TT / PETER BROOK
l’exigeante voie
de la tolérance
Hampaté Bâ vous accompagne depuis long-
temps maintenant. Comment l’avez-vous
rencontré ?
Peter Brook : Je l’ai connu quand il était à
l’Unesco. Cet homme d’exception, très savant,
chaleureux, plein d’humour, impliqué dans la vie
internationale, avait su garder un profond lien à la
culture africaine, encore épargnée par l’industria-
lisme qui avait tant sévi partout ailleurs. Il incarnait
une tradition propre à l’Afrique, qui ne s’exprime
pas à travers les grands bâtiments et les œuvres
d’art mais dans les nuances de la relation humaine,
du lien entre l’être, ses proches et le vivant.
Pourquoi avez-vous choisi de monter cet
épisode extrait de Vie et enseignement de
Tierno Bokar, le Sage de Bandiagara ?
P. B. : Cette histoire montre comment une dispute
somme toute dérisoire, portant sur la quantité de
grains nécessaire pour une prière, dégénère en
une guerre terriblement sanglante, comment tou-
tes les tensions politiques, les intérêts du colonia-
lisme et les forces qui traversent alors le monde
pénètrent violemment dans un petit village africain
et finissent par le détruire. Ces événements, dont
les déflagrations se propagent au cœur des rela-
tions familiales, tribales, internationales, jusqu’aux
plus hautes décisions durant la seconde guerre
mondiale, posent la question du choix, entre la
tolérance, la générosité, l’ouverture, ou les com-
promis. Et ce récit nous dit que la violence et la
guerre sont une facilité. Chercher la pureté et la
tolérance est le chemin le plus ardu et exigeant de
1971 pour cela, pour dire que, si nous ne pou-
vons pas changer le racisme, ni les barrières entre
les pays, nous pouvons, au moins à notre petite
échelle, faire du théâtre l’affirmation vivante que
des gens, des races, des couleurs, des religions,
des cultures différentes, peuvent vivre et travailler
ensemble, que tous ces points de vue peuvent
raconter la même histoire. Ce fut la base du Maha-
bharata. Dans notre monde, la seule nationalité
réelle aujourd’hui est métisse.
Vous réalisez cette adaptation-ci en anglais…
La langue modifie-t-elle le travail ?
P. B. : Et comment ! On ne peut pas trouver deux
langues si proches physiquement et si lointaines
non seulement dans leur esprit mais aussi leurs
possibilités. Par exemple, le français déteste l’ac-
cumulation d’adjectifs, considérée comme une
lourdeur, et préférera un seul qualificatif. Pensée
pure, claire, cristalline ! En anglais au contraire,
se contenter d’un seul adjectif ou d’une phrase
qui donne juste l’information apparaît d’une plati-
tude terriblement ennuyeuse au théâtre. C’est une
phrase sans vie. Mais si vous mettez cinquante
adjectifs, un bon acteur la rendra extraordinaire-
ment colorée et vivante !
Vous avez encore réuni dans cette aventure
des acteurs de nationalités et cultures dif-
férentes… Comment créez-vous les condi-
tions de la rencontre ?
P. B. : En s’exerçant ensemble… Nous avons fait
presque un mois de travail préparatoire, à Wos-
tous. J’ai vu dans le livre d’Hampaté Bâ un drame
très puissant pour le théâtre, qui entremêle conflits
politiques, humains, religieux, philosophiques. Les
artistes ne doivent jamais croire qu’ils peuvent
changer le monde, mais notre responsabilité est
d’éveiller l’imagination du spectateur, de l’engager
émotionnellement, de le concerner, le toucher…
de secouer « quelque chose » avec des histoires
fortes pour ouvrir à la réflexion.
Eleven and Twelve plonge au cœur d’une
Afrique secouée par le colonialisme et les
luttes intestines. Comment traitez-vous
cette violence sur le plateau ?
P. B. : Le théâtre est l’art de la suggestion, non
de l’illustration. Le réalisme sur scène paraît vieillot
parce que dépassé et remplacé par le cinéma. Il
y a mille manières de suggérer… Le théâtre per-
met de montrer les multiples reflets d’une réalité
plurielle, contradictoire. La vérité échappe sans
cesse à toute tentative de la capter. Chacun veut
généralement l’utiliser pour ses propres intérêts.
Contrairement au cinéma ou au roman, qui livrent
le point de vue de l’auteur, le théâtre est stéréos-
copique, il est le lieu de rencontre des différences.
Shakespeare reste pour moi un modèle absolu
justement parce qu’il entremêle toutes les dimen-
sions de l’existence et les contradictions humai-
nes. Il peut se montrer d’une vulgarité éhontée et,
une seconde après, faire résonner une intuition
métaphysique. Il faut que le théâtre s’ouvre à la
coexistence des différences. Nous avons créé
le Centre international de recherche théâtrale en
claw, en Pologne : on a pris des scènes, dont
certaines n’existent plus dans la pièce d’ailleurs,
et on les a répétées, en changeant les disposi-
tions, les rôles, puis on a improvisé, recomposé le
texte, avec musique, sans musique… Ces exerci-
ces visent à créer une équipe, comme une équipe
de football, par l’activité physique et émotionnelle,
en se concentrant sur toutes sortes de proposi-
tions. Le véritable travail sur la pièce a commencé
à notre retour. Nous avons passé plusieurs semai-
nes dans une salle de répétition, et, dans cette
intimité, d’autres propositions émergent encore.
Maintenant aux Bouffes du Nord, c’est encore
autre chose. J’essaie d’éviter quoi que ce soit
de préconçu avant le début des répétitions. Les
phases de travail constituent un développement
continu. Une chose amène une autre. La forme
se découvre à la fin. Il faut faire énormément de
tentatives et accumuler beaucoup de matériaux
pour pouvoir éliminer, jusqu’à ce qu’apparaisse
ce qui est caché à l’intérieur.
