensée « simplement symbolique » ou « inauthentique ».38 Husserl parle d‘une éventuelle « plénitude intuitive » parce que le rapport à l‘objet que l‘expression vise n‘implique pas en lui-même sa réalisation. Avant le remplissement, on parlera de « simple visée » de signification, ou encore de la « pensée »39 pure et simple. Dans le second cas, on parlera de la donation de la chose telle qu‘elle est visée, ou d‘intuition. Pour reprendre l‘exemple utilisé plus haut, lorsqu‘on nous affirme que « la boule est rouge » sans qu‘on soit en mesure de la voir (sans que la boule ne nous soit donnée à voir comme rouge), on 37 Recherche logique I, § 9, p. 43 [37]. Recherche logique II, § 10, p. 154 [131]. 39 Recherche logique VI, § 53, p. 201 [166] ; Recherche logique VI, § 66, p. 241[201]. 38 22 effectue une « simple visée ». On se rapporte d‘une certaine manière, en quelque sorte « à vide », de manière anticipative, à la boule comme étant rouge, mais cette visée ne reçoit aucune confirmation originaire. On « pense » sans plus qu‘elle est rouge. Mais lorsqu‘un « remplissement » de la visée de signification se produit, on parle d‘intuition. L‘objet se donne effectivement à la conscience tel qu’il était visé, il apparaît en chair et en os. La donation de l‘objet vient alors confirmer la simple visée (dans notre exemple, on constate que la boule est bel et bien rouge)40. Ce qui vaut, ici, d‘un objet sensible et tangible, vaut également d‘objectités plus complexes comme les états de choses. Je peux penser sans plus « que » ma feuille est sur la table, et je peux également voir « que » c‘est le cas, que ma feuille est bel et bien sur la table.41 En ce qui concerne le langage (dont l‘usage actif se révèle équivalent au fait de penser telle ou telle chose), le remplissement des visées de signification est quelque chose qui peut ou non avoir lieu. S‘exprimer nécessite simplement qu‘on ait une expression qui « fonctionne », c‘est-à-dire qui signifie quelque chose. Certaines expressions ne peuvent d‘ailleurs essentiellement jamais être « remplies » : les expressions contradictoires, absurdes ou impossibles entrent dans une telle catégorie. Par exemple, lorsqu‘on pense à un « cercle carré », on signifie bien une objectité (on vise quelque chose sur un mode anticipatif déterminé), mais le sens d‘une telle expression ne peut pas, a priori, trouver confirmation dans une intuition quelconque42. La nécessité d‘un « vouloir dire » pour qu‘un ensemble de signes soit expressif43 rend manifeste l’activité de la conscience intentionnelle. Il faut qu‘une conscience se rapporte aux signes pour qu‘ils puissent fonctionner comme tels : 40 Le « remplissement » de la visée de signification admet plusieurs degrés de perfection. La donation entière et totale d‘une chose n‘est souvent rien de plus qu‘un « idéal », un point de visée inatteignable, et n‘est pas nécessaire pour fonder une relative évidence. C‘est le cas, par exemple, de tout objet physique perçu, qui ne peut se donner que par « esquisses » (Abschattungen), c‘est-à-dire qui ne peut que présenter l‘un ou l‘autre de ses aspects à nos sens à la fois (pour la vue, des faces de l‘objet sont toujours absentes à un instant donné). 41 Nous pouvons aussi penser à des exemples plus complexes, comme lorsque l‘on dit : « sur ce point, nous sommes d‘accord », et que cet état de fait est effectivement donné aux auditeurs. Il ne s‘agit là de rien de « tangible », mais l‘objectité peut quand même être donnée. 42 Recherche logique II, § 19, p. 77 [67]. 43 Dans les Recherches logiques, une « expression » n‘est une expression que lorsqu‘elle est animée d‘une intention de signification. L‘étude de l‘expression se ramène à celle de l‘usage volontaire du langage en vue d‘exprimer une pensée (après tout, c‘est le discours apophantique qui est thématisé). 23 […] signs are not simple public things like rocks or trees; besides being material things, they involve the presence of mind, they involve and therefore reflect the activity that lets them be signs. By starting with signs, Husserl begins his philosophy in the most felicitous way possible, with something that is a material entity but is also saturated with the presence of thinking.44 Autrement dit, le signe fait apparaître en retour la visée intentionnelle qui l‘anime, et permet à Husserl d‘en étudier la structure. Le langage, dans sa manifestation dans le monde (à titre d‘ensemble organisés de signes, les mots) ne s‘impose pas normalement comme objet, mais pointe toujours déjà au-delà de lui-même vers ce qu‘il signifie : il résiste donc en quelque sorte au point de vue « naturaliste » puisque son mode d‘être implique d‘une certaine manière l‘intentionnalité. Le naturaliste n‘a pas accès, en tant que naturaliste, au mode d‘être, dégagé ici, du signe (et n‘a par conséquent pas réellement accès au langage) : seule la prise en compte de la visée intentionnelle, et donc de l‘ouverture de la conscience au monde, permet d‘expliquer sa nature. Les « mots » (audibles, écrits) ne peuvent nous renvoyer au langage qu‘en autant que celui-ci a lieu dans la visée intentionnelle d‘une conscience. Le phénomène langagier s‘avère donc tout à fait remarquable : la conscience « vise » le mot, mais elle va au-delà de celui-ci en tant qu‘objet physique lorsqu‘elle en comprend la signification. Elle passe « à travers » le mot pour investir sa signification, et « penser » ce qui est dit. Le signe Afin d‘être tout à fait clair par rapport au sens des termes, on peut néanmoins remarquer que par la suite, Husserl élargit l‘extension du concept d‘ « expression » (Ausdruck) pour englober tout ce qui manifeste une vie intentionnelle quelconque. Dans Expérience et jugement, par exemple, toute trace d‘une activité intentionnelle, de même que tout corps organisé qui « manifeste » une conscience intentionnelle, peut être conçu comme l‘expression d‘un « sens ». Le sens ne peut, dans ce cas, être restreint à la signification langagière. Pourquoi élargir ainsi l‘extension du concept? Ce que Husserl fait ressortir, c‘est la différence entre ce qui relève à proprement parler du corporel – le réel matériel, qui peut être perçu par les sens – et ce qui relève du spirituel – ce qui doit son existence et son sens d‘être à une « intention » (trouvant son origine dans une certaine forme de conscience). Husserl souligne ce faisant la spécificité de certains phénomènes, comme la compréhension du sens d‘un outil, qui éveille le « souvenir » des hommes qui l‘ont fabriqué dans un certain but (ou pour qui il doit être déterminé); comme également l‘expressivité (même confuse) qu‘a pour nous un corps organique animal. On doit préciser que cette extension du concept dépasse largement ce qui appartient à la logique apophantique ou au domaine des énoncés signifiants. Or, ce sont ces domaines que Husserl tente de définir clairement dans les Recherches logiques, et il ne considère pas encore l‘expression comme englobant toute manifestation d‘une « spiritualité ». C‘est surtout, donc, dans les Recherches logiques qu‘une étude de l‘expression est une voie privilégiée pour comprendre l’usage volontaire du langage pour exprimer quelque chose (à propos du monde, au sens large). 44 SOKOLOWSKI, Robert, Semiotics in Husserl’s Logical investigations, p. 171. 24 interagit avec la capacité de la conscience à « se diriger » vers quelque chose, et détourne la visée qui le prend d‘abord comme objet vers le signifié. « La conscience, pour ainsi dire, prend ses distances par rapport à l‘actualité immédiate »45, c‘est-à-dire par rapport au signe comme objet physique concret qui est perçu. Cette capacité à prendre une distance par rapport à ce qui se donne immédiatement est ce qui fonde (entre autres choses) la capacité de signifier, de se placer dans un rapport déterminé à un objet qui n‘est pas immédiatement « là » au sens où il nous affecterait directement par les sens, mais qui est là parce qu‘on vise « quelque chose comme quelque chose ». « [La distanciation] rend possible le fait que l‘être-image et l‘être-signe ne soient pas des prédicats réels des objets. S‘il n‘y avait pas de distanciation, la conscience serait toujours renvoyée aux prédicats réels des choses. »46 Ceci étant dit, nous n‘avons fait que les premiers pas dans notre élaboration de la théorie husserlienne du langage. Nous avons vu que les actes intentionnels sont le « nœud », le lieu où le langage a proprement lieu (ou encore : le phénomène à partir duquel il importe en premier lieu de saisir la nature du langage). Nous appellerons dorénavant le phénomène du langage au sens propre ces intentions de signification que Husserl dégage comme le nœud de l‘affaire. Il reste maintenant à rendre compte des autres manières possibles d‘envisager le langage : ce n‘est qu‘ainsi qu‘on saura si l‘on possède une conception du langage qui éclaire en retour les pré-compréhensions habituelles qu‘on en a. Le langage, composé d‘expressions, a de fait un statut ambigu (mais riche) dans la phénoménologie. Il peut tour à tour être traité comme « objectif » (les expressions entendues, lues, etc., en tant qu‘objets du monde), comme « outil » (la pensée s‘exprime dans le langage, dans le nom et le jugement), et comme « médium » (comprendre un nom ou un jugement me permet de me rapporter à l‘objet ou l‘état de chose signifié), comme « faculté » (d‘un étant parmi d‘autres, l‘humain), et 45 ULLMANN, Tamás, La genèse du sens. Signification et expérience dans la phénoménologie génétique de Husserl, p. 50. 46 ULLMANN, Tamás, La genèse du sens. Signification et expérience dans la phénoménologie génétique de Husserl, p. 53. Dans la citation, Ullmann parle de l‘être-image, parce que le même phénomène doit se produire pour qu‘on reconnaisse, par exemple, un portrait. Ce qui est donné dans la perception est reconnu comme représentant quelque chose d‘autre : l‘être-image d‘un portrait, ce qui fait de lui un portrait, implique lui aussi la présence de la conscience intentionnelle. Nous reviendrons à la section 8 sur le thème de la « distanciation » esquissé ici. 25 ainsi de suite. Les rapports possibles de la conscience à tout ce qui touche au langage sont multiples et variés. 2.2 Rapports au langage qui sont dérivés en regard du langage au sens propre 2.2.1 « La » signification de l’expression Comment comprendre ce qu‘est « une signification »? Parler de « la » signification d‘une expression donne, en effet, l‘impression qu‘on parle d‘une entité, dont le statut ontologique resterait par ailleurs incertain. La question de savoir « où » se situe « la signification » de nos énoncés, par exemple, a-t-elle le moindre sens? Retombe-t-on, chaque fois qu‘on parle de « la signification » d‘un énoncé mathématique, dans un platonisme primaire? Les développements qui précèdent auront permis de comprendre qu‘on doit saisir « la signification », aux yeux de Husserl, à partir de l‘activité du signifier, celle qu‘on vient précisément de décrire comme animant l‘expression, le langage au sens propre : les intentions de signification. « Avec Husserl, la signification n‘est définitivement plus une chose, et ce n‘est que secondairement, à titre ‗fondé‘, qu‘elle peut être un objet. Il est acquis définitivement que le signifier est une activité. »47 Le signe et la signification ne sont pas deux entités mystérieusement liées : la signification est « un acte et une modalité propre de rapport à l‘objet, qui est donc indissociable du fait d‘un exprimer »48. [Le] rapport entre le signe et le signifié n‘est ni réel (c‘est-à-dire matériellement déterminé par l‘un des éléments: l‘être-signe n‘est pas un prédicat réel), ni réductible à une genèse psychologique, il ne peut [donc] être qu‘idéal. Ce rapport idéal entre le signe et le signifié, c’est la signification.49 La signification réside dans cette visée, elle est la détermination particulière d’un rapport au monde. Pour autant qu‘un tel rapport soit réitérable (ou que son accomplissement puisse être considéré comme exemplaire), il possède une « unité », une « identité ». Chaque acte concret de signifier, envisagé comme exemplaire, se tient donc « au-delà » de lui-même. 47 BENOIST, Jocelyn, Intentionalité et langage dans les Recherches logiques de Husserl, p. 41. BENOIST, Jocelyn, Intentionalité et langage dans les Recherches logiques de Husserl, p. 45. 49 ULLMANN, Tamás, La genèse du sens. Signification et expérience dans la phénoménologie génétique de Husserl, p. 52. 48 26 La signification est certes le sens de l‘intention (significative). Mais l‘unité de ce sens, en tant qu‘unité idéale […], se tient au-delà de l‘effectivité des différents actes signifiants qui la mettent en jeu.50 […] là où nous vivons dans [la compréhension du mot], il exprime, et exprime toujours la même chose, qu‘il soit adressé à quelqu‘un ou non.51 L‘unité et l‘identité de l‘intention de signification, de cet acte concret en tant qu‘on l‘envisage comme réitérable et exemplaire, est son idéalité. C‘est ainsi qu‘on en vient à parler de la signification (une et la même) d‘une expression. Reprenons le tout à partir d‘un exemple. Lorsqu‘une personne s‘exprime en disant « la boule est rouge », la phrase ne « signifie » pas « sa pensée » (au sens d‘une activité cérébrale ou psychique), ou sa « représentation » de la boule (une sorte d‘« image mentale » qu‘elle posséderait de la boule). La phrase, comme expression, enjoint à la conscience d‘investir une « visée intentionnelle » de la boule comme rouge. La phrase (comme chose physique) est ce par quoi la conscience passe pour accomplir une intention de signification. Cette visée elle-même possède une unité, en tant que rapport déterminé (« en tant que rouge ») à un objet du monde (« la boule »). La « pensée se cherche et se trouve à travers son objet: c‘est d‘emblée, ou originairement, que la pensée est rapport d‘ouverture à l‘objet, donc que la signification a une référence objective. »52 Pour autant que cette visée soit comprise comme réitérable, elle peut être vue comme exemplaire. Ce qui peut se répéter tel quel possède à la fois unité et identité : c‘est ce qui permet d‘en faire quelque chose d‘« un », identique à soi : un objet idéal. Cet « objet » (si l‘on donne à ce mot un sens suffisamment large, comme ce à quoi on peut se rapporter), est « idéal », en ce sens qu‘il peut être « atteint » (réitéré) comme le même à n‘importe quel moment, et n‘importe où. Il se met à valoir indépendamment de la personne concrète qui l‘a effectué. Pour autant qu‘un acte de signifier est vu comme exemplaire de la visée qu‘il est, il peut devenir objet idéal, et être considéré comme indépendant de tout ancrage facticiel. C‘est en ce sens qu‘on peut dire qu‘il « se tient au-delà de l‘effectivité » de l‘acte où il a lieu. Maintenant que le statut de la signification idéale (« appartenant » en un certain sens au langage) est éclairci, il importe de clarifier un point que nous avions volontairement laissé dans l‘ombre. 50 BENOIST, Jocelyn, Entre acte et sens, p. 24. Recherche logique I, § 8, p. 40 [35]. Nous soulignons. 52 RICHIR, Marc, « Le problème de la logique pure. De Husserl à une nouvelle position phénoménologique », p. 506. 51 27 Pourquoi, dans la mesure où Husserl élabore une conception du langage, n‘a-t-on pas encore parlé de « communication »? A-t-on fait du langage, depuis le départ et sans s‘en rendre compte, quelque chose de « solipsiste », alors que le langage sert bien plutôt manifestement à communiquer les uns avec les autres? Et si ce n‘est pas le cas, si la conception du langage développée jusqu‘ici permet de rendre compte, mais à neuf, de la possibilité de quelque chose comme la « communication », de quelle manière doit-on comprendre cette dernière? 2.2.2 Exclusion de la « fonction de manifestation » La première raison qu‘a Husserl d‘exclure le rôle communicatif du langage est qu‘il implique un danger d‘équivoque. Husserl remarque de fait, lorsqu‘il s‘agit de comprendre comment l‘expression peut fonder un savoir indubitable et universel, qu‘il y a un danger qu‘il est impératif d‘éviter. Si l‘expression comme acte de signifier est (par définition) toujours porteuse d‘une signification, cela ne l‘empêche pas de pouvoir jouer en même temps le rôle d‘indice, pour autant que cet acte soit public. Husserl relève en effet qu‘un discours, en tant qu‘il s‘effectue en présence d‘autres personnes, implique une certaine duplicité de fonction qui menace d‘entacher d‘équivoque les expressions du langage : l‘expression y est toujours accompagnée d‘une fonction de manifestation (kundgebende Funktion)53. Une expression, dans un cadre communicatif, est toujours en même temps la manifestation d‘une pensée (au sens psychique), tout dépendant de la manière dont un auditeur se rapporte à l‘expression. Essayons, à l‘aide d‘un exemple, de comprendre plus clairement ce que Husserl cherche à exclure, dans sa caractérisation de l‘essentiel du langage. Lorsque quelqu‘un dit : « cette boîte est lourde », sa phrase peut d‘abord être vue comme un indice permettant de croire et supposer que cette personne accomplit l‘énoncé. Cette personne doit penser que cette boîte est lourde. Un auditeur qui vise intentionnellement l‘expression sous ce mode en ferait un « indice », au lieu d‘une expression à strictement parler. Il ne prendrait plus la phrase simplement en tant qu‘elle signifie quelque chose, mais en tant qu‘elle révèle ou indique un état de fait supposé ou possible (la pensée réelle du locuteur). La série de mots prononcée est ainsi « dénaturée » : l‘auditeur, dans sa manière de la viser, la prend d‘une manière particulière, qui en fait un indice et non plus une expression54. Or, ce qu‘un indice indique est par essence équivoque : on ne peut que supposer ce à quoi un indice renvoie, tandis que l‘expression veut dire ce qu‘elle dit. 53 54 Recherche logique I, § 7, p. 38 [33] Cf. ci-haut, Section 2.1.1. 28 Le rapport de l‘indice à l‘indiqué n‘est pas le même que celui entre l‘expression et sa signification. Expression et signification ne sont pas séparables; indice (phrase) et indiqué (pensée du locuteur) le sont55. L‘auditeur qui perçoit les sons émis peut, en revanche, les voir comme une invitation à accomplir, lui aussi, le sens de l‘énoncé.56 C‘est-à-dire que lorsqu‘il entend la personne affirmer que la boîte est lourde, il peut penser sans plus que la boîte est lourde : le fait que la personne pense ou non ce qu‘elle dit ne nous intéresse alors pas du tout. C‘est ce qui se produit le plus souvent, lorsqu‘on écoute « sans plus », spontanément, ce que les gens disent, et qu‘on se rapporte directement et sans en douter à ce qu‘ils expriment. On accomplit avec eux l‘intention de signification, on comprend spontanément le contenu de sens de ce qu‘ils affirment. C‘est dans une telle situation que l‘expression fonctionne, au sens le plus propre, comme expression. Mais la première éventualité subsiste toujours, et c‘est là que réside la duplicité de fonction. La fonction « première » (naturelle et spontanée) de l‘expression est celle de la compréhension : les mots enjoignent d‘accomplir la signification de l‘énoncé, c‘est-à-dire de se rapporter à la boîte en tant que lourde. Mais le fait qu‘une personne énonce cela manifeste en même temps qu‘elle considère que la boîte est lourde : « L‘auditeur perçoit que le sujet parlant extériorise certains vécus psychiques, et, dans cette mesure, il perçoit aussi ces vécus […] »57. C‘est là une fonction « secondaire » et dérivée. L‘expression d‘une connaissance est donc toujours en même temps l’indice ou l’indication de l‘acte psychique (réel) que la personne qui parle accomplit. Or, Husserl voit dans cette fonction indicative un danger d‘équivoque. En effet, on a vu que le lien entre l‘indice et ce dont il est l‘indice est accidentel, et concerne des réalités contingentes : prendre une expression comme l‘indice de ce que quelqu‘un pense est sans doute habituel et normal, mais il s‘agit d‘une inférence qui a toujours un caractère hypothétique (puisqu‘elle concerne un fait), et d‘une présomption d‘existence. On peut toujours spéculer dans une certaine mesure sur les pensées 55 Sans faire intervenir dans tous les enjeux qui se rattachent à cette question, on peut voir que la possibilité de percevoir un mensonge ou de l‘ironie, par exemple, tient à cette distinction. Supposer que quelqu‘un ment revient à traiter l‘expression comme un indice (plus ou moins trompeur) de quelque chose qu‘il pense, et qui diffère de la signification propre de l‘expression. 56 SOKOLOWSKI, Robert, Presence and Absence: A Philosophical Investigation of Language and Being, p. 100. 57 Recherche logique I, § 7, p. 39 [34]. 29 (réelles) que cache un discours donné. En revanche, ce que signifient les mots employés par la personne qui énonce un jugement est déterminé (pour elle) au moment où elle les emploie, pour autant qu‘elle les emploie de façon rigoureuse. Rappelons, en effet, que Husserl cherche à comprendre la possibilité de la logique, et non à faire valoir tous les subterfuges rendus possibles par le langage. Si l‘on juge de quelque chose (et, éventuellement, si l‘on prend même la peine de réeffectuer le même jugement pour s‘assurer de voir que le jugement que l‘on pose est bel et bien valable), on sera en mesure de voir que l’acte de signification possède une unité et une identité. C‘est, pour ainsi dire, la visée de signification elle-même qui nous intéresse : pas l‘acte psychique d‘une personne réelle. Ainsi donc, la communication, pour autant qu‘elle s‘effectue au sens premier (pour autant que l‘auditeur se rapporte dans le même sens que le locuteur à ce dont il est parlé), advient comme si chacun, de son côté et pour soi, effectuait le même rapport à la chose. Le rapport intentionnel signifié par une expression est d‘emblée quelque chose que quelqu‘un d‘autre peut accomplir. Le fait de « transmettre » ou « communiquer » cette intention de signification n‘est pas essentiel si l‘on s‘intéresse à ce en quoi elle consiste. La transmission d‘une intention de signification réussit là où elle s‘efface entièrement, en tant que communication ostensible dans le monde public, devant le signifié. C‘est pourquoi, en un sens, Husserl prend tout à fait en compte, bien qu‘indirectement, la nature intersubjective du langage, et ce même quand il fait de la communication quelque chose d‘inessentiel en regard de sa nature. Viser en commun une objectité de la même manière est toujours possible, c‘est même là une possibilité inhérente au langage : mais dans la mesure où le sens déterminé de l’expression risque d‘être perdu, mal compris ou mal interprété par l‘autre, il est préférable de chercher l‘essence du langage dans le discours solitaire. En effet, Husserl, qui veut déterminer les conditions de possibilité d‘un discours scientifique rationnel tout à fait univoque, et qui identifie le risque d‘équivocité inhérent aux actes publics de communication, se tourne vers le discours solitaire58. Son but est d‘exclure quelque chose qui n‘est pas essentiel en regard du signifier lui-même, et qui à la limite entache d‘imprécision le discours expressif. Dans le discours solitaire, l‘expression n‘a plus sa fonction de manifestation 58 « C‘est dans un langage sans communication, dans un discours monologué, dans la voix absolument basse de la "vie solitaire de l‘âme" (im einsamen Seelenleben) qu‘il faut traquer la pureté inentamée de l‘expression » [DERRIDA, Jacques, La voix et le phénomène, p. 22]. 30 (accidentelle), mais conserve sa fonction première de compréhension et d‘articulation de la pensée. Autrement dit, quand nous-mêmes nous exprimons quelque chose, nous ne prenons pas ce que nous disons comme un indice de ce qu‘on pense, mais on emploie le langage afin de penser59 (on vit dans la compréhension du sens des mots). C‘est pourquoi le discours solitaire peut être considéré comme une forme « épurée » d‘expression, où seules la formulation et l‘articulation de la pensée entrent en jeu. C‘est ce type de discours qui pourrait, donc, fonder une science réellement rigoureuse. Encore une fois, il importe de remarquer que la communication n‘est pas du fait même exclue de la conception du langage ainsi ébauchée : les actes de signification, en tant qu‘ils sont à chaque fois envisagés comme exemplaires, impliquent de manière intrinsèque la possibilité que plus d‘une conscience les effectue. On a déjà vu que l‘acte effectif se dépassait lui-même vers l‘identité et l‘unité du rapport en lequel il consiste. La possibilité de se rapporter en commun et de la même manière à quelque chose est tout à fait présente dans la « théorie » husserlienne du langage. Paradoxalement, Husserl gagne la possibilité d‘un tel « rapport en commun à » une chose à partir du discours solitaire.60 2.2.3 L’énoncé, la proposition, le jugement Le discours solitaire est privilégié par Husserl, parce qu‘en lui le danger d‘équivoque de l‘expression accomplie est pour ainsi dire absent. Employer un mot par soi-même suppose, par 59 La question de savoir si, aux yeux de Husserl, le détour par le langage est nécessaire sera abordée plus loin. Il ne s‘agit pas ici d‘affirmer que la position de Husserl n‘a rien de problématique. En effet, le rapport à l‘expression que privilégie Husserl, celui qui a lieu dans le discours solitaire, est un cas « idéal » et presque limite. Cela ressortira, par exemple, lorsqu‘on abordera le rapport à la tradition. Se « rapporter à des expressions » et « en comprendre le sens » sont des activités qui sont problématiques lorsqu‘on a affaire à des énoncés plus ou moins étrangers (parce qu‘on ne les a pas soi-même écrits ou pensés, parce qu‘on est plus ou moins « au clair » avec le sens des mots qu‘on emploie, ou parce que le sens même des énoncés est rendu difficile d‘accès pour cause d‘éloignement temporel ou culturel). C‘est pourquoi la manière de se rapporter à des expressions deviendra importante : un rapport plus passif aux énoncés nous fait courir le risque de la fausseté, de la confusion, de l‘obscurité, etc., tandis qu‘un rapport actif aux énoncés permet d‘assurer la vérité, la clarté et la distinction du contenu de sens véhiculé. Mais la question reste de savoir jusqu’à quel point nous sommes au clair avec la signification des mots que nous-mêmes employons. Heidegger, par exemple, considère que nous ne savons la plupart du temps pas clairement ce que les mots que nous employons signifient, parce que nous sommes coupés de la racine (l‘expérience originaire) qui leur donne leur sens. 60 31 exemple, qu‘on soit conscient du sens qu‘on lui attribue (même si, par hasard, on se trompait)61. Ainsi, le langage solitaire apparaît comme le langage « univoque » par excellence. Mais il s‘agit peut-être là d‘une apparence trompeuse. De fait, Husserl, dès les Recherches logiques, établit une distinction entre un rapport passif aux expressions et une manière active de signifier.62 Il s‘agit là d‘un point tout à fait crucial, dont la portée n‘a peut-être pas été entièrement saisie dès le départ par Husserl, et que nous tenterons de mettre en relief à partir d‘une distinction entre énoncé, proposition et jugement. La section précédente a permis d‘exclure la fonction de manifestation (qui prend sa source dans le fait de considérer l‘expression comme l‘indice d‘une pensée réelle et contingente) et d‘envisager l‘expression uniquement du point de vue de son sens, de ce qu’elle dit. L‘expression devient considérée comme porteuse d‘un sens, d‘une signification qui lui est propre, et ce sens est lié à l‘expression d‘une manière nécessaire. La signification exprimée, qui est « toujours la même », est le rapport à une objectité dans lequel la conscience se place lorsque l‘expression est comprise. Plus précisément, l‘expression est une expression, n‘advient comme telle, que pour autant que la conscience s’ouvre à l’objectité selon le rapport en question. Cependant, même en vivant dans la compréhension de ce qui est dit, c‘est-à-dire en se rapportant de la manière déterminée par l‘expression à la chose dont il est question, plusieurs possibilités restent ouvertes. De ces différentes possibilités, on peut tirer une distinction entre énoncé, proposition et jugement, qui permettra de comprendre la différence entre un rapport passif et un rapport actif au langage. Le but, ici, est d‘identifier des modifications d‘ordre intentionnel pouvant survenir lorsqu‘on comprend une phrase, et non de préciser le lexique employé par Husserl. Les appellations « énoncé », « proposition » et « jugement » nous serviront à distinguer les différents rapports intentionnels dans lesquels la conscience peut se placer, face à une expression. 61 Si l‘on emploie de manière erronée le mot « puéril » pour signifier autre chose que « enfantin », il n‘empêche que l‘intention de signification n‘est pas équivoque pour soi-même. Une personne avec qui l‘on discute peut nous reprendre en se rendant compte de notre erreur, mais l‘intention de signification elle-même était, pour la personne qui parle, univoque. 62 Husserl se penche sur cette question surtout dans l‘optique où il cherche à garantir la « rigueur » et la validité des énoncés. Il s‘intéresse donc dans un premier temps au rapport passif comme à quelque chose qui menace ou entrave un rapport actif au langage : mais ce dernier est toujours, à ses yeux, possible en principe. 32 Quand vient le temps de nommer une phrase de la forme « S est p », les termes « énoncé », « proposition » et « jugement » peuvent tous être considérés comme valables63. Il est néanmoins possible, en tentant d‘assigner à chaque mot un sens distinct, de faire ressortir des différences significatives dans la manière de se rapporter au sens de ce qui est dit. Reprenons un exemple employé plus haut. En entendant dire « la boîte est lourde », et en comprenant le sens des mots, on peut accepter sans plus le fait que la boîte est lourde (ce qu‘on considérera comme « l‘énoncé »). Mais on peut aussi considérer la phrase comme une proposition, c‘est-à-dire suspendre notre assentiment à ce qui est dit, et prendre l‘énoncé comme proposant64 que « la boîte est lourde ». On vit alors dans la compréhension des mots, mais on ne juge pas avec le locuteur que cela est bel et bien le cas, que la boîte est effectivement lourde. Ici, il ne s‘agit pas d‘un effet de la fonction de manifestation de l‘expression, parce qu‘on ne s‘intéresse pas à la « pensée » réelle du locuteur, mais bien au sens de ce qui est dit, ou plutôt à l‘objet tel qu‘il est visé par l‘énoncé. Autrement dit, retirer son « premier assentiment » (un assentiment naturel, spontané, presque passif, à l‘énoncé) pour faire de l‘énoncé une « simple proposition » n‘équivaut pas à cesser de vivre dans la compréhension de l‘énoncé. Il s‘agit d‘un « retrait » moins important : l‘expression veut encore dire quelque chose, la compréhension a lieu, mais on n‘y donne plus l‘assentiment. Une telle différence dans la façon de se rapporter au discours apparaît clairement, par exemple, selon qu‘on écoute une personne digne de confiance, ou à l‘inverse un ami reconnu pour exagérer. Lorsqu‘une personne digne de confiance s‘exprime au sujet d‘un objet, d‘un événement, ou d‘un état de choses, on adhère spontanément à ce qu‘elle décrit ou au récit qu‘elle fait. L‘intérêt du destinataire se porte naturellement vers la chose dont le locuteur parle et vers ce qu‘il en dit, et il l’accepte sans plus. Pour le dire autrement, le locuteur exprime sa pensée par rapport à quelque chose (il vise cet objet comme ceci ou cela, il pense que S est p, etc.) et l‘auditeur se place à son tour dans le même rapport aux objets ou aux événements dont il est question. Il accepte spontanément, dans un « premier assentiment », ce que le locuteur affirme : 63 Étant donné ce qui précède, il faut garder en tête le fait que ces noms désignent d‘abord et avant tout des actions de la conscience qui, en tant que réitérables et identifiables, ont une unité qui leur permet d‘être nommées. 64 Le verbe « proposer » est employé, ici, dans le sens de « présenter quelque chose à l‘examen de quelqu‘un (sans l‘imposer) » C.N.R.T.L., http://www.cnrtl.fr/definition/proposer, consulté le 12 juin 2012. 33 […] quand nous effectuons normalement un acte d‘expression comme tel, nous ne vivons pas dans les actes qui constituent l‘expression en tant qu‘objet physique; notre « intérêt » n‘appartient pas à cet objet, nous vivons au contraire dans les actes signifiants, nous sommes exclusivement tournés vers l‘objet qui apparaît en eux, c‘est cet objet que nous avons en vue, c‘est lui que nous visons en prenant ce mot dans son sens particulier, son sens fort.65 À l‘inverse, si le locuteur n‘est pas reconnu comme digne de confiance, le destinataire a tendance à retirer ce premier assentiment qu‘il accorde aux descriptions ou aux récits. Le destinataire se tourne encore « de la même manière » vers l‘objet dont il est question, mais n’investit pas de la même façon la visée qu’il accomplit. Il en comprend le sens, mais il prend la description et le récit comme propositions : il est possible que les jugements qui lui sont suggérés soient valables ou que le récit qu‘on lui fait soit véridique, mais il n‘en sait rien. Il vise la chose dont il est question sans s‘investir jusqu‘au bout dans cette visée. Cette attitude peut être considérée comme un retrait du premier assentiment naturel et spontané.66 Pour résumer, associons au premier assentiment spontané le terme « énoncé », et au rapport modifié, résultant du retrait de ce premier assentiment, « la proposition ». En distinguant l‘énoncé de la proposition, on a en fait séparé deux rapports intentionnels possibles lorsque la compréhension de la phrase a lieu (on n‘a pas distingué deux « entités » absolument distinctes, l‘énoncé d‘une part et le jugement de l‘autre) : le premier serait celui de la simple réception passive de l‘énoncé, qui consiste à « accepter simplement la communication d‘une idée »67; le second serait celui où l‘on considère l‘énoncé comme étant une « simple proposition » : on accomplit la même « pensée », mais avec du recul, comme si on habitait une pensée qui n‘est pas nôtre, ou que l‘on n‘a pas encore faite nôtre. Un troisième rapport peut s‘établir, au même titre que les deux précédents : celui où l‘on donne son assentiment à l‘énoncé après examen et réflexion. Un « jugement » proprement dit serait celui dont on se rend responsable, ce qui exige une prise en charge active du sens de l‘énoncé. 65 Recherche logique V, § 19, p. 214 [408-409]. SOKOLOWSKI, Robert, Presence and Absence: A Philosophical Investigation of Language and Being p. 102 : ―[the person sceptical about a proposition] carries out the articulation but annuls assent: this means that [the person doubting the proposition] follows the signal in "is" but also, explicitly, looks at "is" as a signal. Paul [who believed what he heard] just followed the signal, Jonathan [who was sceptical] also makes it thematic as a signal.‖ 67 Recherche logique V, § 29, p. 256 [447]. 66 34 Nous approfondissons, en réfléchissant, ce que l‘autre veut dire; ce qui nous a été d‘abord simplement proposé ne doit pas demeurer en suspens, nous le mettons en question, nous visons à une décision. Et c‘est alors qu‘intervient la décision, l‘assentiment approbatif lui-même, dès lors nous jugeons nous-mêmes, et en accord avec l‘autre.68 Les « énoncés » d‘une science doivent être mis à l‘épreuve, et non simplement acceptés bêtement, si l‘on souhaite fournir à la science des bases solides. Mais ces considérations font en même temps ressortir un « danger » qui est inhérent au langage lui-même (au langage au sens propre). La lecture passive, le fait de « parler » sans vraiment réfléchir, le fait de reprendre sans question des formules toutes faites, etc. : ce genre de phénomène n‘a rien d‘accidentel mais est essentiellement lié à la nature des expressions. Le rapport passif à ce qui est dit est pour ainsi dire la possibilité « première » et naturelle, celle qu‘il s‘agit chaque fois de dépasser pour se rendre responsable de ce que l‘on affirme. Le langage, par sa nature même, comporte un danger parce qu‘il nous dispense potentiellement de juger distinctement, tout en affirmant sans plus telle ou telle chose dans la confusion. Dans le juger qui s‘exprime dans le langage, l‘effectuation explicite du juger, effectuation qui accompagne les indications, s‘appelle à bon droit: « Juger effectivement et à proprement parler »; car cette effectuation seule a le caractère essentiel de l‘originel dans lequel le jugement est donné originaliter en tant que jugement lui-même, alors que, ce qui est ici la même chose, il est construit « syntaxiquement » dans l‘action effective et proprement dite de celui qui juge.69 La distinction entre « énoncé », « proposition » et « jugement » vise à faire ressortir le fait qu‘au sein même du signifier au sens propre, la passivité et l‘activité sont deux possibilités ouvertes. La reprise active et pour soi d‘un énoncé n‘est pas l‘attitude première et naturelle de celui qui énonce. Ce thème, abordé déjà dans les Recherches logiques, vise seulement à spécifier, comme en passant, qu‘une science comme la logique ne peut être véritablement fondée que si les énoncés qui la constituent sont effectivement et activement accomplis, comme jugements. Par contre, le problème menace de devenir plus fondamental lorsqu‘on considère que toute vie intellectuelle s‘effectue en rapport à la tradition, à ce que d‘autres ont dit, et par conséquent à des énoncés dont le sens nous est d‘emblée étranger. Ce n‘est donc pas un hasard si la chose préoccupe toujours Husserl à l‘époque de la Krisis (1934-37), parce que l‘histoire et l‘inscription du philosophe dans sa tradition 68 69 Recherche logique V, § 29, p. 256 [448]. Logique formelle et logique transcendantale, § 16, p. 84 [54]. 35 y sont abordées. De manière générale, il faut être attentif au type de « modification intentionnelle » comme celles dont il a été question ici, impliquant le retrait puis l‘accord actif de l‘assentiment. On peut faire remarquer encore autre chose. Une philosophie du langage qui partirait, par exemple, d‘« énoncés » formalisés complètement abstraits de tout contexte, en tentant de comprendre comment ceux-ci peuvent être vrais ou faux, ou comment l‘agencement des mots « possède » un « sens », ferait peut-être d’emblée fausse route. La manière dont Husserl pense le langage permet de comprendre que c‘est la visée concrète de la chose, selon le mode déterminé que suggère l’énoncé, qui permet à la chose de se donner ou non dans l‘évidence. C‘est donc d‘abord et avant tout dans la possibilité d‘un remplissement intuitif que l‘épreuve de la vérité ou fausseté du jugement peut s‘effectuer. « Le sens » ou « la signification », par ailleurs, ne sont pas des entités au statut ontologique flou, qui se rattachent mystérieusement à des objets particuliers (les mots)70. C‘est la visée elle-même, selon le rapport déterminé au monde dans lequel elle se place, qui est « signifiante ». La pensée « n‘est que dans ce rapport, elle n‘est même que ce rapport (= logos), cet écart constitutif de son objet »71. Parler de « la signification » d‘une phrase, comme s‘il s‘agissait d‘une « propriété » qui lui appartient (abstraitement), aurait en ce sens quelque chose de trompeur. Le sens du mot n‘est pas sa propriété, puisqu‘elle lui vient de la manière dont il est employé par une conscience pensante pour viser le monde selon un mode déterminé. Nous sommes donc en mesure de comprendre la difficulté qu‘il y aurait à saisir, par exemple, « la signification » d‘un énoncé de prime abord abstrait. La signification d‘un énoncé qui ne serait qu‘une « construction » artificielle (n‘ayant jamais signifié concrètement quoi que ce soit pour quiconque)72 serait en effet problématique : la signification n‘est pas « quelque chose » (au statut ontologique indéterminé) qui est associé à l‘objet linguistique « phrase ». C‘est dans l’intention de 70 Préjugé que Quine dénonce également dans « Two Dogmas of Empiricism », p. 22. ―…meanings themselves, as obscure intermediary entities, may well be abandoned‖. 71 RICHIR, Marc, « Le problème de la logique pure. De Husserl à une nouvelle position phénoménologique », p. 506. 72 Quine, dans « Two Dogmas of Empiricism », prend son point de départ dans de telles analyses portant sur des énoncés abstraits (« No bachelor is married » ; « No unmarried man is married »). Quine montre qu‘il est vain de chercher à déterminer quelles propriétés formelles de l’énoncé lui-même (et des termes qui le composent) lui donnent sa valeur de vérité. L‘erreur qu‘il met en évidence, c‘est qu‘il est ainsi fait abstraction de l‘usage de l’énoncé pour dire quelque chose du monde. Bien sûr, la théorie qu‘avance Quine diverge en plusieurs points par rapport à celle de Husserl, mais les deux penseurs ont ceci en commun qu‘ils soulignent l‘absurdité de traiter le langage comme une entité autonome, abstraction faite de ce qu‘il dit du monde. 36 signification qui l’anime qu‘a lieu le « sens » d‘une phrase. L‘« énoncé » abstrait n‘a finalement que la forme de l‘énoncé, mais il lui manque tout ce qui fait d‘une expression qu‘elle est effectivement une expression : le rapport intentionnel d‘une conscience au monde. 2.3 Le caractère accessoire des signes La théorie husserlienne du langage commence à prendre forme : nous avons vu que l’expression comme acte de signifier devait être au centre de notre compréhension du langage. Nous avons ensuite compris le sens de « l‘idéalité » de la signification : elle vient du fait que tout rapport déterminé à une objectité possède une unité réitérable. De plus, nous avons vu que le privilège de l‘acte de signifier n‘exclut en rien le rapport intersubjectif au monde, même si le langage n‘est pas envisagé du point de vue de la communication. Enfin, la distinction entre l‘usage passif et l‘usage actif du langage permet de solidifier, aux yeux de Husserl, l‘assise théorique de la logique, ce qui devrait lui permettre de fonder correctement toutes les sciences. Il reste cependant un dernier « problème » qu‘il lui faut régler : celui de la facticité des langues. Or, il s‘agit encore une fois manifestement d‘un problème crucial en regard de la question directrice du présent travail. L‘influence d‘une langue irréductiblement facticielle sur la donation du monde serait une menace pour la possibilité d‘une science absolument rigoureuse et universelle. Husserl voit clairement, en effet, qu‘une logique qui ne vaudrait que pour les Allemands, à telle ou telle époque, n‘aurait rien d‘une « base solide » pour une science. Husserl va se pencher sur le caractère « accessoire » des signes, dans le but de faire ressortir comme inessentiel tout ancrage facticiel d‘un acte de signification (toute situation historique, tout lien nécessaire à telle ou telle langue). Pour ce faire, Husserl procède à la distinction complète entre, d‘une part, l‘acte intentionnel qui anime le signe expressif et, d‘autre part, ce signe lui-même en tant que facette « physique » (ou matérielle) de l‘expression : […] le phénomène concret de l‘expression animée d‘un sens (sinnbelebten) s‘articule comme suit: d‘une part, le phénomène physique où l‘expression se constitue selon son aspect physique, et, d‘autre part, les actes qui lui donnent la signification, et, éventuellement, sa plénitude intuitive, et où se constitue sa référence à une objectité exprimée. 73 Un agencement de signes employé pour s‘exprimer a un caractère accidentel en regard du sens exprimé. Les sonorités particulières d‘un mot n‘ont « rien à voir » avec le sens qu‘on donne au mot 73 Recherche logique I, § 9, pp. 42-43 [37]. 