Les institutions gériatriques entre rationalisation et subjectivation

Les institutions gériatriques entre rationalisation et
subjectivation
Université de Liège
Département de Sciences Sociales
I. INTRODUCTION
A l'origine de tout projet de recherche, nous rappellent nombre de manuels de
méthodologie en sciences sociales, sommeille souvent une question de départ qui
anime, voire tourmente le chercheur avant de prendre progressivement forme en un
projet de recherche articulé autour de problématiques théoriques puis de modèles
d'analyse davantage affinés. Dans le cadre de la recherche qui nous a préoccupé, cette
question pourrait se résumer communément par la question suivante : «comment des
professionnels de la santé peuvent-ils parvenir à tenir le coup dans un milieu de travail
aussi dévalorisé que la gériatrie ?». Question à première vue abrupte, voire incongrue.
En effet, pourquoi porter l'interrogation sur cette question ? Faut-il voir là, une fois de
plus, une forme d'expression de la malice du sociologue dont l'intention serait de
montrer que les sacro-saintes valeurs d'aide, de dévouement, de sacerdoce ne règnent
plus en maître au sein de l'hôpital ? Ainsi s'agirait-il d'entretenir systématiquement le
soupçon et reconnaître que l'hôpital est aujourd'hui livré au désenchantement, à la
désorganisation et à la démotivation de son personnel. Pauvres patients âgés, dans un tel
contexte, ils se verraient octroyer bien peu de place, oubliés dans quelque unité
hospitalière au personnel soignant démotivé ou déqualifié!
Cette lecture n'a rien de surprenant. Nombre d'analyses convergent1 pour
montrer qu'en Belgique la rationalisation des politiques de santé en faveur des
personnes âgées a été très largement synonyme de contrôle des dépenses, des normes de
lits et d'encadrement. En clair, il fallait faire aussi bien sinon mieux avec des moyens
désormais comptés, programmés et contrôlés de façon à augmenter l'efficacité des
diverses actions entreprises dans le secteur de la santé. Transposée au niveau
hospitalier, cette logique rationalisatrice ferait de l'hôpital un univers fortement
technique, obéissant à des prérogatives médicales strictes, orienté par des standards
professionnels inculqués et entretenus par la profession. Or, les professionnels le savent,
cette hypothèse générale de la rationalisation vient heurter de plein fouet les
représentations des professionnels de soins gériatriques. Ceux-ci exercent dans des
unités moins techniques et aux soins extrêmement lourds où tous les sens sont
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constamment sollicités par les signaux de détresse d'une société vieillissante, où les
impératifs administratifs et légaux incitent à la production d'actes et d'examens
médicaux souvent épuisants pour le patient lorsqu'ils sont massivement prescrits dans
des délais fort courts et ce, pour répondre aux normes de la loi belge de 1984 instituant
les nouveaux lits gériatriques aigus et sub-aigus (indice G des lits).
De là découle cette question de départ formulée en milieu hospitalier. Elle
permet d'insister sur le défi que constitue pour des professionnels gériatriques le
vieillissement de la population. Défi certes général mais se traduisant concrètement ici
en termes d'organisation des soins, de coopérations complexes entre acteurs et entre
services, d'évaluation, de négociation, d'intégration de multiples logiques de travail
autour du patient âgé, de reconnaissance professionnelle, de formation, etc. Bref, autant
de façons de saisir sociologiquement un problème de société à partir des questions
concrètes qu'il pose quotidiennement à des acteurs de terrain confrontés à un problème
auquel l'hôpital général était, il faut bien le reconnaître, peu préparé.
II. LA NAISSANCE D'UNE GERIATRIE MODERNE
Au cours des années 80, le paysage hospitalier belge s'est sensiblement modifié,
consacrant l'avènement d'un véritable plateau technique excluant de ses murs les
services non suffisamment médicalisés2. La médicalisation et la technicité croissantes,
fers de lance du nouveau "concept" hospitalier, devaient faire - selon les intentions du
législateur3 - de l'hôpital une organisation plus performante, offrant des services de
courte durée et de meilleure qualité. Les services reposant exclusivement sur les soins
infirmiers seront supprimés, les hôpitaux se resserrant autour des services traditionnels
de chirurgie et de médecine interne.
La gériatrie s'inscrit bien dans ce mouvement. Elle apparaît même comme
l'exemple par excellence de cette mutation. Ainsi, afin de «mieux répondre aux besoins
de notre population vieillissante»4, un arrêté royal5 institue les Maisons de Repos et de
Soins (M.R.S.) et ceci, dans le but de sortir du contexte hospitalier les patients ne
nécessitant plus d'intervention médicale et ne requérant que les seuls soins infirmiers6.
