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Université Paris IV - Sorbonne
École doctorale I : Mondes anciens et médiévaux
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE PARIS IV
Discipline : Histoire ancienne
présentée et soutenue publiquement par
Michaël Vannesse
le 6 octobre 2007
Titre :
Recherches géostratégiques sur l’Italie de 284 à 410 ap. J.-C.
Jury :
M. le Professeur Yann Le Bohec (directeur de thèse)
M. le Professeur Jean-Michel Carrié (rapporteur)
M. le Professeur Patrick Le Roux
M. le Professeur Jean-Marie Salamito
Année universitaire 2006-2007
Cette thèse, réalisée sous la direction de M. le Professeur Yann Le Bohec, est issue
d’un mémoire de DEA soutenu en juin 2003 avec la mention Très Bien.
L’objectif de ce travail consistait, d’une part, à étudier la stratégie de défense d’une
province interne à l’Empire romain et, d’autre part, de comprendre les raisons qui amenèrent à
l’invasion de l’Italie par les Wisigoths et à la prise de l’ancienne capitale, Rome. En effet,
jusqu’à présent, les études modernes se sont presque exclusivement consacrées aux régions
frontalières de l’Empire, notamment le Rhin et le Danube pour la partie occidentale. Il
s’agissait d’envisager la question à travers une nouvelle perspective, celle de la géostratégie
que l’on pourrait résumer en « une stratégie fondée sur l’exploitation systématique des
possibilités offertes par les grands espaces en termes d’étendue, de forme, de topographie, de
ressources de tous ordres ».
Les conceptions ayant trait à la stratégie romaine durant l’époque tardive (IIIe-Ve
siècles) sont largement issues des théories conceptualisées par E. Luttwak. Celui-ci a
développé pour la période ici prise en compte la « défense en profondeur ». Il s’agit d’un
modèle stratégique, qui suppose l’existence d’une « Grande stratégie », prévoyant une
combinaison et une interaction d’éléments fixes et mobiles afin d’intercepter tout envahisseur
en territoire romain et de bloquer l’invasion. Cette conception sous-entend l’établissement, à
titre préventif, d’un plan articulé de défense par le pouvoir romain dans le but explicite de
protéger la péninsule de la menace germanique. Dans ce cas, les Alpes auraient été dotées de
systèmes de défense et la plaine padane pourvues de nombreuses enceintes urbaines en
contrôle des cols alpins et des axes routiers. Suivant ce schéma, les troupes romaines auraient
alors été stationnées en retrait, dans la plaine et en appui de ces points fortifiés. Les théories
de E. Luttwak, déjà contestables en soi en raison de la transposition d’idées modernes sur des
réalités antiques, ont directement été exportées pour l’Italie, ce qui a rendu pleinement
tributaires les conceptions actuelles de la stratégie de défense italienne à l’époque tardive. La
présente analyse a toutefois souligné l’intérêt d’effectuer une différenciation géographique.
En effet, entre 284 et 410, l’Italie a connu treize invasions et pas une seule fois « la
défense en profondeur » n’a fonctionné. Pourtant, la carte de distribution des fortifications et
des enceintes urbaines tend à valider cette conception. À l’aube du Ve siècle, elle a bien existé
de facto, mais elle n’a aucunement été créée d’une seule pièce, ni même dans un but bien
précis. Il s’agit en réalité du résultat de la succession des événements militaires qui se sont
déroulés dans la péninsule à partir de la seconde moitié du IIIe siècle ainsi que des profondes
modifications dont la région fut l’objet dès cette époque.
Après une définition de la géostratégie ainsi que du cadre géographique et temporel
pris en compte, ce travail s’est employé, dans le chapitre II, à retracer en dix-huit points
l’histoire militaire de l’Italie entre 284 et 410 tout en accordant, pour les invasions, une
attention particulière aux axes de pénétration et à la micro-chronologie de ces événements.