37 lorsqu‘on le comprend ou qu‘on l‘emploie. On peut le voir d‘au moins deux façons : d‘abord, on peut tout aussi bien lire ou écrire le mot pour signifier la même chose74. Or, physiquement parlant, le rapport entre les caractéristiques d‘un son et celles du mot écrit est purement conventionnel, donc contingent; il varie d‘ailleurs selon les dialectes d‘une même langue. Ensuite, on peut signifier (dans la plupart des cas) la même chose dans plus d‘une langue, et les caractères physiques des signes de ces langues peuvent différer du tout au tout sans que la signification elle-même en soit affectée. Ainsi, si un mot (écrit ou sonore) signifie ce qu‘il signifie, ce n‘est pas en raison de ses propriétés physiques de signe, mais à cause de l‘usage (conventionnel) qu‘on en fait. Le mot « deux » ne signifie pas le nombre qu‘il signifie parce que les lettres « e », « u », « x » et « d » s‘y retrouvent, et dans tel ordre précis. Bien plutôt, tel mot signifie telle chose parce qu‘en s‘y rapportant on accomplit tel acte intentionnel. Puisque les traits particuliers d‘une « unité signitive », c‘est-à-dire d‘une « expression » considérée du point de vue physique, n‘ont « rien à voir » avec l‘intention de signification qui les anime, il est tentant de considérer cet ensemble de signes comme inessentiel. La présence de tel ou tel son n‘est pas nécessaire pour qu‘on signifie que « 2 + 2 = 4 », pas plus que la présence de tel ou tel ensemble de traces écrites. Ce qui est montré comme inessentiel, dans ce qui précède, c‘est la présence de tel signe donné pour qu‘une intention de signification donnée puisse avoir lieu : n‘importe quel signe pourrait tout aussi bien servir le même but. C‘est pourquoi Husserl peut considérer le signe comme contingent ou inessentiel eu égard à l‘intention de signification qui « passe par lui » pour s‘accomplir. Or, les actes de signification, lorsqu‘on les affranchit de leur lien avec des signes réels contingents, peuvent être considérés comme indépendants, en un autre sens encore, des langues facticielles. Et puisque les intentions de signification ne dépendent pas de la matérialité de l‘expression qu‘elles animent, il 74 On peut également envisager la possibilité d‘imaginer le mot : dans le discours solitaire qui n‘est pas prononcé ou écrit, les « mots » ont une certaine présence, mais il semble qu‘on n‘ait pas besoin de les former d‘une manière aussi distincte et précise (la même chose vaut de leur agencement). Dans l‘imagination, on « entr‘aperçoit » presque les signes, ils ont une présence beaucoup plus fugitive et s‘effacent plus rapidement devant le signifié. Tout se passe comme si la simple possibilité d‘une visée du mot était suffisante. Il n‘empêche, ici, que le discours qui n‘est ni prononcé, ni écrit, est souvent aussi indistinct et flou. C‘est lorsqu‘on met « sur papier » on qu‘on « dit tout » haut ce qu‘on pense qu‘on est à même de vérifier la cohérence et le sens précis de ce qui n‘est d‘abord que « pensé » en un sens impropre. 38 semble qu‘elles se détachent immédiatement des particularités et contingences de la langue dont elles procèdent.75 On peut reformuler ceci de la manière suivante : on est en droit, d‘après Husserl, de considérer le langage comme transparent et parfaitement traductible (ces deux propriétés étant étroitement liées). Premièrement, le langage serait (au moins en principe) transparent quant aux possibilités qu‘il ouvre d‘exprimer le monde. Une langue n‘est pas un « carcan » qui nous enfermerait dans une vision déterminée du monde, elle est soumise aux possibilités « pures » de se rapporter librement aux objectités. Autrement dit, le langage n‘a pas « d‘épaisseur » propre qui serait insurmontable, il n‘entre pas nécessairement en jeu pour teinter ou orienter la vision du monde de la personne qui le parle. Ceci implique que deux langues différentes ne peuvent signifier le monde de manières qui soient absolument irréconciliables. Deuxièmement, donc, tout discours sur le monde est traductible sans reste. Il est universellement possible de se réapproprier un discours consigné ou formulé dans une langue étrangère pour signifier de la même manière quelque chose à propos du monde. Voilà qui semble convaincant, et qui est à tout le moins pratique si l‘on tente d‘établir la possibilité d‘une science absolument valide et universelle. On peut très bien admettre qu‘en regard de la possibilité de signifier « 2 + 2 = 4 », la présence de tels ou tels signes concrets est indifférente, inessentielle : il semble en même temps que toute langue permette de le faire. Mais est-on justifié, par conséquent, de dire que ce qui différencie, au bout du compte, l‘allemand du français, ce ne sont que les caractères qu’ils utilisent pour signifier la même chose (les choses qui font encontre au sein du monde)? Rappelons ceci : la phénoménologie statique part des objets qui sont visés (ou des visées elles-mêmes), et tente de classifier les différents types de rapports intentionnels aux objets. Ainsi donc, dans chaque exemple qu‘elle prend, la possibilité de signifier tel ou tel objet doit déjà être effectivement accomplie : ceci rend difficile, pour elle, de s‘intéresser par exemple aux énoncés dont le sens est d‘emblée problématique (comme les textes qui requièrent qu‘on les interprète). 75 Cela n‘est pas tout à fait exact, et il s‘agit d‘un des points que le présent travail s‘efforcera de faire ressortir. Un langage donné ne tire pas sa particularité de la matérialité de ses signes. Un langage donné (contingent, facticiel) ouvre un ensemble donné (contingent, facticiel) de possibilités de se rapporter (selon différents modes) au monde. Ce qui distingue une langue donnée (parmi d‘autres), ce sont le sens de ses expressions courantes, le vocabulaire qui y est usuel, les temps de verbes qu‘elle permet, etc. : toutes ces particularités renvoient en dernière analyse à des manières de signifier et penser le « monde » au sens large. Le problème n‘est pas réglé en disant que les signes sont accessoires – mais c‘est ce qu‘il s‘agira de montrer par la suite. Cf. sur ce point la section 9. 39 Les scientifiques réels, s‘adonnant à la science, doivent nécessairement utiliser l‘une ou l‘autre des langues données pour en réaliser les énoncés et raisonnements76. Mais ce fait n‘empêche pas, selon Husserl, que la science, en tant que corpus d‘énoncés et raisonnements, est en principe parfaitement indépendante de toute langue donnée : ceux qui visaient tel et tel objet, dans leur langue, pourraient très bien en droit ré-accomplir à l‘aide d‘une autre langue ces mêmes visées. Pour autant qu‘un objet soit donné, la langue concrète utilisée pour s‘y rapporter est inessentielle.77 Mais Husserl va plus loin, lorsqu‘il met en doute qu‘il puisse être essentiel de passer par un signe (en général) pour accomplir une intention de signification et penser le monde. Il avance en effet que le signe « pourrait même disparaître complètement »78. Pour le dire autrement, il suppose la possibilité d‘une « connaissance sans parole »79. Une telle hypothèse est pratique, en ce qu‘elle permet à la limite de détacher encore plus parfaitement « la pensée » des langues réelles (à qui on reproche leur facticité, leur caractère contingent, leur « découpage » du monde arbitraire et particulier). S‘il s‘avérait qu‘on puisse effectivement connaître sans parole, et que le détour par les signes n‘était pas nécessaire, alors force serait d‘admettre que l‘intention de signification comme telle n‘est pas dépendante de la langue concrète de la personne qui l‘accomplit. Il faudra donc voir si Husserl maintient cette hypothèse comme valable. Déjà, certains passages des Recherches logiques sont ambigus à ce propos, comme lorsque Husserl affirme dans la VIe Recherche que la « signification ne peut pas être, en quelque sorte, suspendue en l‘air, mais, pour ce qu‘elle signifie, le signe dont nous disons qu‘elle est la signification est absolument indifférent »80. Pour l‘instant, postulons avec Husserl que la facticité du langage n‘est pas problématique. Pour le Husserl des Recherches, la langue contingente que l‘on parle s‘efface devant la signification exprimée (ajoutons : « en principe », c‘est-à-dire qu‘il est toujours possible d‘exprimer dans n‘importe quelle langue la même chose). « La signification », donc, est accessible à tous et universelle. Les analyses sur le caractère accessoire du signe nous permettent de mieux justifier le 76 La question est envisagée par Husserl dans Expérience et jugement, § 47, p. 240 [234], mais aussitôt écartée : « si et dans quelle mesure toute pensée prédicative est liée aux mots, comment l‘articulation syntaxique de l‘expression est liée à l‘articulation du contenu pensé, – tout cela doit demeurer de côté ici. » 77 La condition « pour autant qu‘un objet soit donné » est d’emblée remplie dans le cas de la phénoménologie statique, puisque c‘est ce qui lui sert de point de départ. 78 Recherche logique V, § 19, p. 213 [407]. 79 Recherche logique VI, § 15, p. 79 [60]. 80 Recherche logique VI, § 26, p. 117 [92]. 40 caractère idéal de « la signification ». La réalisation d‘une intention particulière, ou encore : la visée déterminée d‘une objectité comme ceci ou cela, peut être considérée comme exemplaire, et indépendante du langage dans laquelle elle s‘inscrit en s‘exprimant. Husserl peut affirmer, sans se préoccuper de l‘ancrage historique du parler effectif, qu‘il est possible d‘accomplir à nouveau chaque intention de signification et de la vivre de manière évidente comme la même intention de signification. L‘idéalité de la signification des énoncés d‘une science comme la géométrie ou la mathématique est un fait : ce qui faisait problème, c‘était de comprendre comment des êtres contingents, en s‘exprimant dans des actes tout aussi contingents, pouvaient établir quelque chose d‘idéal, valant universellement et pour tous. La réponse peut avoir quelque chose de déconcertant, peut-être à cause de sa simplicité. Elle va comme suit : en principe, toute conscience est en mesure d‘accomplir à nouveau, et d‘une manière identique, les jugements qui composent un discours scientifique. Les intentions de signification s‘avèrent être le « noyau dur » de la théorie husserlienne du langage. Étant donné la posture phénoménologique de départ, celle qui se déploie entièrement au sein du rapport conscience-monde, le langage est loin d‘être un objet d‘étude connexe et superficiel pour la phénoménologie. Au contraire, Husserl en fait ce par quoi la « pensée » (la visée de ce qui se présente au sein du monde) s‘articule et se forme. La question qui nous guidait, celle de savoir si et comment le langage peut influencer la manière dont le monde se donne, a par conséquent reçu une réponse partielle. Le langage permet de « viser » des objets au sein du monde en les nommant, et d‘articuler des visées plus complexes, comme dans des propositions. Néanmoins, Husserl ne donne pas d‘outils pour penser de manière satisfaisante l‘influence des traits facticiels d‘une langue donnée. Il évacue plutôt le problème en s‘attardant au caractère accessoire des signes. De plus, le fait que la phénoménologie statique parte des objets qui se donnent l‘aide à évacuer une foule de questions. Par exemple, comment penser une situation où une langue ou un dialecte donné permet de nommer une réalité (un phénomène, une situation, une distinction) qui n‘est jamais nommée dans une autre langue? Comment expliquer le besoin de former certains « néologismes »? Il semble que des phénomènes nouveaux, lorsqu‘ils sont pris en vue, nécessitent qu‘on les « nomme » : Husserl nous donne-t-il les outils nécessaires pour penser ce genre de situation? Répondre à ces questions nécessitera d‘aller plus loin dans la description de sa théorie du langage. 41 3. Les fondements a priori du langage Le but premier de cette section est de clarifier, en passant par l‘idée d‘une « grammaire universelle », le lien qui unit langage et connaissance, et du même coup le mode selon lequel le langage influence et détermine la manière dont le monde se donne. À cette fin, nous montrerons d‘abord que (3.1) pour Husserl, les langues réelles ne sont que le remplissement d‘une structure a priori universelle, que met en évidence la « grammaire pure logique ». Nous explorerons ensuite de manière plus précise (3.2) quel type « d‘expression » doit être considéré comme phénomène langagier au sens propre (les expressions qui expriment une connaissance complète). Nous serons amenés, ce faisant, (3.3) à traiter de la connaissance du singulier, de l‘individu. Il apparaîtra que des formes langagières sont toujours essentiellement en jeu dans une telle connaissance. Ces développements permettront (3.4) donc de rendre encore plus manifeste l‘importance du langage dans la manière dont le monde « se donne » à la conscience. 3.1 L’armature idéale de toute langue La section précédente a permis de montrer que l‘étude du langage mène Husserl plus spécifiquement vers l‘étude des actes conférant la signification ou, ce qui est une formule équivalente, des intentions de signification. Nous avons vu que Husserl fait des signes matériels quelque chose d‘inessentiel pour que ces actes puissent être accomplis, ce qui rend en principe ces derniers indépendants de toute langue réelle. Cette indépendance, qu‘on a décrite plus haut par le biais de la transparence et de la traductibilité parfaite du langage en est une de principe. Elle n‘implique pas nécessairement qu‘on signifie ou qu‘on pense le monde sans recourir au langage (bien que cette possibilité soit évoquée par Husserl). Il s‘agit, de façon plus prudente, d‘affirmer que toute visée accomplie dans telle langue est universellement réitérable (et traductible sans reste). Cette interprétation tient également compte d‘une « éthique » de l‘écriture que Husserl met de l‘avant, et qui consiste à rendre le texte le plus univoque possible, en évitant les ambiguïtés prévisibles81. Sur cette base, il est possible, aux yeux de Husserl, de montrer que la manière dont les intentions de signification se structurent et s‘articulent peut être décrite comme se conformant à des 81 Cf. par exemple Idées I, § 65, p. 214 [123]; § 66, p. 216 [124]; ou Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 411; p. 423. 42 « règles grammaticales » qui s‘appliquent à toute langue possible : autrement dit, on aurait là une grammaire de la pensée comme telle. Husserl pose en effet qu‘il est possible d‘énoncer des lois a priori sur les combinaisons possibles des significations pour obtenir un discours pourvu de sens. La pensée est si essentiellement et étroitement liée au langage qu‘elle en détermine a priori les possibilités concrètes. Si tel est le cas, il faut parvenir à comprendre en quel sens langage et pensée sont liés : nous verrons que pour Husserl, le langage est en vue de la pensée (en vue de l‘établissement d‘un rapport déterminé aux objectités du monde), et c‘est ainsi que cette dernière peut déterminer a priori certaines possibilités du langage. Toute langue réelle, avec sa grammaire donnée, n‘est aux yeux de Husserl qu‘un système élaboré sur le soubassement de cette grammaire universelle et fondamentale des intentions de signification. Mais pourquoi Husserl s‘intéresse-t-il à cette grammaire universelle? Il s‘y intéresse parce que les lois d‘une telle grammaire de la pensée précèderaient en principe celles de la logique. De fait, la logique se constitue à partir du discours doté de sens (à partir du discours qui veut dire quelque chose, des expressions bien formées) : c‘est toujours la parole signifiant quelque chose qui intéresse le logicien. Ce sont donc les lois a priori de la grammaire de la pensée qui permettraient de définir (théoriquement) quels « énoncés » entrent dans le champ d‘étude de la logique. Nous verrons dans cette section que l‘accent mis par Husserl sur ce fondement a priori du langage montre bien l‘importance qu‘il accorde au point de vue formel, mais qui lui fait peut-être négliger le contenu concret de signification des énoncés. Comme nous l‘avons déjà affirmé, cette armature idéale de toute langue est manifestement importante en regard de la compréhension du langage comme tel. Les lois que Husserl entend identifier sont celles de la pensée (pure, indépendante de tout usage d‘une langue réelle donnée), et fondent tout langage contingent. Mais qu‘entend-on, au fait, lorsqu‘on parle de « lois » de la pensée? Prenons un exemple de Husserl, qui formalise l‘énoncé « cet arbre est vert » sous la forme « S est p » : [Nous pouvons remplacer S par] n‘importe quelle matière nominale, en prenant ce mot dans un sens large, et pareillement, nous pouvons, bien entendu, mettre à la place de p n‘importe quelle matière adjective: nous obtenons alors toujours une signification douée d‘unité de sens, à savoir une proposition indépendante de la forme prédonnée […]82 82 Recherche logique IV, § 10, p. 113 [319]. 43 En analysant les expressions selon leurs composantes, et en définissant le type de celles-ci (par exemple : composante ayant une fonction adjectivale; composante ayant une fonction nominale, etc.), on parvient à établir des « règles » régissant la composition et l‘assemblage des parties du discours. Pour déterminer si tel mode de composition est valable ou non, il s‘agit de décider si l‘expression ainsi obtenue possède une signification « douée d‘unité de sens »; si elle est « une proposition indépendante ». Voilà ce qu‘il faudra éclaircir par la suite. Pour l‘instant, il importe surtout pour nous d‘entrevoir le sens de la démarche qu‘Husserl esquisse. Le but est de montrer qu‘on peut dériver à partir d‘un nombre restreint de « formes primitives »83 (comme « S est p »), c‘est-à-dire des formes possibles d‘organisation des significations, les « lois » a priori qui régissent la formation du discours. Le logicien qui parviendrait à dégager ce système de lois a priori « [mettrait] à nu une armature idéale que toute langue existant effectivement […] emplit et revêt de matériaux empiriques, selon des modes différents, d‘une manière qui lui est propre. »84 Une telle affirmation montre bien à quel point Husserl considère comme secondaires les particularités des langues concrètes contingentes, et la signification donnée et facticielle des mots de celles-ci. Les langues réelles apparaissent, dans ce passage, comme ce qui vient remplir par défaut une structure qui est, elle seule, essentielle : « l‘habit » ne fait que cacher une pensée universelle qui s‘actualise à chaque fois sous une apparence différente. Cette armature idéale, qui consiste en un système de formes primitives d‘articulation et d‘agencement des significations (considérées du point de vue du type de fonction au sein de l‘expression complète et indépendante), reçoit le nom de « grammaire pure logique » (G.P.L.). Cette grammaire doit énoncer les règles permettant la formation d‘un discours « doué de sens », ou d‘un discours qui « veut dire quelque chose »85. 83 Recherche logique IV, § 13, p. 128 [333]. Recherche logique IV, § 14, p. 134 [338]. 85 On verra qu‘un discours, pour être absurde, contradictoire ou impossible, doit signifier quelque chose (être doué de sens). Il doit, autrement dit, manifester une certaine intention de signification pour pouvoir être impossible, absurde ou contradictoire. 84 44 3.2 Le discours sensé 3.2.1 Le langage comme articulation d’un rapport conscience-monde déterminé Il ne suffit évidemment pas d‘aligner des mots de façon aléatoire pour obtenir un discours au sens propre du terme. Husserl s‘intéresse donc à la manière dont on peut, a priori, distinguer entre une suite quelconque de mots et un discours qui veut dire quelque chose. Chaque fois que l‘on considère que quelqu‘un dit quelque chose, il doit le faire d‘une manière telle que les intentions de signification qu‘il combine et articule soient conformes aux règles de la G.P.L. La démarche husserlienne se comprend le mieux, dans un premier temps, négativement. Ce qui saute d‘abord aux yeux, dans la « construction » des expressions, c‘est qu‘on ne peut pas simplement aligner des mots quelconques de façon aléatoire. Comprendre ce qui fait que le « non-sens » ne veut rien dire permettra de voir, par contraste, ce qu‘accomplit le discours sensé. Comment caractériser, donc, le « non-sens »? On peut y inclure toutes les suites de mots (c‘est pourquoi on parle tout de même de langage, bien qu‘on n‘ait pas à proprement parler d‘acte de signification, ou de discours sensé) qui ne fonctionnent pas. Qu‘est-ce à dire? Simplement qu‘une intention de signification qui tenterait de les animer n‘y parviendrait pas. De telles « expressions » ne renvoient à rien au-delà d‘elles-mêmes. Nous pouvons sans doute aligner une suite de mots: quand le ou verdit, un arbre est et, etc., mais une suite de mots de ce genre n‘est pas intelligible en tant que signification une.86 Lorsqu‘on prononce la suite de mots « quand le ou verdit », on ne dit rien à propos de quoi que ce soit. On utilise certes des éléments qui, autrement employés, font partie de la langue : l‘ « expression »87 est composée de mots qu‘il est possible de comprendre un à un. Mais la suite de mots comme « tout » ne peut être comprise, ne veut rien dire. Les mots sont ordonnés ou agencés d‘une manière telle qu‘ils ne parviennent pas à fonctionner comme éléments d‘une expression. Nous sommes ici en mesure de saisir ce qu‘il faut pour qu‘une expression « veuille dire quelque chose », ou encore, pour qu‘on puisse « penser » quelque chose à l‘aide de celle-ci. L‘expression doit articuler une visée, elle doit (par l‘agencement de ses propres mots) permettre et ouvrir un 86 Recherche logique IV, § 10, p. 114 [320]. Des guillemets s‘imposent ici, puisqu‘une expression n‘est une expression que si une intention de signification l‘anime (ou peut l‘animer). 87 45 rapport déterminé à quelque chose. C‘est en ce premier sens que nous pouvons dire que la grammaire mise en évidence par Husserl fait du langage quelque chose de subordonné à la pensée. Le langage n‘est à proprement parler ce qu’il est que lorsqu‘il articule une visée déterminée du monde. Pourtant, même dans l‘ouverture d‘un tel rapport déterminé, plusieurs possibilités restent ouvertes. 3.2.2 Le domaine de la pensée De fait, tout discours exprimant une pensée n‘est pas nécessairement cohérent (on peut penser, d‘après Husserl, des choses absurdes, contradictoires et impossibles). Dans ce cas, la pensée exprimée sera fausse a priori. D‘autre part, ce qu‘on pense reste en principe soumis à l‘épreuve de la manière dont le monde se donne (ou apparaît) effectivement. Autrement dit, la capacité de penser certaines choses à propos du monde n‘implique pas nécessairement que le monde soit bel et bien tel qu‘on le pense. Dans ce second cas, le remplissement intuitif seul permettra de déterminer la fausseté de la pensée. [Le] domaine de la signification est beaucoup plus vaste que celui de l’intuition, c‘est-à-dire que le domaine total des remplissements possibles. Car, du côté des significations, s‘ajoute encore cette multiplicité illimitée de significations complexes auxquelles manque la « réalité » ou la « possibilité » […]88 Une pensée cohérente doit toujours faire l‘épreuve du monde. Ainsi, il est possible d‘affirmer que le domaine du « sens » (de la signification « pure et simple ») est plus large que le domaine de la connaissance (de l‘intention de signification qui se remplit – c‘est-à-dire le domaine de la vérité). Le domaine que la G.P.L. permet de circonscrire n‘est donc qu‘un préalable pour le logicien : il n‘est qu‘un fondement ou une base qui précède le domaine propre de la logique.89 Il est important de le souligner, puisque le rapport entre le langage et la manière dont le monde se donne est au cœur de notre question directrice. 88 Recherche logique VI, § 63, p. 230 [192] Sur ce point, Husserl semble avancer quelque chose de solide : comprendre les conditions de possibilité d‘un discours qui veut dire quelque chose peut être un prérequis pour le logicien qui souhaite être parfaitement au clair avec sa propre science. La fonction du langage qui permet d‘exprimer des connaissances du monde est tellement primordiale, aux yeux de Husserl, qu‘il affirme que « toute langue est liée à cette armature idéale; et c‘est ainsi que la recherche théorique de cette dernière doit constituer un des fondements de l‘élucidation scientifique ultime de tout langage en général. » [Recherche logique IV, § 14, p. 135 [339]]. 89 46 Le domaine du « sens », donc, est celui des « expressions grammaticales dont le sens peut être réalisé comme unité de sens »90. Autrement dit, est sensée toute expression qui, lorsqu‘on l‘anime, permet effectivement de « viser » quelque chose de déterminé (de signifier cette chose). L‘« unité » du sens est à chaque fois celle de l‘intention de signification concrète qui se réalise, de la pensée qui se rapporte d‘une manière déterminée au monde. Au domaine des expressions sensées appartient tout de même ce qui relève de la contradiction, de l‘impossibilité et de l‘absurdité. On peut même affirmer que c‘est parce que de telles expressions signifient de manière unitaire qu‘elles peuvent être absurdes, contradictoires ou relever de l‘impossible. L‘expression « un carré rond »91, lorsqu‘elle est comprise, intime à celui qui la comprend de penser à un carré qui serait en même temps rond – ce n‘est que parce qu‘elle fonctionne comme unité de signification que cette expression peut être comprise comme contradictoire (parce que l‘unité de l‘objectité que l‘expression suggère de viser apparaît comme impossible à réaliser)92. Cette possibilité de fonctionner, malgré l‘auto-contradiction de l‘expression, permet à Husserl de dire que « la signification » (en tant que moment idéalement réitérable de l‘acte de signifier) a une unité et « existe »93 bel et bien. Pour revenir sur le non-sens, on est à même de constater que « vert est ou » n‘est pas absurde, contradictoire ou impossible : l‘expression n‘implique tout simplement aucune visée qui pourrait l‘être.94 De fait, c‘est la visée elle-même qui peut être absurde, contradictoire, ou impossible. La pensée qui s‘articule et se fixe dans le langage (la visée) est donc à chaque fois le guide à partir duquel on doit penser les possibilités expressives des éléments du langage. La formation d‘expressions sensées obéit à certaines contraintes, et celles-ci proviennent de la possibilité pour un rapport au monde déterminé d‘avoir lieu. Husserl va plus loin et tente de montrer qu‘il est possible d‘exprimer ces contraintes sous forme de lois d‘essences valant a priori pour toute « combinaison » de composantes de significations (selon le genre auquel elles appartiennent). Il 90 Recherche logique IV, § 10, p. 113 [319]. Recherche logique IV, § 12, p. 121 [326]. 92 Je dois comprendre que l‘épithète « rond » est censée qualifier le sujet « carré » auquel on se réfère pour que la contrariété se manifeste. 93 Recherche logique IV, § 12, p. 122 [327] : Husserl indique par-là que son identité à soi, de même que son unité, en font quelque chose d‘effectif, un « objet » au sens large. 94 On ne peut attribuer le connecteur logique « ou » au « vert » en question – le fonctionnement interne de l‘expression est problématique à cause de l‘emplacement des termes et de leur « genre » de fonction au sein du langage. Le mot « ou » a en lui-même un sens que sa position dans la phrase dément. 91 47 s‘agit donc, pour la G.P.L., d‘énoncer les lois générales, qui valent de manière idéale, eu égard à l‘ordonnancement d‘un discours sensé. 3.2.3 La connaissance « complète » Husserl prend explicitement en compte le besoin d‘un acte qui l‘anime pour qu‘une expression ait une « unité ». Une expression au sens le plus propre du terme doit permettre la « signification pleine et entière d’un acte concret de signification »95. Il est pertinent de clarifier ce qu‘il faut entendre par là, parce qu‘on comprendra d‘autant mieux ce dont il est question lorsqu‘on parle de connaissance du monde, avec Husserl. Nous traitons ici de la manière dont le langage est utilisé, lorsque nous pensons, pour nous rapporter au monde : comment ce rapport au monde diffère-t-il, concrètement, du rapport « perceptif » aux choses? Comment caractériser, même brièvement, les critères pour qu‘on ait une « connaissance »? Une connaissance complète s‘incarne dans une expression bien formée, c‘est-à-dire dans une expression dont la signification possède une unité. Une telle expression est aussi dite « indépendante » en raison de sa « fonction de connaissance »96, parce qu‘elle permet en elle-même, comme « tout », la pensée d‘une objectité. De l‘autre côté, une expression97 dépendante demande à être complétée, parce qu‘elle n‘exprime pas à proprement parler de connaissance. L‘expression dépendante, si elle est isolée et qu‘elle n‘est pas insérée dans une expression complète, ne constitue pas de « visée » déterminée de quelque chose au sens propre du terme. On peut prendre comme exemple le mot « lion », isolé et hors de tout contexte. Une personne peut certes avoir une vague idée de ce que le mot signifie, mais elle ne se rapporte pas à quelque chose de déterminé en lisant le mot. Il faudrait pour cela qu‘il soit inséré au sein d‘une expression complète, comme « ce lion-ci », si l‘on se limite aux noms98. Ce n‘est qu‘au sein d‘une visée de signification concrète qui résulte en un rapport déterminé à quelque chose, que le mot signifie à proprement parler. 95 Recherche logique IV, § 7, p. 105 [312]. Recherche logique IV, § 9, p. 108 [315]. 97 Husserl utilise tour à tour les termes « expression » et « signification », bien qu‘il y ait une différence essentielle entre l‘un et l‘autre : « au lieu de signification, nous pourrions naturellement aussi parler d’expression, entendue normalement comme unité du phénomène phonique et de la signification ou du sens. » Recherche logique IV, § 9, p. 108 [315]. 98 L‘exemple cherche à illustrer qu‘il manque quelque chose au mot « lion » isolé pour qu‘il suggère un rapport déterminé à quelque chose. En disant : « ce lion-ci », le locuteur vise bel et bien quelque chose. Il 96 48 Comment se fait-il, pourtant, qu‘on puisse comprendre malgré tout des expressions dépendantes (même lorsqu‘elles sont isolées, comme dans l‘exemple du mot « lion » pris seul)? Husserl affirme que c‘est en s‘appuyant sur de vagues représentations au sein desquelles elles seraient complétées : on construirait (en se la « représentant ») une expression indépendante (vague et floue) qui permettrait de saisir malgré tout, en le complétant, le sens de l‘expression dépendante en question : « Nous comprenons le et isolé […] parce que, grâce à de vagues représentations concrètes et sans aucun complément verbal, se forme une idée de type A et B. » 99 Autrement dit, nous comprenons le mot isolé grâce à notre propre capacité à en user dans un contexte adéquat. Ainsi le mot « et » peut bien avoir de multiples sens distincts, cela ne change rien : il suffit d‘être en mesure de l‘employer pour discerner (plus ou moins vaguement) son sens, même lorsqu‘il est isolé. Il n‘en reste pas moins que c‘est l‘usage au sein d‘une expression complète qui permet d‘en saisir véritablement le sens, puisque c‘est au sein de celle-ci qu‘une véritable connaissance se forme100 : « […] nul acte d’intention de signification dépendante, ne peut assumer de fonction de connaissance, sinon dans le contexte d’une signification [indépendante]. »101 Résumons les premiers acquis de cette section : le discours sensé est à chaque fois un « tout » qui possède une certaine unité, et qui est constitué à partir d‘expressions dépendantes de ce tout pour réellement signifier. Une expression est dite indépendante lorsqu‘une intention de signification peut l‘animer. Cette intention de signification doit être un acte concret de « pensée », c‘est-à-dire un acte où s‘effectue une visée déterminée de quelque chose. Cet aperçu de la G.P.L. nous permet de voir encore plus clairement pourquoi le langage, dans l‘optique où Husserl l‘étudie, apparaît comme en vue de la connaissance. Hors d‘elle, en effet, et si on le pense de manière totalement « désincarnée », les mots n‘ont qu‘au sens impropre une signification. C‘est dans la visée concrète pourrait également viser quelque chose de manière déterminée en utilisant le mot lion dans une phrase comme « le lion est un félidé » : dans un tel contexte, le mot participe à la visée du concept de lion. Prenons, finalement, l‘exemple suivant : « un lion s‘est échappé du zoo hier ». Dans ce cas, le mot lion suggère la visée d‘un lion indéterminé, en tant que lion indéterminé mais concret, qui s‘est échappé du zoo. Dans toutes ces expressions « complètes », le mot acquiert un sens défini (pour viser un individu connu, un individu « indéterminé », et pour viser un concept). 99 Recherche logique IV, § 9, p. 109 [316]. 100 La « compréhension », au sens fort du terme, n‘advient que pour une signification complète et indépendante. En effet, comprendre équivaut à animer une visée, et une expression ne forme une visée véritable que si elle est indépendante. 101 Recherche logique IV, § 9, p. 108 [315]. 49 de quelque chose qu‘un mot, animé au sein d‘une expression indépendante, veut réellement dire quelque chose. 3.3 La signification générale du langage et les actes concrets du « connaître » Quelque chose dans ce qui précède pourrait porter à confusion. Husserl prend comme repère, pour identifier les expressions indépendantes102, la « signification pleine et entière d’un acte concret de signification »103, mais le sens de cette concrétude est ambigu. On pourrait croire, en effet, que pour que l‘acte de signification soit « concret », on doive percevoir l‘objet signifié. Un acte concret de signification se rapportant à un lion serait, dans un tel cas, celui qui advient quand une personne voit un lion devant elle et affirme quelque chose à son sujet. Or, ce qu‘il faut plutôt, c‘est que l‘expression soit celle d‘une connaissance complète, c‘est-à-dire qu‘elle établisse un rapport clair à quelque chose. Ainsi, le sens du mot « lion » peut être complété par l‘article indéfini « un », si par exemple on veut énoncer qu‘un lion s‘est échappé hier du zoo. Il peut encore être complété par l‘article « le », pour nommer un individu (« le lion dans l‘enclos ») autant que pour introduire une définition générale (« le lion est un félidé »)104. Le rapport « concret » n‘est que le rapport qui est effectivement réalisé et compris par la conscience qui s‘y installe. Il ne s‘agit donc pas simplement, dans la « concrétude », de se rapporter à un objet tangible et actuellement perçu. Précisons encore ceci : les « actes concrets » mettent à chaque fois en jeu des formes générales du langage105. Même un syntagme nominal exprimant la connaissance d‘un individu (par exemple, une expression incluant le moment dépendant « lion ») peut devoir être complété par quelque chose comme un article défini ou indéfini, pour qu‘on ait une véritable intention de signification. En effet, 102 Le point est important, rappelons-le, parce que c‘est au sein de telles expressions que le langage se met à vouloir dire quelque chose au sens plein et propre. Hors de telles expressions, les « mots » ne remplissent pas leur fonction la plus propre. 103 Recherche logique IV, § 7, p. 105 [312]. 104 Pour revenir sur l‘exemple du mot « vert » employé ci-haut : lorsqu‘une personne dit « le vert », elle peut signifier la couleur verte en générale. Dans ce cas, l‘expression « le vert » peut être considérée comme catégorématique, si tant est que nommer quelque chose est effectivement le « connaître » d‘une certaine manière. Le problème n‘est pas de savoir si chaque personne disant « le vert » réfère toujours à la couleur verte en général (ce ne serait pas le cas pour quelqu‘un qui dirait : « le vert de ma chambre me déplaît »). Mais toute personne peut réeffectuer (à volonté), en employant ces mêmes mots, l‘acte de nommer la couleur verte en général. 105 Sur cette question, cf. en complément la section 4.2. 50 lorsque l‘on nomme des objets (que ce soit un individu, un ensemble d‘objets regroupés selon tel ou tel critère, ou un objet général) on le fait la plupart du temps par le biais de formes catégoriales qui prennent la forme de déterminants ou d‘articles dans le langage courant. L’acte concret (et complet) de signification n’est donc jamais simplement « perceptuel ». Connaître le singulier (au sens fort du terme) est un acte qui articule des formes de signification langagières, et qui implique des termes (des moments d‘acte106) qui n‘ont aucune correspondance stricte avec des objets « corporels » ou « matériels » du monde. La théorie husserlienne du langage, telle que la G.P.L. permet de l‘expliciter, implique donc que le rapport conscience-monde n‘est rien qui se joue exclusivement au niveau de la perception. Certes, l‘entrelacement de la sensation et des actes langagiers reste problématique, surtout pour ce qui est de la phénoménologie statique. Mais du moment qu‘on a affaire à la pensée (qui s‘articule dans le langage), même le rapport au singulier concret implique une structure catégoriale qui n‘est rien de physiquement tangible. Le singulier n‘apparaît, pour la pensée, que toujours déjà informé d‘une certaine manière par des moments « catégoriaux », langagiers, qui n‘ont aucun « référent » tangible dans le monde physique. On pourrait, en effet, douter que la « signification » du mot « lion » soit autre chose que l‘association du mot au lion concret (ou à l‘image que fournit l‘imagination quand il n‘y en a pas). La conception du nom qui en fait une « étiquette » a quelque chose de naturel et séducteur. À chaque type d‘objet correspondrait un mot, et c‘est ce qu‘on appellerait le « nom » de ce type d‘objet. Mais une telle conception ne peut tenir aux yeux de Husserl. Nommer est un acte plus complexe que le simple fait de lier une série de phonèmes (« li » suivi de « on ») à un objet. Notre exemple du lion montre que dans le nommer, il y a plus en jeu. Le sens et la manière correcte d‘employer, dans notre exemple, l‘adjectif démonstratif font partie de l‘acte complet de nommer107. 106 Nous parlons de « moments d‘acte » parce que les termes comme les articles définis ou les déterminants ne font que représenter, pour Husserl, une articulation de la pensée. Le mot « ce » dans une expression nominale, par exemple, désigne à ses yeux un « moment », une « partie » de l‘intention de signification qui aurait pu se réaliser en passant par un autre « mot ». Puisque la pensée possède des possibilités universelles qui ne sont à chaque fois qu‘incarnées « par défaut » dans une langue réelle, on peut dire des mots qu‘ils reflètent un moment d‘une visée qui pourrait s‘accomplir sans eux. 107 Comme nous le verrons plus loin (4.2), nommer implique de viser quelque chose sans en dire explicitement quelque chose. Un nom complet doit permettre une visée déterminée de quelque chose. Le mot « lion », isolé et abstrait de tout acte concret où quelqu‘un nommerait soit un individu, soit un concept, soit un type de chose, etc., ne doit pas être considéré comme un véritable « nom ». Il lui manque d‘être inséré au sein d‘une expression employable pour établir un rapport déterminé à une objectité au sens large. 51 Or, de telles formes catégoriales ne peuvent intrinsèquement pas être de simples étiquettes qu‘on associerait à quelque chose d‘observable « dans » le monde (au sens de « lieu » où se trouvent les objets corporels). Le moment de signification correspondant au déterminant ou à l‘article (ou aux quantificateurs logiques) n‘apparaît pas comme objet réel. Ce moment peut pourtant être essentiel pour qu‘il y ait quelque chose comme une « connaissance » de l‘objet. Le langage met en jeu ces formes catégoriales108, même au niveau du nommer (et ce n‘est que plus manifeste dans le cas d‘un jugement, qui comporte par exemple la copule « est »). Les expressions: le lion, un lion, ce lion, tous les lions, etc., ont sans aucun doute, et même de toute évidence, un élément sémantique commun; mais il ne se laisse pas isoler. Nous pouvons, il est vrai, dire seulement « lion », mais ce mot ne peut avoir un sens autonome que selon une de ces formes.109 Husserl considère que ces formes langagières trouvent leur origine dans la visée significative, et non dans la perception comme telle, même si elles peuvent trouver un remplissement lorsque la visée de signification se réalise dans la perception. Cela ne se limite pas aux articles ou aux déterminants : Le un quelconque ou le n’importe quel, le tous ou le chaque, le et, le ou, le ne pas, le si et l‘ainsi, etc., ne sont rien qui puisse être indiqué dans un objet de l‘intuition fondé dans l‘intuition sensible [c‘est-à-dire dans la perception sensible], rien qu‘on puisse ressentir ni à plus forte raison représenter ou dépeindre extérieurement. 110 Le rapport conscience-monde est donc toujours déjà informé et articulé par des « formes catégoriales », c‘est-à-dire qu‘il est de part en part langagier. Le rôle de la perception dans l‘intention de signification concrète devra encore être abordé, mais on peut déjà mentionner ceci : dans les Recherches logiques, l‘acte perceptif peut déterminer, mais ne peut pas contenir la signification. C‘est d‘ailleurs à l‘aune de cette exclusion du « perceptible » comme pouvant renfermer la signification que Husserl parle de forme « catégoriale » faisant partie 108 Husserl traite dans la Recherche logique VI, § 40 de la question de « ce qui », dans le « monde », correspond à ces formes catégoriales qui sont des moments de l‘intention de signification. 109 Recherche logique II, § 15, p. 173 [147], en note de bas de page. 110 Recherche logique II, § 23, p. 191 [163-164]. 52 de l‘intention de signification. Il entend par là quelque chose dans la visée cognitive à quoi ne correspond aucun moment réel perceptible de l‘objet111. Le problème des expressions essentiellement occasionnelles112 est un exemple frappant de cette situation. Les expressions essentiellement occasionnelles possèdent des significations qui exigent manifestement d‘être insérées dans des actes concrets de signification. Des mots comme « je », « lui », « ceci », « ici », « là », « maintenant », etc., appellent un contexte clair pour que leur sens soit déterminé. Mais ce contexte ne renferme pas pour autant lui-même la signification de l‘expression : Je dis ceci et je vise, ce faisant, le papier qui se trouve devant moi. Sa relation à cet objet, c‘est à la perception que ce petit mot la doit. Mais la signification ne réside pas dans cette perception elle-même. Quand je dis ceci, je ne me contente pas de percevoir; mais, sur la base de cette perception, un nouvel acte s’édifie qui se conforme à elle et dépend d’elle dans sa différence, l’acte du viser ceci. C'est dans cette intention déictique (hinweisenden), et en elle seule, que réside la signification.113 Il est donc primordial de garder en tête la différence essentielle entre les formes qui articulent et modulent les visées intentionnelles (les formes catégoriales ou plus généralement langagières) et le contenu sensible qui peut servir au remplissement intuitif de ces visées. 3.4 Langage, pensée et donation du monde La section 2 nous avait permis d‘identifier et de caractériser sommairement les intentions de signification, ces actes de la conscience par lesquels elle vise quelque chose du monde, et qui sont à cheval entre langage et pensée. La présente section aura permis de préciser dans une certaine mesure le rapport entre les deux, et la manière dont connaissance et langage s‘articulent. Tout d‘abord, eu égard au langage, il a été indiqué que les actes de nommer et de juger sont des actes complexes, qui consistent en beaucoup plus que la simple assignation d‘une ou plusieurs étiquettes (les mots) à des objets du monde. Les « formes catégoriales », ces moments de 111 Bien que ces formes puissent être données dans une autre forme d‘intuition, non perceptuelle : l‘intuition catégoriale. 112 C‘est-à-dire des expressions dont la référence dépend essentiellement du contexte, comme « je », « ceci », « maintenant », etc. 113 Recherche logique VI, § 5, p. 33 [18]. 