Frank Drogoul, LE MYTHE DES STRUCTURES

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Le mythe des structures
« désaliénantes »*
Frank Drogoul
Paris
Face à ce qui se passe actuellement à Paris, l’attachement des psychothérapeutes
institutionnels au décloisonnement entre l’intra et l’extra-hospitalier et en leur sein entre les
différentes structures du collectif aurait permis que, devant le miroir aux alouettes des “lits
parisiens”, soit immédiatement perçus les projets sous-jacents du démantèlement de la
psychiatrie de secteur.
C’est pourquoi cette réflexion, qui date de dix ans, nous apparaît comme actuelle. Elle illustre
en effet les écueils du cloisonnement sectoriel autant dans la conception des rares clubs qui
existent, ou ont existé à Paris, que dans celle des structures “alternatives” à l’hospitalisation.
Nous finirons par une illustration clinique, Francis.
club thérapeutique et intra-hospitalier
Le club, comme opérateur d'une quotidienneté, n'est qu'un moyen et non un but institutionnel.
Dans les cures individuelles, il permet d'organiser ces "espaces de jeu" où vont pouvoir surgir
les problématiques fantasmatiques des patients, et donc aider au travail thérapeutique. Quant à
son effet sur le collectif, il conduit à une réflexion de chacun sur sa fonction, son rôle et son
statut. Instituant la Loi de l'échange, il implique et nécessite la libre circulation. Cette dernière
est possible pour les soignants, de plus en plus pour les soignés, au niveau réglementaire.
Mais nous travaillons au niveau des fantasmes. Et ces derniers brisent en éclats les
rationalisations — dans un précédent travail nous avons analysé comment un mode
d'organisation du travail libéré de la hiérarchie et des horaires stéréotypés découpant l'espace
en pavillons distincts et le temps en équipes elles aussi distinctes, place les soignants dans une
nouvelle position face à l'intériorisation surmoïque, donc face à la castration.
Dans la situation actuelle, force est de constater que la mise en place d'une "distinctivité"
institutionnelle — c'est-à-dire de lieux variés gérant la quotidienneté —, est vite rendue
impossible si le collectif dans son ensemble ne met pas le cloisonnement en question. La
rigidité administrative et le respect des traditions généralement mis en avant, ont obligé les
thérapeutes à admettre que l'on peut, par devoir, traiter les malades mentaux dans une
structure lourde, ségrégative et donc aliénante.
Accepter de s'occuper de patients psychotiques, accepter d'occuper une fonction de psychiatre
public comporte des devoirs. C'est déjà une juste récompense de pouvoir constater qu'à travers
ceux-ci, l'aide apportée aux malades mentaux est considérable. Mais cela ne doit pas endormir
la vigilance devant les possibilités réelles qu'offre la structure hospitalière et de secteur.
Si l'équipe élude les problèmes qui se posent pourtant naturellement aux nouveaux venus, rien
ne sera là pour commencer à les résoudre.
Il existe une dialectique dans le changement, imprévisible tant que l'on ne s'y est pas engagé.
Choisir des courts-circuits institutionnels pour gagner du temps et de l'énergie comporte les
risques de confondre les choix circonstanciels avec une théorie globale.
L'hôpital choisi dans notre étude est particulièrement favorisé pour permettre la mise en place
d'un nouveau fonctionnement « Post-Esquirolien » : il se situe pour ainsi dire
géographiquement au centre du secteur que les équipes psychiatriques ont à prendre en
charge, l'administration ne s'oppose pas aux innovations d'horaires différents malgré sa
préférence naturelle pour l'encadrement par équipes distinctes (un des services les a adoptées)
et elle a accepté, lorsque cela lui fut demandé, d'allouer un budget pour une association à but
non lucratif régi par la loi de 19O1 (le club du service fonctionne depuis six ans, deux autres
s'organisent).
Nous pouvons donc dire que si rien ne change, c'est que les thérapeutes n'en ressentent pas le
besoin.