Le chapitre suivant s’est consacré à l’analyse du réseau routier (voies transalpines,
voies transapennines, voies en plaine, réseau secondaire, fluvial et navigation endolagunaire)
ainsi que des milliaires datés entre 284 et 410 et provenant du nord de l’Italie. 186 bornes ont
ainsi été recensées, constituant le corpus le plus complet actuellement disponible. La
littérature considère qu’à cette époque ces documents épigraphiques ne témoignaient plus
d’entretiens routiers comme durant la première époque impériale (Ier-IIIe siècles), mais
uniquement d’actes de « propagande » impériale, essentiellement pour trois raisons. Elles se
résument, dans l’ordre, par la substitution de l’emploi du nominatif de la titulature impériale
par celui du datif, par la disparition de la mention systématique du nombre de milles et par le
phénomène de remploi d’anciens milliaires sur lesquels plusieurs inscriptions ont été
apposées. Toutefois, une étude détaillée a permis de décaler ce changement de la fonction des
bornes vers le milieu du règne de Constantin Ier.
Deux séries présentaient en outre un intérêt tout particulier pour le sujet de cette thèse.
Il s’agit des milliaires de Julien et de Jovien, empereurs n’ayant jamais mis le pied dans la
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péninsule durant leurs règnes respectifs, mais dont le grand nombre de bornes à leur nom
révèle l’importance politico-militaire de l’Italie au début de la décennie 360. Le but visait
ainsi à assurer leur pouvoir dans cette région, siège de nombreuses troupes, et éviter de la
sorte toute tentative de révolte. Le fait n’est pas dénué d’intérêt dans la mesure où il précède
de quelques années l’élévation de Milan au rang de capitale officielle de l’Occident.
L’analyse de ces documents s’est avérée essentielle pour notre propos car elle a, au
final, permis d’identifier les grands parcours routiers encore fréquentés durant le IVe siècle,
témoignant implicitement du déplacement des armées et déterminant par la même occasion
une hiérarchie des voies militaires de l’Italie septentrionale durant l’époque tardive. Aucune
modification substantielle n’intervint depuis l’époque de la Tétrarchie, cette dernière
privilégiant des parcours qui virent la pose de milliaires jusque sous Valentinien II. Il ressort
de ce cadre que c’est l’axe ouest-est (« voies des Gaules », via Postumia orientale, via Annia
et voie du Poirier) qui concentre près des trois quarts des bornes, la proportion illustrant le rôle
de carrefour majeur de l’Italie entre les Gaules et l’Illyricum.
Le chapitre suivant visait à mettre en relation l’accentuation de la pression barbare sur
la péninsule ainsi que sur les régions périphériques à partir du milieu du IVe siècle avec
l’évolution du dispositif militaire en Italie du Nord. Le premier point s’est centré sur
l’épineux problème de la Notitia dignitatum. Les éléments de confrontation à notre
disposition ont permis de corroborer les données présentes dans le document et de mettre en
évidence la fiabilité des informations en ce qui concerne l’Italie. Il s’agit respectivement des
unités militaires (au nombre de 45), des ateliers d’armes, des flottes de guerre et des
contingents de Sarmates. Une étude détaillée a ensuite été réalisée pour chacune de ces
catégories. La question du comes Italiae, charge militaire que les auteurs modernes datent de
l’époque tétrarchique ou constantinienne et qui l’identifient comme un général contrôlant le
prétendu système défensif alpin dans le cadre de la « défense en profondeur », a également été
abordée. Notre analyse a au contraire proposé d’assimiler cette fonction à un commandement
militaire exceptionnel, disposant d’un district situé entre l’Italie et le Danube (et donc en
dehors des frontières italiennes) et destiné à protéger la péninsule de façon temporaire à
l’époque de Stilichon.
105 inscriptions militaires ont ensuite été rassemblées. Elles se répartissent
essentiellement en trois groupes. Le premier provient d’Aquilée et remonte à l’époque
tétrarchique. Le lot laisse transparaître le stationnement conséquent dans la ville adriatique de
détachements, provenant du Moyen-Danube, qui constituaient une réserve stratégique sous
Maximien ; ils étaient de la sorte destinés à appuyer le régime et à participer à tout conflit en
dehors de l’Italie même (une opération est ainsi attestée en Afrique).
