Faucounau François-Xavier – « Adam Smith, l’économiste malgré lui » – Septembre 2014
Introduction
Une économie moraliste, retour à Adam Smith
Malgré la critique de Joseph A. Schumpeter à son encontre dans son Histoire de l’analyse
économique
, les économistes n’oublient pas les Recherches sur la nature et les causes de la
richesse des nations d’Adam Smith, ainsi qu’en témoigne la contribution de dix grands noms
de la « science économique » à ce recueil d’essais, Adam Smith's legacy his place in the
development of modern economics
, publié à l’occasion du bicentenaire de sa mort. Ils
omettent cependant couramment de se référer à ses autres écrits, en particulier la Théorie des
sentiments moraux, seule autre œuvre publiée de son vivant
. Au premier abord, on pourrait
douter de la pertinence de cette remarque : qu’est-ce qu’un traité philosophique à propos de
morale et d’éthique aurait affaire à l’économie ? Si cette question se pose, c’est que l’on
admet communément que l’économie correspond à une « discipline » autonome. Pourtant,
nous nous attacherons à montrer qu’il est possible d’y voir une forme particulière d’éthique
dans la mesure où l’économie prétend orienter les actions en suggérant des « bonnes »
décisions à prendre.
Un exemple rapporté par André Orléan dans la conclusion générale de L’empire de la
valeur
illustre à merveille cet aspect. Il revient sur la rencontre entre Leonard Savage et
Maurice Allais à Paris en 1952, au cours de laquelle l’économiste français critique la réalité
de l’hypothèse comportementale de Savage de manière expérimentale
. En effet Savage
Voir en particulier Joseph A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, L’âge des fondateurs,
Gallimard, 1983 (1954), Paris, p. 262 : « Le fait est que la Richesse des Nations ne contient pas une seule idée,
principe ou méthode analytique qui fut entièrement nouvelle en 1776 » (l’auteur souligne)
Ces auteurs prestigieux sont Samuelson, Klein, Allais, Stone, Modigliani, Buchanan, Tobin, Schultz,
Leontief and Tinbergen, aucun d’entre eux ne fait référence à la Théorie des sentiments moraux (Leonidas
Montes, Das Adam Smith Problem : Its Origins, the Stages of the Current Debate, and One Implication for Our
Understanding of Sympathy, dans Journal of the History of Economic Thought, volume 25, 2003, pp. 63-90)
Soulignons que ce n’est pas le cas de J.A. Schumpeter.
André Orléan, L’empire de la valeur, Seuil, 2011, Paris
Le terme de réalité soulève des questions épineuses que nous ne pouvons aborder ici. Nous nous contenterons
donc d’entendre par réalité, malgré l’insuffisance et l’ambiguïté de cette proposition, l’existence d’une chose
pour une conscience ou plus généralement encore la manifestation d’une chose. Nous effectuons cette précision
car nous tenterons par la suite de mettre en doute la notion de réalité dans l’économie.
Ainsi que l’indique André Orléan, cette critique des axiomes des théories du risque est exposée dans une
publication d’Econometrica (Vol. 21, No. 4, 1953, pp. 503-546), Le Comportement de l'Homme Rationnel
devant le Risque: Critique des Postulats et Axiomes de l'Ecole Americaine
Dans son article, Allais fait également référence à Marschak, Samuelson et Friedman comme des défenseurs
de cette position. Allais souligne par ailleurs le caractère tautologique de leur définition de la rationalité. Un
individu est rationnel s’il « obéit à un système d’axiomes ». Autrement dit un homme est rationnel pour nos
économistes néoclassiques s’il agit conformément au critère de rationalité, choix de l’espérance de gain la plus
élevée équivalent d’une satisfaction absolue.