A force de "pouvoir" fonctionner dans un cadre classique, chaque pavillon a organisé un
mode de travail particulier. Chacun affirme avoir admis l'introduction du club thérapeutique
dans l'enceinte du service ; mais une chose est certaine : personne n'a modifié son mode de
fonctionnement, n'a changé les horaires des réunions de synthèse lorsque celles-ci
chevauchent celles du club, aucune concertation n'a pu mettre en place un minimum de
simultanéité organisationnelle afin de libérer des moments horaires pour ce dernier.
Jamais en six ans, depuis la création de cet élément fondamental de la psychothérapie
institutionnelle la modulation des horaires n'a été discutée en réunion des médecins. Donc
jamais ne fut abordé ce problème en réunion de synthèse des différents pavillons.
Le club a été défini sur le même registre : on lui a trouvé cent cinquante mètres carrés entre
deux unités du service, on y a détaché une équipe de quatre puis neuf membres, qui bientôt
devint également l’équipe de l’hôpital de jour. Un psychologue et un médecin y furent
engagés.
Mais plus grave, nous semble-t-il, est la théorisation qui émerge de l'isolement du lieu et de
l'équipe-club. C'est ici que les choix pratiques immédiats, non seulement retardent le travail
en profondeur nécessaire à une transformation des habitudes de soins, mais deviennent même
la source d'une "néo-théorisation" interne regrettable.
Le club devient l'endroit où le patient « prépare sa sortie » ; avec l'hôpital de jour il « occupe
l'intervalle entre la ville et l'hôpital psychiatrique ». Ainsi théorise-t-on la dialectique entre le
dehors et le dedans : le club est le « dehors dans le dedans de l’hôpital psychiatrique », ce qui
entraîne une position très particulière quant aux projets qui s'y décident — « Un jour il y a un
bon projet, F.S. qui le propose ne le soutient pas. On fait une partie du projet sans lui. Mais ça
ne tient pas ou ça dure, lentement, jusqu'à ce qu'un autre reprenne le relais. Mais à F.S., qu'est
ce que cela lui a apporté ? On ne le sait pas. Si on le savait, ce ne serait plus le club, ce serait
le dedans. Le dehors du club pour être tel nécessité de rester en dehors du diagnostic, du
pronostic et du numéro de Sécurité Sociale ».
Le problème tient dans le fait que la pathologie de F.S. consiste précisément en une
impossibilité à mener ses projets jusqu'au bout. Si personne ne l'accompagne lors de ceux-ci,
parce que ses thérapeutes ne savent que très peu ce dont il retourne dans ce club, et que
l'équipe du club — extérieure aux décisions thérapeutiques —, a pris l'habitude de voir les
patients s'inscrire dans une activité puis disparaître et de trouver la chose normale, comment
peut-on éviter à F.S. de retomber sans cesse dans le piège de sa maladie ?
Un tel club se présente donc comme une super-ergothérapie, vitrine pour les visiteurs, les
étudiants venant aux séminaires analytiques qui ont lieu dans l'amphithéâtre de l'étage
inférieur, symbole des progrès du désaliénisme.
Mais coincé et figé entre différents pavillons qui insistent pour garder leur "liberté"
individuelle, il ne peut en aucun cas tenir le rôle que les théoriciens institutionnels voulaient
lui donner : créer des lieux d'échanges et de parole et traiter l'aliénation institutionnelle.
A la limite, ce club, par son isolement, peut devenir une structure dangereuse pour certains
patients car il crée des lieux d'inscription symbolique, alors que les thérapeutes ne sont pas
dans la possibilité de gérer l'angoisse psychotique que cette inscription peut déclencher.
Brigitte part tenir sa permanence au bar de neuf heures à dix heures trente. Souvent elle quitte
le pavillon détendue et revient dans un état d'agitation et d'agressivité extrême. Parfois, seul
l'enfermement arrive à la maintenir et l'améliore sur le plan clinique. Les tentations sont alors
grandes de considérer que le club la déstabilise. De même, dans ses périodes
d'oppositionnisme, elle crie ses grands dieux que jamais plus il ne sera question pour elle de
se faire exploiter à travailler bénévolement au bar. Si à ces moments là, elle sent ses
thérapeutes indifférents ou même soulagés (« le club ne lui réussit pas »), rien ne la poussera à
y retourner. C'est ainsi que certains patients restent hospitalisés pendant des mois sans mettre
une fois le pied dans ce lieu communautaire.