Le second ensemble renvoie aux vastes opérations militaires de la lutte entre
Constantin et Maxence, en 312, pour le contrôle de la péninsule. Les épitaphes confirment,
d’une part, les informations issues des sources littéraires mais elles permettent, d’autre part,
de les compléter, dévoilant l’imposant dispositif défensif élaboré par l’usurpateur italien et ses
généraux. De cette façon, il apparaît que l’invasion de Constantin avait été anticipée par
Maxence et que des troupes avaient été déployées dans tout le secteur des Alpes occidentales
pour y faire face, quelle que soit la voie transalpine utilisée pour franchir le massif.
Le dernier groupe épigraphique, daté entre la fin du IVe siècle et le début du Ve,
témoigne de son côté d’un nouveau phénomène. Il s’agit de la participation accrue des
Germains dans l’armée romaine, entraînant un stationnement de troupes non plus dans des
villes disposant de centres impériaux, mais dans des petits centres qui en dépendaient
directement. Ce procédé visait à préserver le visage majoritairement « civil », la dignitas, des
villes (civitates) majeures de la région (Milan, Aquilée et Ravenne), par opposition à des
centres mineurs dont la vocation militaire devint prédominante (oppida) comme Vercelli,
Pavie ou Concordia.
-3-
L’analyse suivante s’est attachée à étudier les éléments de militaria et leur répartition
au sein de la plaine nord-italienne, essentiellement grâce aux fibules cruciformes. Il s’agit, en
effet, de par la classification typologique qui en a été effectuée, de la catégorie de matériel
militaire qui obtient le niveau de datation le plus précis. Le nombre recensé, au terme d’une
prospection menée dans toute la région concernée, s’élève à 353 exemplaires et près de la
moitié provient d’Aquilée. Les premières concentrations, réparties sur tout le territoire,
remontent à l’époque tétrarchique et portent la marque de la réorganisation de l’Italie et des
combats de 312. Une chute s’ensuivit jusqu’au milieu du IVe siècle. La seconde croissance de
la courbe se rencontre pour les années 360-370 et correspond à un accroissement de la
présence militaire, confirmé par d’autres sources, dans le secteur nord-est de l’Italie. Après
une nouvelle diminution, plus temporaire, les fibules connaissent une autre augmentation au
tournant des IVe et Ve siècles, en relation avec les invasions germaniques.
La partie suivante a recensé et analysé quelque 70 fortifications, essentiellement dans
le secteur alpin, dont une partie est communément dénommée claustra alpium Iuliarum en
raison de leur concentration dans les Alpes Juliennes et de leur physionomie particulière
(forteresses associées à des dizaines de kilomètres de défenses linéaires).
Pour le premier groupe, rassemblant une quarantaine d’ouvrages, il s’est avéré que
seuls trois existaient de manière sûre au IVe siècle (fondation ou continuité d’occupation),
tous les autres n’apparaissant pas antérieurs au premier quart du Ve siècle. Ce résultat est en
contradiction avec la recherche actuelle, fortement influencée par les analyses de E. Luttwak,
qui considère qu’une partie de ces fortifications faisait partie d’un prétendu « système
défensif » destiné à protéger Milan, capitale au IVe siècle. Or, toutes les forteresses situées au
nord de cette métropole ont au contraire fourni un horizon chronologique se référant au Ve et
au VIe siècles, époque où la ville n’accueillait plus la capitale d’Occident. En outre, les
fortifications érigées dans les Alpes et le nord de l’Italie dans la première moitié du Ve siècle
ne rentrèrent pas dans le cadre d’un plan coordonné par le pouvoir, dans une ultime tentative
de défendre la péninsule comme on l’a trop souvent affirmé, mais elles représentent plutôt les
prémices de son effondrement au cœur même de l’Occident. Accueillant généralement un lieu
de culte, ces forteresses furent bien souvent érigées par les populations locales dans une
volonté d’autodéfense, en raison du morcellement de l’autorité de Ravenne et de son
inaptitude à faire face aux défis barbares, situation qui constituait les prémices du Haut
Moyen-Âge. Les autres ouvrages fortifiés renvoient majoritairement à l’époque de Théodoric
et au contexte de la guerre gréco-gothique.
