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En 1839, Hyppolite Bayard invente un procédé lui permettant d’obtenir des positifs directs
sur papier. Pourtant précurseur de Daguerre et de son daguérréotype, il ne réussira jamais
à faire valoir son invention: il ne recevra qu’une bourse de 600 francs, alors que Daguerre
et Niepce ont droit à une rente annuelle de 10 000 francs.
Bayard ne reste pas aujourd’hui dans les mémoires comme l’inventeur de la photographie,
mais comme l’auteur du premier autoportrait photographique: sa propre mise en scène en
noyé, le corps affaissé de manière peu flatteuse, les mains et le visage noircis, le présente
comme un homme incompris, que les autorités françaises ont conduit au suicide.
L’AUTOPORTRAIT COMME PREMIER GESTE ARTISTIQUE (GENESE)
Au dos de la photo, il écrit ces mots:
« Le cadavre du Monsieur que vous voyez
ci-derrière est celui de M. Bayard, inventeur
du procédé dont vous venez de voir ou
dont vous allez voir les merveilleux résultats.
(…) Les artistes, les savants, les journaux
se sont occupés de lui depuis longtemps
et aujourd’hui qu’il y a plusieurs jours qu’il
est exposé à la morgue personne ne l’a
encore reconnu ni réclamé. Messieurs et
Dames, passons à d’autres, de crainte que
votre odorat ne soit affecté, car la figure
du Monsieur et ses mains commencent à
pourrir comme vous pouvez le remarquer. »
Ce cliché, fait un an après l’invention de la photographie, soulève les questions que
l’on retrouve ensuite dans tous les autoportraits. Un autoportrait est toujours subjectif,
nous y voyons toujours une démonstration d’autocréation, d’autorévélation ouverte à nos
interprétations. L’appareil prend en charge la mémoire: le «je » photographié est déjà
défunt, mais son auto-contemplation est immortalisée. Contrairement au roman, où il est
communément admis que le pronom « je » ne correspond pas forcément à l’auteur, la
photographie passe pour être un « vecteur de vérité ».
Pourtant les autoportraits sont toujours des images impossibles, puisque l’auteur ne
peut représenter à l’identique la réalité physique perçue par les autres. L’auteur ne peut
pas voir ce qu’il représente sur la photo. Même le photographe le plus expérimenté ne peut
maîtriser tous les paramètres de l’appareil. L’image est inversée, comme dans un miroir.
Cet « auto », ce « soi-même » est donc toujours aussi un « autre ».
En termes humanistes, le moi constitue une entité immanente et nommable, en
accord avec une conception d’un sujet stable et universel. Pourquoi le postmodernisme n’a-
t-il pas porté un coup fatal au genre de l’autoportrait? Pourquoi au contraire, le genre ne
s’est-il jamais autant développé que ces dernières années?
Les artistes sur lesquels j’ai choisi de travailler utilisent ce genre dans une grande
partie de leur oeuvre. Ils délaissent l’idée d’un moi unitaire et authentique, et divisent
l’identité en plusieurs éléments afin de déterminer ce qui reste du moi objectif et d’en
interroger la nature même. Ils mettent en oeuvre des processus radicalement différents
pour atteindre à cette question, et c’est aussi dans leur confrontation que leurs oeuvres
m’intéressent.
Hyppolite Bayard, Autoportrait en noyé, 1840.