Chez certains, l'interdiction de sortir, même au club, peut être une prescription qui dépasse
largement les mesures prises contre les évasions : diversifier les lieux de parole serait
dangereux pour nombreux psychotiques ; leur vie serait en danger s'ils se perdaient dans trop
d'activités et les rencontres non maîtrisées qu’on peut y faire. D’autres, par contre, les
névrosés, ne doivent en aucun cas s’y rendre parce que leur pathologie y trouverait un théâtre
trop complaisant. Une phrase telle que « ce patient ne doit pas rester en institution, il ne faut
donc pas qu'il commence à s'incruster au club », peut être juste dans certains cas où
l’hospitalisme devient, par exemple, symptôme phobique, procurant trop de bénéfices
secondaires. Mais lorsqu'elle est répétée, pour des dizaines de patients qui pour la plupart
rechutent plusieurs fois dans l'année, elle dépasse de loin le cas individuel au sujet duquel elle
émerge. Elle entre tout simplement dans un énoncé stéréotypé qui veut ignorer et nier
l'importance de la vie quotidienne en institution.
D'un côté une décision arbitraire : « L'institutionnel ne m'intéresse pas », de l'autre un effet
pratique de ce désintérêt : de nombreux patients n'ont pas à s'investir dans cette circulation. Et
en conséquence de tout cela un fait : le désir de leur thérapeute se situant ailleurs, les patients
végètent sans autre inscription que leurs séances de thérapie et le service se remplit de
"chroniques" âgés et sédimentés.
Un tel club est relégué dans la rubrique socio-occupationnelle, on s'y adresse comme ailleurs
on s'adresse à l'ergothérapie. Mais une salle d'ergothérapie est intégrée aux pavillons, alors
que ce lieu ne fait que coexister sans véritable osmose avec le reste du service, ce qui en
exclut ceux des patients qui en auraient le plus besoin pour lutter contre leur apragmatisme.
Pour ceux qui s'y rendent, il reste un lieu de rencontre, de circulation, donc par nature un lieu
de transfert, effectivement dangereux s'il n'est pas pris en charge par l'équipe soignante, risque
conséquent à son statut d'extra-territorialité.
Les structures intermédiaires
Nous pouvons faire les mêmes critiques des structures dites intermédiaires dont les
organisateurs vantent les succès.
Ces dernières (foyer, appartements associatifs ou thérapeutiques, hôpitaux de jour, certains
C.A.T.) sont en permanence présentées comme un lieu intermédiaire, « transitionnel » —
combien ce terme de Winnicott est galvaudé — entre l’hôpital et le chez soi.
On y reprend sans le savoir les principes des premiers aliénistes : s’appuyer sur la partie saine
de l’individu malade pour l’aider à renoncer à sa folie.
On demande aux patients un projet, les structures intermédiaires se vivant comme transitoires
par principe, afin de favoriser le passage d'un espace "surprotecteur", l'hôpital, à un espace
personnel, autonome.
Sur ces bases, les succès sont nombreux, car l'accueil y est en effet plus souple, moins
« aliénant ». Les équipes sont généralement plus jeunes, motivées, ayant souvent choisi de
travailler là pour fuir la routine asilaire. En contrepartie, les équipes de l'intrahospitalier les
soupçonnent d'avoir choisi ces affectations par commodité d'horaire et par fuite de la
psychiatrie "lourde".
Pour permettre à ces structures d'être un lieu de transition moins médicalisé par rapport
auquel les patients vont et viennent selon leur degré d’autonomie, un effort quasi constant est
fait pour se démarquer de l’hôpital.