53 signification qui ne correspondent à rien de tangible dans le monde, entrent en jeu même lorsqu‘il s‘agit de connaître les objets singuliers. Les développements qui précèdent permettent également de vérifier ce que nous avions présupposé au départ : le sens des mots n‘est pas à chercher d’abord dans un lexique consigné dans les dictionnaires : il advient au sein de l‘usage concret d‘expressions indépendantes. Or, on a vu que l‘indépendance leur venait du fait qu‘elles signifiaient une connaissance pleine et entière. Ce n‘est donc que pour autant qu‘il s‘inscrit dans une expression complète (activement utilisée) qu‘un mot gagne véritablement et au sens le plus propre un sens. La possibilité d‘abstraire tel ou tel mot du langage et de lui attribuer un sens indépendamment de tout contexte est donc quelque chose de trompeur pour celui qui s‘interroge sur la nature de « la signification », et ne présente en fait qu‘une photographie des différents emplois cohérents possibles du mot. Par ailleurs, nous sommes maintenant en mesure de comprendre en quel sens Husserl peut affirmer que la connaissance (ou la pensée) est de part en part « langagière ». La pensée est universellement langagière : elle suit les modes d‘articulation du langage, sans pour autant dépendre dans sa formation de telle ou telle langue114. Toute personne connaît le monde en articulant cette connaissance dans sa langue. Mais la formation d‘une connaissance se fait au sein d‘expressions qui répondent à une grammaire, et celle-ci comporte, pour Husserl, des composantes universelles (qui en sont l‘« armature »). Enfin, même la connaissance du singulier implique une mise en forme de significations complexes (et générales) qui ne trouvent aucun équivalent dans le monde matériel, mais auxquelles un mot est assigné dans le langage de celui qui connaît. L‘agencement de ces significations dans des jugements est lui aussi de forme langagière (cet agencement se manifeste au sein des énoncés, et s‘articule en fonction des différents connecteurs logiques qui s‘y trouvent). 114 C‘est du moins le point de vue de Husserl à l‘époque des Recherches logiques, sur lequel nous reviendrons. 54 4. Les actes langagiers – le « nommer » et le « juger » La présente section vise à préciser la manière dont le langage est orienté vers la connaissance, en donnant une idée plus détaillée des deux types d‘actes langagiers fondamentaux : le nommer et le juger. Le « nom » apparaîtra comme une manière économique de se référer à un état de choses complexe, sans accomplir activement la visée explicite de cet état de choses. Il ressortira que le nom permet une économie de la pensée, mais que celle-ci implique un danger de passivité à l‘égard des objectités visées. Nous nous attarderons également aux déictiques et aux noms propres, afin de montrer la nature des « formes catégoriales » que de tels noms impliquent. Ensuite, le juger et la possibilité qu‘il ouvre de se rapporter à des états de choses permettra de montrer plus clairement que le « monde » au sens phénoménologique du terme n‘est pas le monde du naturaliste positiviste. Cela permettra encore une fois de faire ressortir l‘importance de l‘articulation langagière du rapport conscience-monde. 4.1 Les actes langagiers comme actes « objectivants » « La signification », ce qui se présente d‘abord comme une « entité » qui se rattache à des « mots », a maintenant été cernée d‘une manière plus critique. Pour Husserl, elle doit être comprise à partir de la manière dont la conscience s‘installe dans un rapport d‘ouverture à des objectités au sein du monde. La signification advient dans l‘articulation déterminée et la formation d‘une visée unitaire au sein du rapport conscience-monde. Signifier est un acte qui concerne en premier lieu ce rapport de la conscience au monde – cet acte est ce qui permet, par la suite, de dire de tel mot qu‘il « signifie », « veut dire » (par lui-même) quelque chose. Nous avons pris, jusqu‘à maintenant, les intentions de signification comme étant « une » classe d‘acte, au sein de laquelle nous n‘avons opéré d‘une manière explicite aucune distinction (même si nous avons mentionné, au passage, le nommer et le juger). C‘est ce à quoi nous tenterons de parvenir ici. Mais d‘abord, il faut spécifier ce qu‘ils ont de commun. La conscience est toujours conscience de quelque chose. Ce que cela implique, c‘est que la conscience ouverte sur le monde est ouverte à… ce qui se présente au sein du monde qu‘elle ouvre. Les intentions de signification sont des actes dans lesquels la conscience fait de quelque chose au sein de son monde un « objet ». Par la pensée, la conscience vise à se rendre quelque chose « présent » : elle vise telle ou telle chose, 55 et cette chose peut par suite se donner ou non dans l‘intuition. Or, « les actes de l’intention de signification aussi bien que ceux du remplissement de signification, les actes de la "pensée" aussi bien que ceux de l‘intuition, appartiennent à une classe unique d’actes, aux actes objectivants. »115 De plus, la conscience, lorsqu‘elle vise une objectité, la vise toujours comme quelque chose.116 Pour prendre en vue quoi que ce soit, la conscience doit adopter une certaine perspective sur la chose, elle doit l‘approcher selon un certain angle, d‘une manière déterminée. Cet « angle », ce « mode » de rapport à la chose, Husserl l‘appelle la « matière » de l‘acte objectivant. […] nous devons considérer la MATIÈRE comme étant, dans l‘acte, ce qui lui confère éminemment la relation à une objectité… [Par la matière] ce n‘est pas seulement l‘objectité en général que vise l‘acte, mais aussi le mode selon lequel l’acte la vise, qui est nettement déterminé.117 […] la matière est cette propriété résidant dans le contenu phénoménologique de l‘acte, qui ne détermine pas seulement que l’acte appréhende l’objectité, mais aussi à quel titre (als was) il l’appréhende, quels caractères, quels rapports, quelles formes catégoriales il lui attribue de par lui-même.118 La relation aux objets qu‘elle prend en vue, la conscience la détermine donc en les visant comme ceci ou cela. Le « comme », ou l‘« en tant que » (als) est en quelque sorte ce qui établit la direction et la provenance du « regard » de la conscience. L‘exemple du champ visuel est d‘ailleurs très révélateur pour représenter cette situation. Pour regarder un objet, je dois bien le regarder depuis un emplacement déterminé, et en orientant mon regard dans une certaine direction. La matière de l‘acte, la structure de l‘« en tant que » (als) reflète cette prise de perspective sur la chose qui lui permet ensuite d‘apparaître ou non telle qu’elle était visée. Le nommer et le juger peuvent tous les deux articuler ce rapport de la conscience au monde. 115 Recherche logique VI, § 13, p. 70 [52] La même caractérisation se retrouve chez Heidegger dans Être et temps. Pour lui, l‘étant explicité (au sein de la préoccupation) « a la structure du quelque chose comme quelque chose ». « Le "comme" constitue la structure de l‘expressivité de ce qui est compris; il constitue l‘explicitation. » (p. [149]) 117 Recherche logique V, § 20, p. 221 [415]. Nous soulignons. 118 Recherche logique V, § 20, p. 222 [415-416]. Nous soulignons. 116 56 4.2 Le nommer : entre déictique et jugement Le nommer est un acte objectivant, parce qu‘il permet au minimum de référer à une objectité. Le « nom »119 désigne quelque chose, « y renvoie » sans explicitement et activement en dire quelque chose. Le nom (tel qu‘il est défini par Husserl) a une matière, c‘est-à-dire qu‘il implique un angle selon lequel la chose nommée est visée. Pour un seul et même objet, si tant est que se modifie la modalité de la visée (c‘est-à-dire l‘angle sous lequel l‘objet se présente), la signification changera de manière correspondante : […] la représentation Empereur d’Allemagne représente son objet en tant qu‘empereur, et précisément en tant que celui d‘Allemagne. Ce même empereur est le fils de l‘empereur Frédéric III, le petit-fils de la reine Victoria et a toutes sortes de qualités, qui ne sont ni nommées, ni représentées dans le cas de notre exemple. 120 De telles expressions nominales, soit des expressions qui désignent une objectité déterminée sans explicitement affirmer (en plus) quelque chose à son sujet, impliquent manifestement une modalité de visée (une matière). Les expressions de l‘exemple ci-haut sont des noms « descriptifs ». Sans être eux-mêmes des affirmations, ils en contiennent implicitement les moments de signification. Autrement dit, de tels noms « renvoient », de façon plus ou moins explicite, à des jugements antérieurs : leur « matière » est la modification de celle d‘un jugement. L‘antériorité du jugement en question peut être « chronologique », c‘est-à-dire que le nom inclut alors sous forme descriptive le résultat d‘un jugement déjà accompli (résultat qu‘on nomme un « état de choses », par exemple le fait « que x est y »). Dans notre exemple, après avoir reconnu que tel individu est l‘empereur d‘Allemagne121, on peut nommer la personne ainsi caractérisée sans à chaque fois accomplir de nouveau le jugement. Le nom descriptif permet de le viser de la même façon que dans le jugement initial, mais d‘un seul coup, sans qu‘un jugement ne soit activement accompli. L‘antériorité du jugement peut aussi être simplement « logique ». Dans un tel cas, le sens du jugement est contenu implicitement dans la signification de l‘expression nominale sans que le jugement n‘ait été effectué par la personne employant l‘expression. On peut supposer, par exemple, que l‘expression nominale est reprise sans plus du discours d‘autres personnes, à titre d‘expression usuelle (« on » parle de l‘Empereur, « on » en dit telle ou telle chose, etc.). 119 Par « nom » il ne faut pas entendre seulement les simples substantifs, mais toute « expression nominale ». Recherche logique V, § 17, p. 206 [401]. 121 Ou encore : qu‘il y a un individu qui est l‘Empereur d‘Allemagne; que l‘Allemagne a un Empereur; etc. 120 57 On peut donc considérer que de tels noms ne doivent leur capacité à informer et diriger un regard sur la chose qu‘à la forme du jugement qu‘ils renferment implicitement. Ils tirent leur « als was », leur matière, d‘un jugement antérieur. Le nom comme tel ne fait que permettre le « rassemblement » de la matière complexe du jugement dans une seule visée. Qu‘en est-il, alors, des noms qui ne renverraient pas à un jugement? Tentons d‘en rendre compte à l‘aide de l‘exemple des déictiques et des noms propres. Une expression nominale « déictique » est une expression qui ne fait que pointer l‘objet, le plus souvent à l‘aide d‘une forme catégoriale déterminée dont le sens concret « se remplit » à chaque fois en fonction de la situation donnée (comme « ceci », « cela », « lui », etc.). La classe des déictiques fait partie des expressions « essentiellement occasionnelles » qui contiennent « l‘idée d‘une indication »122 pour autant qu‘ils soient actuellement employés pour désigner quelque chose (les mots « maintenant » ou « ici », appartenant aux expressions essentiellement occasionnelles, ne veulent pas à strictement parler dire quelque chose s‘ils sont extirpés du contexte de leur emploi). Par exemple, un interlocuteur qui ne serait pas en mesure de viser avec le locuteur la chose que ce dernier désigne en disant « ceci » ne vivrait pas dans la compréhension d‘une expression nominale complète. Le « nom », lorsqu‘il tire de lui-même sa propre matière (lorsqu‘elle n‘est pas due, même logiquement, à un jugement antérieur), semble se réduire à un simple « référer à » selon telle ou telle modalité propre. La structure du comme, dans le nom, sert à indiquer de quoi on parle, tandis que celle du jugement (et du nom qui y renvoie) établit ce qu’on pense de cette chose. Le jugement est un acte plus complexe, qui consiste à enrichir la connaissance d‘une chose, au lieu de simplement s‘y référer. Appartiennent encore aux expressions nominales les noms propres, par lesquels est exprimée la désignation d‘une personne ou d‘une chose en tant qu’elle-même : « je connais Jean en tant que Jean, Berlin en tant que Berlin »123. Le nom propre comprend donc lui aussi un moment de signification catégoriale qui le distingue essentiellement d‘un simple « pointer du doigt ». Le nom propre enjoint à viser l‘individu nommé comme tel, en tant que cet individu. C‘est ce lien à 122 123 58 Recherche logique VI, § 5, p. 35 [20]. Recherche logique VI, § 5, p. 35 [20-21] l‘individu qui permet au nom propre d‘obtenir éventuellement une charge sémantique supplémentaire : …once a name becomes common in a community of speakers, it acquires a semantic value which does not coincide with nor is exhausted by acts of actually pointing, and which even allows an extension of the term into a concept (e.g., ―He is an Abe Lincoln‖). 124 Les actes nominaux regroupent donc un éventail de possibilités où la seule constante est le fait de viser une objectité sans plus (sans explicitement en dire quoi que ce soit). Ce type d‘acte va du pur et simple déictique à la représentation indéterminée d‘un concept général. When one studies the three elementary nominal formations (proper names, definite, and indefinite descriptions) it becomes clear that they are somewhat arbitrary slices along a continuum of […] nominal acts. […] somewhere between This and proper names we find pronouns, and between proper names and definite descriptions we can locate titles. ...Referring, therefore, ranges between the limits of pure pointing and simple indefinite presenting.125 Le nom « réfère » : il permet à la conscience de se rapporter à un objet, c‘est-à-dire de s‘ouvrir à sa donation, en le visant d‘un coup. Le déictique « ceci » vise à rendre l‘objet présent sans rien en dire. La structure du comme (als) d‘un déictique est presque privative : la conscience vise ceci, en tant que rien de plus que ceci. Le nom propre, quant à lui, implique la structure « cet individu, en tant que lui-même » : viser quelque chose par un nom propre implique qu‘on le vise dans son identité à soi. Les noms descriptifs, enfin, impliquent126 la structure du comme du jugement auquel ils renvoient, c‘est-à-dire du jugement dans lequel la chose nommée est (ou a été) pour la première fois reconnue comme étant de telle ou telle nature, de tel ou tel type. Dans un tel cas, le nom sert en quelque sorte de substitut, au sein du discours, à un acte plus complexe déjà effectué ou potentiellement effectuable : il est une manière économique de se référer à un état de fait donné, sans accomplir effectivement la visée de cet état de fait. 4.3 Le juger – dire quelque chose de quelque chose Le jugement est un acte plus complexe qui s‘édifie sur l‘acte de nommer. Le nom qui n‘est pas descriptif permet, à l‘aide de formes catégoriales minimalement déterminantes, de se rapporter simplement à un objet. Le jugement permet, sur la base d‘un tel acte, d‘enrichir l‘objet ainsi pris en 124 WELTON, Donn, The Origins of Meaning, pp. 71-72. WELTON, Donn, The Origins of Meaning, p. 89. Nous soulignons. 126 Ils l‘impliquent, mais la matière d‘un nom est toujours essentiellement distincte de celle d‘un jugement. 125 59 vue d‘une signification nouvelle : il permet de dire quelque chose de ce que le nommer prend en vue (sans plus). Comme l‘expression nominale, le jugement possède une « matière » qui détermine la teneur de sens avec laquelle il se rapporte à son ou ses objets. Par ailleurs, Husserl remarque que la matière d‘un jugement ne suffit pas à en décrire la nature en tant « qu‘acte objectivant ». En effet, la teneur du rapport à l‘objet peut être la même à la fois dans un jugement, d‘une part, et dans une question (ou un souhait, ou un doute, etc.) qui porte sur le même contenu. L‘exemple que donne Husserl est celui du jugement énonçant qu‘« il y a sur la planète Mars des êtres intelligents »127. Quelqu‘un pourrait accomplir un acte ayant la même matière, donc se rapporter avec le même sens à cet état de chose, mais en demandant : « y a-t-il sur la planète Mars des êtres intelligents? »; ou encore en souhaitant : « s‘il pouvait y avoir sur la planète Mars des êtres intelligents! ». La matière de ces actes est la même : elle est celle par laquelle des actes se rapportent à un même état de chose128 et selon le même sens. Ainsi donc, pour caractériser le jugement, il faut encore spécifier ce que Husserl nomme sa « qualité ». Nous identifions des différences dans la qualité d‘un acte « quand nous parlons des différences concernant la manière pour des objectités d‘être intentionnelles, tantôt en tant que représentées, tantôt en tant que jugées, tantôt en tant qu‘objet d’une question, etc. »129 Deux personnes effectuent le même jugement (peu importe ce qu‘elles vivent concrètement par ailleurs lorsqu‘elles effectuent ce jugement) lorsque les jugements accomplis comportent la même matière et la même qualité : leur combinaison forme « l‘essence intentionnelle » de l‘acte. Dans le juger, quelque chose est « dit » de l‘objet qui avait été d‘abord pris en vue. Le jugement permet aussi de constituer des « états de choses ». Par exemple, lorsque quelqu‘un affirme : « le papier est sur la table », ce qu‘il vise à proprement parler n‘est ni simplement le papier, ni simplement la table. Il se rapporte au fait que le papier est sur la table. Cette visée complexe peut recevoir un remplissement intuitif : dans le jugement, il est possible que l‘état de choses visé soit bel et bien donné. C‘est d‘ailleurs pourquoi, lorsqu‘on parle de ce à quoi la conscience intentionnelle peut se rapporter, l‘on parle d‘objectité et non pas simplement d‘objet. Le « monde », tel que la phénoménologie nous permet de le penser, n‘est pas le monde auquel le positivisme 127 Recherche logique V, § 20, p. 218 [412]. Soit des actes qui, eux aussi, visent le même type d‘objectité susceptible d‘être donnée lorsqu‘un acte de juger se « remplit », lorsque la chose jugée apparaît en chair et en os. 129 Recherche logique V, § 20, p. 219 [413]. Nous soulignons. 128 60 naturaliste voudrait nous restreindre. Un état de choses, sans être nécessairement mesurable ou observable au sens de la science empirique, n‘en est pas moins « objectif » et susceptible d‘être reconnu par plusieurs consciences. Le jugement, comme acte, est une manière d‘enrichir ou d‘étoffer la connaissance qu‘on a du monde et de ses objectités : on verra plus loin que cela soulève potentiellement la question d‘une « histoire » de la signification des objets. Ensuite, il est pertinent pour le présent travail de noter que le nommer permet de reprendre sans activement le constituer le contenu d‘un jugement. Par exemple, la personne qui a jugé que le papier est sur la table peut par la suite se référer à cet état de choses d‘un seul coup, en le nommant. Elle pourrait en effet, en se référant au fait que le papier est sur la table, dire simplement : « cela signifie que quelqu‘un l‘a laissé traîner ». Il s‘agit d‘une possibilité du langage qui nous permet de grandes économies, mais qui permet aussi de se rapporter « sans plus » à une objectité qu‘on avait dû d‘abord activement se rendre présente, dont il fallait vérifier soi-même la validité. La présente section permet donc, encore une fois, de montrer l‘importance de penser le rapport passif au langage, de même qu‘elle souligne le fait que le « monde », en phénoménologie, implique à chaque fois une certaine « information » par les structures du langage. 61 5. Le problème du langage et la phénoménologie statique Reprenons, avant d‘adopter un regard plus « critique » sur les thèses de Husserl, les acquis que cette première partie aura permis de dégager. La théorie « du langage » chez Husserl, s‘il est permis de parler d‘une telle chose, n‘a manifestement rien d‘une annexe secondaire au sein de sa théorie de la connaissance.130 Le langage est ce « dans » quoi la conscience se meut pour fixer et articuler ses différents rapports au monde. On parle d‘abord de « fixer » ces rapports, parce que l‘acte de nommer produit l‘unité d‘un acte d‘identification131 idéalement réitérable. Une teneur de sens donnée par laquelle on se représente quelque chose, un « en tant que » qui est inscrit dans le langage et qui permet de « viser » un objet du monde selon telle ou telle modalité, est (idéalement) universellement accessible. Comme nous l‘avions annoncé en introduction, cette première partie de notre travail s‘appuyait surtout sur les développements contenus dans les Recherches logiques. C‘est dans cet ouvrage que Husserl traite le plus clairement du langage et qu‘il en fait un thème phénoménologique explicite. La plupart des acquis sur lesquels nous avons insisté ici n‘auront pas à être rejetés en bloc lorsque nous ferons droit aux avancées dues à la phénoménologie génétique. C‘est ce que nous tenterons de montrer dans un premier temps (5.1) en donnant un aperçu de l‘importance que conserve le langage, dans l‘œuvre ultérieure de Husserl, en ce qui concerne l‘articulation du rapport conscience-monde. Par la suite, (5.2) nous brosserons un portrait global de la phénoménologie statique, celle qui selon nous peut et doit être dépassée, et dont le point culminant survient dans les Idées I (1913). 5.1 Langage et sens du monde Ce « trait » fondamental du langage, qui lui permet de fixer et articuler différents rapports au monde, fait partie des acquis de la phénoménologie statique qui peuvent être maintenus, par-delà les 130 C‘est même ce qui pousse Benoist à affirmer que « dans la structure de l‘intentionalité elle-même, il faudra reconnaître un effet direct de ce modèle qu‘on pourrait appeler "sémantique". D‘un bout à l‘autre, c‘est bien la signification, et la modalité significative de l‘intentionalité, qui demeurent conductrices pour l‘étude de l‘intentionalité. » [BENOIST, Jocelyn, Intentionalité et langage dans les Recherches logiques de Husserl, p. 115]. 131 Cf. Recherche logique VI, § 47, p. 183 [150]. 62 critiques qu‘on peut lui adresser.132 Husserl précise ce potentiel du langage dans Expérience et jugement (1939 – posthume) : […] ce qui a fait l‘objet d‘une expérience [simplement sensible et anté-prédicative] n‘est pas encore pour autant devenu une possession nôtre, dont nous puissions désormais disposer, que nous puissions répéter à tout moment et dont nous puissions donner connaissance à d‘autres. […] Chaque étape de la connaissance est inspirée par une impulsion active du vouloir qui vise à maintenir dans le cours ultérieur de la vie le connu comme le même, et comme substrat de ses 133 notes déterminantes, à le mettre en relation, etc. L‘emploi et la compréhension d‘une expression consistent à utiliser un ensemble de signes pour réeffectuer des visées qui constituent des objets pour ainsi dire « délimités » selon tel ou tel sens. Dire quelque chose du monde manifeste la volonté de s‘ouvrir d‘une manière déterminée à une objectité qu‘on se rendrait ainsi présente, et de « fixer » la modalité du rapport ainsi réalisé. La connaissance qui s‘effectue dans et par le langage rend l‘objectité donnée toujours à nouveau disponible telle qu’elle est visée dans l‘intention de signification qui anime l‘expression. Le langage permet ensuite d‘articuler ces rapports aux objectités, parce que la possibilité de former des énoncés, des propositions, des expressions nominales complexes, etc., permet de viser ce que l‘on nomme des objectités et des « états de choses » complexes qui ne sont rien de purement matériel (au sens physique et tangible du terme). Ainsi le « monde » qu‘habite la conscience humaine n‘est jamais d‘abord et avant tout le monde corporel physique : c‘est un monde où les objets singuliers sont reconnus selon le type général auquel ils appartiennent (et non pas simplement perçus), un monde où ces objets sont en relations de toutes sortes les uns avec les autres (regroupés, comparés, identifiés, etc.), un monde culturel rempli d‘œuvres et d‘outils, et un monde intersubjectif où des « situations » peuvent être comprises (on prend part à des activités, on projette, on discute, etc.) : Là où nous rencontrons des animaux et des hommes, des objets culturels (instruments, œuvres d‘art, etc.), nous n‘avons plus la simple nature, mais l‘expression d‘un sens d‘être spirituel; nous sommes […] portés au-delà du domaine de ce qui est donné dans une simple expérience sensible.134 132 Nous pensons surtout, ici, à toutes les critiques qui s‘articulent autour de l‘idée de la transparence du langage et du peu de cas fait de sa facticité. 133 Expérience et jugement, § 47, p. 238 [232]. Nous soulignons. 134 Expérience et jugement, § 12, p. 64 [55]. 63 Le fait que le rapport conscience-monde soit de part en part articulé de manière langagière permet de comprendre comment il est possible que la conscience « baigne » dans un monde qu‘on doit comprendre comme étant beaucoup plus que le simple contenant au sein duquel se trouvent des étants « matériels ». Le fait que les choses qui nous entourent aient une « identité », qu‘elles soient reconnues comme ceci ou cela, que nous vivions toujours déjà dans des « situations » complexes, tout ça nécessite d‘être expliqué. Or, l‘articulation et la fixation du rapport conscience-monde dans des structures langagières (qui mettent en jeu des significations complexes, où la richesse du monde ambiant peut s‘exprimer) permet de rendre compte de notre réalité la plus immédiate : […] toute la vie quotidienne de l‘individu et de la communauté se rapporte à des types de situations similaires, de sorte que tout homme qui entre dans telle situation a eo ipso, en tant qu‘homme normal, les horizons de situation qui appartiennent à cette situation et qui sont communs aux situations du même type. 135 Si le point est explicité par Husserl dans Logique formelle et transcendantale (1929), il n‘en reste pas moins que c‘est à partir de la caractérisation du langage effectuée déjà dans les Recherches logiques qu‘on peut comprendre comment cela est possible. Ce qui peut être « donné » à la conscience déborde largement le domaine qui appartient par exemple à la physique moderne136, et ce donné se structure et s’articule pour une large part sous une forme « langagière ». Les choses qui nous sont données sont toujours déjà déterminées quant à leur sens, elles ont toujours déjà reçu des « prédicats de valeurs », des « prédicats d‘ustensilité » : elles sont « informées par les hommes »137. La question qui constitue l‘horizon de ce travail, qui cherche à savoir si le langage pourrait avoir une influence sur le sens du « monde » qui nous entoure, a déjà trouvé, dans une certaine mesure, sa réponse. Le langage est indissociable de la pensée, et la pensée est ce par quoi l‘on s‘approprie et connaît « notre » monde. […] la pensée humaine s‘accomplit normalement dans le langage, […] toutes les manifestations de la raison sont liées absolument au discours, [et] toute critique d‘où doit résulter le vrai dans 135 Logique formelle et logique transcendantale, § 80, p. 269 [177]. À supposer qu‘on parle d‘une physique simpliste pour qui « n‘existe » que ce qui peut être observé de l‘extérieur et mesuré : les particules et les champs de force. 137 Expérience et jugement, § 29, p. 163 [158]. 136 64 la sphère rationnelle se sert du langage en tant que critique intersubjective et conduit toujours dans son résultat à des énoncés […]138 Le langage, comme nous pouvons le constater à la lumière de ces propos, et même s‘il n‘est plus explicitement et comme tel l‘objet d‘analyses aussi poussées après les Recherches logiques (19001901), reste un thème toujours implicite. Il va sans dire que les développements qui précèdent ne représentent pas pour nous le fin mot de l‘histoire. Nous devrons être en mesure de comprendre de manière beaucoup plus complète la manière dont le sens du monde et le langage sont liés, mais il faudra pour ce faire que nous prenions en compte la phénoménologie génétique. 5.2 La phénoménologie « statique » Notre question n‘a, de fait, reçu qu‘une réponse partielle parce que plusieurs points restent nonrésolus. Comme l‘introduction de ce travail l‘annonçait, on peut ramener la plupart des « limites » de la pensée de Husserl sur le langage aux problèmes de la phénoménologie statique. Tentons de caractériser plus clairement cette dernière pour montrer ce en quoi elle consiste, et faire voir les raisons de la dépasser. Pour la première phénoménologie, soit celle qui s‘échelonne des Recherches logiques (1900-1901) jusqu‘aux Idées (1913), en passant par La philosophie comme science rigoureuse (1911), les actes de la conscience intentionnelle valent, de manière générale, en tant qu’exemples139. Ce qu‘on cherche ultimement derrière toute performance concrète de la conscience, ce sont ses possibilités considérées du point de vue de leur identité et de leur réitérabilité. Les Idées se déploient dans la recherche d‘« objets » (pour la conscience) descriptibles d‘une manière qui soit universellement valable. L‘objet individuel comme tel est en quelque sorte évacué à titre de problème, et Husserl s‘intéresse plutôt à ce qu‘il nomme les essences pures : « L’essence (Eidos) est un objet (Gegenstand) d’un nouveau type. De même que dans l’intuition de l’individu ou intuition empirique le donné est un objet individuel, de même le donné de l’intuition éidétique est une essence pure. »140 Ce qu‘on cherche à se rendre présent, comme phénoménologue qui étudie les possibilités de la conscience et de sa constitution d‘objets, ce sont les « types » purs d‘objectités possibles : par exemple, on cherche à décrire fidèlement ce qui constitue « l‘essence » de l‘objet 138 Logique formelle et logique transcendantale, § 1, pp. 28-29 [17]. Idées I, § 3, p. 23 [12]. 140 Idées I, § 3, p. 21 [10-11]. 139 65 intentionné par tel ou tel sens (qu‘est-ce qui appartient nécessairement à l‘objet visuel comme tel?), ou encore, de l‘objet de l‘imagination (comment l‘imagination permet-elle à quelque chose de se rendre présent, et que peut-on dire d‘universellement valable à ce sujet?), de la mémoire; etc. Ce qu‘on obtient est une sorte de « typologie » des formes possibles d‘objectités pour la conscience, quelque chose qui concerne toute conscience intentionnelle comme telle. La phénoménologie ainsi conçue s‘établit comme science rigoureuse, c‘est-à-dire comme une science dont les résultats n‘ont rien de simplement provisoire, temporaire ou dépendant d‘un quelconque contexte. Pour Husserl, c‘est là la forme authentique de scientificité que la phénoménologie peut et doit rechercher. Husserl voit son idéal dans « une science radicale, qui part d‘en bas, s‘établit sur des fondements sûrs et progresse selon la plus rigoureuse méthode. […] Les visions du monde peuvent [selon lui] entrer en conflit, seule la science est en mesure de trancher, et son verdict est marqué au coin de l‘éternité. »141 L‘intuition des essences, en tant que saisie dans l‘évidence d‘un objet qui est reconnu comme universellement accessible à toute conscience, fonde une « validité objective »142, une validité qui ne doit rien au contexte où elle advient, et qui vaut donc de manière universelle et éternelle. Cette forme de la phénoménologie peut être qualifiée de statique, parce que les descriptions s‘articulent en prenant comme point de départ des objets déjà donnés. Elle part d‘exemples, elle prend appui sur des intuitions empiriques dont elle se sert pour trouver ce que leur « type » doit nécessairement posséder comme propriété : elle cherche ce qu‘il y a d‘invariant dans chaque type d‘intuition (perception, imagination, intuition catégoriale, etc.). La phénoménologie… …veut être une science dans le cadre de la pure intuition immédiate, une science éidétique purement « descriptive » […] Sa tâche est de placer sous nos yeux à titre d‘exemples de purs événements de conscience, de les amener à une clarté parfaite, de leur faire subir dans cette zone de clarté l‘analyse et la saisie éidétiques, de suivre les relations évidentes d‘essence à essence. »143 La position de Husserl est tout à fait conséquente : puisqu‘il n‘y a de science que du général, il est tout à fait sensé de chercher à décrire l’eidos, et à ne pas faire de l‘objet singulier comme tel (l‘individuum) l‘objet de ses questionnements. L‘intuition du général auquel le phénoménologue accède constitue le fondement absolu (c‘est-à-dire universel, atemporel, indépendant de tout 141 La philosophie comme science rigoureuse, p. 80 [57] [337]. La philosophie comme science rigoureuse, p. 64 [44] [325]. 143 Idées I, § 65, p. 214 [123]. 142 66 contexte facticiel d‘émergence) pour la science philosophique : Husserl en fait le « principe des principes »144 pour la philosophie. Une telle position, pour scientifique qu‘elle soit, ne manque toutefois pas de soulever plusieurs questions. Est-on réellement fidèle aux choses-mêmes, du moment qu‘on décide que l‘invariant absolument objectif constitue « l‘essentiel » du flux de conscience? Une telle position n‘implique-telle pas d‘emblée que la phénoménalité « brute » du monde soit évacuée? Pour autant qu‘on réduise la chose à ce qu‘on en maîtrise, ce qu‘on en anticipe, ce qu‘on peut dire d‘elle avec assurance, n‘a-ton pas évacué une dimension de sa phénoménalité qu‘il aurait mieux valu tenter de cerner? Se placer dans l‘horizon de la « validité objective » absolue est-il compatible avec « le phénomène » tel qu‘il est en lui-même, avec sa donation et sa constitution telles qu‘elles adviennent? Par ailleurs, notons que Husserl nomme les « unités » que la conscience a ainsi prises en vue des unités de « sens » (Sinn). Comme on l‘a vu, la conscience intentionnelle qui se rend activement présent un objet le fait en le visant selon un certain sens. Or, tout ce qui « correspond » à une visée de sens doit manifestement être de même nature. C‘est pourquoi dans la phénoménologie statique la conscience est considérée comme donatrice de sens (sinngebendes)145. On peut la représenter comme le pôle entièrement actif qui vise et constitue ses objets, c‘est-à-dire s‘ouvre à leur « présence », permet leur « donation ». Ces visées, comme les Recherches logiques ont permis de l‘établir, sont des visées de sens : elles s‘articulent selon la structure de l‘« en tant que », et ce « als was » ouvre un rapport déterminé à la chose. C‘est en réponse à cette visée (via un sens) que la chose se présente ou non.146 Les intuitions de toutes sortes, puisqu‘elles répondent à ces visées en se présentant comme ce qui était visé, et qui est maintenant présent en chair et en os, sont elles aussi des unités de « sens »147. « En tout cogito actuel un "regard" qui rayonne (ausstrahlender) du moi pur se dirige sur "l‘objet" (Gegenstand) de ce corrélat de conscience, sur la chose, sur l‘état de 144 Idées I, § 24, p. 78 [43]. Idées I, § 55, p. 183 [106]. 146 La section 6 reviendra plus en détail sur ces questions, que nous souhaitons exposer brièvement ici pour donner une idée des questions qui nous intéresserons par la suite, et que notre travail cherchera à résoudre. 147 Le terme de « sens » s‘applique, de fait, même à un contenu entièrement « sensoriel », parce que tout contenu sensoriel, dans les Idées, est considéré comme l‘exemple d‘un type général (par exemple, tel rouge doit être reconnu comme portant en lui quelque chose « du » rouge, de l‘essence de rouge, pour être reconnu d’abord comme rouge. Pourtant, il y a quelque chose d‘étrange à qualifier un contenu sensoriel de « sens » (Sinn), quand on pense que le discours a lui aussi un « sens ». 145 67 chose, etc.; ce regard opère la conscience (d‘espèce fort variée) qu‘on a de lui. »148 La caractérisation de la conscience comme « active » eu égard à ce qu‘elle constitue (qui en fait un centre qui dirige activement, vers la périphérie, ses faisceaux) est cohérente lorsqu‘on s‘intéresse aux possibilités de la conscience « pure » dans son activité, et à l‘exemplarité de ce qu‘elle peut accomplir comme visée. Il est légitime de douter, encore une fois, que ce soit là la façon la plus fidèle d‘étudier, c‘est-à-dire de laisser « se montrer de lui-même » le rapport conscience-monde, et qu‘une telle façon de procéder puisse rendre compte de tous les phénomènes. On remarque en effet que la conscience, souvent, anticipe quelque chose par rapport aux objets de son monde qui se révèle après coup erroné : elle doit « biffer » certaines de ses attentes, certaines de ses visées. Comment ce qui lui fait face parvient-il à « s‘imposer » de la sorte face à elle, comment le monde comme visé peut-il se refuser à certaines de visées de sens du « pôle » conscience ? L‘activité de la conscience à elle seule permet-elle d‘en rendre compte? Dans le même sens, n‘écarte-t-on pas un peu rapidement tous les phénomènes que la conscience est impuissante à « dire », à « saisir » (comme dans l‘étonnement profond, dans l‘imprévu total, dans le surprenant, etc.)? N‘y a-t-il pas des phénomènes qui demandent en quelque sorte à être dits, dont on « pressent » seulement ce qu‘ils sont mais pour lesquels les mots manquent encore? De tels phénomènes ne pourraient essentiellement pas devoir leur « apparaître » ou leur donation à une visée préalable! Ils ne peuvent pas nous être « donnés » grâce à une visée qui n‘aurait jamais pu avoir lieu, puisque le sens du phénomène nous est étranger, et reste à dire. Le problème est évacué d‘emblée, dans Idées I, parce que la « typologie » qui se constitue sépare la couche « sensorielle » (la couche hylétique) et la couche « noétique », soit la couche où se constituent les visées de sens.149 Tout ce qui est « passif » est relégué à la couche hylétique : la sensation brute est effectivement ce que la conscience ne « constitue pas ». La conscience l‘« informe » après coup : la sensation brute est ce qui « emplit » les visées noétiques et qui seulement ainsi entre dans la constitution de l‘objet. On verra dans la prochaine section en quels sens cette façon de voir la « couche » hylétique est problématique. 148 149 68 Idées I, § 84, p. 284 [168-169]. Idées I, § 85, p. 294 [175]. La phénoménologie statique, finalement, s‘intéresse au « temps » d‘abord parce que c‘est en lui qu‘un objet peut être « maintenu » dans son identité et qu‘on peut faire « varier » certaines de ses propriétés afin de saisir ce qu‘il a d‘invariant, ce qui lui appartient nécessairement en tant qu‘objet de tel type, son eidos. Le « temps » en tant qu‘il pourrait avoir un pouvoir génétique, en tant qu‘il pourrait être ce qui permet et rend possible de manière tout à fait essentielle la constitution d‘objectités, est écarté. Husserl ne s‘intéresse pas, dans les Idées I, au temps en tant qu‘il est toujours vécu passivement, et au temps en tant qu‘histoire et tradition qui nous précèdent sans qu‘on puisse absolument les maîtriser. Au niveau de considération auquel nous nous limitons jusqu‘à nouvel ordre, et qui nous dispense de descendre dans les profondeurs obscures de l‘ultime conscience qui constitue toute temporalité du vécu, nous acceptons plutôt les vécus tels qu‘ils s‘offrent à la réflexion immanente en tant que processus temporels unitaires. 150 Ce « temps » de la phénoménologie statique n‘est pas celui, par exemple, qui permettrait d’expliquer l’évolution d’une langue. Ce problème, comme on a tenté de le montrer dans la section 2.3, est évacué en s‘appuyant sur le caractère accessoire des signes. Mais si la langue (le lexique, les mots usuels, les expressions courantes, etc.) évolue, si elle change et permet d’exprimer de nouveaux phénomènes, le phénoménologue lui-même n‘est-il pas d‘une manière absolument irréductible « historique »? N‘est-il pas lui-même, en tant qu‘il est situé, que son existence est facticielle et inscrite dans une tradition, aux prises avec quelque chose qui le précède et qu‘il ne maîtrise jamais totalement, « sa » langue? Qu‘adviendrait-il, le cas échéant, de l‘idéal d‘une validité objective atemporelle? Ces questions, bien que Husserl les entrevoie151, ne deviennent pas un obstacle essentiel pour une phénoménologie statique : l‘eidos à chaque fois atteint est censé garantir la validité universelle des descriptions scientifiques, de même que leur transparence et leur traductibilité. Si l‘on dépasse la phénoménologie statique, doit-on en conclure que la phénoménologie n’est jamais entièrement au clair avec ses propres résultats? Doit-on en comprendre que le langage, ce dans quoi elle se meut, est quelque chose qu‘elle doit à chaque fois gagner, qui comporte essentiellement une part irréductible de non-maîtrisé? Cette part de non-maîtrisé condamne-t-elle la phénoménologie à rester 150 Idées I, § 85, p. 288 [171]. Cf. La section « Historicisme et philosophie comme « vision du monde » », La philosophie comme science rigoureuse, pp. 61-86 [41-62] [323-341]. 151 69 quelque chose de douteux, une simple « vision du monde »152, ou ce qui apparaît là n‘est-il pas plutôt une dynamique essentielle qui appartient à la conscience comme telle, celle de la passivité et de l‘activité? Autrement dit, le caractère scientifique de la phénoménologie est-il mis en péril du simple fait qu‘on n‘en aura jamais « fini » avec ses fondements? L‘idéal d‘une philosophie « rigoureuse » tombe-t-il à l‘eau, si elle ne peut se constituer comme système et édifice éternellement valide? Ou n‘entrevoit-on pas plutôt là la seule et véritable manière dont le phénoménologue pourrait se rendre à chaque fois « responsable » de ce qu‘il avance? 152 70 La philosophie comme science rigoureuse, p. 73 [51] [332]. II - Vers un concept du langage comme habitus chez Husserl La deuxième partie de notre travail vise à montrer comment Husserl peut penser le langage dans le cadre de sa phénoménologie génétique. Dans un premier temps, nous porterons un regard critique sur la phénoménologie statique, ce qui permettra de mettre en relief les points « névralgiques » auxquels la phénoménologie génétique devra s‘attaquer. Par la suite, nous tenterons d‘exposer comment le fait d‘envisager le langage du point de vue de l’habitus acquis à s’exprimer permet de penser le langage tout en prenant en compte les avancées de la phénoménologie génétique. 6. Critique de la phénoménologie statique et de la conception du langage qui s’y rattache La section 5.2 aura permis de dresser un portrait rapide et général des différentes difficultés que soulève la phénoménologie statique. Tout d‘abord, faire du temps un « cadre vide » pour la variation eidétique empêche de s‘intéresser à la genèse du sens, à la formation des objectités et aux dynamismes qu‘elle implique. Ensuite, la facticité du langage est écartée en tant que problème : la phénoménologie statique permet de concéder que le langage contribue formellement à fixer et articuler le rapport de la conscience au monde (en permettant l‘articulation de la pensée), mais les descriptions qui permettent de l‘affirmer sont abstraites et ne permettent pas de rendre compte du contenu de sens des mots d‘une langue donnée. La phénoménologie statique ne permet pas, par conséquent, de rendre compte de phénomènes comme certains néologismes, ou comme la nécessité d‘interpréter un discours dont le sens nous est irréductiblement étranger. Enfin, la « sensation », en tant qu‘on en fait une « couche » distincte de toute visée active, devient en quelque sorte le « résidu » passif qu‘une conscience active « informe ». La question est soulevée, dans ce contexte, de comprendre d‘où vient la « force » du réel, ce qui lui permet à la fois de surprendre et de se refuser aux visées intentionnelles. L‘idée d‘un « sens » qui serait essentiellement à dire, d‘un phénomène qui « appelle »153 le langage plutôt qu‘il ne s‘y soumet d‘emblée, a surgi, à tout le moins comme question. 