En outre, une étude détaillée des fortifications des Alpes Juliennes a permis d’exclure
tout rapport avec un « système défensif ». Les premières forteresses furent bâties dans les
années 270, en réaction aux invasions germaniques précédentes qui secouèrent l’Italie tandis
que des établissements mineurs furent érigés dans les années 370. Toutefois, leur véritable
développement et leur usage n’intervinrent que dans le cadre des guerres civiles qui
déchirèrent la péninsule de 351 à 394. Les deux dernières, celles de 388 et de 394,
s’accompagnèrent du développement maximal des défenses de ce secteur et se soldèrent
ensuite par la destruction de nombreuses forteresses, réduisant par ailleurs les capacités
défensives de la région de manière conséquente et facilitant l’entrée des Wisigoths dans la
péninsule en 401. De nouveau, l’analyse proposée s’oppose aux conceptions actuelles : les
premiers ouvrages fortifiés, les plus importants, s’avèrent antérieurs à la période tétrarchique
et le secteur était presque déserté lors de l’invasion d’Alaric. Cette étude révèle que le
commandement romain n’a jamais considéré le massif alpin comme une frontière militaire
stable de l’Italie et s’il a constitué une barrière dans les faits, celle-ci fut surtout d’ordre
psychologique. En conséquence, les fortifications des Alpes Juliennes doivent être qualifiées
« d’ensembles défensifs », par opposition à la formulation commune de « systèmes
défensifs », cette dernière sous-entendant une création unitaire, programmée pour faire face à
un danger bien précis : celui des Germains.
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Une vingtaine d’enceintes urbaines, construites en Italie du Nord entre 265 et la
première moitié du Ve siècle, a ensuite été recensée. Par ordre chronologique, les premières
furent édifiées en réaction aux invasions germaniques de la seconde moitié du IIIe siècle et,
en conséquence, se situaient principalement sur la via Aemilia. D’autres furent élevées sous la
Tétrarchie, dans un programme de monumentalisation des centres du pouvoir italiens promu
par Maximien. Au moins deux autres interventions de fortification sont ensuite attestées,
rentrant probablement dans le contexte de la guerre civile entre Maxence et Constantin. Enfin,
après trois quarts de siècle d’apparente cessation d’activités de fortifications urbaines en
Italie, les dernières enceintes furent construites à l’époque de Stilichon, en rapport avec la
première invasion wisigothique. Les remparts urbains ne peuvent également pas être pris en
compte dans le cadre de la conception selon laquelle la « défense en profondeur » aurait été
planifiée par le pouvoir afin de défendre la péninsule de la menace germanique. S’ils
représentaient bien une défense en profondeur de facto, uniquement dans le sens où ces
éléments s’articulaient en profondeur dans le territoire italien, ils ne rentraient dans aucun
plan préétabli pour diverses raisons. En effet, les enceintes ont été édifiées dans des contextes
aussi diversifiés que dispersés chronologiquement, dont au moins un bon tiers sans relation
avec le danger des invasions germaniques. À l’aube du Ve siècle, de nombreuses
fortifications érigées à la fin du IIIe siècle protégeaient des régions alors dépourvues d’intérêt
stratégique tandis que de vastes zones situées au coeur de la plaine nord-italienne en restaient
dépourvues. Le résultat fut sans équivoque dès 401 lorsqu’Alaric ne rencontra aucune
résistance organisée à son entrée en Italie, jusqu’à l’arrivée de Stilichon près de six mois après
le début de l’invasion. Le cas fut rigoureusement identique avec Radagaise en 406 et lors de
la seconde offensive d’Alaric en 408. La « défense en profondeur » qui n’avait jamais été
conçue par le pouvoir en un seul ensemble ne fut, en conséquence, pas exploitée pour
défendre l’Italie dans le cadre des invasions. De la sorte, Milan, Florence et Rome furent tour
à tour atteintes par les troupes germaniques.