Ce n'est pas la présence quasi muette de la surveillante ou d'un médecin de l'extrahospitalier
aux réunions de synthèse des pavillons, qui compensera cette non institutionnalisation des
échanges entre les différentes structures.
Il faut néanmoins remarquer que les théories issues de ces lieux concernent une pathologie
mentale "triée" même si chaque foyer à "son" psychotique lourd.
Certains patients — nous pensons encore à Brigitte — ne peuvent sans risque sauter sans
transition, sinon des entretiens préliminaires, dans cet inconnu, cet autre lieu qu'est un foyer
de secteur. On peut considérer que sa maladie est telle que le travail doit continuer dans
l'intrahospitalier. Mais dans ce cas, elle risque, comme de nombreux autres, de ne jamais
pouvoir constituer une candidature raisonnable, alors que l'instauration de passerelles, grâce
au club, éviterait de la confronter à ces deuils multiples occasionnés par les sorties, à ces
passages de seuils trop déstructurants pour elle.
La politique des foyers
L. Dreyfus et ses collaborateurs distinguaient en 1968, à partir d'une expérience de cinq ans,
la notion d'hospitalisation « partielle », opposée à la notion d'hospitalisation « totale »
(référence probable à Goffman) définie comme un dispositif soignant qui, par son caractère,
« se fait trop enveloppant et risque de gêner l'émancipation de certains malades, comme un
arbre dont la branche maîtresse porteuse d’un nid serait trop éloignée des autre branches,
empêchant ainsi le volettement précoce des oisillons. »
Il définit ainsi deux critères favorables pour cette prise en charge partielle. Premièrement, elle
a pour fonction d'être transitoire : « L’aggravation ou la persistance de l’inadaptabilité dont
l’essentiel se traduit par l’impossibilité de faire résider le malade à l’extérieur du foyer (...)
même si l’implantation professionnelle semble valable et durable, est considérée comme un
échec, dans la mesure où la vocation du foyer est avant tout celle d'un tremplin. »
Deuxièmement, pour mener à bien ce projet, « il semble que les petites dimensions et le
caractère humain de l'institution permettent plus facilement à des solutions humaines de s'y
dégager. »
Le projet est donc « d'être disponible, juste ce qu'il faut, et laisser l'émancipation vers la
rupture se produire. »
Les projets initiaux des foyers de secteur sont régulièrement de ce type : pas de prise en
charge supérieure à six mois, à un an. La réalité de la psychose leur fait souvent changer de
pratique...
La politique des hôpitaux de jour
J.M. Valette peut être considéré comme représentatif du courant qui anime actuellement les
thérapeutes des hôpitaux de jour, lieux qu'il présente ainsi :
« De par son découpage spatio-temporel, l'hôpital de jour va d'emblée poser le problème de la
séparation : il s'agit de se séparer tous les soirs du lundi au jeudi pour se retrouver le
lendemain matin et de se séparer le vendredi soir pour se retrouver le lundi matin. La scansion
du temps qui semble la spécificité de l'hôpital de jour pose quotidiennement le problème de la
séparation jusqu’au jour de la sortie qui constitue de fait une séparation réelle. »
Le grand risque des hôpitaux de jour est selon l’auteur la chronicité, celle la même que l’asile
sécréterait ; c’est pour cette raison qu’il craint « que si l’on n’y prend pas garde, l’hôpital de
jour institution apparue lors de la deuxième moitié du XXème siècle dans les zones urbaines,
soit la transposition actuelle des asiles de la France rurale du XIXème siècle adaptée aux
normes socioculturelles de notre époque. Ainsi se pérenniserait un état de chronicité dans le
fonctionnement des structures de soins psychiatriques. »
Selon lui, la chronicité pourrait alors provenir des soignants — incapables de maîtriser la
durée de l'hospitalisation de jour et transformer ainsi la position du patient « d'invité à l'aise »
en celle de « parasite » — autant que des soignés, incapables de sortir, soit parce que
l'institution devient « trop bonne », soit parce que la structure s'isole creusant ainsi « le fossé
au fond duquel elle sera enterrée tôt ou tard ».
