AVÈNEMENT DE LA GASTRONOMIE, GOÛT CULINAIRE,
ESTHÉTIQUE DES PHILOSOPHES
(Friedrich von Rumohr et Hegel)
par
Victor HELL *
1 - Me faut-il excuser ou justifier l'intrusion d'un littéraire - d'un
compariste - dans un débat sur les sociologies? J'ai conscience de la diffé-
rence de nature entre le discours littéraire et le logos des sociologues.
Quelques brèves remarques sur le titre de mon exposé avant d'entrer
dans le vif du sujet. Je commence par le sous-titre. Pourquoi Friedrich
von Rumohr? L'écrivain, qui est le type même du cosmopolite du XVIII"
et du début du XIX" siècle (1785-1841), est, avec Grimod de la Reynière,
Marc-Antoine Carême et Brillat-Savarin, un des fondateurs de la gastro-
nomie moderne en tant que science humaine. Je le rattache, par sa con-
ception de l'écriture comme par l'orientation de sa pensée, à ces écrivains-
philosophes qui ont fait l'Encyclopédie qui est bien une œuvre littéraire à
vocation sociale. Son ouvrage Geist der Kochkunst ne porte pas son nom;
il l'a attribué
à
Fritz Kënig qui a été son cuisinier. Je passe sur les raisons
de cette substitution; mais c'est bien Friedrich von Rumohr qui est
l'auteur de Geist der Kochkunst (publié en 1823, c'est-à-dire deux ans
avant la Physiologie du goût)
Quant au titre même: Avènement de la gastronomie, goût culinaire,
esthétique des philosophes, il se justifie pour deux raisons .
Strasbourg
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Tout d'abord à cause de l'importance du goût en matière d'art culi-
naire et puis pour une raison plus spécifique. Friedrich von Rumohr est,
en effet, le fondateur de la
Kunstwissenschaft
en Allemagne, de même
que Jakob Winckelmann est l'initiateur de l'archéologie allemande. Il a
été conseiller de la cour du Danemark pour des problèmes artistiques; il a
fondé et organisé la collection des gravures sur cuivre
à
la bibliothèque
royale de Berlin. On lui doit de nombreux ouvrages dont Remarques sur
l'architecture des Anciens, une Histoire de l'art de l'antiquité et surtout
les Italienische Forschungen (Recherches sur l'Italie) en trois volumes,
parus entre 1827 et 1831. Nous voilà bien loin, semble-t-il, de la gastrono-
mie. Eh bien, non. Friedrich von Rumohr établira une analogie entre les
principaux types de cuisine et les' styles essentiels en matière de création
artistique. Je ferai quelques brèves remarques
à
ce sujet. Pourquoi distin-
guer goût culinaire et esthétique des philosophes? De quels philosophes
s'agit-il?
L'avènement de la gastronomie moderne à la fin du XVIIIe et au
début du Xl'X> siècle coïncide avec le mouvement d'idées que Jacques
Chouillet qualifie comme une révolution esthétique. Ainsi que l'indique le
titre même de l'ouvrage ie plus connu de Brillat-Savarin, la gastronomie
moderne se trouve intimement associée au devenir de deux disciplines,
d'orientation, certes, très différente, et pourtant en quelque sorte solidai-
res, qui se sont développées dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle: la
physiologie et l'esthétique dont le goût est une des composantes essentiel-
les. II - J'entre, à présent, dans le vif du sujet. Le thème que je traite con-
cerne à la fois l'esthétique et la culture. J'aurais pu en choisir d'autres.
Étudier, par exemple, la nature du discours littéraire d'un auteur qui,
à
la
différence de Brillat-Savarin, s'adresse tout particulièrement aux femmes,
aux ménagères, non pour les confiner dans le domaine des trois K., mais
pour les ouvrir à la vie économique. J'aurais pu traiter aussi de l'écono-
mie puisque Rumohr établit des rapports entre la conception originelle de
l'économie et l'économie politique; ou choisir la conception totalisante de
la cuisine que Rumohr partage avec Carême.
Je retiens l'esthétique parce qu'elle occupe une place centrale dans
l'histoire des idées au tournant du XVIIIe au XIXe siècle. Rumohr, en
effectuant une étude comparative des diverses cuisines dans l'histoire, dis-
cerne une analogie entre les principaux styles dans les beaux-arts et les
types de cuisine: il distingue les styles: austère (streng), gracieux (anmu-
tig), somptueux (gleissend). C'est le style gracieux qui a ses préférences et
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il se réfère à Carême qui, dans Le Pâtissier royal, définit le genre mâle et
élégant.
III.
Esthétique des philosophes et goût culinaire.
Voici le paradoxe dont l'importance culturelle n'est pas encore plei-
nement reconnue. A la même époque où sefonde et s'affirme la gastrono-
mie moderne - dont le principe esthétique est le goût -l'esthétique des phi-
losophes allemands, en particulier de Kant et de Hegel (c-à-d. l'esthétique
de l'idéalisme allemand) tend à exclure legoût -du moins le goût sensuel -
d'un domaine qui comprend la critique du jugement esthétique, la criti-
que d'art, la réflexion sur l'évolution et la finalité des œuvres d'art. Deux
exemples. On sait que la Critique du Jugement (1790) de Kant devait être
à l'origine une critique du goût (Geschmacksurteil). L'œuvre définitive
débute, certes, par des réflexions sur le goût - «Le jugement de goût est
esthétique» - mais, en vertu même de son criticisme, Kant exclut le goût
sensuel, et par conséquent l'art culinaire, du vaste domaine auquel
s'applique le jugement
(Urteilskrafti.
Plus significatives encore sont les
conceptions de Hegel (1770-1831) dans son Esthétique que Georg Lukàcs
considère comme le point culminant de la pensée bourgeoise en matière de
philosophie de l'art.
Hegel parle à plusieurs reprises de Friedrich von Rumohr en tant
qu'historien de l'art (il ignore L'esprit de l'art culinaire); c'est l'auteur des
Italienische Forschungen qui retient l'attention du philosophe parce que
les recherches sur l'Italie constituent, à ses yeux, l'élément «le plus nou-
veau et le plus intéressant» dans le débat que suscite la fonction de
«l'idée» dans l'art. Je résume brièvement la démarche de Hegel dans ses
divers jugements sur l'œuvre de Rumohr. Elle a pour tendance essentielle
d'affirmer l'idéalité de l'art, de réduire la part du sensible et de privilégier
«deux sens théoriques»: la vue et l'ouïe. Je cite Hegel: «Il s'ensuit que le
sensible doit, certes, être nécessairement présent dans l'œuvre d'art mais
qu'il ne doit apparaître qu'en tant que surface et apparence du sensible...
C'est pourquoi le sensible dans l'art ne concerne que les deux sens théori-
ques, la vue et l'ouïe, alors que l'odorat, le goût et le toucher (Gefühl)
doivent être exclus de la jouissance de l'art».
IV. Ces conceptions ont de multiples conséquences philosophiques
et culturelles dont les unes se manifestent directement alors que d'autres
n'apparaîtront qu'à plus longue échéance.
a) Elles provoquent la mutation de l'esthétique en une philosophie de
l'art dont Hegel est le représentant le plus typique.
b) En excluant le goût sensuel de l'esthétique elles contribuent à ren-
forcer le clivage entre Kultur et Bildung (que l'on retrouve chez Freud).
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c) L'art culinaire et la gastronomie se trouvent, eux aussi, exclus du
domaine de la Bi/dung: Nietzsche aura conscience de cette singulière ano-
malie et en dénoncera les effets avec toute sa verve de polémiste.
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