Cette partie a permis de se rendre compte que la seule fois (et la dernière pour
l’époque tardive) où le pouvoir romain a accru sa présence militaire en Italie, dans les années
370, selon toute évidence par réaction à une menace barbare croissante en Illyricum, le
dispositif a été désorganisé, quelques années plus tard, par l’invasion de Maxime et n’a plus
jamais été rétabli, malgré l’accroissement de la pression germanique dans la région.
Le chapitre VI s’est consacré à une étude des considérations d’ordre géostratégique
inhérentes au choix de l’implantation de la capitale d’Occident. Il s’est avéré que l’institution
de Milan comme siège impérial s’inscrivait explicitement dans une volonté de réaction contre
les invasions des décennies 260-270. Le choix du site, qui ne peut se comprendre qu’en raison
de sa centralité au sein de la plaine du Pô et de sa proximité du front danubien, a par la même
occasion engendré une « stratégie en avant des Alpes ». Cette dernière s’est traduite par une
intervention militaire romaine durable sur les régions frontalières, attitude dictée par la
position même de la ville lombarde, celle-ci contrôlant le débouché de l’importante voie
transalpine du lac de Côme qui la mettait directement à portée de toute invasion venant de Rétie.
Le déplacement de la capitale à Ravenne trouve pour sa part une origine précise :
l’encerclement de la capitale Milan par les Wisigoths en 402. Le transfert du pouvoir dans une
ville quasi imprenable et en tous points opposée à la métropole lombarde, n’a en réalité
constitué que le dernier acte d’une évolution perçue dès l’époque de Valentinien Ier. Il s’agit
de l’essoufflement de la machine militaire romaine, d’un début de repli sur l’Italie et les
régions dont dépendait sa sécurité et de l’apparition du phénomène des jeunes empereurs. Les
éléments ne furent toutefois pleinement réunis qu’au début du Ve siècle. La présence de
l’Auguste résidant à Ravenne a constitué l’aboutissement de la démilitarisation de la figure de
ce dernier, s’accompagnant de la naissance d’un généralissime, véritable détenteur du pouvoir
militaire. Un décalage chronologique a pu être établi entre la réunion de nouvelles conditions
politico-militaires et l’officialisation d’une nouvelle stratégie, le délai de la réaction romaine
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s’étant à chaque fois étendu sur environ une génération. Le choix de la capitale s’est donc fait
le témoin de la stratégie romaine, mais celle-ci a été imposée par les Germains aussi bien en
286 avec Milan qu’en 402 avec Ravenne.
Le chapitre suivant s’est attaché à dresser une analyse de la politique militaire de
Stilichon. Personnage contesté dès son époque, il reste dans la littérature moderne une figure
contrastée, car il est perçu comme le dernier défenseur de l’Italie ou bien comme celui qui en
a précipité la chute et avec elle, tout l’Empire d’Occident. Le généralissime s’est tout
simplement inscrit dans la lignée des généraux du IVe siècle, en restant étroitement attaché à
la politique de Théodose Ier qui l’avait institué généralissime et régent de son fils Honorius en
395. Intervenant dans un premier temps sur des théâtres d’opérations à l’échelle de l’Empire,
il fut contraint de se replier petit à petit sur la péninsule et les régions directement
avoisinantes. Ce n’est qu’en 407 qu’il se prépara à reprendre une politique
« interventionniste », projetant une opération militaire contre Constantinople afin de récupérer
la partie orientale de l’Illyricum, détachée de l’Occident vers 396. Il s’agit d’une figure
assurant la transition entre le IVe et le Ve siècle, qui a dû gérer une situation particulièrement
délicate avec le problème récurrent de la carence des effectifs de l’armée romaine, de la
barbarisation majeure de cette dernière, s’accompagnant d’une perte notable d’efficacité. En
outre, il eut à affronter, dès les premières années du Ve siècle, deux invasions majeures de
l’Italie en l’espace de cinq ans. Il ne parvint toutefois pas à stopper les envahisseurs en Gaule,
fin 406, en raison du repli amorcé sur l’Italie dès 401. À partir de ces invasions, l’armée
romaine n’existait plus en tant que telle, mais il convient de parler, dans notre cas, d’armée
d’Italie. Le complot qui fit disparaître Stilichon et ses partisans décapita l’État-major de
l’armée, ce qui provoqua la seconde invasion wisigothique et la prise de Rome.