Mais qu'en est-il de cet isolement ? Il résulte d'un choix des soignants qui craignent par
principe la contamination par la chronicité hospitalière. Il leur faut donc, en compensation,
entretenir une noria d'admissions et de sorties qui privilégie le couple départ-remplacement
sur le « suivi » thérapeutique. L'isolement redouté finit par être réel, l’organe l’emporte sur la
fonction, l’état des lieux importe plus que ceux qui les traversent.
L’auteur pose les limites de la pratique « éducative » d’un hôpital de jour qui doit éviter
« l'activisme ergothérapique » « dangereux » ( euphémisme ?), et rester ferme sur les contrats
d'admission dont la finalité est de permettre que la sortie, donc la séparation, soit travaillée au
mieux car « l'absence de limites à l'hospitalisation lorsqu'il y a absence de contrat, semble
favoriser la chronicisation des patients. »
Ainsi donc, ces auteurs en arrivent à prôner les « ruptures-passages à l'acte » venant du soigné
comme des soignants, intervenant alors « comme un rejet et peut-être aussi un refus que le
risque de chronicisation ne devienne trop important. Ce serait là un moyen détourné, en tout
cas non conscient, de lutter contre la chronicité, contre la dépendance des soignés à notre
égard, témoignant de nos difficultés à vivre de bonnes expériences de séparation »
Toute la littérature sur les structures intermédiaires regorge de ce type d'analyse, magnifiques
rationalisations qui éludent la question de l'aliénation institutionnelle et celle de l'espace
transférentiel indispensable à de nombreux psychotiques. Trouver un foyer en région
parisienne qui garderait un psychotique plus d'un an devient une gageure, et dans tous les cas
il faut faire semblant de présenter un "projet" de future sortie, alors que pour beaucoup de
patients, le projet même du foyer ou de l'hôpital de jour est déjà le résultat d'un travail de
restructuration de plusieurs années.
Francis
Le cas de Francis nous semble exemplaire : Francis a été hospitalisé à la clinique de La Borde
en juillet 83 sur sa demande et celle de son médecin traitant. A son entrée ce patient présentait
un état psychotique avec un automatisme mental très important (télépathie, devinement et vol
de la pensée), associé à un délire paranoïde à thème de persécution sexuelle. L'angoisse
extrême le confinait dans un isolement et un apragmatisme massif. Le diagnostic de
schizophrénie ne fait aucun doute.
La description de Francis par sa mère met en évidence un caractère schizoïde antérieur avec
retard de langage, tendance à l'inhibition et au repli. Francis décrit à l'âge de 8 ans un épisode
de dépersonnalisation avec impression d'être double. A l’âge de 16 ans lors du divorce de ses
parents, à la suite de graves difficultés scolaires et un profond malaise « à vivre », il est suivi
pendant un an et demi dans un CMPP. A cette époque d’après son médecin le contact était
difficile et déjà d'allure schizoïde.
Toute la petite enfance de Francis s'est passée dans un univers très conflictuel : la mère A.S.
tentait de « soigner » son mari (le père de Francis) alcoolique qui présentait de graves troubles
de l'humeur (alternance de dépression et d’excitation) cicatrisant sous forme paranoïaque.
Francis se souvient de son impuissance à protéger sa mère des passages à l'acte agressifs de
son père.