153 Nous tenterons d‘interpréter, dans la suite de ce travail, le rapport entre langage et « monde » à partir de la dynamique de l‘appel et de la réponse. Il s‘agit d‘un thème privilégié de la phénoménologie française contemporaine. Emmanuel Lévinas et Jean-Luc Marion, en particulier, ont développé une phénoménologie qui tente de décrire ces phénomènes. Voir LÉVINAS, Emmanuel, Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence; MARION, Jean-Luc, Étant donné : essai d’une phénoménologie de la donation. 71 6.1 Le problème du rôle de la sensation et le problème de l’objet singulier Un des problèmes les plus frappants avec la phénoménologie statique déployée des Recherches logiques aux Idées est le rôle secondaire des « sensations » dans la connaissance. Rappelons, tout d‘abord, que le concept central de la phénoménologie husserlienne est celui de l‘intentionnalité : la conscience est conscience de quelque chose. Au sein du monde auquel elle est essentiellement ouverte, des objectités se montrent. Dans une perspective naturaliste, où l‘on considère que la conscience est close sur elle-même (la pensée est une « sphère intérieure »), les sensations sont comprises comme le résultat d‘une interaction entre les organes des sens et les objets. Autrement dit, une relation réelle causale entre deux objets physiques donne lieu, chez l‘un de ces objets, à une représentation « intérieure », la sensation. Pour la vue, par exemple, la lumière qui frappe l‘objet excite les nerfs optiques des yeux et produit (comme effet) quelque chose qui sera repris dans la conscience : l‘effet brut de cette excitation, ce sont les couleurs comprises comme « data » sensibles. À l‘intérieur de sa sphère intérieure, l‘homme « a » des data de couleur, et ceux-ci sont l‘effet, le résultat d‘une interaction physique réelle sur le corps. Il est probable que Husserl, dans sa manière de traiter la sensation au départ de son parcours philosophique, ait été influencé par ce point de vue dont il tentait pourtant de se distancer. La présence du même vocabulaire, soit le fait de nommer les sensations en parlant de « data » ou de « hylè », est peut-être symptomatique de cette influence. Nous devons voir de quelle manière la phénoménologie génétique permet de dépasser de manière plus définitive le point de vue naturaliste. En introduisant des thèmes permettant de penser la passivité radicale, Husserl se donne les moyens d‘assumer plus pleinement le point de vue phénoménologique, qui doit s‘intéresser au rapport conscience-monde lui-même, sans que les préjugés psychologistes ne teintent les descriptions des phénomènes. Autrement dit, les sensations, si leur description le requiert, doivent avoir un nouveau statut pour le phénoménologue. Tout ce qu‘on dit de la sensation doit venir de la manière dont la chose même se donne. Pour qui décrit le phénomène lui-même, la couleur « se donne » comme appartenant à l‘objet, et non pas comme étant un « data » se trouvant dans le sujet percevant : le bleu est celui de l’eau, du ciel, de l’oiseau, etc. 72 Husserl considère dans les Recherches logiques que les sensations sont vécues (erlebt), mais non visées (gemeint)154. Les sensations ne participent à la constitution de l‘objet que comme un matériau qui vient remplir la forme (le sens objectif selon lequel la chose est visée). Ce matériau est secondaire et n‘est jamais visé comme tel : « Je ne vois pas des sensations de couleurs mais des objets colorés, je n‘entends pas des sensations auditives mais la chanson de la cantatrice, etc. »155 D‘un point de vue descriptif, cette affirmation a beaucoup de poids et reflète bel et bien un trait important de la sensation : elle ne s‘impose pas d‘abord en elle-même et comme telle. C‘est l‘objet intentionnel qui apparaît d‘abord. Mais qu‘en est-il de ses « traits » sensibles (sa couleur, le son qu‘il fait, etc.)? Ne doit-on pas affirmer qu‘ils appartiennent à l‘objet perçu, bien qu‘ils ne soient pas d‘emblée visés pour et en eux-mêmes? Le problème est donc que Husserl exclut ce qu‘il nomme les vécus sensoriels du domaine de ce qui est « intentionnel », et que le mot « vécu » (erlebt) connote que le matériau est quelque chose qui serait le « propre » de la conscience, « en elle ». Les Idées donneront le nom de « hylè »156 à ce matériau non intentionnel que le sens « anime » ou « appréhende » pour que la conscience ait devant elle un véritable objet. [Par-delà les] moments sensuels on rencontre une couche qui pour ainsi dire les « anime », leur donne un sens (sinngebende) (ou qui implique essentiellement une donation de sens (Sinngebung)); c‘est par le moyen de cette couche, et à partir de l’élément sensuel qui en soi n’a rien d’intentionnel, que se réalise précisément le vécu intentionnel concret.157 L‘objet concret est donc ramené à un complexe de matière (la sensation brute, non-intentionnelle) et de forme (la visée de la chose comme ceci ou cela158, visée qui « anime » la hylè). Essayons de montrer ce qui amène Husserl à exclure cette hylè de ce que l‘on peut considérer comme intentionnel (tout en notant, au passage, que c‘est toujours en cherchant un « invariant » au sein de ce qui varie, que l‘on « isole » la hylè, qu‘on en fait un « reste »). D‘abord, dans la perception d‘un objet, les sensations comme telles peuvent varier jusqu‘à changer du tout au tout, alors que le même objet, ce qui est par définition le « visé » de la conscience intentionnelle, reste présent. Prenons par 154 Recherche logique V, § 14, p. 188 [385]. Recherche logique V, § 11, p. 176 [374]. 156 Cf. par exemple Idées I, § 85, p. 294 [175], où Husserl assigne l‘étude de la « couche matérielle » (celle qu‘informe la couche noétique) à une phénoménologie « hylétique ». 157 Idées I, § 85, p. 288-289 [172]. Nous soulignons. 158 Cette visée peut être simplement perceptuelle, c‘est-à-dire qu‘elle doit être activement accomplie mais qu‘elle n‘implique pas nécessairement un acte faisant intervenir une signification langagière. 155 73 exemple une boîte qu‘on aurait devant soi, que l‘on percevrait du regard. 1) Ses couleurs peuvent être entièrement modifiées par un effet de changement de lumière; 2) sa « figure » (au sens du « tracé » extérieur de la boîte, tel qu‘on le voit d‘un point de vue particulier, et que forment ses côtés) peut être complètement modifiée par un changement d‘orientation dans l‘espace de la boîte. Malgré toutes ces modifications du « contenu » sensible de l‘objet, il peut rester un et le même. Si l‘on fait abstraction des autres sens que la vue, et qu‘on considère la hylè qui est présente tout au long du processus de la perception, il apparaît que l‘objet reste le même (cette boîte) pendant que tous les contenus sensoriels en tant que tels changent. À l‘inverse, mais toujours pour appuyer la même hypothèse, Husserl note la possibilité pour un même contenu sensoriel d‘être appréhendé tantôt d‘une manière, tantôt d‘une autre. Les Recherches contiennent au moins deux exemples d‘une telle situation. Le premier est celui d‘un ensemble quelconque de signes écrits qui n‘est d‘abord pas reconnu comme étant de l‘écriture, et qui est par la suite visé en tant que signe. Le second est celui d‘un mannequin de cire qu‘on prend d‘abord pour une femme qui nous fait signe, et qu‘on reconnaît ensuite comme mannequin159. C‘est dans une telle situation que les limites d‘une phénoménologie statique ressortent le plus clairement, parce que la question surgit de savoir pourquoi telle visée doit, au bout du compte, animer un complexe hylétique donné, plutôt qu‘une autre. Que se passe-t-il, en effet, dans de tels cas? Si l‘on fait entièrement abstraction de toute « pensée », ce que la conscience « sent », ou plutôt, les couleurs qui apparaissent dans son champ de vision, les sons qu‘elle entend, etc., tout cela reste inchangé. Néanmoins, pour autant qu‘elle pense, c‘est-àdire qu‘elle vise ce qui est présent devant elle comme ceci ou comme cela, la nature de l‘objectité présente se modifie. Quand on voit un ensemble pêle-mêle de lignes qu‘on reconnaît ensuite comme de l’écriture, ce qui se donne à la conscience change de nature. Par exemple, l‘objet devant soi passe : 1) d‘une feuille de papier sur laquelle quelqu‘un aurait gribouillé en parlant au téléphone, à 159 Recherche logique V, § 27, p. 250-52 [442-444] : « nous rencontrons dans l‘escalier une dame inconnue qui nous fait signe aimablement – c‘est l‘attrape bien connue du musée de figures de cire. Il s‘agit d‘un mannequin qui, un instant, nous avait abusé. » « Nous voyons une dame, non un mannequin. Une fois que nous avons reconnu l‘illusion, c‘est le contraire qui a lieu, nous voyons désormais un mannequin qui représente une dame. » « C‘est la même dame qui apparaît dans les deux cas, et, la seconde fois comme la première, avec des déterminations phénoménales identiquement les mêmes. Mais, d‘une part, elle nous est donnée comme réalité; de l‘autre, au contraire, comme fiction, apparaissant "en personne" et cependant comme inexistante. » 74 2) une note tout à fait intelligible laissée à quelqu‘un. Ou encore, ce qui l‘instant précédent était une femme nous faisant signe, est maintenant un mannequin de cire. La visée seule doit expliquer la nature de ce qui se trouve là-devant : le contenu sensoriel de la chose semble être tout simplement « animé » différemment dans chaque cas. La même matière est « informée » différemment. C‘est ce qui pousse Husserl à affirmer que de tels objets sont perçus, mais que les sensations, quant à elles, sont vécues. La conscience ne les vise jamais comme telles, mais les « appréhende » selon un certain sens pour constituer l‘objet qu‘elle vise. Un tel point de vue implique que le fait de vivre les sensations devient à la limite accessoire, en regard de l‘identité de la chose : elles se présentent comme un résidu, distinct de (et secondaire par rapport à) ce qui rend l‘objet significatif pour celui qui le vise, et ce qui lui donne son identité. La hylè n‘a, en ce qui concerne le sens d’appréhension de l‘objet, aucun rôle constitutif. Le fait de dire que la sensation est « vécue » (erlebt) manifeste selon nous un résidu de psychologisme, qui limite la sensation à être le pendant « subjectif » d‘une excitation réelle-causale des organes des sens160. La phénoménologie génétique permettra (au moins en principe) de repenser la sensation non plus à partir du concept de « data », mais à partir de la phénoménalité du « sentir » intentionnel, qui implique un rapport à… autre chose et l‘accueil de quelque chose d‘étranger à soi. Il y a quelque chose d‘étrange, de fait, à parler de la teinte de couleur d’un objet comme d‘un vécu de la conscience. Il faut plutôt parler de quelque chose qui appartient à la manière dont l’objet se donne, mais qui lui appartient à lui. Une description fidèle du phénomène qui ne plaque pas sur lui notre manière abstraite de comprendre la « sensation » doit faire de la couleur quelque chose qui appartient à la chose elle-même comme phénomène, quelque chose qui certes advient dans et par une « perception sensible », quelque chose qui implique donc essentiellement le « sujet » comme réceptif, mais qui reste une détermination de ce qui « fait face » à la conscience. Par ailleurs, il importe de noter que ce traitement de la hylè est propre à la phénoménologie statique, qui n‘aborde la sensation que dans l‘optique où elle permet le « remplissement » d‘une visée qui n‘a de prime abord pas besoin d‘elle : l‘intention de signification. Nous avons vu que la conscience 160 Ce qui est sans doute vrai, mais qui ne rend pas compte du phénomène total du « sentir ». Voir une couleur est beaucoup plus complexe que l‘impression de la rétine par des photons : du moment qu‘on s‘intéresse au voir dans sa phénoménalité, on s‘intéresse au voir comme faculté de se rapporter au monde. Le « voir » est transi d‘intentionnalité, et la couleur comme « data » non-intentionnel et vécu fait fi de ce trait primordial de la vue. 75 était, dans la phénoménologie statique, surtout conçue comme le noyau actif qui « projette » les faisceaux de ses visées intentionnelles. Les objets qui se présentent, dans une telle conception, le font en réponse à la visée active. De plus, la phénoménologie statique est une phénoménologie logique, où les objets singuliers n‘ont jamais que le rôle d‘exemples, d‘instanciations d‘un « type » ou d‘une « catégorie » générale161 (objet des sens, objet de l‘imagination, objet de la volonté, etc.). Au bout du compte, l‘objet singulier n‘est jamais essentiel en tant que singulier pour la visée qui le prend comme objet. La réduction effectuée dans les Idées, rappelle Welton162, est eidétique : l‘objet singulier sert en tant que membre d‘une série de variations imaginatives qui visent, à travers lui, l‘essence, l‘eidos, le quid. Dans un tel contexte, l‘objet n‘est pas étudié en tant que le référent singulier de celui qui parle, mais le référent exemplaire d‘une visée significative en général, qui en tant que visée significative, n‘a affaire au singulier que comme à un cas particulier d‘une présence « idéale ». Le singulier n‘est traité, finalement, qu‘en tant qu‘il cor-respond à l‘acte de connaissance qui est lui-même général. Le fait que l‘individuum (le singulier comme tel) soit secondaire, voire accessoire, fait que des questions pourtant importantes semblent évacuées. Comment se fait-il, par exemple, que des significations différentes puissent « s‘appliquer » à un contenu sensoriel, c‘est-à-dire l‘animer toutes deux tout aussi bien, et ainsi amener à la présence deux objets de nature différente? N‘y a-t-il pas là un phénomène tout à fait insolite? En disant, par exemple, que la visée du mannequin comme « femme » doit être biffée, qu‘elle s‘est révélée fausse, on ne règle que partiellement le problème. La question subsiste de savoir pourquoi la visée du mannequin comme femme ne tient plus, c‘est-àdire surtout pourquoi le réel exclut dorénavant une possibilité de visée. Comment le « contenu » sensoriel inchangé peut-il nous pousser à changer la visée l‘animant (c‘est-à-dire passer de « femme » à « mannequin »), et même se refuser par la suite à se présenter comme « femme »? Qu‘est-ce qui explique que ce qui n‘est pas intentionnel ait une telle influence sur la visée qui l‘anime? 161 ―The object which it sees as its intentional counterpart is derived from the style of its linguistic thematization. There may be an object given in perception which matches the object so thematized. But generally speaking, Ideas is convinced that this matching merely adds fill to a signified framework. The perceptual object can be no more than an example.‖ [WELTON, Donn, The Origins of Meaning, p. 108]. 162 WELTON, Donn, The Origins of Meaning, p. 162. 76 Puisque ce problème concerne l‘objet individuel, il n‘est pas central pour la phénoménologie statique des Idées. Le mannequin et la femme sont tous deux des objets « perçus », c‘est en tant que tels qu‘on s‘y intéresse, et non en tant que singuliers. À la limite, ils servent d‘exemple d‘une visée qu‘on doit corriger, et permettent donc encore de mieux cerner un type général de visée. Pourtant, force est de constater que le problème du singulier, et sa manière de « résister » ou se « refuser » à la visée qui l‘anime, mérite qu‘on s‘y attarde. Ce problème va de pair avec le caractère nonintentionnel de la hylè, exposé plus haut. Le sentir implique une ouverture du « pôle » conscience à ce qui est « autre ». Sentir, c‘est s‘exposer à quelque chose qui ne vient pas de soi : la perception d‘un objet singulier implique pour cette raison toujours du non-maîtrisé. C‘est ainsi qu‘on devra expliquer qu‘on doive, dans certaines situations, biffer une anticipation, et de manière plus générale que la conscience cherche au sein du monde la « donation » de ce qui cor-respond à sa visée. Sans cela, c‘est-à-dire si l‘on comprend la sensation à partir du concept de « data », la question persiste de savoir comment ce qui est non-intentionnel peut faire plier le pôle actif intentionnel du rapport conscience-monde. C‘est le problème que souligne Sokolowski, lorsqu‘il affirme : …the initiative in determining the meaning and the object meant lies on the side of the act. For such intentional acts, constitution is practically indifferent to what sensory contents function in them; what is constituted is determined primarily by the intentional essence. 163 Le fait que Husserl emploie, dans les Idées, des expressions qui laissent entendre que la conscience « construit » ses objets (donation de sens, constitution) reflète d‘ailleurs le problème. Il peut paraître juste, et même irréfutable, que la conscience intentionnelle dépasse en l‘in-formant l‘immédiat sensible (et l‘individuum) d‘une certaine manière : la présence de formes catégoriales au sein de l‘expérience concrète du singulier le révèle bien. La couleur et le son ne peuvent effectivement pas expliquer à eux seuls l‘identité et le sens de l‘objet. Mais les explications qui précèdent devraient faire voir qu‘il y a quelque chose de problématique à exclure la sensation du domaine de l‘intentionnel. Les considérations sur la « force » du réel et sur l‘importance de l‘individuum font ressortir le fait que la conscience comme pôle actif n‘est peut-être pas une explication suffisante pour la phénoménalité du monde. Une dimension de la vie intentionnelle semble en effet relever de ce qui est hors du « contrôle » de la conscience, et qui empêche qu‘on continue à traiter l’objet singulier 163 SOKOLOWSKI, Robert, The Formation of Husserl’s Concept of Constitution, p. 63. 77 comme simple « instanciation » d’un général. La question du surgissement d‘un objet non encore compris; la question du singulier qui refuse de se donner à la conscience qui le vise d‘une certaine manière; la question de la visée qui doit être modifiée sans même qu‘un contenu sensoriel nouveau n‘apparaisse; la question de savoir comment un contenu sensoriel peut « dépasser » et déborder ma capacité à l‘appréhender; etc., toutes ces questions requièrent qu‘on prenne le singulier (l‘individuum) et sa genèse comme thèmes. C‘est le défi que permet de relever, à notre avis, la phénoménologie génétique. Une partie de la constitution des objets, c‘est du moins ce qu‘on peut déjà entrevoir, se fait au niveau de la synthèse passive, qui est d‘ailleurs le niveau constitutif le plus originaire, celui qui précède la prise en charge active de la conscience des objets qui « se donnent » à elle. Il faudra élucider l‘intentionnalité propre à cette passivité, par le biais du thème de la chair : c‘est elle qui permettra de rendre compte du fait que la sensation (celle qui donne la « hylè ») est toujours nécessairement intentionnelle, sans pour autant être le fait d‘un acte (libre et spontané) comparable à celui de l‘intention de signification. 6.2 Le problème de la transparence du langage La question de savoir si la langue que l‘on parle façonne d‘une manière nécessaire le monde (le sens que les choses et les situations vécues prennent) est un problème des plus vastes, qu‘on n‘oserait espérer trancher ici. Une chose est sûre : dans la phénoménologie statique husserlienne, la langue parlée par une personne (c‘est-à-dire le lexique dont elle dispose, les mots qu‘elle est apte à utiliser et que sa langue rend « disponibles » pour exprimer ce qu‘elle rencontre) n‘influence pas de manière absolue le sens des objectités qu‘elle rencontre. La section précédente nous aura déjà permis de présenter la méthode d‘analyse de la phénoménologie statique qui consiste à diviser en « couches » l‘objet intentionnel.164 Le fameux § 124 des Idées I165 fait justement de l‘expression, dont nous avons fait notre thème dans la première partie de ce travail, une couche (Schicht) qui se surajoute aux autres (perceptive, imaginative, etc.) dans le flux de la conscience intentionnelle. Dans une telle optique, ce que 164 Nous croyons que cette méthode, pour éclairante qu‘elle puisse être lorsque vient le temps d‘analyser les « moments » d‘un objet (selon son type) qui sont indépendants les uns des autres, crée presque de toutes pièces des problèmes qui ne devraient pas en être. 165 Voir, en ce qui concerne notre propos, Idées I, § 124, pp. 418-421 [256-258]. 78 l‘expression accomplit ou produit, c‘est refléter ce qui se trouve déjà contenu dans les couches « inférieures », pour le faire accéder au domaine du conceptuel. L‘« expression » est une forme remarquable qui s‘adapte à chaque « sens » (au « noyau » noématique) et le fait accéder au règne du « Logos », du conceptuel et ainsi du « général ».166 Pour le dire autrement, Husserl fait de l‘expression une couche non-productive en regard des autres couches : la « pensée » ne fait que refléter fidèlement (s‘adapter à) ce qui se trouve déjà là au niveau anté-prédicatif167. Comme nous l‘avons vu, puisque l‘intention de signification est intrinsèquement réitérable, elle se dépasse elle-même immédiatement vers sa propre « identité » à soi, et fait accéder son mode de visée à l‘idéalité. C‘est ainsi que l‘expression reflète l‘anté-prédicatif tout en le faisant accéder au règne du « conceptuel ». Husserl considère par exemple que la conscience peut viser perceptuellement un objet blanc et que cette visée peut suivre le schéma « ceci est blanc », avant même qu‘une pensée (ou une intention de signification) n‘advienne168. [Si par après] nous avons « pensé » ou « énoncé » « ceci est blanc », nous sommes en présence d‘une nouvelle couche, intimement liée au « pur visé comme tel » d‘ordre perceptif; de cette façon tout ce dont on se souvient, tout ce qui est imaginé, pris en tant que tel, est susceptible d‘être explicité et exprimé. 169 Ce qu‘il est important de noter, et qui est le plus discutable, est que la couche expressive n‘ajoute rien à ce que l‘on peut retrouver dans les couches inférieures. Le « sens » que vise l‘intention de signification, le fait de penser que ceci est blanc, ne produit absolument rien de neuf ou plutôt ne fait qu‘exprimer (extraire) ce qui se trouvait déjà là. La signification langagière, autrement dit, n‘est que la transposition conceptuelle d‘une partie du sens noématique contenu dans les couches inférieures. Un medium intentionnel spécifique s‘offre à nous, dont le propre est par essence de refléter si l‘on peut dire toute autre intentionnalité, quant à sa forme et à son contenu, de la dépeindre (abbilden) en couleurs originales et par là de peindre en elle (einbilden) sa propre forme de « conceptualité ».170 166 Idées I, § 124, p. 420 [256]. Idées I, § 124, p. 421 [256]. 168 La nature de ce « schéma » de visée est calquée sur la suivante (la conceptuelle), c‘est-à-dire qu‘elle n‘est accessible qu‘après coup. La seule « preuve » de son existence est que la chose se donne bel et bien comme blanche. 169 Idées I, § 124, p. 419 [257]. 170 Idées I, § 124, p. 420 [256]. 167 79 Il y a donc une parfaite continuité de l‘anté-prédicatif au conceptuel. La seule nouveauté que fasse advenir la couche expressive réside dans le fait que le conceptuel est par essence général, ou dans le fait que la signification langagière est idéale : il n‘en reste pas moins que la teneur de sens que la couche expressive rend « générale » était déjà contenue dans l‘anté-prédicatif. Or, le traitement du problème de l‘individuum avait fait ressortir que l‘intention de signification « in-formait » (einbilden) la couche hylétique pour se donner son objet. N‘est-il pas étrange de dire maintenant qu‘elle « s‘adapte » à l‘anté-prédicatif? On retrouve ici ce qu‘on peut appeler, avec Richir, le « paradoxe de la théorie de la connaissance husserlienne »171 : l‘intention de signification reflète fidèlement ce qu‘elle-même avait fait entrer dans le sens noématique de l‘objet. Tout ce que le réel peut faire, c‘est se refuser à une visée ou se donner comme s‘y conformant : or, comme on l‘a vu, ce refus même est problématique, la hylè n‘étant pas intentionnelle. De plus, le détour par le réel de la visée de signification semble ne lui servir qu‘à voir dans autre chose (l‘objet intentionnel effectivement présent et ayant un sens) ce qu‘elle-même y dépose en l‘« in-formant ». Or, « rien n‘indique la nécessité en vertu de laquelle la pensée doit travailler à in-former le sens noématique afin de, tout simplement, le voir (l‘intuitionner) tel qu‘il est »172. Pourquoi la pensée doit-elle, lorsqu‘on présente ainsi la conscience comme un pôle actif qui « in-forme » une matière passive, faire le détour par le réel pour devenir elle-même vision? Pourquoi l‘intention de signification doitelle se chercher elle-même dans autre chose? La primauté que donne la phénoménologie statique à l‘activité de la conscience fait tomber Husserl dans un « quasi-platonisme ». La « non-immédiateté de la connaissance [devient alors] un problème, et même un problème insoluble, celui d‘une productivité qui s‘épuise dans l‘improductivité, dans l‘immédiateté du remplissement intuitif médiatisée ou différée par l‘intention de signification, par la pensée. »173 Ces thèses sont encore une fois, croyons-nous, à rattacher à la phénoménologie statique que Husserl déploie jusqu‘aux Idées I, et qu‘il dépassera peu à peu vers une nouvelle phénoménologie, celle qui s‘intéresse aux soubassements constituants primordiaux, ceux de la synthèse passive et temporelle. 171 RICHIR, Marc, « Le problème de la logique pure. De Husserl à une nouvelle position phénoménologique », p. 508. 172 RICHIR, Marc, « Le problème de la logique pure. De Husserl à une nouvelle position phénoménologique », p. 509. 173 RICHIR, Marc, « Le problème de la logique pure. De Husserl à une nouvelle position phénoménologique », p. 509. 80 Logistic phenomenological analysis, as outlined in the Investigations and supported by Ideas I, approaches a study of intentionality from the side of epistemic intentions and treats perception only as a confirmation of such intentions. It may very well be, however, that a proper description of perception takes its starting point in nonepistemic, fulfilling acts […] 174 Il y a en effet une sorte de pétition de principe qui est inhérente à la phénoménologie statique, si l‘on accorde que pour elle, l‘individuum n‘est analysé qu‘à partir d‘intentions de signification qui sont des actes de connaissance. Comment la conscience qui analyse des objets qu‘elle a visés selon un certain sens pourrait-elle ne pas y trouver ce qu‘elle-même y a « déposé »? Seule la phénoménologie génétique radicale permettra de « laisser » se montrer la constitution passive qui peut avoir lieu au niveau de la perception et de la sensation. Une phénoménologie génétique permettra éventuellement de faire une distinction plus radicale entre ce qui appartient au « non-dit » et le domaine propre du « pensé », du logique. En phénoménologie statique, l‘anté-prédicatif est pris comme ce qui « remplit » une visée de sens conceptuelle : par conséquent, l‘anté-prédicatif est d‘emblée étudié comme correspondant à une intention de signification. En 6.1 nous avons vu que considérer comme non-intentionnelle la sensation était problématique en raison de son caractère parfois violent, intrusif, puissant. Mais il y a plus : il est tout à fait possible que des objets perçus se présentent comme « dépassant » nos visées de sens conceptuel. En phénoménologie statique, le « blanc » perçu sur un objet peut être visé comme tel. Il correspond alors (ou non) à cette visée intentionnelle puisqu‘il la remplit (ou non). Ici, l‘anté-prédicatif est abordé comme une couche tout à fait docile en regard de la visée : il se laisse « spontanément » exprimer, sans apparemment pouvoir poser de difficulté. Or, l‘analyse en « couches » est pour nous une abstraction (le blanc n‘est une « couche » de l‘objet qu‘au sein d’une analyse abstraite de celuici) qui dénature d‘entrée de jeu le « non-dit » phénoménal. La blancheur de la neige un matin d‘hiver175, par exemple, est un phénomène qui peut bien plutôt demander à être dit, qui « déborde » 174 WELTON, Donn, The Origins Of Meaning, p. 53. Merleau-Ponty souligne le caractère fondamentalement réducteur qu‘il y a à faire de la « couleur » perçue un simple matériau brut qu‘on verrait « sans plus ». Une couleur vue dépend, en sa teneur phénoménale, de ce qui l‘entoure. Ceci vaut d‘abord au sens perceptuel (la couleur n‘est pas rigoureusement indépendante, comme phénomène, de celles qui l‘entourent). Mais c‘est également vrai, pour Merleau-Ponty, au sens où « l‘atmosphère » au sein de laquelle elle surgit en est inséparable, la détermine et en fait cette couleur singulière, irremplaçable. « Si l‘on faisait état de toutes ces participations, on s‘apercevrait qu‘une couleur nue, et en général un visible, n‘est pas un morceau d‘être absolument dur, insécable, offert tout nu à une 175 81 le domaine du dicible mais auquel la pensée peut tenter de « répondre ». Dans une telle perspective, quelque chose « se joue » qui précède l‘activité spontanée et libre de la conscience, mais quelque chose qui appartient de manière indéniable à la phénoménalité du monde. Comment ce qui est nonintentionnel pourrait-il « appeler », tout en s‘y refusant, l‘intention de signification? On trouve chez Proust une description de ce genre de phénomène qui reste entièrement « à dire » : […] tout d‘un coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l‘odeur d‘un chemin me faisaient arrêter par un plaisir particulier qu‘ils me donnaient, et aussi parce qu‘ils avaient l‘air de cacher au-delà de ce que je voyais, quelque chose qu‘ils invitaient à venir prendre et que malgré mes efforts je n‘arrivais pas à découvrir. […] je m‘attachais à me rappeler exactement la ligne du toit, la nuance de la pierre qui, sans que je pusse comprendre pourquoi, m‘avaient semblé pleines, prêtes à s‘entrouvrir, à me livrer ce dont elles n‘étaient qu‘un couvercle. 176 Afin de rester fidèle à la phénoménalité même du monde, il est donc besoin d‘un type d‘analyse qui permettrait de marquer une distinction claire entre le « sens » perceptuel et le sens linguistique, au lieu de faire de l‘un le simple reflet de l‘autre. Une telle démarcation pourrait faire ressortir la productivité du « jeu » entre l‘expérience sensible du monde et la visée significative qui lui répond. 6.3 Le problème du caractère accessoire du signe : l’historicité des langues La « transparence » du langage, que Husserl suppose à cette époque, entraîne des conséquences que plusieurs tiendront pour intenables. Entre autres choses, la « signification » devient anhistorique : c‘est-à-dire que les langues évoluent certes, mais la signification qu‘elles expriment, ne dépendant pas des caractéristiques variables des langues, n‘évolue pas. Si le langage ne fait jamais qu‘exprimer le « déjà-là » anté-prédicatif, la facticité d‘une langue n‘aura aucune influence absolue sur ce qu‘il est possible d‘exprimer de notre expérience, et donc aucune influence absolue sur le sens que « prend » le monde qui nous entoure. Beaucoup de problèmes semblent d‘ailleurs évacués trop rapidement si l‘on admet une telle possibilité. Par exemple, on pourrait se demander pourquoi les différents lexiques évoluent. On peut distinguer, sans être exhaustif, plusieurs classes (plus ou moins englobantes) de lexiques: le lexique vision qui ne pourrait être que totale ou nulle, mais plutôt […] quelque chose qui vient toucher doucement et fait résonner à distance diverses régions du monde coloré ou visible, une certaine différenciation, une modulation éphémère de ce monde, moins couleur ou chose donc, que différence entre des choses et des couleurs, cristallisation momentanée de l‘être coloré ou de la visibilité. » [MERLEAU-PONTY, Maurice, Le visible et l’invisible, p. 173]. 176 PROUST, Marcel, À la recherche du temps perdu I. Du côté de chez Swann, p. 176. 82 d‘une langue donnée (recensé dans les dictionnaires); le lexique d‘un groupe (peu importe ce qui unit ce groupe : culture, buts, intérêts, origines, dialecte, etc.); le lexique d‘un domaine (comme les jargons); le lexique particulier ou personnel (l‘ensemble de mots dont une personne dispose, et qui participe par exemple au style d‘un auteur). Or, ces lexiques évoluent : les exigences d‘une situation, d‘un contexte, des buts pratiques, théoriques, ou esthétiques, tous ces facteurs peuvent favoriser l‘apparition ou la disparition de mots plus ou moins appropriés pour nommer les objectités du monde ambiant.177 Il semble en effet que le fait d‘accoler un nouveau « mot » à certains états de choses, certains états de fait et situations qu‘on a besoin de signifier n‘ait rien d‘accidentel, mais permette de fixer en quelque sorte cette signification. Certains néologismes « techniques », par exemple, permettent de faire entrer dans l‘usage un rapport « nouveau » à une objectité donnée. Obviously, introducing a new theoretical term is not merely employing a different label for a set of familiar objects, but neither is it only providing a new type of object with a name. Rather, when a new term is posited, so too is the object it defines. It may be inaccurate or even incorrect to claim that a linguistic act creates an extra-linguistic object, but, nevertheless, within its theoretical framework coining a term makes ‗something‘ the subject of discussion. 178 Un tel néologisme, en ce sens, est un terme qui fixe un nouveau « regard » sur quelque chose, qui sert à faire entrer dans l‘usage une perspective déterminée qui permette de prendre en vue, à neuf, une objectité. Cette objectité n‘est pas « créée » au sens d‘une pure fantaisie, puisque le réel doit toujours et encore se donner et n‘a essentiellement jamais le statut d‘une création de la conscience. Pourtant, sans la perspective du regard ainsi établie publiquement, l‘objectité en question n‘avait peut-être jamais été donnée à quiconque, selon le sens qu‘elle a maintenant. Par exemple, les découvertes majeures et les percées significatives dans différents domaines s‘accompagnent souvent 177 Le problème que nous avons en vue, ici, est celui où un mot est inventé pour nommer quelque chose qui était « déjà là », mais qui n‘avait jamais été pris en vue comme tel. Objectivement parlant, donc, le monde objectif reste le même, mais le regard porté sur ce monde permet de prendre en vue de nouvelles objectités. Pour prendre un exemple chez Husserl lui-même, les termes de « noèse » et « noème » sont des mots techniques, qui servent à identifier et délimiter quelque chose qui appartient aux visées intentionnelles, et qui aurait donc toujours pu être « sous le regard », mais n‘avait jamais été visé de cette manière précise. Les termes techniques, en général, permettent donc de prendre un problème ou un phénomène sous un angle nouveau, et ainsi de lui permettre d‘être visé à titre d‘objectité « nouvelle ». 178 MATTENS, Filip, ―Introducing terms – Philosophical Vocabulary, Neologisms and the Temporal Aspect of Meaning‖, p. 312. Nous soulignons. 83 de l‘introduction du vocabulaire et des énoncés nécessaires à les signifier, les distinguer et les articuler. Il n‘est pas évident qu‘il soit possible d‘évacuer cet aspect facticiel du lexique. Quand on considère un néologisme après coup, il peut en effet sembler qu‘en principe, n‘importe qui à n‘importe quelle époque aurait été en mesure de le comprendre et de se rapporter de la même manière à l‘objectité nommée. Le problème vient justement de cet « après coup », qui suggère que quelque chose comme une histoire du sens ne puisse pas être tout à fait écartée. On peut d‘ailleurs prendre le problème à revers : si les écrits anciens doivent être interprétés, et que plusieurs interprétations différentes entrent essentiellement en compétition, on a encore là un indice de ce que « la signification » a une histoire. La première partie du présent travail a permis de comprendre que le sens des mots ne leur appartient pas comme une « entité » à laquelle ils sont liés, mais qu‘il vient de notre capacité à les animer pour adopter la direction du regard qu‘ils suggèrent. Qu‘il soit possible, même en principe, de se placer exactement dans le même rapport au monde que les Anciens, par exemple, n‘a rien d‘évident. Les hypothèses de Husserl sur le caractère accessoire des signes (lorsqu‘il évoque la possibilité d‘une connaissance sans parole), impliquent encore la possibilité d‘une traductibilité parfaite (identique et sans reste) de tout énoncé. Ce n‘est pas une question que nous trancherons ici, mais on peut au moins admettre qu‘un tel postulat n‘a rien d‘évident : or, il est tout à fait dans l‘esprit de la phénoménologie husserlienne de ne rien admettre qui ne soit d‘abord reconnu comme évident. La position de Husserl au sujet de la connaissance sans parole est loin d‘être simple : il reviendra plus tard sur son point de vue initial par rapport au caractère inessentiel ou accessoire des signes. Ce changement de point de vue sera analysé à la section 9. 6.4 Le problème de l’origine des significations L‘intention de signification a été caractérisée comme une perspective déterminée du rapport conscience-monde, ou encore comme une direction donnée du « regard » de cette conscience sur quelque chose. De plus, nous avons vu que cette visée peut s‘articuler d‘une manière plus ou moins complexe, par la liaison de divers moments « catégoriaux ». Une question importante a néanmoins été laissée en suspens tout au long des analyses précédentes : comment en vient-on à être en mesure de saisir le sens d‘un mot donné? Comment est-on en mesure de comprendre, par exemple, l‘essence d‘une chose, qui nous permet de la viser comme ce qu‘elle est? Ou plus généralement : comment en vient-on à saisir ce qu‘une expression suggère d‘accomplir comme visée? Si, par exemple, on vise une « feuille de papier », il faut être en mesure de saisir ce qui fait d‘une feuille de papier qu‘elle est précisément cela. On ne la vise pas, dans un tel cas, comme « ce que je 84 lisais à l‘instant », ou comme « la lettre de ma mère ». Ce qu‘on a caractérisé comme la « matière » de l‘intention de signification, et qui déterminait la « modalité » de visée de la chose, comment peut-on en expliquer l‘origine? Qu‘est-ce qui permet de saisir et différencier les « matières » (c‘està-dire, pour le dire plus simplement, les différentes significations)? Husserl élude en quelque sorte cette question de l‘origine des significations. Dans la IIe Recherche, il affirme que la signification, en tant que ce que l’on comprend lorsqu‘on saisit une expression, est un « élément descriptif dernier ». On peut comprendre la différence entre deux significations de la même manière qu‘on saisit que le bleu n‘est pas du rouge, et vice-versa.179 Si l‘on s‘intéresse purement au phénomène tel qu‘il se donne, donc, la compréhension d‘une expression est si « immédiate », si évidemment accessible pour celui qui fait l‘effort de réfléchir à sa donation, que Husserl ne ressent pas (encore) le besoin d‘en chercher la provenance. Toutes les fois que nous réalisons ou que nous comprenons une expression, elle signifie quelque chose pour nous, nous sommes actuellement conscients de son sens. […] de même que les différences phénoménologiques entre des phénomènes sonores nous sont données de manière évidente, de même en est-il pour les différences entre significations. 180 […] du reste, la façon dont ces objets sont arrivés, à partir de la vie antérieure de notre conscience, au sens avec lequel ils valent actuellement pour nous est sans importance. 181 La genèse de quelque chose comme une signification n‘est donc pas une question qui le préoccupe, parce qu‘il suffit de constater le fait que les significations peuvent être différenciées et saisies. La visée de l‘objectité selon tel ou tel sens est possible, de facto; de même, la distinction entre différentes perspectives ouvertes sur différentes objectités est possible, tout simplement. Du moment que ces visées peuvent se dépasser elles-mêmes pour devenir un sens « idéal », le phénoménologue n‘a pas (nécessairement) à se préoccuper de la genèse de ces visées. Elles valent en elles-mêmes de manière universelle, et sont donc potentiellement objets de science. Mais ce n‘est pas la seule raison expliquant que Husserl ne se penche pas sur la question de l‘origine des significations. Pour une phénoménologie qui cherche à établir la « typologie » des différentes objectités possibles de la conscience, la question peut apparemment être remise à plus tard. Husserl s‘intéresse surtout à la question de savoir ce qui appartient à un objet en tant que 179 Recherche logique II, § 31, p. 214 [183]. Recherche logique II, § 31, p. 214 [183]. 181 Logique formelle et logique transcendantale, § 42, p. 151 [99]. 180 85 perçu, ou encore, en tant qu’imaginé, etc. Le contenu conceptuel des mots, qui détermine par exemple (dans le cas des noms communs) le genre prochain auquel appartient un objet, ne se présente pas comme thème de questionnements poussés. Or, on peut aisément comprendre pourquoi un objet se donne comme perçu si c‘est par les sens qu‘on le vise : en revanche, la possibilité de la visée de l‘objet en tant qu’« arbre en fleur », par exemple, n‘est pas expliquée. Comment la conscience en vient-elle à saisir le contenu conceptuel impliqué dans l‘expression « arbre en fleur », et pourquoi cet objet est-il reconnu comme étant précisément un objet de ce genre? Il peut s‘agir chaque fois [lorsqu‘un objet est visé] d‘un arbre en fleur, et chaque fois cet arbre peut apparaître de telle façon que la description fidèle de ce qui apparaît comme tel [c‘est-à-dire le sens objectif] se fasse nécessairement avec les mêmes expressions. Et pourtant les corrélats noématiques sont pour cette raison essentiellement différents, selon qu‘il s‘agit d‘une perception, d‘une imagination, d‘une présentification du type portrait, d‘un souvenir, etc., etc.182 Ainsi donc, l‘unité de ces objectités, ce qui permet de les viser « avec les mêmes expressions », est une donnée, un « fait » constatable de facto dont on n‘interroge pas les conditions de possibilité. Ce qui intéresse plutôt Husserl, ce sont les modifications entraînées par le fait que différentes « facultés » la prennent en vue, toujours selon le même sens. Pourtant, ces distinctions entre perception, imagination et souvenir, par exemple, ne nous permettent pas de comprendre ou saisir ce qui fait de cette chose qu‘elle est un arbre en fleur, et non pas autre chose. None of these noeses, however, have yet given us any correlation for the material sense of ―tree‖ itself, and hence we do not yet have any phenomenological explanation of the constitution of tree as such. We have explained the senses of ―perceived‖, ―good‖, ―beautiful‖, but these are all formal attributes. We have not explained, phenomenologically, the constitution of ―tree‖.183 Encore une fois ici, c‘est l‘évacuation d‘une dimension temporelle importante qui fait problème. Comment en vient-on à comprendre le sens des expressions? Quelle « genèse » la signification peut-elle connaître? Ces questions commenceront à intéresser Husserl dès lors qu‘il reviendra endeçà du niveau d‘abstraction élevé des Idées I.184 Sa phénoménologie génétique s‘élaborera peu à peu, c‘est-à-dire que certains fils conducteurs faisant référence à l‘idée de genèse temporelle seront 182 Idées I, § 91, p. 315 [188]. SOKOLOWSKI, Robert, The Formation of Husserl’s Concept of Constitution, p. 149. 184 Notons néanmoins que déjà en 1907, avec ses Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Husserl pose déjà les fondements de la phénoménologie génétique. 183 86 introduits, sans toutefois que le renversement vers la constitution passive radicale ne s‘effectue d‘un seul coup. La prochaine section présentera ces « premiers pas » vers une phénoménologie de la constitution passive. 