Le grand humaniste libanais Michel Chiha1 a guidé notre libéralisme, qui fut influencé également par une longue pré-
sence dans les Pays arabes et aux rencontres actives dans la vie patriarcale légendaire, qui était naguère française, où,
des bédouins aux montagnards, des simples ouvriers aux élites, la solidarité confessionnelle, nationale, s’attachait aux
traditions du respect mutuel. Nous avons été exalté par ces pays, berceau de la civilisation méditerranéenne : Grèce,
Égypte, Phénicie, Mésopotamie, Syrie, et avons parcouru leurs sites fabuleux, montagnes, plaines, et déserts, et visité
les côtes et les monuments des millénaires ; irréels de notre pays nordique, dénaturé par l’industrie intensive.
Catholique du Nord, nous avons vu l’invasion allemande de 1914 en Belgique et en France. Elevé dans le patriotisme
familial, nous avons vécu les sacrifices, sous les bombardements incendiaires et de gaz avant d’être évacué, en 1915,
dans un village d’Eure-et-Loir qui inscrivit 21 morts au tableau d’honneur de ses 800 âmes. Revenu, en 1919, dans notre
ville natale détruite, nous avons servi la reconstruction d’une zone ravagée et parsemée de tombes. Dans les ruines des
monuments espagnols du XVIe s, remplacés par d’affreux bâtiments, nous avons mieux étudié l’architecture qu’à la la-
mentable école régionale des Beaux-Arts, à Lille d’alors. Appelé au service militaire, volontaire aux missions géogra-
phiques au Sahara, nous avons été envoyé en Syrie, en 1925, avec les renforts demandés par le général Sarrail, F.-M.,
pour réprimer la révolte syro-druse contre l’occupation. Un concours d’architecture, de nos loisirs, nous mena, démobilisé,
à restaurer des monuments historiques syriens que Sarrail avait fait bombarder ou que les Ottomans avaient abandonnés.
Nommé professeur à l’École des Arts arabes modernes, nous avons participé à la rénovation des métiers du verre, du
tissage, du meuble, de la peinture à Damas.
Au contact d’élites nous avons été convié à Jérusalem dès 1928, à l’Y.M.C.A. et au Rotary-Club, (sionistes), et visité
la Palestine arabe au début du Sionisme. Participant à plusieurs missions archéologiques successives, celle de Meske-
neh, ancienne Balis hellénique, à l’est d’Alep, financée par Edmond Rothschild, le promoteur du Sionisme, qui, parmi les
chefs-d’œuvre mobiliers royaux accumulés dans ses demeures luxueuses à Paris, nous donna ses instructions directes
de rechercher en priorité des vestiges d’époque hébraïques, sur ce lieu de passage probable d’Abraham. Or il coupa son
financement, mécontent de sa part des trouvailles que lui accorda le Service des Antiquités, mais plus certainement en
raison de la découverte de la synagogue de Doura-Europos qui reportait plus loin les ambitions du «Grand-Israël». (Les
fouilles furent reprises, en 1969, par l’Institut français de Damas à la demande du Gouvernement syrien pressé par
l’inondation prochaine de cette région sous la retenue du barrage de l’Euphrate). En 1929, demandé aux fouilles de Till-
Barsib, des célèbres archéologues François Thureau-Dangin, assyriologue académicien, et M. Maurice Dunand, spécia-
liste de la Phénicie, qui avaient découvert un des palais de Téglad Phalazar III (prédécesseur de Nabuchodonosor), dont
les murs de terre croulants présentaient les traces des premières peintures assyriennes connues. Nous les avons recons-
tituées sur plus de 100 mètres de longueur : scènes de massacres, de chasse et de soumission, reproduisant 20 fois le
roi ennemi d’Israël, qui furent exposées au Pavillon de Marsan avant d’entrer au Louvre. Les archéologues, à la re-
cherche de l’introuvable bilingue assyro -hittite, avaient trouvé à Arslan Tach les ivoires phéniciens du Trône d’Hazaël, roi