La partie suivante a tenté d’individualiser les constantes géostratégiques de l’Italie, au
nombre de quatre. Il s’agit tout d’abord du contrôle des cols alpins. Si la géographie des Alpes
a limité les possibilité d’invasion au choix d’une dizaine de voies transalpines, les Romains
n’en utilisèrent que moins de la moitié durant l’époque tardive. Malgré ce nombre réduit,
aucun contrôle systématique des cols n’a pu être identifié. À trois reprises seulement des
déploiements de troupes sont attestés sur certains axes transalpins stratégiques, mais ces
actions furent ponctuelles et motivées par les guerres civiles. Toutefois, dans aucun des cas,
l’envahisseur n’a pu être bloqué dans le massif des Alpes.
L’entretien du réseau routier, effectif pour tout le IVe siècle, constitue le second
élément. Ce n’est qu’avec l’insécurité croissante du début du Ve siècle que certains parcours
furent abandonnés et que des itinéraires mineurs se sont développés, revitalisant certaines
régions jusque là demeurées à l’écart. En outre, si les voies romaines se firent garantes de
l’autorité romaine jusqu’au IVe siècle, l’effondrement du pouvoir en amont des Alpes a érigé
le réseau routier en élément de la progression barbare jusqu’au cœur de l’Italie et de
l’Occident. En ce sens, il est remarquable de constater que les voies romaines ont constitué
des axes de pénétration au point de « façonner » les invasions et allant jusqu’à déterminer les
endroits de batailles, ce qui laisse généralement entrevoir les objectifs poursuivis par les
envahisseurs.
La maîtrise de l’Afrique, par le biais de son annone, constitue la troisième constante
géostratégique de l’Italie. La suspension des approvisionnements de Rome s’est révélée un
moyen de pression réservé au domaine des guerres civiles. Le temps de réaction du maître de
la péninsule afin de rétablir la situation, variant entre un et deux ans, s’est fait bien souvent le
témoin de la situation politico-militaire de cette région : il fallait disposer d’une flotte et
pouvoir envoyer un corps expéditionnaire pendant plusieurs mois. Le Ve siècle s’accompagna
d’un profond changement : l’Afrique devint alors une source de menaces pour la péninsule,
d’abord en 413, mais surtout à partir de la prise de Carthage par les Vandales en 439.
Enfin, le dernier élément est représenté par la maîtrise des mers, condition essentielle à
la sécurité italienne. La marine de guerre est intervenue durant la moitié des guerres civiles du
-6-
IVe siècle. L’offensive navale visait à isoler un « usurpateur » de certaines régions, afin de lui
couper ses approvisionnements en vivres et en hommes ainsi que de le priver de toute
possibilité de fuite. L’action par mer restait toutefois subordonnée à l’assaut terrestre,
véritable front à mobiliser la grande majorité des forces des antagonistes. La première menace
maritime permanente remonte à l’époque de la conquête vandale de l’Afrique : la position
géographique de la péninsule en fit la proie toute désignée. La disparition des flottes de guerre
italiennes au début du Ve siècle priva Ravenne de toute possibilité efficace de réaction.
Le chapitre suivant prend en considération deux cas de rupture unilatérale de
géostratégie en Italie : ceux de 306 et de 408. Le premier exemple prend corps avec la
rébellion de Maxence. Acclamé en 306, il prit le contre-pied complet de son père et ancien
Tétrarque, Maximien. Il favorisa la ville qui l’avait vu prendre le pouvoir, Rome, et focalisa
sa « propagande » sur la renaissance de l’ancienne capitale. Milan, tombée sans résistance
face aux troupes de Constantin, fut par contre entièrement négligée par l’usurpateur. La
politique du vainqueur au lendemain de sa victoire en 312, éliminant les appuis et les
symboles de Maxence (garde prétorienne, equites singularis Augusti), ne fit, dans les faits,
qu’ancrer les réformes entamées par Maximien.