87 7. Premiers pas vers une phénoménologie génétique du langage 7.1 – Introduction de l’intentionnalité au niveau de la sensation Le problème qui ressort du traitement de la sensation dans la phénoménologie statique est que la « hylè » (le contenu sensoriel) y est traitée comme un matériau informe non-intentionnel qu‘un acte doit appréhender afin de constituer un véritable objet. Husserl donne à cette appréhension active la presqu‘entière responsabilité de la constitution de l‘objet.185 Comment peut-on se départir d‘un tel point de vue? La première façon est de demander comment la couche antéprédicative parvient à produire (d‘elle-même) des objets unifiés186. Une telle « unité », précédant les actes spontanés et libres de la conscience active, permettrait par exemple de rendre compte de phénomènes tels que ceux donnés en exemple dans la section précédente, et qui restaient « à dire » (la blancheur de la neige, le reflet du soleil sur une pierre, l‘odeur d‘un chemin, etc.)187. Nous avons vu, en effet, que le parallèle parfait postulé par Husserl, dans les Idées, entre la couche antéprédicative et la couche expressive pose problème. Or, de façon étonnante, on retrouve dès les Recherches logiques les bases d‘une analyse d‘une « constitution » d‘objets qui serait perceptuelle, et dont l’unité ne serait pas redevable à celle de l’unité de l’acte de visée de la conscience par le biais d‘une signification. Dans une telle optique, bien qu‘on n‘ait pas fait de la sensation quelque chose d‘intentionnel, on a au moins dissocié l‘unité perceptuelle de l‘unité significative188. La perception est ainsi envisagée comme le lieu d‘une « constitution » (entendre d‘une « unification ») qui peut préparer la visée active par le biais d‘une intention de signification, sans d’emblée se ramener à celle-ci. Il peut paraître étrange de rattacher à des développements des Recherches logiques un « premier pas » vers la phénoménologie génétique. Nous avions déjà mentionné, en introduction, que la division de l‘œuvre husserlienne n‘était pas d‘abord et avant tout chronologique. La division est 185 Cf. supra, 6.1 et 6.2 La seconde manière serait de se défaire, plus radicalement, de la conception selon laquelle les objectités données à la conscience se divisent en « couches » indépendantes les unes des autres, dont l‘une ne serait pas intentionnelle. 187 Cf. supra, 6.2 188 Cette dissociation ne donnera pas lieu à une démarcation claire entre les deux types d‘unité, comme on peut le conclure du fait qu‘il y ait, dans les Idées I, « parallélisme » entre les deux couches. 186 88 davantage d‘ordre méthodologique. La phénoménologie statique désigne un ensemble de méthodes d‘analyse phénoménologique et de buts particuliers pour cette science. Les Idées I en sont le point culminant, mais cela n‘empêche nullement que des passages particuliers des Recherches logiques contiennent des analyses précieuses pour le dépassement de cette première « orientation » de la phénoménologie. De même, beaucoup d‘ouvrages sont selon nous « à cheval » entre les deux méthodes189. C‘est pourquoi il vaut mieux, pour comprendre l‘évolution vers une phénoménologie qui permet de prendre acte des questions liées à la genèse temporelle et à l‘histoire, se pencher sur différents thèmes d‘analyse précis qui sont introduits tout au long de l‘œuvre de Husserl. 7.1.1. – La synthèse de fusion dans les Recherches logiques La genèse d‘« un » objet alors même que les contenus sensoriels varient constitue l‘un des premiers problèmes de phénoménologie génétique, et il apparaît dans la VIe Recherche au § 47. Husserl y avance l‘idée d‘une « unité de fusion » des actes partiels de perception d‘un seul et même objet, unité qui naîtrait au sein du flux temporel de la conscience. Avant même qu‘une intention de signification n‘appréhende les contenus sensoriels, ceux-ci fusionneraient en tant qu’aspects d’une seule et même chose, au sein d‘une synthèse perceptuelle « passive ». Le caractère passif de cette synthèse est ce qui rend l‘unité de fusion intéressante. Les différentes faces successivement perçues d‘un « même » objet matériel (que l‘on verrait ou que l‘on toucherait, par exemple), ou encore les différentes tonalités sonores successivement entendues d‘une « même » série de sons, fusionnent dans le flux temporel du vécu, pour ainsi dire « d‘elles-mêmes ». Cette unité de fusion est particulière, et il faut la distinguer de l‘unité de l‘intention de signification. La table visée comme telle est « une » en tant qu’elle est une table : le sens qui lui est donné ne peut pas être séparé de son unité, de son identité comme objet pour la conscience, et donc d‘une visée de signification active. Au niveau de la pure perception, pourtant, la signification conférée à l‘objet ne peut être la « source » de l‘unité de la chose.190 Il faut donc expliquer comment une perception partielle d‘un objet (comme la face vue à l‘instant présent) peut être perception de la « même » chose qui était vue l‘instant d‘avant, et qui sera vue l‘instant d‘après. Toutes ces facettes sont facette 189 C‘est le cas de Logique formelle et logique transcendantale (1929) et d‘Expérience et jugement (1939). Nous reprenons ici la classification exposée par Donn Welton dans The Origins of Meaning, p. 175. 190 Sans quoi on se retrouve dans la situation paradoxale décrite à la section 6.2. 89 de l’objet, mais l‘unité de ce dernier ne peut pas être celle que produit l‘acte qu‘est l‘intention de signification. Comment caractériser cette unité? D‘où provient-elle? Husserl se voit forcé de postuler un autre type d‘unité, qu‘il appelle « unité d‘identification », par opposition à celle qui serait due aux actes spontanés, libres et actifs de la conscience. Mais unité d’identification – et l‘on ne peut éviter de faire cette distinction – ne signifie pas la même chose qu’unité d’un ACTE d’identification. Un acte vise quelque chose, l‘acte d‘identification vise une identité, il nous la représente. Or, dans notre cas, une identification est bien réalisée, mais aucune identité n‘est visée.191 Dans le cas de la connaissance, active et spontanée, l‘identité de l‘objet est visée comme telle : la chaise est prise en vue, non pas simplement comme objet de la perception, mais comme ce qu’elle est, et son identité à soi se rattache au sens qui lui est donné. Dans le cas de la synthèse de fusion, une identité « se forme », on a « un seul et même objet », mais son ipséité n‘est pas encore autre chose que l‘unité de fusion des actes partiels le visant : on peut parler dans un tel cas d‘une « mêmeté », qu‘on distinguera d‘une identité au sens strict192. Il faut voir que la structure de l‘« en tant que » qui est propre au sens expérientiel diffère de la structure de l‘« en tant que » qui est caractéristique de la signification linguistique. Sans doute, le chemin que Husserl a choisi l‘éloigne de cette voie. Il est d‘autant plus étonnant que la possibilité de s‘engager dans une telle voie s‘annonce dans un passage remarquable des Recherches logiques. On peut y voir un signe de la richesse exceptionnelle de cet ouvrage.193 Il est important de voir que dans la description de Husserl de l‘unité de fusion, chaque acte partiel est intentionnel, même si la « visée » diffère alors qualitativement de celle d‘un acte d‘identification. Husserl reconnaît certes, dans les Idées, qu‘un acte perceptif peut avoir lieu, c‘està-dire que la « couche » perceptive produit des objets unifiés. Mais dans les Recherches logiques l‘unité de ces objets est distincte de l‘unité de l‘acte d‘identification. On a là une clef intéressante pour penser la distance ou l‘écart entre le domaine de l‘anté-prédicatif et celui du conceptuel. De plus, Tengelyi indique que la « voie » qui se dessinait alors pour la phénoménologie n‘a pas été suivie par la suite, ce qui justifie au moins partiellement le fait que nous identifiions ce passage comme étant un premier pas vers la phénoménologie génétique. 191 Recherche logique VI, § 47, p. 183 [150]. Nous suivons ici la suggestion de TENGELYI, László, « L‘expérience et l‘expression catégoriale », pp. 15-16. 193 TENGELYI, László, « L‘expérience et l‘expression catégoriale », p. 14. 192 90 Prenons un exemple qui permettra d‘illustrer la différence entre les deux types d‘unité. Pensons à ce qui se produit lorsqu‘on écoute quelqu‘un parler dans une langue qu‘on ne maîtrise pas encore parfaitement. La parole de l‘autre apparaît à certains moments comme un flot de bruits, les séquences de sons s‘assemblant plus ou moins arbitrairement pour celui qui écoute. Cela produit en quelque sorte un « chant » inintelligible qu‘on peine à diviser en unités qui fassent sens. Tout à coup, on comprend tel ou tel mot, et à partir de lui on ré-appréhende la séquence de sons, qui se présente sous un angle nouveau : on découpe à rebours les séquences du flot, dont les « unités » étaient floues et indistinctes, en unités clairement distinctes, qui se lient d‘une manière entièrement nouvelle. On vise alors l‘ensemble de signes sonores en accordant à chacun de ses moments le sens qui lui revient, et l‘unité qui échoit à chaque mot dans cette visée est distincte de l‘unité que la fusion initiale des sons produisait.194 L‘unité d‘identification « se produit » et ce, passivement. Certes, il est encore possible de séparer, ici, le matériau sensoriel (les data) et de dire qu‘il est vécu et doit être appréhendé par des actes qui fusionnent : le problème du statut de la sensation n‘est donc pas entièrement réglé. Mais déjà, dans ces analyses, Husserl esquisse l‘introduction de la passivité au sein de l‘intentionnalité. Avec l‘idée d‘une « mêmeté » qui précéderait l‘identité de la chose, la table est mise pour une remise en question sérieuse de la position adoptée par Husserl sur le langage dans les Idées I. Si les deux types d‘unité (unité d‘identification et unité d‘un acte d‘identification) ne sont pas la même chose, comment parler d‘une couche expressive qui ne serait que le « reflet » fidèle de la couche antéprédicative? N‘a-t-on pas introduit deux types d‘unités se répondant l‘une l‘autre? N‘a-t-on pas saisi un écart entre la mêmeté et l‘identité, qui serait la distance permettant à ces deux types de sens (le « sens » purement sensoriel et la signification conceptuelle) de se nourrir et se dépasser l‘un l‘autre? Nous croyons en effet que s‘annonce ici pour une première fois le mécanisme sous-tendant quelque chose comme un appel du phénomène à être « dit », et la « réponse » de la conscience qui tente d‘en saisir et d‘en fixer l‘essence. 194 Cet exemple, qu‘on emploie ici pour ce qu‘il a d‘instructif quant à la différence entre les deux types d‘unité, serait néanmoins potentiellement problématique si l‘on voulait défendre la conception d‘une couche expressive qui n‘est que le « reflet en miroir » de la couche anté-prédicative. Comme nous l‘avons annoncé à quelques reprises déjà, cette analyse de la conscience en « couches » intentionnelles en est une que la phénoménologie génétique devrait pouvoir permettre de dépasser. 91 On peut déjà noter, ici, que l‘exemple précédent illustre bien qu‘une habitude quelconque à appréhender tel ou tel type de contenu sensoriel (ici, la parole de quelqu‘un) modifie la manière dont cette unité d‘identification se déroule, avant même l‘appréhension consciente et active de la conscience.195 Il faudra rendre compte de cette possibilité pour un habitus d‘avoir une influence sur la perception : les outils conceptuels que nous avons présentés jusqu‘à maintenant ne le permettent pas tout à fait. Nous avons déjà annoncé que le thème de la chair permettra de mieux décrire l‘intentionnalité impliquée dans toute sensation. Il faudra également, pour rendre compte de manière encore plus satisfaisante de cette synthèse passive, parler des « kinesthèses », pour faire voir que toute perception est un jeu entre une activité (un « je peux ») et une constitution passive répondant à cette activité. Le rapport entre la conscience et le monde est, même au niveau de la sensation, une réponse entre une « ouverture à… » et ce qui fait encontre au sein de cette ouverture. Activité et passivité se répondent toujours essentiellement au sein de ce rapport. Séparer la hylè de toute intentionnalité est le fruit d‘une abstraction : toute perception se joue dans un champ pré-structuré par les potentialités du corps, celles-ci pouvant être modifiées par les habitus du Je.196 7.2 – Le jugement prédicatif et l’« ex-plicitation » Nous venons de mettre en lumière comment le problème du rapport entre la perception et la signification langagière permet d‘esquisser un dépassement de la phénoménologie statique et de la conception du langage qui s‘y rattache. Passons maintenant à un thème voisin, qui constitue quant à lui une avancée vers la prise en compte de quelque chose comme une « histoire » de la conscience. 195 Dans les Idées II, Husserl reprend l‘idée d‘une synthèse de fusion, qu‘il nomme alors « synthèse esthésique », et qui se distingue de l‘unité d‘un acte de visée : « l‘unité de l‘objet ne présuppose pas nécessairement ni partout une synthèse catégoriale, donc ne l‘inclut pas non plus dans son sens. Ainsi toute perception pure et simple de chose (je veux dire: une conscience donatrice originaire de l‘existence d‘une chose au présent) nous ramène en arrière en ce qui concerne l‘intentionnalité, elle requiert de nous des considérations singulières, des parcours singuliers, des passages à des séries perceptives qui, certes, sont englobées dans l‘unité d‘une thèse continue, mais cela manifestement de telle sorte que la pluralité des thèses singulières n‘est nullement unifiée sous forme d‘une synthèse catégoriale. » [Idées II, § 9, p. 43 [19]]. 196 Sans aller plus loin pour l‘instant, mentionnons déjà, à titre d‘exemple, le fait que les autres « sens » se développent davantage chez ceux qui perdent l‘usage de la vue. La capacité de faire des distinctions plus fines, d‘organiser et discriminer davantage le « contenu » sensible du monde, montre qu‘il s‘agit toujours, avec la perception, d‘un « pouvoir » de la chair ouverte au monde, et non pas simplement d‘un « affect » purement passif que l‘entendement reprendrait après coup pour l‘in-former. 92 Husserl s‘intéresse, dans Logique formelle et transcendantale (1929) et Expérience et jugement (1939 – posthume), à la genèse du jugement, aux conditions de possibilité de celle-ci. Ces deux ouvrages peuvent être considérés comme un « entre-deux », qui fait le pont entre la phénoménologie statique et une phénoménologie génétique radicale. Nous nous appuierons donc sur eux (ainsi que sur les Méditations cartésiennes (1929)) pour montrer comment la question de la genèse du sens est introduite dans les analyses husserliennes. Lorsqu‘il pose la question de la « genèse » du jugement, Husserl considère l‘expérience sensible (anté-prédicative) du monde comme la « source » ou la « racine » de ceux-ci. De fait, si la conscience est en mesure de porter des jugements sur des objets, il faut bien que ces objets lui soient d‘abord donnés d‘une certaine manière. Cette première donation est, selon lui, ce sur quoi s’édifie après coup la connaissance. C‘est pourquoi il fait de l‘expérience sensible le lieu de la « pré-donation » des choses, la couche où les objets sont préconstitués, présentés dans une première forme à la conscience qui pourra ensuite poser des jugements, décrire et expliciter ce qu‘elle trouve « en » eux. La phénoménologie commence à devenir génétique lorsqu‘elle interroge le domaine de l‘expérience vécue qui est encore « passive », qui précède la réflexion et la compréhension active de ce qui se présente du monde. L‘analyse phénoménologique portera dorénavant sur le domaine de ce qui est pré-donné, selon une donnée passive, c‘est-à-dire qui n‘exige pour être toujours déjà là aucune participation active du sujet, aucune orientation du regard de saisie, aucun éveil de l‘intérêt. Toute activité de connaissance, toute orientation vers un objet singulier en vue de le saisir présupposent ce domaine préalable de donnée passive […] 197 Ces objets « pré-donnés », c‘est-à-dire qui sont présents « sans plus » et qui s‘offrent pour une première fois à la conscience, peuvent ensuite être l‘objet d‘une investigation active. Cette observation, cette connaissance active des objets passivement constitués (les objets prédonnés) deviendra « l‘ex-plication »198. La conscience, lorsqu‘elle explore activement les objets du monde passivement prédonnés afin de les connaître, ne fait qu‘extraire le sens qui se trouve déjà 197 Expérience et jugement, § 7, pp. 33-34 [24]. L‘explication est une activité de la conscience qui peut avoir lieu au niveau purement perceptuel, et n‘est pas propre à l‘activité de connaissance logique ou prédicative. Il est en effet possible d‘imaginer une situation où l‘on observe, touche, sent, écoute et goûte un objet sans penser quoi que ce soit à son sujet. L‘objet resterait « un » seul et même substrat, dont des déterminations toujours plus nombreuses seraient découvertes et retenues dans le flux de la conscience comme lui appartenant. Cette synthèse des déterminations sensibles de l‘objet diffère en ce que l‘objet n‘est alors pas reconnu comme ceci ou cela, aucune signification générale, aucun type ne lui est accordé qui permette de viser son identité. 198 93 implicitement en eux. Lorsqu‘un jugement portant sur l‘objet est effectué, c‘est-à-dire lorsqu‘on accorde au substrat initial (le sujet du jugement) un sens déterminé (on prédique quelque chose), on ne fait qu‘ex-pliquer le sens de l‘objet. Les différents prédicats accordés à l‘objet sont ses ex-plicats logiques. [Pour] que le substrat de l‘ex-plication devienne sujet et les ex-plicats prédicats, il faut que le regard se retourne sur l‘unité qui est d‘une certaine manière cachée, étant pré-constituée passivement à l‘intérieur de l‘activité réceptive dans le processus d‘ex-plication. S’orienter vers cette unité pour la saisir, cela veut dire répéter le processus en changeant d’attitude, d‘une synthèse passive faire une synthèse active. 199 Dans ces textes des années vingt et trente, le parallélisme entre la couche expressive et la couche inférieure prend donc une nouvelle forme, même s‘il reste problématique pour les mêmes raisons qu‘à l‘époque des Idées I. Le domaine du passif contient de manière inchoative ce que le jugement « ex-plique » de l‘objet. D‘un point de vue scientifique, on peut comprendre pourquoi Husserl cherche dans l‘expérience anté-prédicative le contenu conceptuel des jugements portant sur le monde. Il faut en effet que ce qu‘on dit du monde vienne de lui, et non de l‘arbitraire d‘une conscience qui fantasmerait ses objets! Pour que le jugement décrive fidèlement le monde, tout en dépassant l‘immédiat sensible, il doit « puiser » en lui le sens prédicatif. Husserl identifie pour cette raison la source du sens dans l‘expérience qui est pour lui la plus immédiatement celle du réel, soit celle de la sensation. Pour notre part, nous ne croyons pas que l‘abstraction du sensoriel par rapport à toute in-formation catégoriale soit une manière fidèle de décrire quelque chose comme une « origine » de la signification. Le « jeu » décrit plus haut entre mêmeté et identité nous paraît être une voie plus prometteuse pour expliquer comment le réel « sauvage »200, la réalité non-dite, et la signification langagière se répondent l‘un l‘autre. Les premiers pas vers la phénoménologie génétique s‘appuient donc largement sur les acquis de la phénoménologie statique. La manière dont Husserl emploie la métaphore archéologique est symptomatique de cette influence. Dans la phénoménologie statique, la conscience est la plupart du temps abstraitement divisée en « strates » ou en « couches » : on isole par exemple l‘aspect visuel des choses pour catégoriser et analyser tout ce qu‘il est possible d‘attribuer au champ visuel dans la 199 Expérience et jugement, § 50, p. 250 [245]. Nous reprenons l‘expression de TENGELYI, László, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, p. 67, où il est question d‘une « différence diacritique entre le sens sauvage et la signification sédimentée ». L‘expression de sens « sauvage » est reprise de Merleau-Ponty : cf. Le visible et l’invisible, pp. 10; 11; 201. 200 94 constitution de l‘objet. Mais seule l‘abstraction nécessaire pour l‘analyse de ces couches justifie d‘en faire des moments « indépendants » de la vie de conscience : leur indépendance en est une de principe, et non de fait. C‘est pourquoi il est permis de douter que les questions de « genèse » et d‘histoire puissent être attaquées de front, du moment qu‘on s‘appuie sur une telle abstraction. Cette méthode d‘analyse statique, qui divise et sépare en « couches » les différentes régions de la conscience et les moments de l‘objet, fait en sorte que la recherche d‘une origine du jugement est archéologique. On cherche à déterrer ce qui se trouve « sous » les différents prédicats qu‘on accorde aux choses, qui sont alors considérés comme des « dépôts ». Les objets qui sont là pour la conscience, dans la vie quotidienne, sont comme la surface d‘un sol où chaque « fonction » de la conscience (la perception, l‘imagination, la mémoire, le jugement, etc.) a déposé ses résultats. Pour comprendre les conditions de possibilité du jugement (l‘activité la plus « haute », la couche « supérieure »), le phénoménologue doit chercher à revenir en-deçà de ces dépôts, il doit démanteler tout ce qui préexiste en fait de sens sédimentés dans le monde de notre expérience présente, s‘interroger, à partir de ces significations déposées, sur leurs sources subjectives […]201 L‘importance de la métaphore de la sédimentation, de même que l‘influence encore marquée des résultats de l‘analyse statique, font en sorte qu‘on peut douter de la « radicalité » de la phénoménologie génétique qui est mise en œuvre dans Logique formelle et transcendantale (1929) et dans Expérience et jugement (1939 – posthume). Donn Welton propose d‘appeler « constituante »202 la phénoménologie qui se déploie alors : elle se penche sur la genèse possible de la constitution des objectités, mais le fait d‘une manière telle que les « sens » qu‘elle étudie sont essentiellement des significations statiques. La « genèse » qui intéresse Husserl, à ce stade, n‘est pas la genèse radicale qui l‘intéressera dans ses derniers écrits.203 De même, le « sens perceptuel » reste encore à ce stade un « correspondant » non-conceptuel de la signification linguistique générale, son 201 Expérience et jugement, § 11, p. 56 [47]. En anglais : « constitutive ». 203 ―The distinction between static and constitutive phenomenology, on the one hand, and constitutive and genetic phenomenology, on the other, also corrects one of the most common misunderstandings of Husserl's later work. Husserl's genealogy of logic in Formal and Transcendental Logic and even in Experience and Judgment is not a piece of genetic phenomenology. There are sections, especially in the latter work, which broach a genetic account of perception but the framework of both books is essentially constitutive phenomenology.‖ [WELTON, Donn, The Origins of Meaning, p. 175]. 202 95 « germe » anté-prédicatif, qui n‘est jamais réellement et radicalement analysé en et pour lui-même, mais toujours en vue d‘expliquer le sens qu‘il fonde. It is only when the genetic turn is made that perception is understood as something other than content filling out a pre-established form and that the perceptual noema is seen as organized by an intuitive meaning (Anschauungssinn) which can be contrasted to [linguistic meaning]. […Static phenomenology‘s] genesis is a ―mathematical genesis,‖ c‘est-à-dire, its elements may have a logical relation to one another, but the perceptual bonds remain unthematized or are thematized only as they coincide with the logical.204 Il faut donc aller plus loin que cette description de « l‘ex-plication » pour espérer rendre compte de la genèse et surtout de l’histoire du sens. Il le faut du moins si l‘on veut dépasser les ambiguïtés qui subsistent avec cette approche, notamment l‘ambiguïté quant à savoir si c‘est l‘acte de visée qui informe premièrement les objectités, ou si la visée ne fait pas plutôt que refléter fidèlement ce que l‘expérience antéprédicative produit. 7.3 – La sédimentation Bien que Husserl, dans cette première formulation de la question génétique, semble éluder l‘origine des significations en tant que problème, il n‘en reste pas moins conscient qu‘il faut rendre compte du fait que les objets du monde ambiant « possèdent » une multitude de « sens » par lesquels nous sommes en mesure de les viser. Pensons à l‘exemple utilisé ci-haut de la « feuille de papier », qui peut être visée comme « la lettre de ma mère », ou encore comme « le message que je viens de lire », etc. Comment expliquer le fait que des objets nous soient donnés comme « possédant » des sens aussi divers par lesquels nous sommes en mesure de les prendre en vue? Les prédicats que la conscience ex-plicite restent d‘une certaine manière attachés aux objets connus. Husserl appelle ce phénomène la « sédimentation » des différents prédicats que l‘activité de connaissance produit, et explique ainsi le fait que le monde se donne d‘une manière telle que les objets qui font encontre ont déjà un sens déterminé. Toute activité laisse des traces, plus ou moins durables, qui déterminent et enrichissent le sens explicité des objets du monde. [Le] monde d‘où surgit pour nous affecter tout ce qui devient substrat de jugements possibles nous est toujours déjà donné comme imprégné par les activités logiques qui y ont déposé leurs résultats; il ne nous est jamais donné que comme un monde que nous-mêmes ou d‘autres, 204 96 WELTON, Donn, The Origins of Meaning, p. 178. desquels nous recevons un capital d‘expériences par la participation, l‘éducation, la tradition, nous avons déjà aménagé logiquement par des jugements, des connaissances. 205 Lorsque vient le temps de caractériser cet « aménagement » ou ces « traces », Husserl utilise donc dans un premier temps l‘image de la sédimentation. C‘est sans doute d‘une telle métaphore que provient l‘expression, que Husserl emploie encore à l‘époque de la Krisis (1934-37), de « vêtement d‘idées jeté sur le monde de l‘intuition et de l‘expérience immédiates »206, qui sert à caractériser l‘ensemble des acquis dus aux mathématiques et à la physique de l‘époque. Le sédiment, résultat de l‘activité logique, recouvre la réalité première et immédiate207. Le problème devient, dans ce contexte, de comprendre la nature véritable de ces sédiments : comment se présentent-ils à la conscience? Comment ces « idéalités » peuvent-elles recouvrir quoi que ce soit? Comment peuvent-elles avoir une effectivité? Autrement dit encore : quelle description doit-on donner, phénoménologiquement parlant, d‘un « vêtement d‘idées »? Nous chercherons à montrer que cette image est problématique, tout d‘abord, à cause du fait qu‘elle dépend d‘une analyse abstraite qui était propice pour la phénoménologie statique. Lorsqu‘on prend comme fil directeur l’objet, il est plus aisé d‘isoler en lui certaines caractéristiques et de chercher ensuite le corrélat subjectif qui rend possible ce « moment » de l‘objet. Cette tendance (aussi scientifique soit-elle) à isoler les différentes propriétés donne lieu à la métaphore du sol, qui peut être utile pour décrire l‘objet (et les différents sens qu‘on « découvre » en lui), mais qui ne convient pas nécessairement à la description du flux de conscience, celui qui est intimement vécu. Ceci rend la métaphore archéologique partiellement inadéquate : elle n‘est pas assez intuitive, et ne permet pas de comprendre ou saisir intimement la nature de ce qu‘elle est censée décrire. La description phénoménologique des « sédiments » se fait beaucoup plus fidèlement, selon nous, lorsqu‘entrent en jeu les concepts d‘horizon et d‘habitus. Ceux-ci permettent en effet de clarifier la façon dont les activités diverses laissent des traces durables sur le « sens » du monde environnant et les objectités qui s‘y présentent. 205 Expérience et jugement, § 10, p. 48-49 [39]. Expérience et jugement, § 10, p. 52 [42]. 207 Il s‘agit d‘une réalité « première et immédiate », faut-il le rappeler, pour autant qu‘on considère que l‘origine de toute activité de la conscience est une expérience qui précède toute activité de connaissance, une « couche » de l‘expérience qui doit fonder les autres. 206 97 7.4 – L’habitus et l’horizon Alors que l‘image de la sédimentation place dans l’objet ce qui demeure de l‘activité de la conscience, le concept d‘habitus permet d‘envisager le résultat de l‘acte comme une « possession » permanente de la conscience qui l‘accomplit. Mais avant d‘élaborer précisément le concept phénoménologique d‘habitus, certaines précisions préalables s‘imposent. Husserl décrit le flux de la conscience comme un « présent vivant » qui serait « gros » de deux surplus : la rétention et la protention. Le présent d’une conscience n‘est pas le présent abstrait de la physique, ponctuel et représenté spatialement, comme un point qui glisserait à vitesse constante, d‘instant en instant, le long de l‘axe du temps. Être présentement conscient de quelque chose, c‘est certes être en présence de quelque chose, mais c‘est aussi à la fois retenir ce qui vient de se produire, et anticiper208 sur ce qui est à venir. Ces horizons qui débordent le présent immédiat sont ce que Husserl nomme respectivement la rétention et la protention. La visée d‘un objet, lorsqu‘on l‘envisage du point de vue de la constitution originaire du flux de conscience, se joue dans ces dimensions de la rétention et de la protention. Les caractéristiques de l‘objet qui, par exemple, est perçu, « défilent » pour celui qui perçoit. Mais une synthèse continue s‘accomplit, dans laquelle, d‘une part, les moments passés sont retenus et unifiés; et d‘autre part, des caractéristiques (faces, couleurs, tonalités, etc.) sont toujours plus ou moins distinctement anticipées, et « dirigent » à la manière d‘avenues possibles le cours de la perception. Ces rayons que forment les protentions constituent un « horizon » de la conscience, c‘est-à-dire l‘espace de possibles qui s‘ouvre à elle. […] cet horizon, dans son indétermination, est toujours co-présent au départ; il est un espace où jouent les possibles en tant qu‘il prescrit une voie vers une détermination plus précise qui seule peut, dans le cadre de l‘expérience réelle, décider en faveur de possibilités déterminées qu‘elle réalise de préférence aux autres.209 Cet horizon de protentions est donc la teneur de sens toujours et constamment anticipée par rapport aux objets et situations du monde ambiant. Lorsqu‘un événement surprend, par exemple, c‘est souvent en contrastant fortement par rapport à ce qui était anticipé. Il ne s‘agit pas d‘attentes « conscientes » et réfléchies, mais bien d‘un horizon toujours implicite qui fait partie de tout présent vivant. On peut distinguer au moins deux types d‘horizon (qui, concrètement, co-existent toujours) : 208 209 98 Ou tendre vers l‘avant, d‘où « protention ». Expérience et jugement, § 8, p. 37 [27]. l‘horizon interne, qui pré-trace les possibles déterminations de l‘objet actuellement donné; et l‘horizon externe, qui pré-trace les objectités co-présentes dans l‘environnement intentionnel de l‘objet. La notion d‘horizon renvoie ainsi à l‘ouverture du mouvement temporel de la vie de la conscience. La subjectivité constituante, la conscience vivante, est toujours ouverte à un « plus » par rapport à ce qu‘elle a en vue. Ceci, parce qu‘elle est fondamentalement un « pouvoir-faire » au sens le plus large. « La notion d‘horizon prend en charge le procès de constitution dans la possibilité de ses progrès. »210 Une telle notion sert à indiquer le fait que la conscience comporte toujours de l‘implicite : chaque fois qu‘elle se déploie dans un projet ou une thématisation, ceux-ci comportent des moments dont elle « peut » se saisir et qu‘elle peut expliciter. En tant que tel, c‘est-à-dire en tant que ce qui est en marge, mais peut devenir explicite, l‘horizon reste toujours essentiellement non-thématique. Il est ce qui ouvre la possibilité pour quelque chose de se donner, mais qui par soi ne peut jamais se donner. Le concept d‘habitus découle du fait que tout acte (de perception, de connaissance, etc.) laisse une « trace », une marque permanente. Tout acte de jugement, par exemple, est « retenu » jusqu‘à ce qu‘il s‘éloigne de plus en plus dans l‘arrière-plan du champ de la conscience211, et qu‘il finisse par s‘enfoncer définitivement dans l‘« inconscient »212, qu‘il soit « oublié ».213 Mais cet oubli n‘est pas absolu, et n‘est pas sans effet. L‘acte accompli, et c‘est d‘autant plus vrai s‘il s‘agit d‘un acte maintes fois répété, devient « une possession permanente, prête à être réveillée par le truchement de 210 PERREAU, Laurent, « Le monde de la vie », p. 271. Tout d‘abord, on vient « tout juste de l‘accomplir », et il garde encore la clarté du geste tout juste posé; puis il est peu à peu repoussé vers l‘arrière-plan de la conscience au fur et à mesure que d‘autres activités se déroulent, qui sont plus « proches » rétentionnellement parlant que ce jugement. Éventuellement, on « n‘y pense plus », et l‘objectité qui était l‘objet de notre jugement n‘est plus du tout notre centre d‘intérêt. 212 On utilise les guillemets pour préciser qu‘il ne s‘agit pas d‘un inconscient absolu, mais bien d‘une relative inconscience, d‘un oubli de quelque chose qui peut à tout moment ressurgir, ou qui peut à tout le moins influencer d‘une certaine manière le champ présent de la conscience : « "l‘inconscient" [n‘est] pas un néant mort, mais un mode limite de la conscience et peut, par suite, nous affecter à nouveau comme une seconde passivité originaire, mais une passivité secondaire qui renvoie par essence à son origine dans un produire spontané en acte. » [Expérience et jugement, § 67, p. 338 [336]]. 213 Il s‘agit, rappelons-le au passage, de « structures » intentionnelles universelles, appartenant à toute conscience du fait même que le flux de ses vécus est temporel. L‘« oubli » dont on parle ici est une fonction pour ainsi dire « a priori » de la conscience, la manière dont tout vécu passé s‘efface progressivement s‘il n‘est pas activement rappelé ou réinvesti. 211 99 l‘association »214. Plus précisément, l’habitus est une modification de l’horizon de potentialités qui s‘ouvrent à la conscience dans le présent. …toute actualité implique ses propres potentialités qui ne sont pas des virtualités vides, mais qui sont, quant à leur contenu, c‘est-à-dire dans chaque vécu actuel correspondant, intentionnellement tracées, et qui ont, en outre, cette caractéristique de devoir être réalisées par le moi.215 Ce qui est concrètement anticipé par rapport à l‘objet lui-même et à ses environs, dépend des actes préalablement accomplis, quant à son contenu. Autrement dit, l‘acte de jugement déjà effectué possède son effectivité dans le présent, en ce sens qu‘il modifie l‘horizon de potentialités (les sens anticipés d‘un objet, ou la manière dont le déroulement d‘une situation est anticipé, etc.). Cette passivité secondaire n‘est pas la même chose que la mémoire, ou le souvenir du jugement luimême : se souvenir de quelque chose, c‘est viser à nouveau et pour lui-même un objet appartenant au passé. La passivité secondaire dont il s‘agit ici, celle de l‘habitus, a une influence dans le présent, sur les protentions qui le « grossissent ». [L‘après-conscience] peut jouer un rôle désormais véritablement positif dans le processus de connaissance, vu qu‘elle pré-détermine les jugements et les raisonnements à partir des produits actifs sédimentés en elle et les guide avec une certaine assurance.216 Pour prendre un exemple, pensons ici aux mouvements assurés du dessinateur aguerri, qui sans jamais penser à ce qu‘il fait « laisse » pour ainsi dire se dérouler les gestes qu‘il a mille fois posés. Il n‘a pas à prendre la peine de se remémorer activement un dessin passé : l‘ensemble de son travail antérieur modifie directement la teneur du présent, chaque tracé s‘effectue « de lui-même », naturellement et sans effort. De plus, rien n‘empêche l‘artiste de modifier consciemment quelque chose, d‘orienter plus activement son activité si l‘envie lui en prend : l‘anticipation n‘est jamais une pré-détermination figée. L‘habitus est une propriété qui fait ressortir le jeu entre l‘activité spontanée et libre de la conscience, et la part passive de ce qui « se produit » pour elle. Partout ici entrent en jeu dans ces possibilités un je peux et un je fais, donc un je peux faire autrement – sans d‘ailleurs porter préjudice aux inhibitions possibles qui peuvent toujours empêcher l‘exercice de telle ou telle liberté. Les horizons sont des potentialités esquissées.217 214 Expérience et jugement, § 67, p. 339 [336]. Méditations cartésiennes, § 19, p. 89 [81-82]. 216 BÉGOUT, Bruce, La généalogie de la logique: Husserl, l’antéprédicatif et le catégorial, p. 38. 217 Méditations cartésiennes, § 19, p. 90 [82]. 215 100 Ainsi, l‘habitus concerne toujours un « faire », qui est lui-même précédé d‘un « je peux » : c‘est le contenu déterminé (plus ou moins précisément) de ce « je peux », ou plutôt de l‘horizon que forme l‘ensemble des possibilités ouvertes au Je, que l‘activité modifie et influence. L‘ensemble des modifications permanentes dues à une activité constitue un habitus. D‘un point de vue phénoménologique, on élucide ainsi la « nature » des fameux dépôts qui se sédimentent à cause de l‘activité logique. Le Je « acquiert avec chacun des actes qui émanent de lui un nouveau sens objectif, une nouvelle propriété permanente »218, et cette propriété permanente n‘a d‘autre « statut ontologique » que la modification du champ que forment les potentialités esquissées qui s‘ouvrent au Je. Avec la doctrine du moi comme pôle de ses actes et comme substrat des habitus, nous avons déjà abordé, et sur un point significatif, la problématique de la genèse phénoménologique, et, ainsi, atteint le niveau de la phénoménologie génétique.219 Comme Husserl le fait remarquer, l‘idée d‘un habitus permet de faire comprendre comment l‘histoire d‘un individu peut être déterminante pour le « sens » de son monde ambiant et des objets qui lui font encontre. L‘habitus ne pré-détermine pas « absolument » le sens des objets qui se présentent, mais a une influence sur la teneur de sens anticipée par rapport aux objectités du monde ambiant et ses situations. Le fait d‘avoir pensé quelque chose laisse une trace, qui n‘est certes pas indélébile, mais qui continue d‘avoir une certaine influence. C‘est ainsi, par exemple, que quelque chose comme un « vêtement d‘idées » peut avoir une effectivité. Dans la mesure où la conscience serait plutôt passive dans sa manière de connaître les choses, de se rapporter aux situations qu‘elle rencontre, les habitus qu‘elle possède pourraient presque lui « masquer » la nature véritable des choses. Dans le même sens, nous commençons à entrevoir comment l‘habitus de langage d‘une personne pourrait refléter sa capacité à effectuer, par exemple, davantage de distinctions, à remarquer plus de nuances, à décrire et comprendre plus fidèlement ce qui se présente à elle au sein de son monde. Nous venons par conséquent d‘aborder des concepts d‘une grande importance en regard de notre question directrice. Les différents habitus, qu‘ils appartiennent à l‘une ou l‘autre des « couches » de la conscience, c‘est-à-dire qu‘ils soient par exemple des habitus perceptifs ou de connaissance, interviennent tous ensemble, pour ainsi dire, sur le contenu pré-indiqué dans l‘horizon de conscience. Ainsi, les 218 219 Méditations cartésiennes, § 32, p. 113 [100]. Méditations cartésiennes, § 34, p. 116 [103]. 101 jugements de connaissance déjà effectués et portant sur le monde environnant peuvent modifier des attentes au niveau de la perception. Dans l‘arrière-plan de conscience, les éléments primaires de la hylè originaire continuellement se mêlent aux sédiments d‘activités pour former des produits mixtes, de sorte que chaque impression nouvelle, configurée selon les lois de la passivité originaire, est sans arrêt imprégnée par les jugements, les raisonnements et les attributs potentiels de la passivité secondaire. 220 Cette « imprégnation » des jugements dans la passivité originaire est une piste importante, sur laquelle nous devrons revenir plus loin, pour comprendre comment la donation du monde peut être affectée par l‘habitus de langage d‘une conscience. L‘unité de « fusion » qui produit la « mêmeté » des objets qui restent à dire est constamment reprise dans l‘horizon d‘anticipation de l‘habitus. Ceci permet de comprendre l‘exemple donné plus haut du discours entendu dans une langue que l‘on est en train d‘apprendre. L‘habitus, dans un tel cas, n‘est parfois pas assez développé pour que les sons soient correctement amalgamés et distingués. En revanche, lorsqu‘on écoute quelqu‘un parler dans sa langue maternelle, on n‘a le plus souvent jamais conscience d‘assembler et distinguer des séquences sonores. La conscience n‘a pas besoin de savoir d‘avance ce qui sera entendu : le présent est « gros » de l‘anticipation et de la rétention, et le discours est « configuré » activement de lui-même au fur et à mesure qu‘il est entendu.221 C‘est aussi de cette manière qu‘on peut se surprendre, sans avoir à y réfléchir, d‘une tournure de phrase incongrue employée par quelqu‘un : elle « choque » l‘oreille en venant s‘inscrire en faux contre ce qui est anticipé. Revenons sur l‘idée que nous venons d‘avancer que c‘est par l‘habitus que quelque chose comme un « vêtement d‘idée », tel que celui que jettent la mathématique et la physique modernes sur le monde ambiant (aux yeux de Husserl), peut avoir une effectivité. Ces sciences donnent lieu à une série d‘acquis, d‘« évidences », et de méthodes universellement reconnues comme les plus adaptées, lorsque vient le temps d‘interroger la nature du réel. Ces acquis guident les hypothèses de recherches, orientent d‘avance les penseurs en prescrivant certains modèles (comme l‘exactitude, le primat de la mesure, etc.) qui les « empêchent » (quoique jamais absolument) de laisser le monde se 220 BÉGOUT, Bruce, La généalogie de la logique: Husserl, l’antéprédicatif et le catégorial, p. 38. En allemand, par exemple, il faut souvent attendre la fin de la phrase pour qu‘elle prenne son sens définitif comme tout : pour le néophyte, un certain délai est souvent nécessaire pour que soit saisi le sens complet de celle-ci. 221 102 donner tel qu‘il est. Un tel habitus scientifique est indétachable du « langage » dans lequel il se déploie (que ce soit le jargon de la physique, ou encore le langage mathématique, auquel on accorde le primat de l‘explication logique pour les phénomènes réels). La formation scientifique implique de se rendre capable de formuler correctement les problèmes, d‘identifier (nommer) les variables qui nous intéressent dans un phénomène, d‘établir des hypothèses valables et un protocole expérimental bien balisé. Toutes ces opérations ne sont pas que langagières, mais leur dimension langagière n‘est pas négligeable. Pensons, entre autres, à la tendance à formaliser tout phénomène étudié pour en faire une objectité ou une situation exemplaire et répétable. La manière de dire un problème n‘est pas indifférente eu égard à son éventuelle solution. Des méthodes et des buts particuliers, pour un domaine d‘activité donné, appellent un habitus de langage particulier, qui en vient à imprégner l‘activité en question. 