L'insertion socioprofessionnelle reste précaire quand il quitte le foyer familial pour aller vivre
avec une amie à l'âge de 18 ans. Cependant la relation très symbiotique avec cette jeune
femme lui permet de faire des travaux intérimaires et de subvenir à ses besoins, pendant qu’il
fréquente l’université des Beaux Arts sans réussir toutefois à avoir de diplôme. En effet, à
l'âge de 24 ans alors qu'il travaille comme animateur dans les écoles maternelles, la séparation
d'avec cette jeune femme va induire une lente mais progressive désinsertion sociale. Francis
va s'isoler et se replier sur lui-même, perdant tout contact avec le monde extérieur, et un an
plus tard il est renvoyé de son travail du fait de son comportement bizarre et lointain (il lui est
arrivé d'oublier des enfant dont il s'occupait). Ainsi à l'âge de 26 ans, sans domicile ni travail,
il va errer, vagabonder dans les rues de Paris, faisant la manche pendant la journée, louant de
temps en temps des chambres d'hôtel ou il passe la nuit — et même la journée — à
expérimenter son changement intérieur et à communiquer télépathiquement. Dans sa lettre de
demande d’admission, il écrira : « Je me sentais solitaire même entouré des autres et en
attente d'une autre personnalité. Au fur et à mesure du temps, je me sentais perdre pied d'avec
la réalité, n'arrivant plus à me concentrer, j'avais l'impression presque physique de me
noyer. » La lettre pathétique de Francis décrit d'une façon tragique le processus dissociatif de
la schizophrénie.
En janvier 83 il retourne voir son médecin du CMPP afin d'être hospitalisé ; celui-ci le décrit
ainsi : « Il est en état de crise paranoïde, avec magnétisme, influence, sentiment qu'on veut le
violer... » Francis cependant ne se fera pas hospitaliser tout de suite, il est venu à Blois mais
n'a pas pu arriver jusqu'à la clinique. De retour à Paris, il se rend chez la soeur de son
ancienne amie dans un état hallucinatoire, et dans une recherche affectivo-sexuelle désespérée
il a l'impression qu'elle lui demande par télépathie de la déshabiller et de lui faire l'amour.
Celle-ci porte plainte pour tentative de viol et il est incarcéré, inculpé d'attentat à la pudeur sur
une personne majeure. C'est de là qu'il écrit à la clinique pour demander son admission dès sa
sortie de prison.
A son arrivée, seule une cure de sismothérapie a permis de "nettoyer" le parasitage permanent
producteur d'angoisse extrême. Cependant après un an de suivi psychothérapique, il persistait
toujours une inhibition et un apragmatisme, le délire avait diminué sans pour autant être
critiqué et les expériences télépathiques rendaient très pauvre son insertion affective. En effet,
il est resté très longtemps solitaire avec de grandes difficultés pour nouer des relations
amicales avec d'autres pensionnaires. C'est à travers un investissement de plus en plus
important dans les activités quotidiennes qu'il a pu, en trois ans, se protéger du danger intrusif
que constituait pour lui toute relation sociale, et voir ses sensations de transparence —tout le
monde pouvait savoir ce qu'il pensait, ce qu'il avait fait — s'estomper.
Parallèlement, Francis a pu reprendre contact avec sa mère et ses deux soeurs aînées. Au
début de ses troubles, il s'était fâché avec son beau-frère à la suite d'une crise clastique où il
avait tout cassé dans l'appartement. Ayant pu reprendre dans le calme ces événements
familiaux traumatiques, Francis est allé passer de plus en plus fréquemment ses week-ends
chez sa mère ou l'une de ses soeurs jusqu'à ce qu'il demande sa sortie pour un foyer parisien.
Francis s'est ainsi installé à Paris en septembre 86, dans un foyer dont les règles d'admission
sont volontairement strictes : six mois renouvelables une fois, afin de l'aider dans son projet
d'autonomisation. Si nous suivons les critères théoriques présentés plus haut, la tentative de
réinsertion de Francis est un échec ; il n'a pas été accepté à un stage de formation de la
COTOREP, il a encore moins eu la possibilité de trouver un travail. Au contraire
l'apragmatisme dans lequel il s'est laissé glisser cette année a vu, non pas resurgir car il est
permanent, mais s'aggraver son automatisme mental. Il a également découvert les effets de la
bière ; « les après-midi sont moins longues » peut-il avouer au bout d'un an.