Le second moment de rupture peut être identifié avec l’élimination de Stilichon le 22
août 408, ainsi que de plusieurs hauts gradés et fonctionnaires fidèles au général, par les
proches d’Honorius. À cette époque, Alaric se situait précisément sur l’autre versant des
Alpes, dans la région d’Emona, afin de faire pression sur le pouvoir romain. Vers la fin du
mois d’octobre, le roi Wisigoth entamait déjà le siège de Rome. L’exécution du général, si
elle n’a pas provoqué la seconde invasion du roi barbare, l’a du moins largement favorisée et
facilitée en ayant éliminé le principal obstacle militaire aux ambitions du Wisigoth.
Si la première rupture, celle de 306, ne porta pas véritablement à conséquence dans la
cadre de la défense de l’Italie, mais s’est inscrite dans la poursuite de l’œuvre de la Tétrarchie
avec la marginalisation accrue du rôle de Rome en matière politico-militaire, la seconde, se
solda au contraire par le sac de Rome, qui demeurait inviolée depuis 800 ans, et la présence
destructrice de barbares dans la péninsule pendant près de quatre ans.
Le dernier chapitre s’est tout d’abord concentré sur les réformes politico-militaires de
la péninsule menées par la Tétrarchie avec, notamment, la création de l’Italie Annonaire. Il a
ainsi mis en évidence un lien de bipolarité entre Milan et Aquilée ainsi que la transformation
de la plaine nord-italienne en fer de lance de la réforme tétrarchique pour l’Occident dans le
cadre de la réaction à la « crise du IIIe siècle ». L’Italie du Nord n’a cessé, à partir de cette
époque, d’accroître son importance en matière politique et militaire, concentrant les organes
du pouvoir et les ateliers monétaires (une étude de la politique monétaire a par ailleurs permis
de démontrer le lien étroit entre le nombre, la répartition des ateliers et la géostratégie
italienne, de l’époque de Gallien aux premières invasions du Ve siècle) et s’instituant en
véritable « plateforme de projection de troupes » vers la région rhéno-danubienne.
La partie suivante s’est ensuite attachée à étudier l’attrait géostratégique de l’Italie du
Nord à travers les guerres civiles et les invasions germaniques ainsi que leurs effets
désorganisateurs respectifs qui contribuèrent activement à l’affaiblissement progressif de
l’Italie Annonaire. La première conséquence fut de générer de nombreux problèmes de famine
dans la péninsule à cause de la suspension de l’approvisionnement de Rome (essentiellement
dans le cadre des luttes intestines) et en raison du besoin exceptionnel de denrées rencontré à
l’occasion de la concentration ainsi que des manœuvres de nombreuses troupes dans le nord
de l’Italie, bien souvent pour plus d’un an. À ce problème s’ajoute également le phénomène
des pillages, majoritairement – mais pas exclusivement – réservé aux barbares qui, à plusieurs
reprises, n’ont pas été inquiétés pendant de longues périodes. L’analyse attire également
l’attention sur l’effet de désorganisation que jouèrent les luttes internes pour le pouvoir,
notamment à travers l’apparition des jeunes empereurs. Ces derniers accédèrent à la pourpre
en raison de l’assassinat de l’Auguste régnant lors des usurpations, à un âge où ils ne
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pouvaient activement diriger l’Empire, nécessitant la présence d’un régent qui concentra de
facto tous les pouvoirs militaires. Il s’ensuivit généralement une opposition entre les deux
figures entraînant à terme la disparition d’au moins un des protagonistes, ce qui accentua
l’instabilité du pouvoir en Italie. L’exécution de deux généralissimes (Stilichon en 408 et
Aetius en 454) s’est ainsi rapidement soldée par deux sacs de Rome (410 et 455). Enfin, ces
guerres menées sur le territoire italien portèrent inévitablement atteinte aux capacités
militaires de la péninsule, de manière particulièrement importante pour les guerres civiles qui
virent s’affronter deux armées romaines. La quasi-totalité de ces phénomènes apparaît en
nette augmentation à partir du dernier tiers du IVe siècle, époque à laquelle se rencontre un
affaiblissement structurel notable des ressources de l’Italie Annonaire.