7.5 – Le jugement comme agir Avec les analyses génétiques est gagné un terrain qui paraît plus concret : en centrant la description sur le vécu de conscience, où se joue l‘origine passive et active de toute constitution, Husserl parvient à lier l‘un à l‘autre des domaines que la phénoménologie statique tend à maintenir séparés. Ceci transparaît notamment, dans sa théorie logique, dans la prise en compte explicite du fait que le juger est une forme d‘agir (c‘est-à-dire qu‘il est précédé d‘un « je peux »). Doit-on pour autant rejeter ce que la première partie de ce travail avait montré par rapport à l‘idéalité de la signification? Il faut voir, comme le rappelle Husserl dans L’origine de la géométrie, que l’origine de la signification est une « activité » concrète, celle d‘une conscience qui se rapporte au monde qui lui fait encontre : et pourtant, chaque visée concrète et singulière, en tant que réitérable et identique à soi, accède à l‘idéalité et peut être envisagée comme « une » signification, indépendante de l‘acte concret dans lequel elle s‘est configurée pour la première fois. Mais les problèmes de l‘histoire et de la genèse du sens vont forcer Husserl à revenir au fait, indépassable, que celui-ci « n‘a lieu » que pour les consciences qui le portent. Qu‘est-ce à dire? Une « science » n‘existe que pour et par la communauté scientifique qui l‘élabore, la porte et la lègue aux générations futures. Cela n‘empêche pas ses énoncés, en principe, de « valoir » de manière universelle : il n‘en reste pas moins que cette validité universelle doit à chaque fois être éprouvée, redevenir évidente pour une conscience historiquement située qui réeffectue la visée qu‘ils suggèrent d‘accomplir. Le sens idéal est à chaque fois porté par des consciences facticielles. Ceci implique qu‘une science a besoin d‘une communauté scientifique qui la prenne en charge, s‘en rende responsable et continue son élaboration. Une science qui ne serait que « passivement 103 perpétuée », sans que quiconque n‘interroge plus ses fondements, sans que l‘évidence de ses acquis ne fasse l‘objet de vérifications sérieuses, n‘aurait plus rien d‘une véritable science.222 L‘importance accordée à l‘habitus permet de préparer le terrain à cette transition dans l‘œuvre husserlienne. Rappelons brièvement ce qui caractérise plus spécifiquement le jugement en tant que forme d‘agir. Toute action implique tout d‘abord une fin. Le but de l‘opération prédicative de connaissance est la possession [d‘un] objet dans son ipséité en tant qu‘identifiable à nouveau de façon durable. 223 […] Toute action singulière [de connaissance] a son résultat dans telles et telles déterminations prédicatives, et l‘action totale a son résultat total dans la connaissance prédicative achevée de l‘objet.224 Le jugement vise une sorte de « possession » stable de l‘objectité sur lequel il porte, possession qu‘exprime bien le verbe « saisir ». Comme avait permis de le voir la première partie de ce travail, l‘objectité qui est l‘objet d‘un jugement est prise en vue pour elle-même, et maintenue comme telle par le regard de la conscience. Cette « prise » qu‘apporte le jugement n‘est rien d‘autre que la fin de cette sorte d‘agir, elle en est la raison d‘être. Or, si le jugement est essentiellement une forme d‘agir, cela implique que le « pont » entre le sens idéal et la vie concrète de la conscience doit être maintenu. La « raison théorique » est toujours aussi fondamentalement une raison pratique. [La] vie du jugement, même du jugement rationnel, est le milieu d‘un souhaiter, d‘un aspirer-à, d‘un vouloir, d‘un agir spécifiques qui ont pour but précisément des jugements, et des jugements de forme particulière. Toute raison est en même temps raison pratique, et ainsi en est-il également de la raison logique. 225 Même s‘il est possible de s‘intéresser aux significations idéales des jugements comme telles, il ne faut pas négliger leur ancrage concret, leur actualisation nécessaire pour et par une conscience. Par ailleurs, comme l‘ensemble de notre travail cherche à le faire ressortir, cette forme d‘agir qu‘est le jugement oscille par essence entre deux extrêmes. D‘une part, un jugement peut être accompli de manière responsable, lorsqu‘on s‘assure activement de la validité de ce qui est affirmé et que l‘objectité visée est donnée dans l‘intuition. D‘autre part, puisque le jugement vise une « saisie » une fois pour toutes de l‘objectité, son résultat menace constamment de devenir un acquis 222 Nous reviendrons sur ce point à la section 9 en nous intéressant à la tradition. Expérience et jugement, § 48, p. 241 [235]. 224 Expérience et jugement, § 48, p. 242 [237]. 225 Expérience et jugement, § 78, p. 374 [373]. 223 104 passivement repris, sans questionnement. Il s‘agit là d‘un avantage considérable pour avancer dans la connaissance, et pour s‘assurer une conduite plus stable au sein du monde ambiant; néanmoins, c‘est également par là qu‘un ensemble de jugements non-adéquats peut en venir à masquer la véritable teneur de sens du monde. Avec l‘introduction des idées d‘horizon et d‘habitus, Husserl se donne les moyens de penser à neuf les acquis de la phénoménologie, parce que l‘histoire d‘une conscience peut avoir un rôle constitutif eu égard à ce qui lui fait encontre. C‘est par le biais de cette histoire, notamment, qu‘un habitus développé à s‘exprimer (c‘est-à-dire qu‘une capacité acquise à employer un vocabulaire plus ou moins riche, à articuler des propositions plus ou moins correctement grâce à une syntaxe assurée ou non, à employer et distinguer des temps de verbes ou des conjonctions de toutes sortes, etc.) pourrait avoir une influence sur la manière dont se « donnent » les objectités du monde. Les deux prochaines sections nous permettront d‘éclaircir et consolider les avancées de la phénoménologie génétique qui justifient notre proposition de considérer le langage comme un « habitus ». 105 8. Langage et chair Les sections 8 et 9 chercheront à résoudre, dans la mesure du possible, les apories que soulevait la théorie du langage développée par Husserl dans le cadre de sa phénoménologie statique. Il nous faut montrer que la phénoménologie génétique, en incorporant la dimension temporelle comme constitutive du monde, permet de dépasser et résoudre les problèmes initiaux de la phénoménologie, en lien avec le langage. L‘introduction explicite du thème de la chair et de l‘incarnation de la conscience nous permettra dans un premier temps de répondre à plusieurs des questions et problèmes explicités dans la section 5. La première de ces difficultés est de comprendre le rapport entre les significations langagières (conceptuelles, abstraites) et les sensations. Nous tenterons de montrer (8.1) que la scission opérée par Husserl entre un pôle actif intentionnel et un matériau sensible est ce qui donnait naissance aux apories. Le thème de la chair tend à brouiller la frontière entre l‘actif et le passif, ou plutôt : il tend à montrer qu‘ils se nourrissent l‘un l‘autre et sont co-originaires. Nous verrons que la « passivité » associée aux sensations dans la phénoménologie statique, qui faisait de ces dernières un « matériau » à in-former, est plus complexe qu‘il n‘y paraît à première vue. Penser les sensations comme des « stimuli » est, de fait, réducteur. La chair est tout à la fois réceptive aux affects et activement tournée vers eux dans son orientation vers le monde et son mouvement en lui. Il faut voir l‘activité comme une réponse à une affection; et à l‘inverse, ne peut être affecté que ce qui s’ouvre à… quelque chose comme l‘appel d‘un affect. L‘ouverture de la conscience au monde est ce jeu constant et originaire entre les deux moments. Tablant sur ces premiers résultats, nous verrons ensuite que (8.2) l‘habitus (de même que la sensation), en tant qu‘il est toujours incarné, implique lui aussi cette dynamique d‘une « réponse » constante de l‘activité à un « appel » passivement reçu. Ceci permettra d‘éclaircir le type d‘influence que peut avoir un habitus comme celui du langage, soit la capacité acquise à s‘exprimer. L‘habitus sera à cette fin décrit comme source de « motivations ». Enfin, nous tenterons (8.3) d‘esquisser une réponse plus précise à la question de la genèse de la signification. Nous verrons brièvement que l‘expérience phénoménologique de la chair vécue, de par la distance et l‘écart qu‘elle implique toujours avec ce qui est immédiatement donné, rend possibles les actes les plus simples de langage (qui consistent à nommer). S‘annoncera du même coup le thème de l‘intersubjectivité, par le biais de la chair d‘autrui qui permet une compréhension immédiate de son intentionnalité au sein du monde. Ces descriptions, sans bien sûr être exhaustives, permettront au moins d‘entrevoir comment peut « surgir » quelque chose comme une signification 106 langagière, c‘est-à-dire d‘où provient la possibilité pour la conscience d‘établir des perspectives données sur le monde et de les fixer dans un langage. La présente section permettra, globalement, de comprendre notre affirmation voulant que le langage et ce qui apparaît au sein du monde se « débordent » l‘un l‘autre. Ce en regard de quoi la conscience est passive « précède » sa reprise et son regard, et en ce sens échappe toujours d‘une certaine manière à ce qu‘elle en saisit. Réciproquement, l‘acte de nommer implique une distance par rapport au donné immédiat. Le langage, tout comme le phénomène de la chair, reflète de manière exemplaire la manière dont la conscience est au sein du monde tout en s’en distançant. Le langage tire son origine d‘un jeu qui se déroule au sein de l‘écart entre ce qui est présent et la possibilité de son absence : le langage « déborde » de cette manière ce sur quoi il porte. C‘est ce débordement réciproque qui permet que l‘un et l‘autre se nourrissent, et que le langage puisse et ait besoin d‘évoluer. 8.1 L’aporie du rapport entre la sensation et le sens conceptuel L‘un des problèmes les plus importants ayant trait à la conception du langage chez Husserl est celui du rapport entre la signification langagière et la perception, sur lequel nous avons largement insisté jusqu‘à maintenant. Résumons-le brièvement : les sensations apparaissent, pour une théorie naturaliste de la connaissance, comme l‘« effet » sur la conscience des objets du monde réel. Elles sont le plus souvent considérées comme garantes du réel, puisque provenant plus directement de lui. Par contraste, « ce que l‘on dit » peut se rapporter de manière valide ou non au monde, c‘est-àdire que celui-ci peut très bien ne pas correspondre à ce qu‘on en affirme 226. Or, notre question directrice cherche à savoir si et comment notre capacité à nous exprimer peut changer la manière dont le monde « se donne » à la conscience. Puisque cette donation du monde implique toujours d‘une certaine manière la perception sensible, il importe de résoudre les apories soulevées précédemment par rapport à la sensation, afin de voir si la phénoménologie génétique permet effectivement de penser une éventuelle influence du langage sur la donation du monde. Le « noyau » de la solution au problème est dans le fait de centrer les analyses phénoménologiques sur le présent vivant et ses protentions. C‘est dans le déploiement vivant de la conscience incarnée, 226 C‘est ainsi que l‘on n‘est porté à croire que ce que l‘on peut « voir » de ses propres yeux, et que l‘homme prudent rejette par exemple ce qui relève du « on dit ». 107 « structuré » par les horizons intentionnels, que se « nouent » les sensations et la capacité à s‘exprimer. Si le langage peut avoir une influence même sur ce qui est perçu, il est raisonnable de croire que c‘est grâce à cette intrication que cela se produit. La phénoménologie statique pense les sensations à partir du schéma matière-forme. L‘intention active de la conscience in-forme un simple « matériau » pour se rendre présent un objet. Cette intention peut être de plusieurs types (imagination, perception, pensée, mémoire), mais elle doit toujours être une visée active de la chose intentionnée : les sensations sont, au contraire, un simple matériau. Or, une description phénoménologique de la chair permet en principe de se défaire de l‘idée abstraite de la hylè non-intentionnelle. En effet, la perception implique nécessairement et constamment la chair vivante : c‘est « le corps propre qui est le moyen de toute perception; il est l’organe de perception, il est nécessairement en cause dans toute perception. »227 La chair doit être comprise comme le corps que l’on est, c‘est-à-dire tel qu‘on le vit si intimement qu‘il n‘est rien d‘autre que soi-même. L‘intentionnalité liée à la chair est particulière : elle ne se rapporte pas à un ob-jet que l‘on aurait devant soi. La chair implique toujours une auto-affection : toucher quelque chose, c‘est toujours en même temps se sentir soi-même en train de toucher la chose. Voir, entendre et goûter sont des activités qui impliquent le même genre d‘auto-réflexivité immédiate de la chair. Or, il s‘avère qu‘il s‘agit là d‘un phénomène fondamental pour comprendre le « mode » d‘ouverture de la conscience au monde. En saisissant mieux la manière dont la chair se rapporte au monde, nous verrons pourquoi et en quel sens le schéma « matière-forme » est inadéquat lorsque vient le temps de décrire les sensations. 8.1.1 La sensation et les kinesthèses Commençons par souligner que la sensation n‘est jamais simplement réceptive. Le fait d‘être incarné, d‘être chair, implique que des possibilités soient constamment ouvertes pour le déroulement des « actes de sensation ». Ces actes, comme toute forme d‘agir, sont précédés par des motivations particulières que Husserl nomme des « séries kinesthésiques »228. Celles-ci doivent être comprises comme le système de toutes les possibilités de mouvement que le corps « peut » accomplir dans son présent vivant, et qui sont liées intimement à sa capacité de percevoir. Les kinesthèses sont des protentions motrices de perception, proprement charnelles. 227 228 Idées II, § 18, p. 92 [56]. Idées II, § 18, p. 92 [56]. 108 Ainsi, le fait que des facettes d‘une seule et même chose fusionnent constamment et sont d‘emblée saisies comme facettes de cette chose ne peut s‘expliquer uniquement par ce que Husserl appelait le « matériau » sensible. Les potentialités de mouvement du corps, constamment co-présentes dans le processus de perception, doivent aussi y contribuer. La couleur d‘une facette n‘est jamais dissociée de la compréhension intime et immédiate de la spatialité de la chose et de notre environnement. Tel ton de bleu, par exemple, ne sera pas saisi de la même manière s‘il apparaît au ciel ou dans l‘ombre d‘un objet sur la table : la position de la chose et notre rapport physique actif à elle modifie la manière dont les sensations s‘amalgament. For appearances to pass over into one another, similarity of content is not enough. Neither can the formal order of loci in the visual field ensure concordance. What is needed on top of these conditions is the sense of continuity provided by the consciousness of the lived body‘s potentiality for movement.229 Ainsi donc, le « champ visuel » n‘est pas adéquatement représenté si on l‘imagine comme un tableau bi-dimensionnel sur lequel apparaîtraient des taches de couleurs. Il faut plutôt voir que la perception est indétachable des potentialités de la chair, de ses mouvements constamment préesquissés. Toute sensation [...] est subordonnée conformément à la conscience à un état de conscience momentanée des membres du corps vivant et crée ultérieurement un horizon de possibilités coordonnées, de suites possibles d‘apparitions, allant avec les suites de mouvement librement possibles.230 Le champ perceptif est donc structuré par les potentialités de mouvement des organes des sens qui sont ouvertes à la conscience : pour le champ visuel, l‘image du tableau est trompeuse en ce sens qu‘elle fait du « voir » quelque chose de purement réceptif (sans compter que la « réceptivité » de la conscience est alors interprétée comme produisant un « matériau » amorphe qu‘une activité reprendrait). Lorsqu‘un « Je » regarde un objet, sont toujours co-présentes pour sa conscience ses propres capacités à se mouvoir dans l‘espace, à orienter différemment son regard, à manipuler la chose pour la tourner, etc. Le champ visuel est structuré de manière complexe par ces potentialités. La vue n‘est jamais simplement « réceptivité », mais toujours en même temps (à un certain degré) regard. Pour le dire autrement, ce n‘est que pour autant qu‘une conscience s’ouvre à quelque chose 229 230 BICEAGA, Victor, The Concept of Passivity in Husserl’s Phenomenology, p. 27. De la synthèse passive, p. 105 [15]. 109 par le biais de ses sens, qu‘elle va au-devant de la chose, qu‘elle peut être affectée en retour par ce qui apparaît, et vice-versa. Ensuite, l‘idée selon laquelle la réceptivité de la chair consiste dans la production d‘un matériau informe à « assembler » ne tient pas compte de l‘intentionnalité charnelle particulière esquissée plus haut. Être « incarné », être chair, implique d‘être soi-même « ouverture » à la possibilité d‘une confrontation entre ce qui est propre et ce qui est étranger à soi.231 La « mienneté » de la chair n‘apparaît jamais en dehors de cette conscience tout aussi immédiate de l‘altérité du monde. Nous reviendrons sur ce point de manière plus explicite en 8.2 : pour l‘instant, retenons que la perception implique toujours à la fois une part d‘activité et de passivité, les deux n‘ayant de sens qu‘en se répondant l‘un l‘autre. La perception est toujours précédée d‘horizons protentionels charnels. Enfin, la chair est elle aussi le site d‘habitus : les horizons qui se déploient pour elle sont à chaque fois modifiés par ses expériences. Celles-ci, sombrant dans la rétention, peuvent venir influencer la teneur de sens déterminée des kinesthèses. 8.1.2 Les protentions comme « nœud » entre les différents habitus Mais il faut aller plus loin : phénoménologiquement parlant, la description d‘un « champ » purement perceptif n‘est rien de plus qu‘une abstraction. L‘horizon des potentialités ouvertes n‘est jamais effectivement libéré de la pensée, des protentions qui prennent leur origine dans des jugements déjà effectués. Isoler et abstraire la sensation sert à voir comment des affects sensibles pourraient « attirer » le faisceau actif de la conscience intentionnelle. Mais il s‘agit là d‘une situation abstraite : […] nous faisons comme si le monde du moi était uniquement le présent impressionnel et comme si rien des aperceptions transcendantes n‘entrait en jeu à partir de lois subjectives plus extensives, rien des connaissances acquises dans la vie du monde, des intérêts pratiques et esthétiques, des évaluations, etc. Nous considérons donc les fonctions de l‘affectivité (Affektivität) qui se fondent purement sur la sphère impressionnelle.232 231 BICEAGA, Victor, The Concept of Passivity in Husserl’s Phenomenology, p. 100: ―[embodiment is passive because it] offers a site where ownness and alterity can confront one another: passivity means opening the space of the encounter with the alien.‖; p. 103: ―In its very ownness, the body is always traversed by alienness. As the work of passivity, this self-alienation of the body should be taken not as a deficit but rather as a mark of the openness of the constitutive process.‖ 232 De la synthèse passive, p. 218 [150]. Nous soulignons. 110 La situation où une conscience percevrait sans plus, sans que n‘intervienne la moindre récognition de la chose qui l‘affecte, est une construction abstraite. En principe, les habitus de pensée peuvent toujours avoir une influence dans le processus de la perception. C‘est ce qui explique que nous ayons pu postuler, dès le départ, que la capacité à s‘exprimer, l‘habitus de langage développé par le Je, puisse avoir une influence sur la manière dont le monde se donne à la conscience. Certes, ce qu‘on peut dire du monde ne modifie pas comme par magie les objets qui peuvent s‘y donner, loin s‘en faut! Nous cherchons plutôt à montrer que le fait de s‘être rendu capable, par exemple, de nommer des distinctions fines entre des objectités similaires (comme lorsqu‘on apprend à nommer les différents types de rythme et les notes en apprenant à jouer d‘un instrument de musique) peut modifier à l‘avenir la teneur du sens perceptif anticipé. Or, cette attention portée à des nuances et la capacité à les « saisir » est parfois nécessaire à leur phénoménalisation pour la conscience. La personne qui est incapable de reconnaître et fixer les distinctions se trouve « devant » des phénomènes plus vagues et flous, qu‘elle ne discerne pas aussi bien. Pensons aussi, pour prendre un exemple allant dans le même sens, à la différence dans la manière dont une symphonie se donnerait à un chef d‘orchestre ou à un néophyte; ou encore, aux nuances et distinctions qu‘un dégustateur de vin aguerri est en mesure de cerner, et que le néophyte n‘est pas en mesure de remarquer ou apprécier. Ceci étant dit, toutes les nuances perçues et identifiées n‘ont évidemment pas besoin d‘être nommées : par exemple, un peintre n‘a pas besoin de connaître le nom de chaque nuance de ton qu‘il utilise ou recherche. Pourtant, sa pratique le rend plus sensible à des distinctions que le commun des mortels ne saurait peut-être pas percevoir. Il n‘est donc pas saugrenu de postuler que l‘habitude acquise à nommer des distinctions nous rende apte à nous les rendre présentes. Nommer quelque chose, ce n‘est pas autre chose que se placer dans un rapport déterminé à elle : cette capacité à orienter d‘une manière déterminée le faisceau de la conscience sera conservée sous la forme d‘un habitus, et pourra avoir une effectivité même au niveau de la synthèse passive en modifiant la manière dont se déploient les horizons de protentions. 8.1.3 Anticipation et affects Apportons encore quelques précisions. Ce qui précède n‘implique nullement qu‘une objectité, pour apparaître, doive être activement et actuellement nommée ou énoncée. Mais la capacité de nommer 111 ou énoncer quelque chose est toujours présente sous forme d‘habitus. S‘initier à un nouveau domaine233 passe par conséquent souvent par l‘apprentissage lent et laborieux de nouveaux termes, cet apprentissage étant nécessaire pour que se déploient et se précisent, pour l‘apprenant, toute la richesse et les subtilités du domaine qu‘il explore. Une fois qu‘une objectité est bien reconnue et identifiée, le « mot » n‘a pas nécessairement besoin d‘être activement remémoré chaque fois qu‘on a affaire à elle. Mais la capacité à se rapporter à elle selon la modalité déterminée qui correspond au mot est désormais ancrée dans la conscience sous forme d‘habitus : le mot aura au moins servi à fixer et motiver ce rapport au monde. Ensuite, ce que nous venons de dire sur l‘importance du langage et de l‘horizon protentionel n‘implique pas que ce qui affecte la conscience doive nécessairement d‘abord avoir été anticipé comme tel pour se manifester (par exemple, pour entendre un son donné, nul besoin de s‘y attendre). Il est tout à fait courant d‘être surpris par un bruit, une lumière, un choc contre un objet, etc. Pour que ces affects nous soient donnés, il faut néanmoins qu‘ils soient précédés d‘une certaine forme d‘ouverture à eux : c‘est ce que permet d‘expliquer l‘ouverture primordiale et fondamentale de la chair, décrite plus haut. Pensons au son du réveille-matin qui ne s‘infiltre que progressivement au sein du rêve, pour finir par nous réveiller au fur et à mesure que l‘attention se dirige vers lui. Cet exemple montre qu‘il ne suffit pas d‘avoir des oreilles pour entendre : la différence entre l‘éveil et le sommeil indique qu‘il y a une sorte de réceptivité aux sons qui, bien que latente et indéterminée234, appartient proprement à l‘éveil. Les gens qui sont « dans la lune » ont, de la même manière, souvent besoin qu‘on s‘adresse à eux à plusieurs reprises pour qu‘ils finissent par « entendre » nos appels. Tout ceci pour dire qu‘un affect peut tout autant survenir en nous surprenant qu‘en venant confirmer une attente. Dans le premier cas, ce qui affecte fait encontre pour une réceptivité latente et indéterminée; dans le second, ce qui affecte survient comme en réponse à une visée déterminée qui attendait pour ainsi dire confirmation. C‘est sur ce dernier type d‘affect que notre capacité à nous exprimer peut avoir une influence. S‘habituer à nommer des nuances, à reconnaître certains 233 Pensons aux « arts » classiques comme la navigation en mer, la cordonnerie, ou encore n‘importe quel type d‘artisanat spécialisé. 234 C‘est-à-dire qu‘elle n‘a rien d‘une écoute active, dans laquelle on se rendrait expressément attentif à un son pouvant survenir; et qu‘elle n‘a rien d‘une attente déterminée quant au contenu de ce qui pourrait être entendu. 112 types de situations, à distinguer différents objets, etc., peut nous permettre de nous ouvrir précisément à leur donation. Cela ne présume en rien de leur existence effective, mais contribue à rendre la conscience activement réceptive en regard de telle ou telle chose particulière. La « constitution » d‘une objectité doit être vue comme le résultat de ce jeu de va-et-vient entre la conscience et ce qui l‘affecte. [The] constitution of sense is in a certain sense inescapably circular. The distinction between an active constitution, which is exclusively the work of the ego cogito, and a passive preconstitution, which engages the ego as subject of selftemporalization and of affective tendencies prior to the triggering of attentive attitude serves not to avoid but to emphasize the circle of constitution.235 Si « percevoir » à l‘aide des sens est plutôt passif, nous sommes maintenant en mesure de voir que cette passivité n‘est que le contre-pied d‘une activité qui va toujours de pair avec elle. Les protentions de la chair articulent toujours déjà ce qu‘il convient d‘appeler des actes de sensation : percevoir à l‘aide des sens implique que la conscience aille au-devant de la chose et articule (plus ou moins) activement ses moments. Ce qui en revanche est perçu sans jamais avoir été anticipé ne peut être perçu qu‘en appelant les faisceaux actifs de la conscience. Les contrastes intenses, par exemple, « forcent » pour ainsi dire la conscience active à se diriger vers eux, à les viser comme tels. Mais pour pouvoir être ainsi appelée par ce qui lui est étranger, la conscience doit être déjà réceptive à cet appel. Sentir n‘est jamais la simple apparition (intérieure) de stimuli, causés par une interaction réelle d‘un objet avec nos organes : la chair est toujours à la fois sensation de soi et de ce qui est autre. Pâtir implique ce qu‘il conviendrait d‘appeler une certaine forme d‘« hospitalité » à l‘altérité. La chair ouvre la première distance au creux de laquelle se déploie l‘intentionnalité. Pour toutes ces raisons, le schéma « matière-forme » qu‘on peut rattacher à la phénoménologie statique était insuffisant. 8.2 La « motivation » Nous venons de caractériser la différence entre une ouverture « déterminée » à un objet, c‘est-à-dire une anticipation particulière de quelque chose, et l‘ouverture indéterminée et latente qui caractérise en général la chair dans l‘éveil, c‘est-à-dire dans les sens (la vue, l‘ouïe, etc.) dont elle est l‘organe. C‘est l‘intentionnalité particulière et fondamentale de la chair, celle qui permet de créer la distance 235 BICEAGA, Victor, The Concept of Passivity in Husserl’s Phenomenology, p. 40. 113 et le rapport à autre chose, qui rend possible quelque chose comme la « réception » d‘un affect. En effet, ce qui affecte la conscience l’appelle en quelque sorte : Avant que l‘orientation-vers ait lieu, l‘objet nous tire pour ainsi dire par la manche ou nous crie à l‘oreille, il frappe. Une excitation part de l‘objet apparaissant et va vers le moi. Cette excitation peut avoir des grades très différents… locomotive… sifflement…: elle bombarde pour ainsi dire la porte du moi et force finalement l‘entrée [...]236 L‘exemple d‘un tel phénomène, assez courant, montre que la manière dont Husserl comprend le rapport entre la conscience et le monde est quelque peu différente de celle qui avait cours à l‘époque des Idées I. La conscience était alors le pôle actif qui constituait les objets du monde, par le biais des noèses (des visées intentionnelles, par exemple de perception, d‘imagination, de mémoire ou de pensée). Or, un phénomène comme l‘excitation met en relief le fait qu‘une telle description n‘est peut-être pas fidèle, si l‘on s‘intéresse aux phénomènes tels qu‘ils se donnent. La conscience apparaît, dans l‘exemple donné ici par Husserl, comme une « instance répondante »237, en regard de l‘affect qui l‘appelle et qui attire l‘attention de son faisceau actif. La dynamique décrite ici est tout à fait particulière, et il est important de bien la saisir pour comprendre l‘effectivité d‘un habitus. Le concept d‘« appel » est intéressant, notamment parce qu‘il ne ramène pas l‘affection des objets du monde à un effet causal. Un appel peut « motiver » celui qui le reçoit, mais ne peut pas causer la réponse. C‘est ainsi qu‘il faut comprendre la liberté de la conscience, qui se joue entre l’appel et la réponse, entre la motivation et la reprise de celle-ci. [Le] sujet de la motivation peut tantôt céder aux excitations, tantôt leur résister – toutes choses qui sont des rapports phénoménologiques que l‘on ne peut trouver et décrire que dans la sphère purement intentionnelle. Au sens le plus vaste, nous pouvons aussi désigner l‘attitude personnelle ou l‘attitude de motivation comme attitude pratique: il s‘agit en effet toujours de l‘ego qui agit ou pâtit et ce, au sens proprement intérieur du terme. 238 La « motivation » décrit phénoménologiquement la manière dont une conscience peut être « poussée » à faire quelque chose. Une action de la conscience n‘est jamais causée au sens où le mouvement d‘une boule est causé par un choc antérieur. La liberté qui est celle d‘une conscience incarnée se joue dans sa manière de subir plus ou moins passivement des motivations. 236 HUSSERL, Ms AVI 12I/17a, cité par MONTAVONT, Anne, De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, p. 223. 237 MONTAVONT, Anne, De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, p. 224. 238 Idées II, § 50, p. 267 [189-190]. 114 Le « parce que – donc » de la motivation a un tout autre sens que la causation au sens de la nature. Aucune recherche causale, aussi loin qu‘on la poursuive, ne peut améliorer la compréhension que nous avons quand nous avons compris la motivation d‘une personne. 239 L‘idée de motivation que Husserl développe dans les Idées II annonce à merveille ce thème, que nous considérons comme crucial, du rapport fondamental entre l‘activité et la passivité. Nous cherchons en effet à montrer que l‘une et l‘autre n‘adviennent qu‘en se confrontant, et n‘ont d‘effectivité qu‘au sein de ce rapport : « Le phénomène de l‘affection [fait] surgir l‘acte d‘un arrière-plan implicite de motivation, faisant de l‘agir un "ré-agir" à la stimulation d‘un pré-donné, une réponse à sa provocation […] »240. L‘ouverture de la conscience au monde, si tant est qu‘on la considère du point de vue de la perception, est cette capacité du moi à être touché par quelque chose qui ne vient pas de lui. La chair est le lieu originaire de cette distance du monde à soi, parce que toute sensation est à la fois sensation de soi et de l’autre. La chair ouvre la « réceptivité à… » autre chose : cette capacité à pâtir est tout aussi fondamentale que sa capacité à réagir à ce qui l‘affecte. La dynamique de la motivation (que nous décrivons comme celle entre l‘appel et la réponse) trouve sa première description dans les analyses portant sur la chair. Ces descriptions permettent de penser à neuf la « passivité ». Celle-ci est en soi un pouvoir, une capacité tout à fait remarquable, et qui prépare et amorce l‘activité. Biceaga note que Husserl, lorsqu‘il s‘intéresse notamment à des questions d‘éthique, reconnaît peu à peu ce rôle positif de la passivité: …some of [Husserl‘s] remarks about human ethical vocation are consonant with a broader understanding of passivity as openness toward and responsibility for the foreign. […] responsibility means not only the will to obey self-imposed rational norms, but also the capacity to hear and to respond to a call that is coming from without.241 Au niveau le plus originaire, le rapport conscience-monde s‘ouvre dans l‘affect sensible. C‘est en lui que la distance entre conscience et monde prend naissance, c‘est dans la sensation charnelle que 239 Idées II, § 56, p. 316 [229]. MONTAVONT, Anne, De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, p. 224. 241 BICEAGA, Victor, The Concept of Passivity in Husserl’s Phenomenology, p. 93. Nous soulignons. 240 115 s‘instaure et se fonde la différence qui fait du « moi » qu‘il est l‘appelé en face de ce qui l’appelle, en face du monde242. En fait, le moi originaire n‘est rien sans ce à quoi il s‘ouvre puisqu‘il se constitue en ouvrant précisément ce à quoi il s‘ouvre. Autrement dit, l‘affect n‘est pas un objet du monde perçu et ne se confond pas non plus avec le sujet affecté. À mi-chemin entre le sujet et l‘objet, plus exactement en deçà de cette distinction, il est ce qui instaure un premier écart à soi qui ne relève cependant pas encore de l‘ordre de la représentation. Le sujet ne s‘apparaît pas à lui-même comme sujet affecté; bien plutôt, il se sent lui-même à travers cette affection.243 Ces développements doivent permettre de comprendre ceci : au niveau le plus originaire de la scission entre la conscience et le monde, scission qui ouvre et fonde le rapport au sein duquel se déploie la phénoménologie, se met en place un jeu entre appel et réponse, entre passivité et activité. Nous croyons que cette dynamique doit être transposée à des phénomènes plus complexes, et notamment à ceux du langage : l‘idée de comprendre le langage comme un habitus sert justement à rattacher le langage à cette dynamique fondamentale. C‘est elle que nous avons esquissée, à la section 6.2, en nous appuyant sur un exemple tiré de Du côté de chez Swann. Proust y décrit des affects qui percent pour ainsi dire la routine et l‘habituel et se manifestent soudain comme appelant celui qui les vit244. Ils renferment quelque chose, une richesse qui dépasse ce que la conscience peut en saisir activement, ils demandent en quelque sorte à « être dits ». Nous pouvons considérer qu‘à l‘opposé, dans le monde routinier et quotidien au sein duquel l‘habitude a accompli son œuvre, c‘est-à-dire dans le monde qui ne renferme plus rien d‘extraordinaire, on considère peut-être à tort que « tout est dit », parce qu‘on croit toujours savoir à quoi s‘en tenir. Autrement dit, dans le monde routinier, la dynamique de l‘appel et de la réponse s‘est essoufflée, le jeu de va-et-vient n‘a plus d‘effectivité et la confrontation s‘est aplanie. Ces dynamiques entre passivité et activité, de même qu‘entre l‘appel et la réponse, permettent de se défaire de la conception qui fait du conceptuel le simple reflet de l‘anté-prédicatif. Nous voulons montrer que ce dernier déborde (ou menace toujours de déborder) le domaine du conceptuel articulé 242 À noter que ce dont nous traitons ici diffère de ce que Michel Henry nomme « l‘auto-affection ». Chez lui, l‘affection désigne ce que Heidegger nomme les « tonalités » affectives (comme la peur, la soufrance, etc.), et il s‘agit donc d‘un pâtir qui n‘est pas nécessairement et en tant que tel réceptivité pour l‘altérité. 243 MONTAVONT, Anne, De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, p. 239. 244 On peut dire de tels phénomènes qu‘ils éveillent la dynamique toujours latente de l‘appel et de la réponse, qui est devenue latente grâce au travail de l‘habitus qui tend à « sécuriser » et « fixer » les phénomènes. 116 grâce au langage. Nous verrons en 8.3 que l‘inverse est aussi vrai, ce qui permettra de clarifier le caractère « circulaire » de la constitution de sens. 8.3 L’origine des significations La section 6.4 a permis de montrer comment Husserl, dans le cadre de la phénoménologie statique, évacuait la question de la manière dont une « signification » pouvait advenir : « la façon dont [les] objets sont arrivés, à partir de la vie antérieure de notre conscience, au sens avec lequel ils valent actuellement pour nous est sans importance. »245 Or la genèse d‘une signification est quelque chose qui doit pouvoir être expliqué par les développements de la phénoménologie génétique. Nous savons déjà qu‘une signification n‘est rien d‘autre que l‘unité idéale d‘une perspective déterminée ouverte sur le monde. Viser quelque chose implique de la prendre en vue comme ceci ou comme cela. La modalité de visée qu‘implique le « comme » prend nécessairement sa source dans la vie de la conscience, dans la manière dont se déploie l‘ouverture au monde qu‘est la conscience intentionnelle. La signification, en ce qu‘elle est « une » et réitérable, possède une unité idéale, mais provient essentiellement d‘une vie intentionnelle concrète et du mode de son ouverture sur le monde. S‘interroger sur l‘origine d‘une signification idéale revient donc à s‘interroger sur les conditions de possibilité d‘une « perspective » donnée du faisceau intentionnel de la conscience concrète. Or, il appert que l‘histoire d‘une conscience est essentielle pour expliquer la plupart des significations qu‘on accorde aux objets du monde. Il est évidemment impossible de donner une description satisfaisante de la manière dont tout type de signification peut émerger au sein d‘une conscience. Nous devrons nous contenter ici de quelques exemples paradigmatiques et fondamentaux. 8.3.1 Les conditions de possibilité générales du nommer Penchons-nous dans un premier temps sur l‘acte langagier étudié à la section 4.2, soit le « nommer ». La forme la plus simple de « nom » avait été identifiée comme étant les déictiques, soit les actes nominaux qui, grâce à une forme catégoriale donnée (exprimée par un comme, un « als »), permettaient de viser sans plus quelque chose. Bien qu‘une telle opération paraisse, à première vue, assez simple, elle se fonde sur une expérience intentionnelle complexe, que nous 245 Logique formelle et logique transcendantale, § 42, p. 151 [99]. 117 tenterons d‘analyser, en nous appuyons sur les travaux de Sokolowski, pour pallier la description husserlienne. Sokolowski remarque que le fait de nommer quelque chose implique d‘être conscient de la possibilité, pour cette chose, de ne pas être présente. Son absence potentielle, de même que la possibilité qu‘elle soit au contraire donnée et présente, doivent toutes deux faire partie du « vécu » de la chose pour que soit possible une telle chose que l‘acte de nommer. When we name something which is before us, we are also aware of the possibility of its not being before us, of its being somewhere else. Since this possibility is given to us, its foil is also given: we are likewise aware of the presence of the object, that it is here and not elsewhere. We do not just enjoy the object; ―between‖ the object and us, ―in addition to‖ the object, there is this dimension of the thing‘s ability to be somewhere else now, and also the actuality of its being here. This is the extra element that establishes names.246 Ce trait de la donation d‘une chose, que décrit ici Sokolowski, est une des caractéristiques247 de l‘intentionnalité qui rend possible quelque chose comme un « nom », c‘est-à-dire qui rend possibles la réitérabilité d‘une visée donnée de la chose et son idéalisation. Le déictique implique ces moments intentionnels : la présence de l‘objet nommé, pour être vécue comme présence, doit être comprise à partir de sa possible absence. Tentons de rendre ces idées encore plus explicites. Pour nommer la chose, il faut aussi que la conscience saisisse implicitement la possibilité elle-même du rapport à la chose dans lequel elle se trouve. En saisissant ce rapport comme une possibilité elle est en mesure de comprendre qu‘il s‘agit de quelque chose d‘« un » et réitérable : la conscience peut ainsi référer, grâce à une modalité de visée donnée, à une chose qui peut à la fois être présente ou absente. Autrement dit, la présence de la chose, qui n‘est réellement donnée comme présence que lorsque la possibilité de son absence est conjointement donnée, en fait quelque chose de disponible, de présentable. En même temps, l‘ouverture de la conscience, qui lui permet de distinguer entre ce qui est sien et ce qui est « autre », fait qu‘elle est en mesure de se saisir comme le « datif » de la manifestation de la chose, comme celle à qui « se présente » la chose. Or, la possibilité de l‘absence vaut aussi pour le datif de la donation. Dans le même sens, donc, nommer implique que la conscience entrevoie, au 246 SOKOLOWSKI, Robert, Presence and Absence: A Philosophical Investigation of Language and Being, p. 27. 247 Nous verrons également que la présence des autres consciences intentionnelles, en venant modifier la manière dont les objets du monde se donnent et valent pour nous, est un autre des aspects de l‘intentionnalité qui fonde la possibilité du nommer. 118 moins implicitement, la possibilité de sa propre absence. Pour que l‘acte de visée soit vécu comme réitérable, la possibilité que cet acte cesse d‘être doit être donnée implicitement : l‘acte peut alors seulement être ressaisi dans sa propre possibilité. Les deux termes du rapport intentionnel (la chose ainsi visée, celui à qui elle se donne) doivent être compris comme pouvant être présents et absents.248 Nous sommes en mesure d‘entrevoir que l‘acte de nommer implique un vécu intentionnel d‘une assez grande complexité, et consiste en beaucoup plus que la simple émission de vocables sonores. Les « moments catégoriaux » impliqués dans un déictique sont justement ceux qui permettent de déborder le « donné immédiat sensible » dans un vécu intentionnel. Nommer une chose nécessite beaucoup plus que la simple perception de celle-ci : l‘acte langagier prend sa naissance dans une distanciation particulière avec ce qui est « sans plus » présent. 8.3.2 Origine du contenu lexical Ce que nous venons d‘exposer reste assez général et concerne la possibilité du nommer comme tel. Il faut aller plus loin : ce qui distingue un déictique d‘un autre, par ailleurs, est également à comprendre à partir de l‘expérience phénoménologique vécue que les mots ont permis de fixer. Limitons-nous à quelques exemples : dire « moi » implique une certaine auto-réflexion qui permet de s‘identifier tout en se distinguant des autres, en tant qu‘êtres spirituels; dire « ici » consiste à se rapporter au lieu occupé tout en excluant l‘« ailleurs »; dire « maintenant » nous place dans un rapport déterminé au temps et exclut des dimensions temporelles qui doivent être au moins possibles d‘une certaine manière, et que la visée exclut implicitement. À chaque fois, la conscience doit dépasser ce à quoi elle se rapporte immédiatement (par exemple, ce qui lui est donné par les 5 sens) et se rapporter en même temps à des possibilités déterminées : nommer consiste à « fixer » ce surplus intentionnel par rapport à l‘actuel, à en identifier l‘unité et la possibilité idéale, ce qui le rend disponible à la fois pour soi et pour autrui. 248 Ces développements sur le jeu entre présence et absence ne sont pas tirés directement de textes de Husserl. Nous les présentons ici parce qu‘ils servent à préciser et expliciter les conditions de possibilité du nommer, et qu‘ils permettent par conséquent d‘expliquer un point majeur en regard de la théorie phénoménologique du langage (l‘origine des significations). Chez Husserl, nous croyons que c‘est surtout par le biais de la présence de l‘expressivité du corps d‘autrui (et la constitution d‘un horizon de co-humanité) que la possibilité de la signification idéale peut s‘expliquer. Nous reviendrons dans la section 9 sur cette question. 