Entretien réalisé par Gwénola David
Eleven and Twelve 11 and 12, d’après Amadou
Hampaté Bâ, adaptation de Marie-Hélène Estienne
et Peter Brook, mise en scène de Peter Brook, du
24 novembre au 19 décembre 2009, à 20h30, le
samedi à 15h30 et 20h30, relâche dimanche et lundi,
au Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis bd de la
Chapelle, 75010 Paris. Rens. 01 46 07 34 50 et www.
bouffesdunord.com. Spectacle en anglais surtitré en
français.
«Contrairementau
cinémaouauroman,
quilivrentlepoint
devuedel’auteur,
lethéâtreest
stéréoscopique,ilest
lelieuderencontre
desdifférences.»Peter Brook
© Colm Hogan
TT / STÉPHANE BRAUNSCHWEIG
Une maison de poUpée
et RosmeRsholm,
des histoires de rupture
Après Peer Gynt, Les Revenants et Brand,
vous parcourez l’œuvre du dramaturge nor-
végien Ibsen.
Stéphane Braunschweig : Ibsen est un auteur
dont je connais l’œuvre homogène qui décline une
même problématique sous des angles variés. Plus
jeune, je considérais ce théâtre comme bourgeois
et ses questionnements sociaux et moraux comme
datés, si ce n’est le poème épique à part Peer Gynt
que j’ai travaillé en 1996. Or, après avoir lu le théâ-
tre d’Ibsen, je me suis aperçu que Peer Gynt conte-
nait les thèmes matriciels des pièces ultérieures. Je
me suis passionné pour cet auteur, dont j’ai monté
Les Revenants, puis un autre poème épique Brand.
Je présente aujourd’hui Une maison de poupée,
pièce très connue, en miroir avec Rosmersholm,
moins connue. Le diptyque est à voir séparément
ou intégralement. Les pièces sont traversées par les
mêmes questions à l’intérieur d’un projet plus large
pour cette saison à La Colline, qui s’intitule « Rêves
d’héroïsme et de radicalité ».
ces deux êtres. Rebecca a fasciné Freud, c’est un
personnage mystérieux qui dévoile peu à peu sa
personnalité et son histoire.
Comment se manifeste la radicalité dans
l’œuvre d’Ibsen ?
S. B. : Pour Ibsen, l’épanouissement individuel ne
peut advenir que dans la rupture avec l’héritage
et l’hérédité. Peer Gynt veut être « soi-même »,
mais à force de détours et de fuites face à l’enga-
gement, il ne fait que réaliser le rêve de sa mère
qui le voulait roi du monde : il devient empereur
de soi-même. Brand choisit d’emblée le refus de
l’héritage, et Nora pose un acte de rupture avec
son mari et à travers lui, avec son père. C’est la
question posée de l’individualité et de l’individua-
lisme, et le déni de l’idée qu’on serait le rêve de
ses parents pour leur bon plaisir. Rosmersholm
est cette propriété transmise en héritage de géné-
ration en génération de pasteurs. Rosmer rompt
Les personnages d’Ibsen sont-ils héroïques ?
S. B. : Quand on aborde Une maison de poupée
– un univers assez apaisé à travers un couple qui
vit une harmonie du quotidien liée à de petits com-
promis –, on s’aperçoit que Nora, le personnage
féminin, a une double vie qui la conduit à se rêver
l’héroïne d’une autre existence où elle serait la sal-
vatrice de son mari. Ce portrait héroïque qu’elle
se fait d’elle-même la conduit, après beaucoup de
désillusions, de masques tombés et d’envies de
suicide, à poser un geste radical : quitter son mari
et ses enfants. À l’inverse dans Rosmersholm, on
part d’une situation dans laquelle les personnages
épousent davantage la radicalité. Le couple du
pasteur Rosmer, dont l’épouse s’est suicidée un
an auparavant, et de Rebecca West suscite étran-
geté et interrogations. C’est un couple platonique,
une amitié entre homme et femme, une relation
qui se veut pure, fondée sur l’élévation de l’être
humain. Or, le pasteur Rosmer est en rupture avec
son projet qui se brise sur les transgressions de
avec cette tradition. Les deux pièces sont reliées
par cette radicalité.
Quel rôle jouent le compromis et le men-
songe dans la vie des personnages ?
S. B. : Ibsen est lucide, on ne peut pas s’en sortir
sans radicalité destructrice, et c’est une contra-
diction. Cette question ne semble pas réglée dans
l’œuvre d’Ibsen, et en cela elle est très moderne.
La relation de Nora et de son mari est visiblement
fondée sur des masques. Peut-on fonder une vie
sur des mensonges ? Les mensonges recouvrent
des réalités inconscientes profondément enfouies
qui, quand elles explosent, détruisent.
Propos recueillis par Véronique Hotte
Rosmersholm, de Henrik Ibsen, mise en scène
Stéphane Braunschweig, du 14 novembre au
20 décembre 2009, et du 9 au 16 janvier 2010,
mercredi 19h30, vendredi 20h30, samedi 20h30 et
dimanche 19h. Une maison de poupée, mardi 19h30,
jeudi 20h30, samedi 17h, dimanche 15h30. Le samedi
et le dimanche en intégrale. Au Théâtre de la Colline,
15 rue Malte Brun, 75020 Paris. Tél. 01 44 62 52 52.
«PourIbsen,
l’épanouissement
individuelnepeut
advenirquedans
laruptureavec
l’héritage.»Stéphane Braunschweig
© Elizabeth Carecchio