La dernière partie a permis d’envisager l’état de l’armée d’Italie durant la première
décennie du Ve siècle et la défense de la péninsule jusqu’au milieu de ce siècle. Les effectifs
ont pu être estimés à environ 30 000 hommes en croisant les maigres données en notre
possession. La présence massive de Germains, atteignant au moins la moitié des effectifs
totaux, et servant parfois sous leurs propres chefs, ainsi que le problème endémique des
recrues semblent avoir été les principaux obstacles à l’efficacité de l’armée et ont, en ce sens,
activement contribué à sa médiocrité. Entre 408 et 410, l’armée d’Italie n’opposa presque
aucune résistance à l’envahisseur et Honorius ne parvint pas à définir une politique militaire
cohérente en raison de l’impréparation et de l’incompétence des cadres (et de l’empereur au
premier plan) afin de procéder à la réorganisation rendue nécessaire par la mort de Stilichon.
Toutefois, après le sac de 410, les sources, dont l’archéologie (en particulier pour la
région nord-ouest de la péninsule), témoignent d’une reprise immédiate des activités
militaires dès 411, sous le commandement de Constance III. Mais la guerre qu’il entreprit, en
portant ses efforts contre l’usurpateur Constantin III à Arles plutôt que de tenter de déloger les
Wisigoths qui ravageaient le sud de la péninsule, laisse transparaître une ambition et une
capacité fortement réduites de l’armée d’Italie et de la hiérarchie militaire romaine.
Les informations disponibles semblent alors témoigner d’un affaiblissement majeur de
l’armée et du pouvoir dans les années 420-430. Le coup de grâce ne vint toutefois qu’au
milieu du Ve siècle. En effet, pour la péninsule, l’échec définitif de Ravenne, retentissant, est
consacré par les destructions d’Attila des villes d’Aquilée et de Milan en 452 ainsi que par le
second sac de Rome par les Vandales en 455. Ces deux coups d’éclat n’entraînèrent aucune
réaction militaire de l’armée d’Italie ou de ce qu’il en restait. En réalité, le pouvoir ne fut pas
capable de faire face au schéma classique d’une invasion terrestre venant du secteur nord-est
de la péninsule ni de s’adapter à la nouvelle menace maritime des Vandales.
En conclusion, cette thèse aura permis, par le biais d’une analyse géostratégique, de
démontrer l’inadéquation des modèles stratégiques qui avaient jusqu’à présent été identifiés
pour l’Italie à l’époque tardive. Ce travail a de la sorte permis de définir une stratégie romaine
régie par l’empirisme, fonctionnant au cas par cas, ce qui n’a pas empêché des
développements parfois conséquents, surtout lors des guerres civiles. En Italie, la
réorganisation tétrarchique porta ses fruits en matière politique, militaire et économique
durant les deux générations successives. Les premiers signes d’affaiblissement peuvent être
globalement situés vers la fin du règne de Valentinien Ier pour connaître une rapide
détérioration avec les guerres civiles et les invasions germaniques qui se succédèrent en
territoire italien. Même si ces conclusions se limitent au cadre strict de la péninsule italienne
pour la période étudiée, cette recherche s’est également employée à mettre l’accent sur la
nécessité de différenciation géographique pour toute analyse de la stratégie romaine (la
défense du Danube étant différente de celle du désert ou de celle d’une province interne). Elle
a également permis de mettre en évidence le danger que comporte la transposition de
conceptions modernes sur les mentalités de l’Antiquité, comme la notion de « Grande
stratégie » qui résulte d’un anachronisme manifeste. Dans cette optique, l’intérêt de cette
nouvelle approche qu’est la géostratégie n’est plus à démontrer.
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