119 Qu‘en est-il, par ailleurs, du noyau « lexical » des noms, qui fait par exemple en sorte qu‘on comprenne et distingue les sens du mot « arbre » et du mot « lion »? Là encore, il faut chercher dans le vécu concret d‘une conscience pour en saisir la genèse. Il importe de remarquer que les concepts associés aux noms ne sont manifestement pas premiers dans l‘ordre de la connaissance. Avant de posséder un concept, une conscience possède généralement ce que Husserl nomme un « type »249. Prenons l‘exemple de l‘arbre. Pour reconnaître une chose comme étant un arbre, être en mesure de reconnaître les aspects physiques communs aux arbres ne suffit évidemment pas, mais il s‘agit d‘un point de départ250. On commencera en effet par se rendre capable de saisir un « type » perceptuel, c‘est-à-dire à rassembler dans un même ensemble des objectités similaires par leur apparence. Ce type se crée simplement par association, et implique une récognition des objets qui n‘est pas encore conceptuelle, mais qui s‘enracine dans des habitus perceptifs. Le « comme » de cette récognition est associatif, c‘est-à-dire qu‘il a son effectivité dans la manière dont la conscience anticipe les propriétés de l‘objet, en raison de l‘association avec des objets similaires qui se produit d‘ellemême. Il ne s‘agit donc pas encore d‘une récognition assimilable à celle qui a lieu dans une intention de signification. Avec tout objet nouveau constitué pour la première fois (pour parler le langage de l‘analyse génétique), un nouveau type d‘objets se trouve prescrit de manière durable, en fonction duquel sont saisis par avance d‘autres objets semblables à lui. Ainsi le monde qui nous est pré-donné l‘est-il toujours comme multiforme, informé selon ses catégories régionales et typifié selon une multitude de genres, d‘espèces particuliers, etc.251 Un « type » désigne donc le corrélat objectif d‘un habitus perceptif. Ce dernier permet de reconnaître les objets sans pour autant posséder un concept de leur nature : leur apparence seule permet de les rattacher à un ensemble vaguement délimité d‘aspects communs. Ainsi, reconnaître physiquement quelques arbres permet d‘abord et avant tout de se rapporter à quelque chose dont le concept pourra ensuite peu à peu s‘éclairer, une fois que le type, nommé, deviendra un concept (d‘abord vague). Ce concept s‘éclaircira ensuite au fur et à mesure qu‘il s‘enrichira de déterminations plus abstraites que des jugements lui ajouteront. Il faut donc plus qu‘un habitus 249 Sur le thème des « concepts empiriques », c‘est-à-dire des concepts essentiellement liés à l‘expérience perceptive et pratique des choses (expérience « naturelle »), voir Expérience et jugement, § 83 a), pp. 401-404 [398-401]. 250 Il s‘agit d‘un point de départ qu‘il faut dépasser parce qu‘il n‘existe probablement aucun trait physique qui soit commun à tous les arbres. 251 Expérience et jugement, § 8, pp. 44-45 [35]. 120 perceptif et qu‘un type de même genre pour obtenir un concept de la chose. L‘activité pratique permet d‘ailleurs d‘enrichir le contenu d‘un type pour en faire plus qu‘un ensemble d‘objets qui se ressemblent physiquement. Saisir ce qu‘est un arbre implique par exemple qu‘on développe une certaine compréhension des fonctions qu‘il réalise (pousser, fleurir, mourir), qu‘on saisisse les relations les plus importantes qu‘il entretient avec ce qui l‘entoure (boire, tirer de l‘énergie du soleil), que ses mouvements caractéristiques (sa croissance, l‘absence de locomotion) nous soient devenus familiers, etc. L‘activité pratique nous porte à discerner et reconnaître ainsi les caractéristiques des objets de notre environnement, leurs propriétés les plus importantes, et ainsi de suite. Avant même de nommer les propriétés d‘une chose (comme par exemple le fait de produire des fruits), je peux me rapporter à cette propriété et la reconnaître dans et par mon rapport pratique à elle (j‘anticipe la production de fruits et j‘en profite, sans faire entrer cette propriété dans l‘idéalité de la signification). Chacune de ces propriétés possède, au sein du rapport pratique au monde, une certaine unité typique qui prépare celle du langage. Nommer ces propriétés les fait accéder au concept et elles acquièrent ainsi une unité idéale. Il faut noter encore une fois, ici, que la description d‘un rapport simplement pratique au monde et précédant l‘activité de la pensée n‘est qu‘une abstraction. La plupart du temps, par exemple, on connaît les choses d’abord par le biais des « récits » et des « comptes rendus »252 (au sens le plus large) qu‘on en reçoit. Ces considérations permettent de commenter, au passage, la citation donnée en exergue de ce travail, tirée du roman 1984. Dans le monde orwellien, l‘appauvrissement systématique et planifié de la langue a comme objectif d‘appauvrir la pensée. L‘État procède à cet appauvrissement en publiant des dictionnaires au vocabulaire étiolé, comme si c‘était là la « source » du langage, à partir de laquelle les gens l‘apprendraient pour le plaquer après coup sur leur environnement. Nous pouvons constater que l‘activité pratique, celle qui consiste à nous orienter selon les différents buts que nous nous donnons quotidiennement et qui s‘organise selon une certaine complexité, appellerait encore la complexification d‘une telle langue. Autrement dit, il ne peut pas suffire d‘altérer une source de référence comme le dictionnaire pour appauvrir effectivement une langue. 252 Nous entendons par « compte rendu » tout énoncé ou ensemble d‘énoncés sur le monde, mais qui portent sur des objectités, situations ou événements qui ne peuvent être rendus présents. Un compte rendu décrit ou affirme quelque chose au sujet d‘une chose absente. 121 L‘activité pratique quotidienne qui profite et use de distinctions nécessaires à son déploiement, et qui sont déjà inscrites dans la langue, ne s‘appauvrirait pas du seul fait de la disparition d‘une référence officielle et consignée. Bien sûr, pour tout ce qui dépasse les simples intérêts pratiques, la disparition du vocabulaire riche et précis (disparition de la littérature scientifique et des œuvres littéraires majeures) serait très dommageable. En ce sens, l‘univers du monde orwellien présente une autre méthode de s‘attaquer au langage qui est plus prometteuse (dans la perspective de l‘État totalitaire). La propagande qui consiste à marteler des slogans contradictoires et qui détourne le sens propre des mots a un pouvoir plus insidieux parce qu‘il neutralise (potentiellement) l‘usage d‘un vocabulaire précis pour faire des distinctions et discerner adéquatement les situations et les états de fait de notre monde ambiant. Dans le même ordre d‘idée, s‘attaquer à la littérature serait une bonne manière d‘appauvrir la capacité de penser d‘un peuple. Rappelons que le langage fait partie d‘une dynamique entre les phénomènes du réel qui sont « à dire » et les signes qui nous permettent de fixer notre regard sur lui dans certaines directions déterminées. C‘est cette dynamique qu‘il faut entraver ou dérégler, si l‘on souhaite nuire à la pensée. La littérature nous permet de se rapporter à des situations ou des mondes fictifs d‘une richesse potentiellement infinie, permettant une grande liberté dans le maniement et l‘usage du langage; elle permet l‘exploration fictive détaillée de phénomènes du monde courant, ainsi que le partage et la confrontation des cultures. S‘il est un « bagage » du monde objectif et public qui sert à nourrir la pensée, c‘est bien celui-là. Bref, le langage a une « vie », il répond à quelque chose que notre conscience rend possible, et il ne suffirait donc pas de s‘attaquer aux références du dictionnaire pour empêcher un peuple de penser le monde qui l‘entoure. 8.3.3 Évolution des significations Revenons à la question de l‘évolution des significations. Celle du mot « arbre », comme on a pu le voir, est susceptible d‘évoluer pour une seule et même personne : le sens du mot s‘enrichit chaque fois que le concept est délimité plus clairement et plus distinctement. Autrement dit, le nom et le concept qu‘il implique sont susceptibles de plus ou moins de distinction : les dialogues socratiques sont célèbres pour la manière dont ils mettent en lumière notre usage indistinct du langage et des concepts qu‘il implique. Notre description très sommaire de la genèse d‘une signification comme celle du mot « arbre » annoncent-elles une menace sérieuse pour la validité universelle de la science? Dire que la signification d‘un mot peut évoluer, se clarifier et gagner en distinction implique-t-il qu‘on rejette son caractère universellement réitérable, qui fondait pourtant l‘idéalité de la signification? La réponse est « non », mais il faut tout de même apporter quelques précisions et nuances. 122 D‘abord : la réitérabilité dont parle Husserl en est une de principe. Du moment qu‘une conscience se place dans un rapport déterminé à une objectité, il est possible pour elle ou pour n‘importe quelle autre conscience de se rapporter à nouveau et dans le même sens à cette objectité. Ensuite, pour des exemples assez simples et pour des objectités comme des équations mathématiques, la réitérabilité et l‘idéalité de la signification est quelque chose de constatable. De facto, la science mathématique est possible, et vaut de manière universelle : il s‘agit en quelque sorte du point de départ de Husserl lorsqu‘il s‘intéresse aux fondements qui rendent possible la science. Par ailleurs, la signification d‘un mot est essentiellement susceptible d‘être plus ou moins distincte. Le caractère distinct d‘une signification est toujours une question de degré, et dépend du degré d’appropriation de celui qui l‘emploie. Nous touchons là à quelque chose d‘essentiel pour le présent travail. Prenons l‘exemple classique de « 2 + 2 = 4 ». En général, tous sont capables de reconnaître la validité de l‘équation. Pourtant, un nombre comme « 2 » implique l‘idée de pluralité et d‘unité : très peu d‘entre nous pourraient expliquer avec clarté et assurance en quoi consiste l‘« unité ». Nous pouvons donc constater qu‘il est tout à fait possible de vivre l‘évidence de la validité de l‘équation sans posséder une représentation distincte de ce qu‘elle signifie. La réitérabilité, ici, concerne un noyau de sens essentiellement vague : le « 2 » est par essence une variable, et sa signification est quelque chose d‘intrinsèquement indéterminé. Le caractère « flou » de la signification de l‘équation n‘est pas un obstacle à sa réitérabilité, ou plutôt : son unité ne dépend pas de la distinction avec laquelle le sens des membres de l‘équation est compris. Le mot permet essentiellement ce « flottement »253. Comme l‘affirme Sokolowski: « it is the very indeterminacy of words in their evocative use which makes it impossible for them to coerce us into seeing only what they normally name. »254 L‘apprentissage d‘une langue par l‘enfant dépend essentiellement de la possibilité d‘user des mots d‘une manière vague et indéterminée : s‘il fallait posséder le concept clair et distinct de chaque nom commun employé, il serait impossible de 253 Husserl s‘intéresse tout au long de son œuvre à la question de « l‘indistinction » du sens. La possibilité pour la conscience de comprendre « indistinctement » quelque chose est reconnue et traitée (Logique formelle et logique transcendantale, p. 84; 98; 242; Expérience et jugement, p. 337; 341; Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 411-413) largement par Husserl. Pourtant, il n‘en fait pas quelque chose de positif au sens où nous le faisons, pour notre part, ici. Son intérêt est tout entier voué à l‘identité du sens, au « noyau » identique et réitérable d‘une seule et même visée significative. 254 SOKOLOWSKI, Robert, Presence and Absence: A Philosophical Investigation of Language and Being, p. 6. 123 commencer à se familiariser avec les choses.255 L‘emploi de certaines conjonctions est souvent erroné au départ, ce qui dénote la compréhension d‘un « lien » entre les éléments du discours, mais une compréhension floue, indistincte, qui doit être éclaircie pour que l‘usage des conjonctions soit approprié. La même chose vaut encore, par exemple, pour l‘emploi des temps de verbes dans une langue seconde. Le rapport particulier au temps que ces formes verbales impliquent doit être saisi de plus en plus clairement à travers des exemples de situations qu‘on aura à décrire fidèlement. Cette caractéristique du langage, soit qu‘il se prête à un usage plus ou moins approprié256, est crucial en regard de notre travail. Nous venons de montrer que, pour une seule et même personne, sa compréhension du sens des mots qu‘elle emploie peut et doit évoluer vers une distinction plus grande. Que devons-nous en tirer, comme conclusion, pour la possibilité d‘une science rigoureuse? Rien d‘autre que ceci : la meilleure garantie de la validité d‘un énoncé, et donc de la « scientificité » d‘un corpus, est que quelqu‘un s‘en rende responsable, qu‘il cherche à comprendre distinctement ce dont il s‘agit et qu‘il vérifie par lui-même que l‘énoncé est vrai. Ceci ne veut pas dire que la validité vienne d‘ailleurs ou d‘autre chose que de la signification elle-même de l‘énoncé : « 2 + 2 = 4 » n‘est pas vrai « parce que » je le crois! Mais pour faire l‘épreuve de cette signification, pour vivre l‘évidence de la validité de la relation de sens elle-même, il faut que quelqu‘un s‘en rende responsable. Notons au passage qu‘en phénoménologie statique, c‘est ce genre de relation d’essence, au sein des phénomènes eux-mêmes, qui intéressent Husserl. Par exemple, la relation essentielle entre la couleur et la surface d‘un objet matériel, c‘est-à-dire leur interdépendance pour « être », vaut a priori. C‘est le genre de chose que le phénoménologue peut prendre en vue, et obtenir ainsi une évidence telle qu‘il reconnaisse sa validité atemporelle et nécessaire a priori. En ce qui concerne les traits « sensibles » d‘un objet, force est de constater que de tels résultats « définitifs » peuvent être atteints; la chose devient néanmoins problématique pour toute visée de la chose qui dépendrait d‘une manière essentielle et irréductible de la langue facticielle en laquelle elle s‘effectue257. 255 ―…acts of communication are all the time being accomplished with relative success despite the imprecision, vagueness and equivocity of everyday language‖; ―…everyday speech often employs words that denote perceptual types. Such words have relatively indefinite referents.‖ [BICEAGA, Victor, The Concept of Passivity in Husserl’s Phenomenology, p. 82; 84]. 256 Au sens où l‘on s’approprie la signification des mots. 257 Cf. section 9.1 124 Les thèmes abordés dans la présente section cherchaient à rattacher le langage à la vie de la conscience, celle qui est charnelle, qui s‘adonne à une pratique et s‘inscrit dans une histoire. Alors que la phénoménologie statique séparait l‘ordre du conceptuel et la perception, la phénoménologie génétique permet de penser le mode de leur entrelacement : la chair est le lieu où les habitus se nouent dans l‘horizon des protentions. L‘effectivité de l‘habitus a été explicitée grâce à la dynamique de l‘appel et de la réponse : l‘idée de motivation permet de montrer que la constitution se déploie toujours essentiellement dans un jeu entre activité et passivité. La possibilité de l‘évolution d‘un langage et des significations de ses mots a ensuite été questionnée. Comprendre le caractère facticiel des significations permet de voir comment et pourquoi un langage évolue. La nécessité des néologismes, par exemple, prend ainsi un sens : la phénoménologie statique, qui faisait de l‘expression une couche improductive, rendait en revanche ce phénomène problématique. Nous sommes maintenant armés pour aborder nos dernières questions liées au langage chez Husserl : celle de l‘intersubjectivité, de la tradition et de l‘histoire. 125 9. Langage et facticité Le thème de la chair a permis de montrer de quelle manière la phénoménologie génétique, en étudiant le pouvoir constitutif de la synthèse temporelle, laisse entrevoir quelque chose comme une évolution du sens. Nous avons terminé la section précédente en rappelant que toute activité de la conscience, et au premier chef l‘activité langagière, s‘inscrivait dans un jeu entre activité et passivité. Néanmoins, nous en sommes restés jusqu‘à maintenant à la conscience individuelle, sans considérer son ancrage dans une communauté et une tradition. Nous tenterons donc ici d’esquisser comment la phénoménologie génétique permet d‘aborder la question de la facticité du langage, ce qui fera ressortir d‘une autre manière encore la pertinence de considérer le langage comme un habitus. 9.1 Pensée et signe langagier La section 6.3 avait mis en relief la manière dont Husserl pouvait évacuer le problème de la facticité des langues. Les langues réelles varient, évoluent : les manières de parler et d‘écrire changent de manière si importante au fil du temps que l‘interprétation de textes anciens est aujourd‘hui devenue problématique. De même, un nouveau domaine scientifique (comme la phénoménologie) doit parfois recourir à des néologismes pour nommer ce qui est « découvert », ou plutôt ce que les développements de la science permettent maintenant de voir, ou voir à neuf. Or, Husserl pouvait esquiver la question en insistant sur ce que nous avons appelé le « caractère accessoire des signes », allant même jusqu‘à évoquer la possibilité d‘une connaissance (et une pensée) sans parole. Cette hypothèse en est une que Husserl finit par abandonner. Dans sa description de l‘acte (concret) de penser, il met en évidence le besoin de produire, ou à tout le moins de se représenter de manière transitoire, les mots qui servent à exprimer ce que l‘on veut dire. Pour le voir, il faut se concentrer sur le phénomène du parler comme agir (cf. section 7.5). Husserl reconnaît que l‘acte de s‘exprimer est toujours précédé d‘une « intention pratique […] d‘exprimer telle ou telle opinion »258. Comme tout acte, l‘intention de signification est précédée d‘un « je veux » plus ou moins déterminé, et l‘acte qui consiste à formuler les mots qui incarnent la pensée est cela même qui la fait advenir. Autrement dit, dans « la pensée solitaire, cela ne se passe certainement pas comme si nous possédions d‘abord la formation de pensée et que nous cherchions ensuite des paroles appropriées. 258 De la synthèse passive, p. 32 [358]. 126 La pensée s‘accomplit d‘emblée comme langagière. »259 Lorsqu‘elle est encore à formuler, la pensée ne réside en rien d‘autre que cette volonté indistincte et équivoque260 d‘exprimer quelque chose. Ceci montre que le fait pour la pensée de s’incarner dans des signes n’est rien d’accessoire : même dans le langage solitaire, c‘est-à-dire dans l‘acte de penser à part soi, la représentation des mots en lesquels s‘incarne la pensée doit être accomplie. La « conscience verbale et la conscience du sens ne sont pas là l‘une à côté de l‘autre et sans lien l‘une avec l‘autre mais forment une unité de conscience dans laquelle l‘unité double du mot et du sens se constitue. »261 Husserl insiste clairement ici sur le fait que penser est un acte : or, tout acte a un ancrage concret, situé. La dimension temporelle de l‘expression, une fois qu‘on la prend en compte, permet de faire ressortir l‘importance du « détour » par les mots pour penser. Tout se passe comme si la conscience utilisait les signes langagiers pour gagner une distance avec le donné phénoménologique et orienter de diverses manières les faisceaux qu‘elle dirige vers lui. Le « vouloir dire » précède le dire, mais il reste un vague « quelque chose » d‘indéterminé qui appelle sa propre incarnation dans l‘expression articulée. Merleau-Ponty ne fait que réaffirmer la même chose lorsqu‘il dit : Si la parole présupposait la pensée, si parler c‘était d‘abord se joindre à l‘objet par une intention de connaissance ou par une représentation, on ne comprendrait pas pourquoi la pensée tend vers l‘expression comme vers son achèvement, pourquoi l‘objet le plus familier nous paraît indéterminé tant que nous n‘en avons pas retrouvé le nom, pourquoi le sujet pensant lui-même est dans une sorte d‘ignorance de ses pensées tant qu‘il ne les a pas formulées pour soi ou même dites et écrites […]262 L‘extériorisation de la pensée est cela même qui la fait advenir, comme si elle n‘advenait jamais avant de ne plus être tout à fait « mienne ». Autrement dit, la pensée n‘est jamais d‘abord intérieure, mais appartient d’emblée à la distance en laquelle s’installe un « rapport » de la conscience au monde, et n‘advient qu‘en passant par quelque chose qui n‘est jamais seulement propre, mais public : le mot. Ainsi, le langage ne peut plus être pensé simplement comme l‘apparence « sensible » d‘une pensée qui se passerait par ailleurs de lui. Language is not a garb of thought and neither is the ego a self-contained and perfectly transparent source of meaning. The problem is not to show how linguistic ex-pression can 259 De la synthèse passive, p. 32 [358]. De la synthèse passive, p. 32 [358]. 261 De la synthèse passive, p. 40 [366]. 262 MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, p. 206. 260 127 display, in the objective outside, meanings completely constituted in a subjective inside, but to explain the ―inseparable intertwinement‖ (C, 359) between language and world.263 Ces brèves descriptions permettent d‘entrevoir qu‘encore une fois, la dynamique d‘un « jeu » de vaet-vient appartient au rapport conscience-monde. La conscience, dans et par l‘acte de langage, creuse une distance (qui tire elle-même son origine de la chair) entre ce qui est immédiatement donné et son propre regard sur lui. C‘est cette distance qui permet qu‘advienne la pensée et le monde qu‘elle pense : le regard et le regardé doivent être différents pour pouvoir se rejoindre dans l‘intuition et la donation. Deux choses sont à remarquer : l‘importance de considérer la pensée comme acte montre encore une fois la pertinence de s‘intéresser à l‘habitus de langage. Ensuite, les signes ne peuvent plus être considérés comme accessoires : les mots dont on dispose ont nécessairement une influence sur ce que l‘on est en mesure de penser. Ou plutôt : les mots dont on dispose sont ce à partir de quoi se déploie d‘abord notre pensée. Certes, la grammaire pure logique permettait déjà de constater que formellement, la pensée s‘effectue toujours comme langagière. Mais les conclusions de la section 3 ne disaient rien, par exemple, de l‘influence possible du contenu lexical d‘une langue, de ses expressions, de ses jargons, etc. Ce qui évolue, dans les langues, était exclu par le caractère formel des analyses de Husserl. En réintégrant la dimension temporelle dans l‘analyse phénoménologique, Husserl se donne les moyens de penser cette évolution du contenu de signification langagier. Par exemple, le fait qu‘on puisse faire des découvertes, ou que des néologismes aient à être proposés, atteste bien de la possibilité pour la pensée de créer ses propres mots ou de dire ce qui n‘a jamais encore été dit, lorsque les phénomènes l‘exigent. L‘habitus de langage est un concept qui permet de comprendre cette évolution historique qui, rappelons-le, n‘a rien de causal : l‘habitus motive et rend possible des actes expressifs, mais ne prédétermine jamais de manière absolue l‘expression. Il permet de penser la part du jeu de la constitution qui revient aux phénomènes « bruts », à ce qui provient du réel et qui ne peut être qu‘« accueilli » par la conscience. L‘habitus de langage permet aussi de penser le « bagage » dont quelqu‘un dispose pour orienter son regard sur le monde. Un habitus oriente, facilite et s‘adapte constamment : il permet à la fois la continuation passive et irréfléchie de nos gestes, et la reprise active et auto-responsable de ceux-ci. 263 BICEAGA, Victor, The Concept of Passivity in Husserl’s Phenomenology, p. 79. 128 Penser l‘habitus de langage est donc pertinent, ne serait-ce que pour comprendre ce qui fait défaut lorsqu‘un phénomène se donne comme relevant de l‘indicible : la conscience reconnaîtrait alors qu‘elle est incapable d‘identifier ce qui se donne, incapable de fixer « ce qui est là » dans son quid. Pensée et chose se confrontent alors d‘une manière « sauvage » : ce qui apparaît est saisi seulement partiellement, par un côté dont on comprend qu‘il ne saisit pas l‘essentiel.264 9.2 L’horizon du langage L‘intention de signification a été traitée jusqu‘à maintenant comme quelque chose qui concerne la conscience individuelle (même si le détour par les signes publics a été reconnu comme nécessaire). La première partie (section 2) faisait voir que la fonction première du langage n‘est pas la communication, mais bien l‘articulation de la pensée. Le langage n‘est donc pas orienté en premier lieu vers quelque chose comme le partage de nos opinions : ceci n‘exclut pourtant pas qu‘il soit de part en part intersubjectif. Il peut y avoir ici quelque chose qui surprend, et pour cause : ne traitonsnous pas depuis le début de ce travail du rapport « conscience-monde », celui-ci étant le rapport d‘une conscience avec le monde? La phénoménologie husserlienne n‘aurait pas un très grand pouvoir explicatif si elle devait nous confiner à une vision solipsiste de la conscience. Tentons de voir, même brièvement, comment il faut comprendre la structure du rapport conscience-monde, ce qui permettra d‘éclaircir la place qui revient au langage. 9.2.1 Expressivité du corps d’autrui dans les Idées II Penchons-nous dans un premier temps sur la manière dont autrui se présente à nous dans l‘attitude naturelle265. Husserl voit, dès les Idées II, que le corps d‘autrui ne nous est pas donné de la même manière que n‘importe quel objet inerte. La pierre est ce qu‘elle est, nous apparaît comme un objet qu‘on peut « explorer » pour en découvrir les propriétés et caractéristiques. « Accéder » à elle de manière complète revient à saisir ce qu‘elle est, son quid. Le phénomène d‘autrui est tout autre : il ne m‘est pas « donné » de la même façon, parce que son rapport au monde n‘est pas quelque chose 264 Cf., encore une fois, l‘exemple donné plus haut tiré de Du côté de chez Swann, section 6.2. Il s‘agit ici de présenter comment autrui se donne « d‘emblée » au sein du monde ambiant. La possibilité de la constitution d’autrui comme alter ego est un problème que Husserl retravaillera, notamment, dans les Méditations cartésiennes. À cette occasion, la notion d‘Einfühlung sera soumise à des analyses différentes, et le mot prendra un sens différent de celui qu‘il a à l‘époque des Idées II. Nous ne tiendrons pas compte de ces développements, parce qu‘ils servent surtout, au bout du compte, à interroger les conditions de possibilité de ce qui se produit spontanément dans l‘attitude naturelle. 265 129 qui peut m‘être présenté de façon originaire. Je ne peux me rapporter à l‘intentionnalité d‘autrui que de façon médiate, son corps (physique) exprime son caractère charnel, et ainsi indique qu‘autrui est, comme moi, chair. Husserl nomme, dans les Idées II, « intropathie »266 (Einfühlung) la capacité que nous avons de saisir (médiatement) l‘intentionnalité d‘autrui, de comprendre indirectement qu‘autrui se rapporte au monde, de la même manière que nous nous y rapportons. Pour employer encore une fois la métaphore de la vue, l‘intropathie serait cette capacité, pour notre regard, de percevoir qu’un autre regard est là (sans que ce regard ne soit donné en lui-même) : la conscience saisit d‘une certaine manière que le corps d‘autrui « se dépasse » lui-même vers le monde au sein duquel il se trouve. La chair [d‘autrui] est, en tant que chair, de part en part remplie d‘âme. Tout mouvement du corps de chair (Leib) est plein d‘âme, le mouvement d‘aller et venir, l‘acte de se tenir debout et d‘être assis, de courir et de danser, etc. De même, toute autre prestation humaine, toute activité de fabrication, etc.267 La chair d‘autrui, lorsqu‘on la perçoit dans l‘attitude naturelle (c‘est-à-dire lorsqu‘on n‘interroge pas scientifiquement les conditions de possibilité de la donation d‘autrui), est transie d‘intentionnalité : on peut en voir un exemple dans la différence si frappante entre le corps d‘un mort et la chair vivante d‘autrui. Cette intentionnalité qu‘on « perçoit » chez autrui n‘est pas quelque chose que nous-mêmes y déposerions : s‘il faut que la conscience « devine » les vécus d‘autrui eux-mêmes quant à leur contenu, le « fait brut » qu‘autrui se rapporte au monde est, toujours dans l‘attitude naturelle, donné. Précisons que la conscience d‘autrui déborde essentiellement notre rapport à elle parce qu‘elle n‘est rien d‘objectivable au même sens qu‘une pierre. La conscience d‘autrui est rapport au monde, ce dernier ne peut être appréhendé comme une chose dont la quiddité resterait à saisir : il n‘est susceptible que d‘une donation médiate. 9.2.2 L’horizon de co-humanité Comprendre qu‘autrui se rapporte, comme soi-même, au monde, transforme la manière dont les objets valent pour la conscience. La pierre n‘est pas seulement la pierre que le Je regarde, mais la pierre qui se tient là pour tous : le monde n‘est « objectif » (au sens classique où l‘on distingue ce qui est subjectif de ce qui est objectif) que parce que tous peuvent s‘y rapporter. Le monde est 266 267 Idées II, p. 334 [244]. Idées II, pp. 329-330 [240]. 130 d‘emblée compris comme ce qui se manifeste en même temps pour les autres. Le Je est un datif parmi d’autres de cette donation du monde. En même temps, la conscience se saisit comme pouvant être apprésentée à d‘autres : elle aussi peut être l‘« objet » d‘une intropathie. Par ce type d‘appréhension, dont la construction est complexe, je me range dans la collectivité humaine, ou plutôt je crée la possibilité constitutive de l‘unité d‘une telle « collectivité ». C‘est alors seulement que je suis à proprement parler un « je » (Ich) face à l‘autre et que je peux dire « nous », c‘est alors que je deviens moi aussi en tout premier lieu un « je » et l‘autre précisément un autre…268 Une conscience n‘est donc jamais « seule » (à moins qu‘on l‘envisage d‘une manière abstraite), et le monde ne lui est jamais donné comme si elle seule lui faisait face, comme si sa manifestation lui était exclusivement destinée. Il est donc plausible que la donation d‘autrui permette à la conscience de saisir la possibilité de sa propre absence. Placée devant un objet qui se donne à elle, la conscience se comprend « immédiatement » (bien que sans doute confusément, et non d‘une manière explicite) comme un datif parmi d’autres de la donation de la chose. Cette conscience confuse implique que la manifestation de l‘objectité n‘est pas due à ma présence seule : or, nous avons vu plus haut que cette possible absence de soi-même était constitutive des actes langagiers269. Le problème de l‘intersubjectivité chez Husserl est bien sûr trop vaste pour qu‘on le règle aussi rapidement : il suffira ici de voir au moins généralement ce que l‘intentionnalité d‘autrui implique sur la manière dont le monde vaut pour la conscience individuelle. Le « monde » est toujours empli de la présence d‘autrui (annoncée, apprésentée par son corps) et ceci transfigure la manière dont les choses se donnent en son sein. Cette présence à chaque fois implicite d‘autrui, c‘est ce que Husserl nomme l‘horizon de notre « co-humanité »270. Or, la possibilité (pure, abstraite) du langage découle pour lui de cet horizon, c‘est-à-dire de la possibilité toujours comprise de se rapporter avec d’autres, dans le même sens au monde. C‘est précisément à cet horizon d‘humanité qu‘appartient le langage universel. L‘humanité se connaît d‘abord comme communauté de langage immédiate et médiate. […] c‘est seulement grâce au langage et à l‘immense étendue de ses consignations, comme communications 268 Idées II, p. 332 [242]. ―In a supplement to Ideas II, Husserl explains that the body-spirit unity is prior to and the source of the word-meaning unity (and the unity of sense and body in other cultural objects), and that the expression of the spirit in the body is prior to and the source of significative expression.‖ [BRIGID FLYNN, Molly, ―Body as Origin of Culture‖, p. 73]. 270 Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 408. 269 131 virtuelles, que l‘horizon d‘humanité peut être celui d‘une infinité ouverte, comme il l‘est toujours pour les hommes.271 C‘est pour une conscience qui s‘inscrit dans une telle communauté que les choses sont exprimables et nommables. L‘unité et l‘identité d‘un objet pour un regard sont données à la conscience parce que le monde est toujours celui qui se donne pour tous. La possibilité d‘idéaliser l‘unité d‘une visée intentionnelle découle de cet horizon toujours implicite de la présence potentielle d‘autrui. Cette présence, encore une fois, permet au Je de se saisir comme un parmi d‘autres, donc d‘entrevoir la possibilité de sa propre absence : ceci participe à notre avis de la constitution de l‘horizon de cohumanité. […] l‘humanité est pour chaque homme, pour lequel elle est son horizon-de-nous, une communauté du pouvoir-s‘exprimer dans la réciprocité, la normalité et la pleine intelligibilité; et dans cette communauté, tout le monde peut aussi parler comme d‘un étant objectif de tout ce qui est là, dans le monde environnant de son humanité. Tout a son nom ou plutôt tout est nommable en un sens très large, c‘est-à-dire exprimable dans un langage.272 Nous pouvons faire remarquer au passage que c‘est l‘ensemble des objets culturels (comme les outils, les œuvres langagières, l‘art, etc.) qui implique l‘intentionnalité d‘autrui. L‘« utilité » d‘une chose n‘est pas une propriété réelle (au sens où sa couleur l‘est) : il faut que l‘intentionnalité de l‘utilisateur potentiel, par exemple, soit saisie d‘une certaine manière pour que l‘outil acquière son sens, sa propriété essentielle de servir à…, d‘être destiné à quelque chose. Le monde culturel en général implique toujours cette présence possible d‘autrui comme se rapportant au monde et déployant en lui ses propres intentions, l‘horizon de co-humanité qui fonde en même temps l‘objectivité du monde. Nous avions donc procédé dans le reste de ce travail, sans explicitement l‘annoncer, à une abstraction importante, lorsque nous traitions de la pensée comme d‘une activité qu‘on accomplit « seul ». Le but était d‘abord et avant tout de ne pas présenter le langage comme un outil voué à la communication (et d‘entendre la communication comme le partage, entre deux consciences, de leurs pensées « intérieures »). La conscience est intentionnelle, toujours essentiellement en rapport au monde : il faut maintenant ajouter qu‘elle est en rapport au monde avec autrui, même lorsque personne n‘est effectivement présent. Jusqu‘ici nous étions tout de même en mesure de comprendre ce à quoi le langage sert, ainsi que la nature des intentions de signification, sans faire explicitement 271 272 Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 408. Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 408. 132 intervenir autrui. Par contre, lorsque vient le temps d‘expliquer la possibilité de quelque chose comme « une » signification, il importe de montrer que le langage est une possibilité pour une conscience qui est d‘emblée liée à d‘autres consciences, qui comprend au moins implicitement son horizon de co-humanité. 9.3 Tradition et histoire Conscience, monde et langage apparaissent, au regard de tout ce qui précède, comme essentiellement et fondamentalement interreliés. Les thèmes de la chair et de l‘intersubjectivité nous ont préparé à aborder celui de la facticité, c‘est-à-dire de notre ancrage historique indépassable. Rappelons d‘abord, dans les grandes lignes, l‘importance de la question de la facticité en regard de celle du langage. Le thème du langage est abordé par Husserl dans les Recherches logiques, c‘est-à-dire au tout départ de sa philosophie, dans le but d‘expliquer la possibilité d‘une signification idéale. L‘enjeu est celui de la possibilité d‘une science rigoureuse, d‘une science dont les énoncés n‘auraient pas simplement la valeur d‘opinions éphémères, mais qui vaudraient de manière universelle et une fois pour toutes. Pour le « premier » Husserl, il s‘agit du seul rempart contre le relativisme, qui se borne à affirmer qu‘il est impossible d‘atteindre quelque chose de définitivement vrai. Nous croyons qu‘il est primordial de toujours garder à l‘esprit cet écueil que Husserl cherche à éviter, et qui définit par opposition son propre idéal philosophique et scientifique. La scientificité et la rationalité, qui sont les idéaux que Husserl cherche à atteindre, sont au départ pensées à partir des sciences pures comme les mathématiques, parce qu‘elles portent sur des relations de sens idéales, sur des objectités valables universellement et de manière atemporelle. Dans l‘optique des Recherches logiques, et même des Idées I, l‘idée voulant que le langage soit facticiel paraît éminemment dangereuse. Si le scientifique dépend d’une manière essentielle de la langue réelle et historiquement située qu‘il emploie pour se rapporter au monde, il y a un risque que ce qu‘il affirme ne vaille pas une fois pour toutes et de manière absolument universelle. Son langage « découperait » le monde d‘une manière telle que le regard qu‘il porte sur lui appartiendrait à son époque et à sa communauté : il ne serait pas, par le fait même, universellement traductible. Une « science » absolument rigoureuse ne saurait, donc, se fonder « exclusivement » sur une langue réelle dont le sens n‘est pas universellement traductible, sans quoi ses résultats (le corpus qui la compose) ne sauraient avoir une valeur absolue. Nous aimerions proposer ici, que Husserl en vient à se donner certains moyens pour penser l‘historicité essentielle de la science, et par le fait même celle du langage. À travers les avancées 133 phénoménologiques présentées ci-haut, nous croyons qu‘une métamorphose se produit quant à ce qui doit « garantir » les progrès scientifiques, ou garantir l‘horizon de « développement » de la philosophie. La science, pour être rigoureuse, sera moins redevable au contenu de sens de ses acquis, qu‘à l’auto-responsabilité de ceux qui la portent comme tradition. Précisons déjà que défendre cette thèse demanderait un travail poussé qu‘il est impossible d‘effectuer ici. Nous ne proposons donc pas de démontrer hors de tout doute et de manière exhaustive que Husserl aurait bel et bien donné les moyens de renverser d‘une manière aussi radicale sa « première » phénoménologie. Nous nous contenterons d‘établir ce qui serait un point de départ pour une telle réflexion. 9.3.1 Monde, langage et historicité Le problème de la facticité est attaqué de front par Husserl dans L’origine de la géométrie273 : Husserl s‘interroge sur la possibilité de penser la science comme dépendant d‘une « tradition ». C‘est dans ce texte, et dans la Krisis (1934-37) en général, que s‘amorce selon nous cette compréhension modifiée de l‘a priori à partir duquel nous pouvons penser la science.274 Nous avons déjà insisté sur l‘importance du langage en regard de la teneur de sens des objectités du monde ambiant. L‘étude du phénomène de la « sédimentation » permettait à Husserl de comprendre pourquoi et comment le monde ambiant a déjà été aménagé par des activités logiques. C‘était, dans un premier temps, pour donner une description plus fidèle des « sédiments » que nous avons introduit le concept d‘un habitus de langage, afin d‘expliquer comment la capacité acquise à s‘exprimer modifie notre manière d‘anticiper le sens des choses qui font encontre. Cet habitus, comme toute forme d‘habitude, se forme par la répétition de l‘activité qu‘il permet. Qu‘est-ce à dire, plus précisément? Cet habitus se forme par notre « participation » aux activités quotidiennes les plus banales, qui impliquent pour la plupart de participer à l‘« imprégnation » du monde par des jugements de connaissance. Comme la section 8 a permis de le voir, le langage ne s‘apprend pas en calquant sur le réel un système langagier inscrit quelque part. C‘est par son usage qu‘il s‘acquiert : on apprend à décrire le monde et les événements qui se produisent en lui, à faire 273 Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 403-427. La rigueur et la scientificité sont pensées par Husserl, dans la phénoménologie statique, à partir de l‘idée de « système » : « une science radicale, qui part d‘en bas, s‘établit sur des fondements sûrs et progresse selon la plus rigoureuse méthode. » [La philosophie comme science rigoureuse, p. 80 [57] [337]]. 274 134 des requêtes, à donner des ordres; réciproquement, on apprend à lire des comptes rendus, à écouter des récits fictifs pour se représenter l‘action décrite, à répondre à des demandes, etc. Le langage est toujours, par essence, employé à quelque chose, et c‘est au sein de l‘usage que les mots et les expressions en viennent à prendre un sens déterminé. La métaphore des sédiments qu‘employait Husserl a quelque chose de très révélateur, qui fait qu‘elle n‘est pas à « écarter » tout simplement. Tout d‘abord, parler de « sédiments » est juste puisque les prédicats qui « collent » pour ainsi dire aux choses ne viennent pas, la plupart du temps, de notre activité de connaissance. C‘est-à-dire que ce n‘est pas nous qui avons, en toute conscience et activement, effectué pour la première fois le jugement qui donne leur sens aux objets du quotidien. C‘est pourquoi nous insistons ici sur le fait que l‘habitus s‘acquiert par la « participation » aux activités qui impliquent le langage. Lire les journaux, converser, travailler à quelque chose avec d‘autres, etc. : dans chacun de ces exemples le langage est impliqué, sans que nous soyons personnellement à l‘origine de la teneur de tout ce qui est « dit ». L‘habitus de langage se forme donc au croisement de l‘écoute et du parler; de la lecture et de l‘écriture275. Le contenu de sens auquel la conscience est constamment confrontée peut tout autant lui être « étranger » qu‘être originairement « sien ». Mais à chaque fois, selon qu‘on exerce plus ou moins de vigilance, les jugements auxquels la conscience « participe » risquent de rester sous forme d‘habitus. C‘est cette puissance du langage qui fait qu‘on craint, par exemple, la diffamation : les jugements que l‘« on » porte sur les gens ont tendance à leur « coller » dessus, à force de les entendre répéter. C‘est l‘habitus qui rend possible un tel phénomène. C‘est également lui qui rend la propagande, que nous évoquions plus haut, si insidieuse : un jugement qu‘on accomplit passivement parce qu‘il est martelé est comme une « incursion », au sein de ce qui est nôtre, d‘un contenu de sens qui nous est « proposé » (puisqu‘il ne peut jamais, au sens strict, être imposé). La chose à laquelle on s‘est déjà rapporté « comme » ceci ou cela risque de valoir à l‘avenir pour nous de la même manière, parce qu‘on anticipera naturellement d‘elle qu‘elle se donne avec le sens qu‘elle avait précédemment. 275 De plus, cet emploi du langage peut s‘effectuer sans une confrontation active du « dit » avec ce sur quoi il porte : dans la lecture, on accepte la plupart du temps « sans plus » ce qui est dit, sans être même en mesure de vérifier par soi-même la validité de ce qui est affirmé. 135 Tout ceci implique quelque chose de crucial, et que Husserl prend très au sérieux : le sens que les choses ont actuellement pour nous dépend dans une certaine mesure de la manière dont ceux qui nous ont précédés les avaient déjà explicitées : l‘ensemble du présent de la culture […] implique une continuité de passés s‘impliquant les uns les autres, chacun constituant en soi un présent de culture passé. Et cette continuité dans son ensemble est une unité de la traditionalisation jusqu‘au présent qui est le nôtre et qui, en tant qu‘il se trouve lui-même dans la permanence d‘écoulement d‘une vie (Lebendigkeit), est un traditionaliser.276 La langue réelle que l‘on parle elle-même appartient à ce monde de la culture qui implique son propre passé et en est pour ainsi dire issu. Ce qui vaut des jugements qui « collent » aux choses est également vrai du sens des mots de la langue que l‘on parle. De fait, la signification d‘un mot n‘est jamais simplement le fruit de notre décision. Participer au langage implique de se plier à certaines contraintes qui sont reçues, qui sont dans un premier temps « étrangères » à soi, avant que nous ne nous les appropriions. C‘est pourquoi nous affirmions plus tôt, en parlant du détour nécessaire par les signes, que la pensée, dès qu‘on la formule, n‘est déjà plus simplement « nôtre ». Penser est toujours une manière de se déposséder de soi, en participant à ce qui nous est dans une certaine mesure étranger, c‘est-à-dire en investissant des visées que nous ne comprenons parfois qu‘indistinctement parce que nous n‘en sommes pas l‘initiateur. Ceci veut dire que le langage est lui aussi, si ce n‘est pour certaines structures universelles a priori, du moins dans son contenu de signification, facticiel. La signification déterminée et concrète des mots est le fait d‘une tradition, que la génération présente reçoit et transmet, et peut transformer au passage (même imperceptiblement) dans l‘usage qu‘elle en fait. […] je me sais de fait au milieu d‘un contexte génératif, dans l‘unité de flux d‘une historicité dans laquelle ce présent est celui de l‘humanité et du monde dont elle a conscience, le présent historique d‘un passé historique et d‘un futur historique… Cette forme de générativité et d’historialité est incassable, exactement comme l‘est la forme, qui m‘appartient en tant qu‘egoindividuel, de mon présent original de perception en tant que présent d‘un passé sur le mode du souvenir et d‘un avenir sur le mode de l‘anticipation. 