On le voit donc clairement : en Belgique, le problème hospitalier détermine la politique
extra-hospitalière et la façon dont sont définis les besoins et les réponses à apporter aux
patients âgés. L'hôpital apparaît comme point de départ de cette politique.
Les nouvelles normes d'agrément du service G vont préciser le profil médical du
patient. Celui-ci se caractérise désormais par le caractère aigu de la pathologie. Le
patient doit, en effet, être «atteint d'une pathologie multiple qui, sans traitement
approprié, est de nature à le rendre invalide et à prolonger le séjour à l'hôpital» ou qui a
évolué «en phase sub-aiguë et dont la revalidation est devenue l'aspect le plus important
du traitement». L'âge moyen des patients est en outre précisé : il doit être au minimum
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de 75 ans. La nature du traitement également («traitement actif permettant de renvoyer
le patient au plus tôt dans un état de rétablissement optimum de son potentiel
physique»). De plus, la durée d'hospitalisation est limitée, elle ne peut être supérieure à
trois mois.
En développant le secteur extra-hospitalier7 et en instituant des services G au
sein des hôpitaux généraux, le législateur a contribué à ce mouvement de rejet hors de
l'hôpital de tous les services faiblement médicalisés. Ce rejet des unités de soins pour
malades chroniques témoigne du fait que l'hôpital devient le lieu par excellence des
diagnostics et des traitements aigus. En quelques années, l'Etat a accéléré la mutation de
l'hôpital : celui-ci est loin désormais de la notion d'hospice.
III. L'ORGANISATION HOSPITALIERE RATIONALISEE
Mais cette logique rationalisatrice n'apparaît pas seulement au niveau d'une
tentative de maîtrise de la croissance des dépenses de santé. Elle concerne également
l'organisation et la division mêmes du travail sanitaire. Avec les progrès que connurent
les sciences et les techniques depuis le siècle dernier, une division complexe du travail
s'est installée dans le monde hospitalier. Une véritable industrie est progressivement
apparue, répondant à des normes de production et à des mécanismes de contrôle,
recherchant la productivité et l'efficacité économique. Les spécialités médicales et para-
médicales se sont multipliées, les fonctions se sont hiérarchisées, les tâches
fragmentées. L'hôpital est désormais confronté aux mêmes problèmes que ceux d'une
entreprise privée : déqualification des tâches, croissance des coûts, bureaucratisation de
la gestion, compétitivité face à la concurrence. Des modèles tayloriens ont été appliqués
à l'organisation.
S'inscrivant dans une logique de production technique et ce, dans un laps de
temps minimal - puisque la durée de séjour doit être écourtée -, la gériatrie reposerait
sur un cadre organisationnel général fortement rationalisé. Or, on sait combien les
patients gériatriques présentent des polypathologies complexes nécessitant souvent du
temps pour un diagnostic médical précis mais aussi pour une revalidation adaptée à
leurs rythmes de vie (de la voix, de la respiration, des mouvements) plus lents. A terme,
cette logique d'organisation peut s'avérer contre-performante, nécessitant un coût
humain considérable, si elle ne s'appuie sur une adaptation des formes mêmes de
l'organisation devant sans cesse allier l'eau et le feu : acuité des soins et revalidation
lente et progressive du patient.
Alors que le nursing journalier comporte d'importantes tâches nécessitant
énormément de temps et d'énergie, on peut se demander comment s'organisent
concrètement les modalités pratiques de travail au sein de ces «terres amères»8 ? En
effet, dans un cadre strictement bureaucratique, professionnel et technique, la gériatrie,
généralement considérée comme un secteur médical peu en pointe et offrant, par la
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répétitivité des soins, théoriquement peu de pôles d'investissement à ses professionnels,
apparaîtrait démotivante.
Dans l'ensemble des unités, l'avènement d'une gériatrie moderne ne se vécut
guère sans heurts. Pour les professionnels peu habitués à ce mariage entre technique et
revalidation relationnelle, la gériatrie était quelque chose à inventer. Dans ce contexte
fortement rationalisé, les infirmières tentaient souvent de s'en tenir à la stricte définition
technique de leurs tâches tandis que les aides sanitaires effectuaient l'essentiel des
tâches éreintantes (toilettes, déplacer les patients, servir et desservir les repas, nettoyer
les vases de nuit, etc). Rapidement, la division des tâches devenait un enjeu au sein de
l'équipe soignante. Des conflits apparaissaient, des coalitions d'acteurs se formaient
autour de la délimitation des tâches, de l'orientation à conférer à l'action gériatrique ou
encore autour du contrôle de l'entrée des patients en unité9. Des acteurs quittèrent
définitivement les services gériatriques.