Les rares lieux d'investissement que nous sommes arrivé à lui trouver dans la ville ne suffisent
pas à le protéger de l'intrusion délirante. Grâce à l'atelier peinture du club qui a bien voulu
l'accepter malgré qu'il soit hors secteur, il a pu organiser en juin dernier une exposition dans
un cabinet d'anciens psychiatres de La Borde — on fait du secteur avec les moyens du
bord ! — et il a été très ému de voir ses amis toujours hospitalisés arriver le jour du vernissage
avec le J.7 de la clinique et acheter une toile à l'aide d'une subvention du club. Il avait trouvé
de lui même un atelier géré par la ville de Paris, mais il ne peut s'y rendre devant l'importance
des expériences télépathiques qu'il y subit. Une consultation hebdomadaire, un samedi toutes
les trois semaines à la clinique et des week-ends et soirées régulières en famille forment une
sorte de "prothèse" pour lui permettre de "tenir" en ville. N'ayant plus sa place à la clinique,
Francis ne veut ni prolonger, ni rapprocher ses visites, mais il était heureux de pouvoir y
passer le réveillon du premier de l'an où un spectacle de R. Queneau, Exercices de style, a été
présenté par une vingtaine de patients. En revanche, il parle avec une certaine nostalgie des
occupations qu'il y avait durant sa dernière année : « Le matin, j’assistais à la réunion orange
accueil, parfois, lorsque c'était avec un moniteur que j'aime bien, c'est moi qui faisais la
feuille de jour (le soir à 17 heures pour l'accueil du lendemain) ; de 10 heures à 11 heures je
tenais le standard sauf deux matinées par semaine où je m'occupais de la caisse de dépôt
(banque interne gérée par un groupe de patients en collaboration étroite avec les soignants du
bureau administratif), l'après-midi deux fois par semaine je tenais le bar de 15 heures à 16
heures 30. Pour le service de table, c'était comme pour la feuille de jour, j'y participais
régulièrement quand il y avait quelqu'un que j'aime bien. » En dehors de ces occupations, il y
avait bien entendu les différentes réunions des ateliers où il s'était engagé, l'atelier peinture
animé par un de ses deux médecins le jeudi après-midi, et puis « toujours quelqu'un à qui
parler dans les infirmeries des différents pavillons ». Francis est également très fier d'avoir été
le dessinateur du nouveau guide « La Borde-mode d'emploi » confectionné il y deux ans.
Francis vient de passer un an dans un foyer parisien, et la description qu'il en donne regorge
de ces « lacunes » que préconise Hochman pour les structures intermédiaires. « Je vois mon
référent tous les lundis soirs une demi heure ; sinon, on est entre malades, les infirmiers sont
dans leur bureaux, on peut aller les voir si on a besoin de quelque chose, mais ils sont souvent
en réunion, et les veilleurs de nuit ne sont pas engagés pour discuter avec nous. Sinon, une
fois par mois, la directrice nous réunit pour faire le bilan des informations. »
Il est certain que ce témoignage est à prendre avec toute la subjectivité de Francis, mais il en
parle sans aucune acrimonie car c'est le prix qu'il s'imagine avoir à payer pour être plus
autonome à Paris ; il serait même resté plus longtemps si on avait voulu le garder, mais il doit
faire l'expérience de la séparation...
Cette année, il a eu quelques flirts, ce foyer étant mixte ; il a aussi fait connaissance de ses
voisins de chambre, étant donné qu'il reconnaît avoir passé cinq à six heures par jour sur son
lit. Toutes ses nouvelles amitiés se sont terminées dans une ambiance télépathique
effroyablement persécutante, sauf avec une jeune eurasienne envers qui il a pu garder la
bonne distance, qu'il voudrait garder comme amie mais qui est actuellement de nouveau
hospitalisée.