277 La facticité, qui découle de la forme a priori du présent historique, ou pour le dire autrement, du fait que nous sommes toujours et essentiellement issus d‘une tradition et porteurs de celle-ci, est donc 276 277 Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 419. Krisis, p. 284. Nous soulignons. 136 reconnue par Husserl comme un « fait incassable ». La facticité est notre a priori. Le présent d‘une conscience se déploie essentiellement historiquement. On ne peut donc plus penser l‘histoire et toute forme de tradition qui se transmet en elle en faisant abstraction du caractère facticiel de la conscience. Il faut donc distinguer deux aspects du langage. Il est un a priori au sens où tout horizon de cohumanité implique la possibilité, envisagée de façon purement générale, d‘un langage. Toute conscience saisit la possibilité d’articuler avec d’autres des visées de signification qu’elle accomplit grâce au détour par les signes. De plus, Husserl identifie des « structures » formelles des jugements et des actes de nommer qui doivent nécessairement appartenir à une langue, et que doit recenser la grammaire pure logique. Ainsi, affirmer que toute langue est facticielle n‘implique pas une « cassure » entre notre époque et celles qui nous ont précédé (ni d‘ailleurs avec celles qui suivront). Que le présent historique soit essentiellement facticiel n‘implique pas, pour Husserl, qu‘aucune science historique ne soit possible. La possibilité de me rapporter au passé, et de reconnaître que toute époque est facticielle, dépend justement de cette « forme » a priori de tout présent historique.278 Dans le même sens, la possibilité de saisir qu‘une langue étrangère articule son rapport au monde d‘une manière irréductiblement étrangère à notre propre langue maternelle dépend de l‘horizon commun, a priori du langage « en général ». Ceci étant dit, nous n‘avons pas pour autant exclu une évolution historique du contenu de signification des mots qui composent les langues réelles, et qui orientent et articulent concrètement le rapport conscience-monde des individus vivants. Tentons d‘être plus précis : les éléments du langage comme les temps de verbes, le lexique (adjectifs, noms communs, adverbes), les conjonctions, les prépositions, les expressions et proverbes, etc., sont historiquement déterminés, sont le fruit sans cesse cueilli et replanté d‘une tradition en mouvement. Cette « traditionnalité » est l‘a priori qui appartient au contenu de signification du langage, qu‘il importe de dissocier ici de ce qui appartient formellement (pour Husserl) à toute langue. C‘est un tel a priori qui rend possible que nous puissions lire des textes anciens mais qu‘une part irréductible du sens de leurs écrits nous reste inaccessible, le contexte vivant de leur « dire » ayant été perdu. Le même flottement entre la confusion et la clarté, dont on a 278 Sur la question de la possibilité d‘une interrogation de l‘« Histoire », cf. Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 422-423 137 vu qu‘il permettait l‘apprentissage d‘une langue et l‘appropriation du vocabulaire, fait qu‘une langue « étrangère » n‘est ni absolument étrangère, ni absolument familière. Ce point est crucial pour notre interprétation, et si l‘on veut comprendre la portée de nos considérations sur le langage. Ce qui se dessine, ici, n‘implique pas que toute tentative de « rigueur » dans l‘élucidation scientifique des phénomènes soit d‘emblée impossible. Mais en même temps, nous sommes en mesure de voir que le phénoménologue ne pourra plus faire comme si sa propre langue n’impliquait pas en elle-même son propre passé. Autrement dit, Husserl ne pourra peut-être plus conserver, telle quelle, l‘idée voulant que le philosophe doive abandonner de manière radicale « tout préjugé »279. Le rapport que le phénoménologue entretient avec sa tradition doit se transformer, s‘il prend au sérieux le fait que sa propre pensée se déploie dans et à partir d’une langue qu‘il reçoit, qui met en jeu des possibilités déterminées et facticielles de s‘ouvrir au monde et aux choses qui se présentent en lui. De même qu‘on ne peut venir au monde sans naître à une époque déterminée, de même un langage ne peut exister en dehors d‘un usage à chaque fois historique, dans le cadre d‘une tradition qui permet d‘en forger, d‘en maintenir, et d‘en modifier le contenu de sens280. La facticité, rappelons-le, est le sol a priori de la conscience. « Nous nous tenons donc dans l‘horizon historique en lequel, si peu de choses déterminées que nous sachions, tout est historique. Mais [cet horizon] a sa structure essentielle, qui doit être dévoilée par une interrogation méthodique. »281 La facticité, remarque Husserl, ne doit pas devenir une autre excuse pour le relativisme (ou son équivalent qui se justifie par des considérations historiques, « l‘historicisme »282). Le fait qu‘il soit possible d’interroger l‘histoire, ou même d‘affirmer avec certitude que la facticité est un fait « incassable », nécessite déjà une communauté formelle entre les présents historiques, et la possibilité pour la science d‘établir quelque chose de valable universellement. Le fait qu‘une époque (ou une culture) nous soit étrangère n‘a de sens qu‘en regard d‘une réciprocité minimale, dont Husserl affirme qu‘elle tient à la « forme » de tout présent et de toute tradition. 279 La philosophie comme science rigoureuse, p. 85 [61] [340]. Notre interprétation dépasse à certains égards, ici, ce que Husserl a explicitement affirmé en ce qui concerne la facticité du langage et son influence sur la pensée. C‘est en donnant une importance et une portée accrue à certaines de ses analyses qu‘il est possible, pour nous, de le faire jouer contre certains de ses propres présupposés. 281 Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 418. 282 La philosophie comme science rigoureuse, p. 67 [46] [327]. 280 138 9.3.2 La tradition et le danger de la passivité Le concept d‘habitus permet de comprendre comment l‘agir, dans le présent, prend racine dans les actions passées, comment celles-ci sont pour ainsi dire conservées par la personne et orientent d‘une manière implicite les horizons que projette sans cesse la conscience. À ce compte, la « tradition » peut être considérée comme l‘équivalent intersubjectif de l‘habitus. C‘est au milieu d‘un nombre infini de traditions que se meut notre existence humaine. C‘est en tant qu‘issu de la tradition que le monde de la culture est là, dans sa totalité et sous toutes ses formes. En tant que telles, ces formes n’ont pas été engendrées de façon purement causale, et nous savons toujours déjà que la tradition est précisément tradition, engendrée dans notre espace d’humanité à partir d’une activité humaine, donc en une genèse spirituelle – même si, en général, nous ne savons rien ou à peu près rien de la provenance déterminée et de la spiritualité qui, en fait, a ici opéré.283 Comme pour l‘habitus, la tradition est constamment impliquée dans le présent, oriente et motive son déploiement, mais jamais à la manière d‘une cause qui produit son effet. La tradition est un sol de motivations et d‘expériences passées à partir desquelles le présent se décide. Husserl reconnaît à la tradition un rôle intrinsèquement ambigu. D‘un côté, elle participe à ce que nous sommes à notre insu, comme quelque chose d‘impliqué dans ce que nous faisons (dans la manière dont nous projetons et menons nos vies), comme simple préjugé. Mais de l‘autre côté, nous sommes toujours en mesure de nous saisir d‘elle : le passé, pour une conscience, n‘est jamais une série causale déterminant son futur. Le présent a toujours, à un certain degré, le caractère de la « mienneté » : les possibles qui s‘ouvrent au Je sont les siens, et il lui revient toujours de s‘y engager. La manière dont le Je « est » son passé n‘est ni simplement passive, ni simplement active. Il est toujours impliqué dans le jeu originaire entre les deux. « Le présent n‘est ni l‘effet du passé, ni la rupture avec lui, mais sa rétention (sous forme d‘habitus et de sédiments) ».284 Ainsi donc la tradition est un sol qui, en fournissant un appui, n‘exclut pas son propre dépassement. Elle ouvre des possibilités, tout autant qu‘elle risque de s’imposer comme ensemble de « préjugés » : c‘est là, croyons-nous, que se trouve la « clef » du nouveau rapport que doit entretenir le phénoménologue à ce qui le précède (qui ne peut plus, croyons-nous, consister à faire « table rase »). 283 284 Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 404-405. Nous soulignons. DERRIDA, Jacques, « Introduction » à HUSSERL, Edmund, L’origine de la géométrie, p. 45. 139 Dans L’origine de la géométrie, Husserl s‘intéresse à l‘importance du langage en général, mais surtout de la trace écrite, pour la transmission de la tradition. Pour lui, l‘écriture permet de « virtualiser »285 la communication entre les époques et les cultures. L‘intention de signification inscrite quelque part peut, en droit, être accomplie de nouveau n‘importe où et à n‘importe quelle époque future. Pour Husserl, ce pouvoir de l‘écriture s‘accompagne néanmoins d‘un danger important. Lorsque deux personnes communiquent face à face, il est possible pour elles de mettre à l‘épreuve leur compréhension réciproque, de clarifier et reformuler leur pensée si des problèmes d‘interprétation surgissent. Ce travail n‘est plus possible avec l‘écriture, et devient d‘autant plus problématique si le « contexte » d‘écriture (l‘époque, la communauté, etc.) disparaît. De plus, Husserl insiste sur le fait que nous avons un rapport de prime abord et le plus souvent passif à l‘écriture. En lisant, nous nous rapportons spontanément de manière passive à ce qui est « dit », en l‘acceptant sans plus. On peut penser, « par exemple, à la façon dont nous comprenons au cours d‘une lecture superficielle de journaux et dont nous recevons simplement les "nouvelles", nous voyons qu‘il y a là une assomption passive de la valeur d‘être, par laquelle ce qui est lu vient au-devant de notre opinion. »286 Le danger de ce rapport passif et spontané au langage est plus important dans le cas de l‘écriture parce que l‘interlocuteur n‘est plus face à nous pour vérifier et tester notre compréhension de sa pensée. L‘écriture, par la virtualisation de la communication qu‘elle permet, implique un danger et appelle un sens des responsabilités accru pour le lecteur. The reliance on writing—and, by extension, on tradition as such— makes necessary a certain vigilance in order to preserve the integrity of thinking. Not because of writing itself, but because of the kind of understanding it makes possible, namely, passive understanding. Such an understanding works ―associatively,‖ which means that it draws connections that do not necessarily reflect what is present or given in original self-evidence.287 L‘écriture est donc un médium particulier qui ouvre la possibilité d‘un rapport non-originaire, passif, au sens. Nous avons exposé à la section 2.3.2, par le biais de la différence entre « énoncé, proposition et jugement » des différences dans la manière de s‘approprier le contenu de sens d‘une phrase affirmative. Ces analyses portaient autant sur le langage parlé que sur l‘écriture : le danger de la passivité est simplement plus grand avec cette dernière. Les signes graphiques « éveillent leurs significations courantes. Cet éveil est une passivité, la signification éveillée est donc passivement 285 Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 410. Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 413. 287 DODD, James, Crisis and Reflection. An Essay on Husserl’s Crisis of the European Sciences, p. 133. 286 140 donnée, de façon semblable à celle dont toute activité, jadis engloutie dans la nuit, éveillée de façon associative, émerge d‘abord de manière passive en tant que souvenir plus ou moins clair. »288 Husserl décrit cette manière de se rapporter à ce qui est dit, soit l‘attitude « passive-réceptive », comme étant la normalité289. Notre compréhension et notre rapport à la tradition doivent, pour Husserl, toujours prendre en compte ce caractère ambigu du médium qui permet sa transmission. Le rapport passif à ce qui est transmis présente le même danger que celui, évoqué plus haut, de la propagande orwellienne et de la diffamation. Lire passivement n‘est pas inoffensif, parce que l‘opinion reprise « sans plus » et bêtement risque à la longue de faire partie de notre habitus de langage. Les expressions rabâchées, les comptes rendus non questionnés, « forcent » leur entrée d‘une manière insidieuse, pour celui qui n‘exerce aucune vigilance. Il devient alors d‘autant plus difficile de se départir d‘opinions ainsi acquises, parce que l‘habitus tend naturellement à l‘inertie. Alors qu‘il devrait augmenter notre potentiel et avoir un effet positif sur le champ de possibles qui s‘ouvre à la conscience, l‘habitus tend également à sa propre répétition : True, habits flatten obstructions and diminish the energy necessary to handle them. Therefore, by developing more habits the ego expands its potentialities for action. What complicates this picture is the fact that deeply ingrained habits often become second-order resistances and obstructions. Should a situation arise in which an automatism manifested itself as an obstruction, this obstruction would be all the more insidious for not being apprehended as 290 such. La passivité dans l‘agir comporte toujours ce danger essentiel. Husserl s‘y intéresse parce que l‘écriture est le médium privilégié pour la transmission de la science, et notre rapport à elle comporte un danger de passivité. Husserl voit qu‘il serait possible, pour des scientifiques, de recourir aux écrits de ceux qui les ont précédés sans pour autant se réapproprier le contenu de sens de la tradition dans laquelle ils cherchent à s‘inscrire. Leur tradition serait alors une tradition déracinée : ils se rapporteraient à un corpus scientifique dont ils ne pourraient plus rendre compte, dont ils ne pourraient plus revendiquer comme « leur » la direction, le sens et la pertinence. 288 Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 410. Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 411, en note de bas de page. 290 BICEAGA, Victor, The Concept of Passivity in Husserl’s Phenomenology, p. 69. 289 141 9.3.3 Réactivation, élucidation et responsabilité Ceci étant dit, le rapport passif-réceptif n‘est évidemment pas le seul qui soit possible. Au lieu de simplement accepter sans plus une opinion reçue, il est possible de la mettre à l‘épreuve, de l‘accomplir pour soi, et de tenter de décider et discerner soi-même ce qu‘il en est d‘un état de choses au sujet duquel un jugement est formulé. Le « jugement au sens propre » dont nous parlions à la section 2.3.2 implique justement de viser activement ce dont il est question, de manière claire et distincte, en s‘assurant de comprendre et maîtriser le sens des mots employés. Il faut, pour le dire encore autrement, se placer soi-même de manière active dans le rapport déterminé à l‘état de choses que « dit » l‘énoncé. Husserl nomme l‘opération qui consiste à se rapporter d‘une telle manière au langage, c‘est-à-dire d‘une manière active et en se rendant responsable de la visée suggérée, « l‘élucidation ». À toute formation propositive, émergeant à une compréhension purement passive, appartient essentiellement une activité propre que le mot « élucidation » dénote le mieux. [Une] proposition [qui] était sous sa première forme un sens assumé de façon indifférenciée et unitaire, sens simplement accrédité, c‘est-à-dire, concrètement, propos simplement accrédité, maintenant ce vague indifférencié en lui-même se trouve explicité de façon active.291 En saisissant le caractère essentiellement historique d‘une science comme « contenu de sens », nous sommes à même de saisir l‘importance de nous y rapporter d‘une manière telle qu‘on puisse en réactiver, à chaque fois, la signification. La « vie » d‘un scientifique comporte pour Husserl une dimension éthique au sens où son activité exige de lui qu‘il prenne en charge la science, qu‘il se rende responsable de son contenu, quitte à ce que cela le mène, à la limite, à en renverser les fondements. Nous touchons ici à quelque chose de crucial. La validité d‘une science ne peut plus dépendre au premier chef, aux yeux de Husserl, de la solidité de son système théorique tel qu’il est donné. En effet, même les sciences pures sont sujettes à des révolutions qui rendent caduques ou qui transforment complètement le sens de certains « acquis » dont on croyait autrefois qu‘ils vaudraient à tout jamais. La science comprise comme « système » abstrait de raisonnements établis sur des axiomes définitifs, ne peut plus valoir en dehors d‘une tradition vivante qui la perpétue et qui peut même la transformer du tout au tout, et qui lui confère sa direction vers un achèvement idéal. 291 Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 413. Nous soulignons. 142 De fait, c‘est l’idéal d‘un système définitif et cohérent, « achevé », qui donne son sens à la démarche scientifique292. Un tel idéal permet, pour chaque époque facticielle qui voit les renversements successifs et le caractère provisoire des « étapes » d‘une science, de comprendre le sens et la direction de sa tâche. L‘idéal qui vise à dire quelque chose de définitivement vrai est ce qui donne leur valeur aux étapes « provisoires » de la science : les renversements et les révolutions scientifiques ne sont pas une preuve que l‘idéal de la science elle-même doive être mis en cause. La question est fondamentale pour Husserl qui, rappelons-le, cherche à éviter l‘écueil du relativisme. La géométrie représente pour Husserl une science « exemplaire ». Or, comme le note Derrida : […] l‘unité de la géométrie, qui est aussi son unicité, ne se confine pas dans la cohérence systématique d‘une géométrie dont les axiomes sont déjà constitués; elle est l‘unité de sens géométrique d‘une tradition infiniment ouverte à toutes ses révolutions. 293 L‘ « unité » de la tradition réside justement dans la transmission et la reprise d‘une tâche, sous forme d‘idéal, par chaque génération de scientifiques. Ce qui donne sa rigueur et sa scientificité à une science, ce n‘est donc pas d’abord la valeur absolue et intrinsèque d‘un ensemble donné et systématique d‘énoncés. Une science ne peut valoir pour nous que dans la mesure même où elle s‘achemine vers une « fin », et où cette « fin » n‘est rien d‘arbitraire, mais un édifice « absolument valable ». Pour le scientifique, « sa propre subjectivité de savant est constituée par l‘idée ou l‘horizon de cette subjectivité totale qui se rend responsable en lui et par lui de chacun de ses actes de savant. »294 Autrement dit, pour fuir l‘écueil du relativisme, Husserl place dans un « point de fuite » ce qui sauve la facticité essentiellement « faillible ». Qu‘arrive-t-il, si l‘on considère maintenant le fait que la langue dans laquelle la science est exprimée comporte une part irréductible de non-maîtrisable? Est-on forcé d‘abandonner d‘emblée l‘idéal de vérité « universelle » et « atemporelle »295? Retombe-t-on dans le relativisme, du moment qu‘on reconnaît que l‘idéal vers lequel la science se dirige est impossible a priori en raison de son ancrage langagier? Pour Husserl, la réponse est non. Mais nous croyons que la principale différence entre l‘idéal scientifique de la phénoménologie statique et celui de la phénoménologie génétique est qu‘on ne peut plus considérer l‘idéal scientifique de validité comme « atemporel ». Dire d‘un discours vrai qu‘il est « hors » du temps, qu‘il est exclu de son déploiement, n‘est selon nous plus possible. Il faut donner à l‘idéal 292 C‘était déjà le cas dans La philosophie comme science rigoureuse, et ce l‘est encore dans la Krisis. DERRIDA, Jacques, « Introduction » à HUSSERL, Edmund, L’origine de la géométrie, p. 38. 294 DERRIDA, Jacques, « Introduction » à HUSSERL, Edmund, L’origine de la géométrie, p. 50. 295 La philosophie comme science rigoureuse, p. 74 [52] [333]. 293 143 scientifique une autre figure, quelque chose qui n‘en fait plus un télos « au bout » du temps compris comme une ligne de fuite, mais quelque chose qui traverse de part en part le déploiement facticiel de la tradition scientifique. C‘est cet effort de pensée, qui cherche à penser à neuf l‘« idée » de la Raison, qui donne son impulsion à L’origine de la géométrie. Au lieu de penser l‘idéal comme point de fuite d‘un temps qui se déroule vers son achèvement, Husserl cherche à penser le télos de la science comme ayant son site dans le déploiement facticiel lui-même de la tradition scientifique. « [P]uisque le Logos et le Telos ne sont rien hors du Wechselspiel [au sein de l‘histoire] de leur inspiration réciproque, cela signifie que l‘Absolu est le Passage. »296 La certitude, concrètement vécue par le philosophe qui entreprend sa tâche et qui est convaincu qu‘elle a un sens, la « vérité » qu‘il cherche à atteindre et à laquelle il « croit », advient en et par lui. « L‘attitude phénoménologique est d‘abord une disponibilité de l‘attention pour l‘avenir d‘une vérité qui toujours déjà, s‘annonce. »297 L‘idéal de la vérité ne peut être donné qu‘à celui qui le poursuit, celui qui investit avec toute la rigueur possible et toute l‘authenticité dont il est capable la tâche qu‘il fait sienne. Cet idéal ne doit pas être compris comme un système clos d‘énoncés, déterminé, auquel l‘humanité pourrait un jour parvenir, et qui signerait la « fin », pour elle, de l‘entreprise scientifique : penser ainsi le temps revient à le dénaturer, à en faire le passage d‘un état inchoatif à une forme achevée, en laquelle l‘humanité parviendrait à son propre terme. Il faut bien plutôt penser l‘idéal comme n‘advenant que pour et par un présent historique qui cherche à se rendre responsable de lui-même : une telle « tenue » est ce qui permet une réappropriation du passé et la prise en charge d‘une tradition reçue. Le sceptique, autrement dit, rendrait impossible de par sa posture même l‘idéal qu‘il prétend nier. Nous retrouvons encore une fois ici, au « bout » de notre étude sur le (et autour du) langage, le même jeu entre activité et passivité qui traverse tous les thèmes de la seconde partie. La phénoménologie génétique permet de comprendre comment un flottement entre indistinction et clarté est possible, ce qui permettait l‘« évolution » d‘une signification. Nous avons vu que la dynamique de l‘appel et de la réponse était appropriée pour décrire le jeu entre le « dire » portant sur le monde et la manière dont le réel lui fait face. Et maintenant, avec la question de la tradition, ressort l‘importance du flottement entre un rapport passif et actif avec ce qui nous a précédés. 296 297 DERRIDA, Jacques, « Introduction » à L’origine de la géométrie, p. 165. DERRIDA, Jacques, « Introduction » à L’origine de la géométrie, p. 164. 144 La science, en tant que discours rationnel, et pour autant qu‘on la considère comme tradition, est « ouverte à ses révolutions ». Que doit-on en comprendre, en ce qui concerne la « rationalité » du discours scientifique? Nous sommes en mesure de voir que la « rationalité » des mathématiques ne se réduit pas à la solidité des raisonnements qui fondent ses énoncés, même si l‘objet mathématique permet une telle solidité. Plus fondamentalement, Husserl fait de l‘entièreté de l‘effort « rationnel » de l‘homme une manière d‘être pour une humanité qui cherche à se rendre responsable d‘ellemême. Le télos de la science « est » réel pour le présent historique qui prend celle-ci en charge et cherche à l‘accomplir. La « rationalité » humaine, dans un tel cas, n‘est rien d‘autre qu‘un rapport plus authentique aux buts et aux fins que l’homme se donne. Husserl affirme en ce sens que la raison, pour l‘homme, n‘est pas toujours-déjà en sa possession, quelque chose qu‘il aurait déjà dans l‘évidence du « Je suis », mais quelque chose qu‘il n’a et ne peut avoir que sous la forme d’un combat pour sa vérité, un combat pour se rendre lui-même vrai. L‘être vrai est partout un but idéal, la tâche de l‘épistèmè, de la « raison », opposé à ce prétendu être qui se donne comme « évident par soimême » dans l’absence de question de la Doxa.298 La conscience est facticielle : ceci implique que l‘homme est essentiellement issu d‘un passé, et a à « décider » de son avenir. « Avoir à décider » de ce qu‘il est s‘avère être le propre de l‘homme : l‘homme rationnel est celui qui assume authentiquement cet « avoir à être ». La philosophie est pour Husserl une manière d‘assumer cette condition, de « répondre » à l‘appel qui appartient essentiellement à l‘être-historique que nous sommes : « notre histoire, c‘est quelque chose qui nous est confié. Nous sommes les héritiers et les co-porteurs de la direction du vouloir qui la traverse entièrement »299. Se rapporter à sa tradition, c‘est recevoir quelque chose qui nous est confié, une mission dont on peut, ou non, chercher à se rendre responsable. Husserl emploie le terme d‘« appelé[s] »300 pour désigner les philosophes qui prennent sur leurs épaules le fardeau de la philosophie. Nous croyons qu‘il serait possible, avec Husserl, de penser à neuf et à partir de la dynamique entre appel et réponse, le mouvement de l‘histoire et des traditions qui la traversent. Se rendre responsable, c‘est se charger d‘une parole entendue, c‘est prendre sur soi l‘échange du sens, pour veiller sur son cheminement. Dans ses implications les plus radicales, la Méthode 298 Krisis, p. 18. Nous soulignons. Krisis, p. 82. 300 Krisis, p. 543; 565. 299 145 [phénoménologique] n‘est donc pas la préface neutre ou l‘exercice préambulaire d‘une pensée, mais la pensée elle-même dans la conscience de son historicité intégrale.301 Une telle conception de la science a des répercussions sur notre compréhension du langage. En tant qu‘il est le médium à partir duquel le scientifique travaille et par lequel il transmet les résultats de son effort, le langage est une clef de voûte de l‘effort rationnel et de l‘idéal de scientificité. La maîtrise parfaite du langage, l‘usage parfaitement distinct de chaque mot employé, la compréhension univoque de tous les acquis à partir desquels nous travaillons, etc. : tout cela doit maintenant être compris comme un idéal. Cet idéal n‘est pas un but au sens d‘un état qu‘atteindrait, un jour, l‘humanité. Il n‘« est », c‘est-à-dire qu‘il n‘a d‘effectivité que pour et par la tenue « authentique » d‘une humanité historique qui déploie son propre présent. La maîtrise du langage est ce « vers » quoi l‘on doit se diriger pour espérer se rendre entièrement responsable de notre tradition. Ceci cadre bien avec la dynamique, qui ressort depuis le début de cette deuxième partie de notre travail, du jeu entre la passivité et l‘activité. 301 DERRIDA, Jacques, « Introduction » à HUSSERL, Edmund, L’origine de la géométrie, p. 166. 146 Conclusion Rappelons, avant de présenter une brève ouverture sur les implications de notre travail, les moments les plus importants de notre démarche, qui tentait de développer un concept du langage comme habitus chez Husserl, ainsi que d‘en montrer la pertinence au sein même de son œuvre. La première partie permettait, grâce à l‘exposition du travail de Husserl sur le langage dans les Recherches logiques, de montrer que le langage est ce par quoi ou en quoi la conscience oriente, module et fixe son rapport aux objectités qui lui font encontre. C‘était là le moment « positif » de notre travail, et qui visait à montrer que le langage, même considéré abstraitement, peut avoir une influence sur la manière dont le « monde » se donne à la conscience. Cependant, cette théorie husserlienne du langage se rattachait à sa phénoménologie statique. Nous avons tenté de montrer que cette méthode phénoménologique était responsable de certaines apories qu‘une seconde phénoménologie, génétique, permettrait de résoudre. Pour une phénoménologie statique, l‘eidos à chaque fois atteint est ce qui garantit, pour le discours phénoménologique, la validité universelle de ses descriptions. Il est pour cette raison possible, pour Husserl, de postuler que le langage est transparent et parfaitement traductible. En effet, le langage ne peut pas, en phénoménologie statique, apparaître comme un obstacle à la manifestation de quelque chose. La raison en est que la phénoménologie statique prend comme point de départ l‘objet tel qu‘il se donne, et ce celui-ci se donne tel qu’il est visé. Pour qu‘un objet soit donné, il faut donc toujours déjà que l‘intention de signification ait été remplie. Ainsi donc, la possibilité qu’un objet soit donné ne peut être « entravée » par l‘épaisseur du langage. La phénoménologie statique ne permet pas de penser un langage qui serait essentiellement facticiel, et qui aurait une épaisseur irréductible. En plus de ce problème de la « facticité de la signification », nous avons traité de l‘aporie du rapport entre « sensation » et signification. La phénoménologie statique faisait de l‘un et l‘autre des répliques qui s’accordaient parfaitement, et la couche prédicative n‘apportait « rien de neuf » à l‘anté-prédicatif. Nous avons présenté quelques phénomènes qui illustraient ce qu‘a de problématique une telle position, tels que les phénomènes « sauvages » qui apparaissent comme étant « à dire ». Dans les deux cas, la phénoménologie génétique permet de voir (ce que Husserl n‘avait d‘abord pas clairement aperçu) que toute constitution s‘effectue dans un « jeu » entre activité et passivité. L‘activité de la conscience arrive toujours en réponse à une forme ou l‘autre de passivité. De même, ce qui se produit passivement appelle l‘activité de la conscience, motive son activité et agit ainsi sur elle. Or, l‘habitus est justement ce « en quoi » activité et passivité se nouent et se rejoignent. C‘est 147 pourquoi l‘habitus de langage est un concept qui pourrait revêtir une grande importance. Il permet d‘abord de comprendre la dynamique de confrontation entre le langage et les phénomènes « sauvages » à laquelle peut être confrontée la conscience vivante. Il permet ensuite de comprendre la langue en tant qu‘elle est facticielle, ancrée en une tradition dont elle ne peut s‘absoudre, mais qu‘elle peut seulement investir le plus authentiquement possible. Langage et sensation sont en outre apparus, au bout du compte, comme étant inscrits dans une dynamique essentielle où tous deux se débordent et se répondent. La sensation déborde le langage en ce sens qu‘elle le précède en « surgissant » et affectant la conscience, qu‘elle peut le surprendre, et qu‘elle peut se refuser à sa saisie. À l‘inverse, la visée langagière déborde ce qui est immédiatement présent pour les sens, parce que la possibilité elle-même de la visée est idéalisée dans l‘acte langagier. Le détour par les signes permet de s‘installer dans le creux de la distance avec le monde qui permet les modulations et les orientations variées du rapport avec les choses. Enfin, l‘intention de signification appelle son propre remplissement, elle tend vers l‘intuition de la chose même au sein du monde. Pour une phénoménologie génétique telle que celle que nous avons présentée ici, le monde « sauvage », c‘est-à-dire le sol antéprédicatif qui s‘offre pour la vie de la conscience, n‘est en rien le simple « reflet » de ce que nous en disons. Nous avons les moyens de penser ce que Richir nomme un hiatus302 entre la Lebenswelt et notre activité logique (langagière). En phénoménologie statique il y avait une sorte de cercle vicieux et tautologique pour la conscience qui trouvait, dans l‘objet qu‘elle prenait en vue, ce que sa propre visée ne pouvait manquer d‘y trouver. En revanche, nous sommes maintenant en mesure de penser une circularité productive, ou plutôt une circularité « en zig-zag »303 où le monde anté-prédicatif et l‘activité logique se confrontent, à la fois pour s‘éclairer et se dépasser l‘un l‘autre. Par ailleurs, le langage lui-même, en tant que culturel et ancré dans une tradition, devient quelque chose qu‘on ne peut « dépasser », et au sein duquel doit bien plutôt se jouer le jeu entre une continuation passive et une élucidation active. Le langage apparaît au bout du compte, pour 302 RICHIR, Marc, « Relire la Krisis de Husserl. Pour une position nouvelle de quelques problèmes phénoménologiques fondamentaux », p. 130. 303 RICHIR, Marc, « Relire la Krisis de Husserl. Pour une position nouvelle de quelques problèmes phénoménologiques fondamentaux », p. 131. L‘expression est de Husserl lui-même : cf. Krisis, p. 68 : « Il ne nous reste qu‘une solution, c‘est d‘aller et venir en "zig-zag" ». 148 reprendre une expression de Merleau-Ponty, « comme le corps de la pensée ». Comme un corps, le langage est à la fois quelque chose qui limite et quelque chose qui ouvre des possibles qui resteraient autrement fermés. « La pensée philosophique qui réfléchit sur le langage serait dès lors bénéficiaire du langage, enveloppée et située en lui. »304 Impossible de s‘extirper de son influence et de son épaisseur : il s‘agit donc à chaque fois de harnacher son pouvoir, de s‘approprier le mieux possible le contenu de signification des écrits et des textes sur lesquels nous nous appuyons, et de tenir compte de cette influence irréductible de notre langage sur la pensée que nous développons. La différence entre un rapport passif et un rapport actif au langage est similaire à celle, proposée par Merleau-Ponty, entre parole « parlée » et parole « parlante »305. La parole parlée est le contenu de signification fixé et détaché de son ancrage vivant, du dire effectif où il prend son véritable sens : la parole parlante. Les expressions toutes faites, ce qu‘on dit et qu‘on lit sans trop y penser, qu‘on reprend sans plus d‘effort et sans se l‘approprier, tout cela est de l‘ordre de la signification langagière et logique telle qu‘elle se « sédimente » et se perpétue passivement. Il faut opposer à ces actes langagiers passivement accomplis la parole où quelque chose est dit de manière originaire et active. Ces moments sont ceux où l‘on se rend responsable du sens parce que l‘on s‘investit en la visée qui le constitue : c‘est là ce que nomme l‘expression de parole « parlante », vivante. Ainsi donc, le langage est ce « nœud » tout à fait singulier qui articule et définit la scission entre le monde « sauvage » et la vie de conscience qui se déploie en lui. Il n‘est pas l‘origine de la distance avec le monde, comme nos développements sur la chair nous l‘ont fait voir, mais il est ce en quoi une visée donnée, une perspective déterminée sur le monde, peut se fixer et s‘articuler, de même qu‘être reprise par autrui. Mais le langage est également facticiel : il est le véhicule d‘une tradition vivante, il est ce à partir de quoi et grâce à quoi la conscience facticielle cherche à se dire et dire son monde. Merleau-Ponty résume admirablement toutes ces facettes du langage : La parole est l‘excès de notre existence sur l‘être naturel. Mais l‘acte d‘expression constitue un monde linguistique et un monde culturel, il fait retomber à l‘être ce qui tendait au-delà. De là la parole parlée qui jouit des significations disponibles comme d‘une fortune acquise. À partir de ces acquisitions, d‘autres actes d‘expression authentique, – ceux de l‘écrivain, de l‘artiste ou du philosophe, – deviennent possibles.306 304 MERLEAU-PONTY, Maurice, « Sur la phénoménologie du langage », pp. 74-75. MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, p. 229. 306 MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, p. 229. 305 149 *** Les thèses esquissées, en fin de parcours, au sujet de la science et de la nouvelle conception de la rationalité que permet de penser la phénoménologie génétique, débordent dans une certaine mesure le projet husserlien tel qu‘il est exposé dans la Krisis, bien que nous les voyions, avec Derrida, contenues en germes dans L’origine de la géométrie. Nous croyons que tous les éléments « sont là » pour pointer vers une nouvelle façon de penser l‘opposition au relativisme, opposition qui donnait sa première lancée à la philosophie husserlienne dans les Recherches logiques. Le relativisme revient, au bout du compte, à se décharger d‘une recherche du vrai qui est d‘emblée reconnue comme vaine. Au contraire, le philosophe (et, pour Husserl, le scientifique), constatant que l‘existence humaine « a à » définir pour elle-même sa propre direction307, cherche à assumer cette charge, à s‘en rendre responsable de la manière la plus authentique qui soit. C‘est cette attitude auto-responsable qui doit donner à chaque fois son sens au refus du relativisme, et non pas les contradictions internes, c‘est-à-dire les contradictions « logiques », d‘une telle posture! L‘appendice XXVIII de la Krisis, écrit à l‘été 1935, dresse un portrait tout à fait remarquable de la figure du penseur « pris » au sein de l‘histoire, et reprend « à neuf » les préoccupations existentielles de La philosophie comme science rigoureuse sur la « détresse intellectuelle de notre époque »308. Husserl y décrit notre rapport ambigu à la tradition, notre manière de nous faire un « poème » des philosophes nous ayant précédé, poème qui même au fil de notre propre vie évolue, se transforme, se précise ou change. Ce constat que fait Husserl au sujet de la philosophie de l‘époque a de quoi déconcerter, parce qu‘il révèle bien l‘ambiguïté du sens de sa démarche. La philosophie, et ce à quoi elle tend, reste pour le philosophe « une énigme »309 : comment faire pour trouver là quelque chose de positif? Comment cette incertitude peut-elle devenir le moteur d‘une tenue plus « authentique », d‘une façon de comprendre sa propre tâche qui la rende d‘autant plus vivante et nécessaire? Un questionnement authentique implique de chercher à comprendre et tirer au clair le sens de notre tâche, et de notre facticité, comme philosophe. On ne peut aux yeux de 307 « […] l‘individu peut donner du sens au contenu de sa vie, et, du simple fait de cette possibilité, en donne toujours en fait. La question morale est inscrite dans l‘essence de l‘homme même en tant qu‘il ne saurait se représenter sa propre vie en-dehors de toute évaluation. L‘existence elle-même se pose à elle-même sa propre question en termes de valeurs. » BENOIST, Jocelyn, Autour de Husserl – L’ego et la raison, p. 231. 308 La philosophie comme science rigoureuse, p. 79 [56] [336]. 309 Krisis, App. XXVIII, p. 568. 150 Husserl continuer à « vaquer » à la philosophie, à errer de problème en problème, d‘auteur en auteur, sans que ne devienne primordiale la question de savoir « où » l‘on en est et vers quoi l‘on se dirige. Il faut, par conséquent, que le sens de notre tâche historique, redevienne pour nous un problème vivant : « seuls les penseurs de deuxième ordre […] font du télos de l‘acte de philosopher quelque chose de mort. »310 Il n‘y a que notre manière de nous comprendre nous-mêmes au sein de l‘histoire qui puisse rendre authentique notre rapport à ceux qui nous ont précédés. Le philosophe authentique doit être à lui-même, en tant qu‘« appelé », la plus profonde énigme. L‘image qu‘il se fait de l‘histoire, en partie forgée par lui-même, en partie reçue, son « poème de l‘histoire de la philosophie » n’est pas resté et ne reste pas fixe, il le sait; et pourtant : chaque « poème » lui sert, et peut lui servir, à se comprendre lui-même et son projet, et celui-ci en rapport avec celui des autres et avec leur « poème » […] 311 Toute l‘ambiguïté, toute l‘énigme de la démarche philosophique se tiennent là : pourquoi, en quoi Platon et Aristote ont-ils une valeur qui transcende celle de la simple opinion? Comment ne pas tomber dans l‘écueil du relativisme en constatant les querelles d‘interprétation autour de leurs idées? Husserl parle dans cet appendice de « poèmes » d‘une manière péjorative, en tant que forme d‘écriture tout à fait éloignée de la rigueur scientifique. Il utilise ce terme pour illustrer le vague, l‘incertain, et à la limite l‘arbitraire des démarches philosophiques que nous entreprenons, et pour faire ressortir la détresse de son temps et l‘urgence d‘un questionnement neuf qui puisse redonner à la philosophie son élan. Le sens de la « rationalité » qui se dévoile dans la Krisis, tel qu‘on l‘a décrit plus haut comme auto-responsabilité, doit-il transformer notre rapport au contenu de ce que ces philosophes ont « dit »? Doit-on comprendre autrement la raison pour laquelle ce qu‘ils ont dit vaudrait universellement, et de tout temps? Se pourrait-il que ce ne soit pas autrement qu‘en incarnant l‘idéal d‘auto-responsabilité, et que l‘universalité du « rationnel » ne consiste en rien d‘autre que l‘authenticité d‘une réponse à l’énigme universelle de l‘existence humaine? Ce serait alors l‘auto-responsabilité elle-même, en tant que moteur et fin de l’entreprise philosophique, qui lui conférerait sa valeur. Mais alors, l‘idéal de la philosophie comme science rigoureuse n‘aurait rien d‘« atemporel », mais devrait être compris comme de part en part inscrit dans l‘histoire où se déploie son sens. 310 311 Krisis, App. XXVIII, p. 568. Krisis, App. XXVIII, p. 568. Nous soulignons. 151 Nous croyons que toutes ces questions n‘ont été qu‘entrevues par Husserl, qui restait à notre avis prisonnier dans une certaine mesure de la « forme » scientifique qu‘il cherchait à donner à la phénoménologie. La phénoménologie statique représente cet idéal : l‘eidos et sa donation dans l‘évidence originaire ne sont qu‘une manière de fournir à la phénoménologie le moyen de son évidence. Le « principe des principes », selon lequel « toute intuition donatrice originaire est une source de droit pour la connaissance »312 est le pôle vers lequel Husserl fait tendre l‘effort scientifique, et ce, parce qu‘il voit là la garantie première contre l‘abandon relativiste. Or, nous croyons que la phénoménologie génétique permet de comprendre à neuf l‘idéal de « scientificité » : l‘évidence ne peut plus garantir à elle seule la « valeur » de la science. C‘est à partir de la raison comme auto-responsabilité que nous croyons qu‘il serait possible de réconcilier rigueur et facticité, de même qu‘universalité et historicité incassable. Une telle réinterprétation de la raison doit s‘accompagner d‘une réinterprétation du langage, qui tienne compte des tensions entre a priori et contingence, qui prennent leur source dans l‘historicité essentielle de la science. Envisager le langage comme habitus permet, selon nous, d‘amorcer cette nouvelle interprétation. 312 Idées I, § 24, p. 78 [43]. 152 Bibliographie A – Husserl [1900-1901] Recherches logiques, Tome premier – Prolégomènes à la logique pure, tr. fr. H. Elie, A. L. Kelkel, R. 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