IV. DES FORMES D'INNOVATION
Pourtant, au sein de différentes unités10, des formes de flexibilité
organisationnelle se sont développées. Elles intègrent plus largement l'autonomie des
professionnels, le développement de structures horizontales, la coopération, la
valorisation de la dynamique des groupes, l'expérimentation technique (notamment en
matière de prévention des escarres) et la recherche d'innovation. Autant de signes
témoignant d'un décloisonnement. Ces innovations s'inscrivent dans un projet global de
revalidation apparu au sein de quelques unités. Comme tout projet, celui-ci est une
intention, une orientation d'actes procurant un sens à l'action. Il est une réponse inventée
pour solutionner les problèmes pratiques par l'instauration de nouvelles règles de travail
dotant peu à peu les professionnels d'un cadre référentiel spécifique. On sait dorénavant
que la réussite de tout suivi thérapeutique repose sur des coopérations larges entre tous
les professionnels et entre les différentes logiques d'acteurs. L'équipe soudée devient le
socle de base sur lequel s'appuient les relations de travail. L'équipe est là pour
remotiver, aider, permettre de souffler ou de se décontextualiser par rapport à une
charge émotionnelle parfois trop forte.
Des réunions hebdomadaires et pluridisciplinaires où s'échange l'information
sont organisées. Le médecin reconnaît implicitement au personnel la capacité de
produire des connaissances pertinentes pour la réussite du traitement entrepris à partir
de l'observation quotidienne du patient par l'équipe. A l'inverse d'autres unités
hospitalières plus traditionnelles, on insiste systématiquement sur certaines règles
banales et apparemment anodines : on veille à ce que le patient mange, boive, soit
propre. On accorde une importance particulière aux soins de confort, aux escarres et à
tous ces mouvements infimes du patient : marcher, faire sa toilette seul, se rendre seul
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aux toilettes, etc. Ces gestes sont intégrés à part entière dans le processus de traitement.
On surveille l'hydratation et les mictions, on stimule le patient, on l'accompagne, on
adapte le matériel et les locaux aux patients âgés (rampes dans les couloirs, salles de
séjour aménagées, matériel prévu pour soins plus lourds, etc). On observe, on note, on
discute en équipe.
Fondamentalement, dans cette gestuelle à première vue insignifiante, se
constituent des savoirs. Enormément de «coups de patte», de savoir-faire apparaissent
avec le temps et l'expérience, témoignant d'une forte capacité d'invention et de
créativité. Derrière ces tours de main répétés tels que la manutention, le traitement des
plaies, se cachent bel et bien de véritables savoirs ou actes raisonnés sous-tendant ces
savoir-faire. Ainsi, à force de les avoir côtoyés, le personnel soignant apprend à
anticiper les escarres, les problèmes de constipation ou de déshydratation pouvant
entraîner des conséquences graves chez le patient d'âge avancé. Toute une connaissance
du patient âgé s'élabore. Des compétences insoupçonnées sont mobilisées, des trucs et
des «ficelles» s'échangent sans cesse. Du «métier» s'élabore progressivement.
V. UN PROBLEME DE RECONNAISSANCE
De là à faire des professionnels gériatriques de véritables experts, il n'y aurait
qu'un pas... Pourtant, une question d'importance se doit d'être soulevée. Ces savoirs ne
sont guère reconnus par une institution hospitalière valorisant les savoirs techniques et
académiques officiels. L'hôpital est peu enclin à reconnaître des savoirs non formalisés,
intuitifs. Or, là réside sans doute bien le vrai défi de la gériatrie : celui de l'acquisition
d'une reconnaissance sociale et institutionnelle de son action. Mais force est de
constater qu'elle demeure peu valorisée et généralement méconnue. Ici, un bref recul
théorique s'avère nécessaire.
Si l'on suit les enseignements que nous livre la tradition sociologique
interactionniste américaine11, il y aurait lieu de ne pas s'intéresser au travail uniquement
en termes de pouvoir, de division du travail, de rapports de production, d'efficacité, de
structure mais de relever la nature même des tâches accomplies. Et en cette matière, on
observera que le travail de soins révèle de multiples facettes. Il peut ainsi apparaître
tantôt comme un body work, tantôt comme un sentimental work, tantôt comme un
comfort work ou encore comme un dirty work 12 livrant quotidiennement le soignant
aux blessures et aux souillures d'autrui. A ce propos, on soulignera qu'en gériatrie, le
travail est particulièrement lourd et astreignant. De surcroît, les professionnels sont
souvent dépréciés, identifiés et s'identifiant eux-mêmes à un «dépôtoir» où sont placés
tous les patients que ne souhaitent plus traiter les autres services de l'hôpital.
Mais après avoir insisté sur la nature même des tâches et rappelé combien elles
peuvent parfois paraître pénibles pour le personnel soignant, un retour à la question de
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