de Damas au VIlle siècle av. J.-C. (Quelques-uns de ces chefs-d’œuvre phéniciens volés aux fouilles furent exposés
comme art hébreu à l’Expo. d’Israël à travers les âges, Paris 1969). Après 4 autres campagnes aux fouilles de M. Mau-
rice Dunand, à Byblos, nous avons participé à celles de la mission de l’Université de Yale à Doura-Europos, ville hellé-
nique à l’est de Deir ez-Zor, où les ouvriers travaillant aux fouilles avaient été témoins des massacres d’Arméniens, dé-
portés affamés, d’Asie Mineure, tués par centaines de milliers, par les Turcs, de 1915 à 1918. Nous avons aussi conver-
sé avec des Assyro-Chaldéens, chrétiens francophones de la région de Kirkouk (Irak), qui s’étaient réfugiés à Deir ez-Zor
pour échapper aux massacres de 1922, commis, quant à eux, sous l’autorité anglaise. - Dans les ruines helléniques de
Doura-Europos - détruite, en 260 par les Sassanides, que les Sionistes désignent pour alliés - sur les murs d’une syna-
gogue datée de 244, nous avons reproduit pour l’Université de Yale les peintures, en bon état mais fort laides, représen-
tant des scènes de personnages bibliques vêtus à la grecque. (Les originaux, refusés aux demandes de Yale, et reconsti-
tués au Musée de Damas, sont revendiqués par les Sionistes). A Doura-Europos, qui ne survécut pas à sa chute, l’étude
des ruines nous démontra que les assaillants pénétrèrent dans la ville par la terrasse de la synagogue qui, adossée au
rempart, fut atteinte au moyen d’une rampe de terre - probablement élevée par des chaines de prisonniers sacrifiés - tan-
dis qu’à l’intérieur, les assiégés ayant remblayé la synagogue et tenté de surélever le rempart, si hâtivement sous les
flèches, il s’effondra sur eux et livra passage aux massacreurs, alliés des Sionistes.
Ayant séjourné au Sandjak d’Alexandrette (délimité en 1930 pour être donné aux Turcs par le général Hutzinger, en
1938), nous avions appris des Arméniens, réfugiés de Cilicie, l’épouvantable génocide du peuple chrétien, que la Franc-
Maçonnerie fit commettre, de 1915 à 1920, par les Turcs. Avec ces chrétiens francophones d’Asie Mineure nous avons
visité le Djebel Moussa, qui fut le théâtre de leur héroïsme en 1915, et le champ d’Issus de la victoire d’Alexandre en 333
av. J.-C. Fixé au Liban, nous avons été appelé à restaurer les Palais de Beit-Eddine et de Deir el-Kamar, à construire
maintes écoles, hôpitaux, laboratoires, immeubles, villas avec des ouvriers et des entrepreneurs de toutes confessions, y
compris des Juifs, qui furent tous nos amis sauf de rares exceptions.
Nous avons reçu les confidences d’assistants : un Achkénaze viennois, chômeur en Palestine, plus anglophobe
qu’antinazi, qui nous fit connaitre d’autres architectes obnubilés par le Sionisme ; un Sépharade fasciste méprisant Mus-
solini et le Sionisme ; et un fier Romain, frondeur, architecte talentueux, miné et désabusé en Érythrée ; un ingénieur ar-
ménien révolté par la trahison des Alliés et attiré par l’indépendance arménienne en U.R.S.S. ; un métreur italien qui
construisit, pour les militaires germano-ottomans en 1915, une route avec l’unique matériel des doigts nus de milliers de
femmes et d’enfants arméniens déportés de Cilicie, affamés, transis, qui, stimulés par la promesse de rentrer chez eux
ensuite, grattèrent le sol de leurs ongles et déplacèrent les roches avant d’être quand même massacrés.
Nous avons vu l’âme de l’Orient également au contact de la fierté des communautés chrétiennes et islamiques et
dans les belles périodes de l’art arabe auquel nous nous sommes attachés durant 45 ans. De même dans la solidarité
1 Michel Chiha : 1891-1951, docteur Honoris Causa, en 1953, de l'Université de Lyon