Tout n'est pourtant pas négatif pour ce jeune patient ; il est arrivé à consolider ses relations
avec ses soeurs et sa mère, et a eu une intuition brutale (non délirante!) pendant le mois d'août
alors qu'il isolait le grenier de chez sa mère en vue de l'hiver prochain : pendant ces dix jours
de travail, la télépathie s'est assagie et ce qu'il en restait avait une tonalité bienveillante. Pour
la première fois, Francis a reconnu ce qu'il niait sans appel depuis des années, c'est-à-dire un
lien possible entre l'extinction de son automatisme mental qu'il est toujours incapable de
critiquer, et une occupation où il prend du plaisir. Il se remémore qu'à La Borde durant ses
permanences au standard, au bar, à la feuille de jour, le parasitage cessait. Pour qu'il arrive à
cette compréhension de sa maladie, il fallait déjà qu'il ait des activités mais aussi que ses
thérapeutes croient eux-mêmes à ce lien. C'est encore bien précaire car l'autisme résiste, mais
désormais il parle d'un travail à mi-temps, standardiste... A travailler en thérapie...
Il nous fallait trouver un projet pour qu'il soit accepté dans un nouveau foyer — un travail, un
CAT, ou un hôpital de jour — mais surtout des garanties qu’il fera un effort pour
« s’autonomiser ». En dernier ressort, c'est à l'hôpital de jour contigu au foyer actuel qu'il
devrait passer l'année. Cette admission lui a ouvert immédiatement une place dans un nouveau
foyer.
L'hôpital de jour se situe à l’étage inférieur, mais Francis s’y est rendu une fois seulement en
un an pour prendre un pot au bar.
Son admission a été facilitée parce que cet été, le soignant qui a remplacé son référent y
travaille ; il était juste « détaché » pour combler les problèmes d’effectif durant le mois
d’août.
Ces deux structures partagent le même réfectoire, mais chaque groupe mange séparément. On
les sert et on les dessert sauf le dimanche où 16 francs sont alloués aux pensionnaires du
foyer ; chacun fait alors ses courses et sa cuisine pour soi ; parfois ils partagent leurs mets ...
Francis est un schizophrène victime d'un automatisme mental quasi permanent. Mais lorsqu'il
analyse ce type de fonctionnement, il n'est aucunement fou. Il décrit parfaitement le
cloisonnement des "structures intermédiaires", qui s'atomisent les unes par rapport aux autres,
même lorsqu'elles ont la même administration — ce que la mutation pendant les vacances
révèle. Dans quinze jours, il quittera le foyer et descendra d'un étage pour y passer ses
journées, à faire un peu de raphia et probablement assister à quelques réunions soignantssoignés, ce qui n'est même pas certain.
Dans son parcours à travers les structures psychiatriques urbaines qui ne fait que commencer,
et malgré les pseudo-projets qu'on lui demande, Francis s'enferme lentement dans une
passivité dont on était arrivé à le sortir un peu. Il ne manquera plus que le « succès » de
l'entreprise, selon les termes des théoriciens de « l'intermédiaire », c'est-à-dire l'autonomie en
studio pour l'y installer définitivement.
Nous finissons par nous demander si ce sont des mêmes psychotiques dont nous nous
occupons, lorsque nous lisons des assertions comme : « La seule alternative à la psychiatrie
qui n'engendre pas la marginalisation chronique de la réinsertion au titre de marginal ou de
guérison sociale au titre de "malade", est celle de la vie ordinaire — et non pas celle d'une
psychiatrie dans la vie ordinaire. A partir du moment où nous créons des lieux de vie ordinaire
pour soigner l'incapacité à vivre dans la vie ordinaire, nous en faisons des lieux à part. (...)
Disons-le nettement, il n'y a d'alternative à la psychiatrie que la non-psychiatrie, que l'espace
de la vie ordinaire dans lequel nous évoluons tous avec des trajets plus ou moins tordus mais
sans que personne ne s'occupe d'aménager le territoire autour de nous pour nous y
"réinsérer". »
En effet seul un espace associatif et thérapeutique pourra, selon nous, aider les
schizophrènes à ne pas tout simplement disparaître dans cette vie sociale ordinaire. Et ce ne
sera pas la porte ouverte pour un repas de temps à autre dans leur ancien foyer, quelle qu'en
soit l'importance, qui les protégera suffisamment de la pente naturelle de leur maladie qui
mène à la rupture des rapports sociaux. Notre individualisme à nous, non psychotiques, ne
peut ni ne doit leur servir de modèle.
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