
en scène autour de la diligence qui doit partir pour Riga une galerie de per-
sonnages très typés, en un délé d’ instantanés quasi cinématographiques 
sur la toile de fond des échanges paresseux et stupides des policiers. La 
palme de la caricature est ici réservée  à leur chef, le Gendarme du quar-
tier, auquel Chostakovitch attribue  une voix de ténor extrêmement aiguë, 
presque un fausset. Tyrannique et sadique, il incarne de façon mi-comique, 
mi-terriante l’oppression menaçante des années 1920 en Russie – en fait, 
la notion même d’oppression. L’accumulation progressive des personnages 
est rendue  musicalement par une succession de brefs épisodes contrastés, 
associée à la croissance de l’hystérie collective qui aboutit à la capture du 
Nez. L’évocation de la folie capable de transformer  une foule en meute 
sanguinaire n’est certes pas sans rapports non plus avec l’époque. Mais la 
dimension que lui donne Chostakovitch la hausse  au niveau de symbole 
universel. 
  Chacun des personnages est caractérisé avec une netteté de 
traits que met en valeur l’extrême variété des registres expressifs. Tous les 
types de vocalité s’y mélangent, du parlé au chant virtuose, de l’expansion 
lyrique à l’énonciation mécanique, jusqu’à intégrer les bruits les plus tri-
viaux de la vie quotidienne (rires, ronements, onomatopées, injures).
  En étroite symbiose avec la vocalité, l’orchestre amplie l’impact 
émotionnel que revendique le compositeur. Il y a dans l’écriture du  Nez  
une vitalité, une énergie, une exubérance qui ne sont pas seulement dus 
à sa jeunesse (il a 22 ans lorsqu’il termine son opéra), mais à la conscience 
d’appartenir à une génération d’artistes d’avant-garde aux racines d’un 
modernisme prometteur. Modernisme hélas radicalement battu en brèche 
en Russie soviétique, ce dont Chostakovitch eut particulièrement à sourir 
tout au long de sa carrière.
  La modernité du Nez tient en tout premier lieu à la conception 
du théâtre lyrique qui lui est propre. Au débat séculaire sur la prééminence 
de la « musica » ou de la « poesia » dans l’opéra, il ajoute un troisième 
terme : texte, musique et action scénique sont envisagés par lui comme 
trois entités devant s’interpénétrer de manière indissociable. Conception 
prophétique de l’interdisciplinarité des arts que cultive avec prédilection 
notre époque...
  Cette modernité tient également  à l’introduction, au cœur de 
l’action dramatique, d’ épisodes  purement orchestraux, à première vue in-
congrus, qui dévoilent leur nécessité lorsqu’on observe leur écriture et leur 
place dans le déroulement de l’oeuvre. Le plus frappant de ces épisodes 
est un « Interlude pour percussions seules », extrêmement audacieux pour 
l’époque, qui cache derrière l’impression de chaos qu’il dégage, une écri-
ture on ne peut plus sévère et rigoureuse. Il est situé dans l’action très exac-
tement au même point que le premier « blanc » introduit par Gogol dans la 
conduite de son récit, et assume la  même fonction de distanciation et de 
déstabilisation. Belle trouvaille d’analogie musicale d’un procédé littéraire.
  L’alternance rapide de scènes comiques, satiriques, terriantes 
ou tragiques, intimistes ou  collectives, traversée d’épisodes orchestraux 
qui soulignent la situation dramatique imprime à l’opéra un rythme sou-
tenu qui occulte sa durée, relativement longue (près de 2 heures, sans 
entracte). 
  Par ailleurs, la nature « bigarrée » du récit donne à Chostako-
vitch l’occasion d’exploiter en tous sens une imagination musicale qui 
semble sans limites, puisant à des sources multiples. Chœurs religieux, 
polyphonies à voix d’hommes, ballade populaire, monologues lyriques 
dans l’esprit du grand opéra russe, pastiches humoristiques d’éléments 
opératiques traditionnels, s’insèrent dans la trame de dialogues proches 
de la langue parlée,  à mi-chemin entre diction théâtrale et chant. Tout cela 
accompagné, souligné ou contredit par les innombrables jeux de sonorités  
d’un orchestre parfaitement maîtrisé.
  Se souciant peu de la diculté des conditions de réalisation 
de l’époque, il n’hésite pas à multiplier les lieux, à en situer deux simulta-
nément sur la scène, ou à imaginer un dialogue entre la salle et la scène. 
Cette diculté n’en est plus une à l’heure des technologies contempo-
raines, et quiconque connaît l’art de William Kentridge ne sera pas sur-
pris qu’il ait trouvé dans Le Nez un terrain d’élection pour son imagination 
créatrice.
Comme le nez au milieu de la gure
Il faut imaginer un collage comparable à ceux des grands plasticiens mo-
dernes ou contemporains, les Braque, les Picasso, les Schwitters… A la 
diérence près que ce collage mesure plusieurs mètres de haut et qu’il se 
déploie dans les trois dimensions d’une scène de théâtre ! Pour aborder 
Le Nez de Chostakovitch, William Kentridge n’a rien renié de son identité 
propre, celle d’un artiste d’aujourd’hui qui est à la fois un génial touche-
à-tout et un véritable auteur bâtisssant une œuvre cohérente en abordant 
un ensemble restreint de thèmes et de motifs qu’il remet sans cesse sur 
le métier et qu’il revisite sans relâche à travers des techniques diérentes.
Pour cet artiste sud-africain qui pratique avec le même bonheur le des-
sin, la vidéo, l’animation, la sculpture, l’installation et la performance, le 
choix d’aborder Le Nez de Chostakovitch n’est pas innocent. La mise au ban 
de l’individu, Kentridge l’a vue de près. Il fait certes partie de la minorité 
blanche de son pays, mais il ne cesse d’interroger la question de l’altérité et 
de l’existence humaine dans un environnement oppressif. A l’opéra, il a déjà 
abordé aux rivages du Retour d’Ulysse de Monteverdi et de La Flûte enchan-
tée de Mozart dont il a donné une relecture méditative, s’interrogeant sur 
la face sombre des Lumières du XVIIIe siècle et sur le colonialisme (ce spec-
tacle a été présenté au Festival d’Aix-en-Provence en 2009). Dans l’opéra de 
Chostakovitch, Kentridge met en scène avec humour une gure d’altérité 
inquiétante, car émanant du sujet lui-même : dans son spectacle, le nez 
apparaît comme un double inversé de Kovaliov, sa part d’ombre. Il accuse 
d’ailleurs une ressemblance frappante avec le propre nez de Kentridge, qui 
injecte souvent une part autobiographique dans ses œuvres. En somme, je 
est un nez qui est un autre !
L’appendice nasal devient dès lors un motif omniprésent dans les vidéos 
projetées sur le collage démentiel qui tient lieu de scénographie, mêlant 
coupures de journaux, à-plats de couleurs et décors en relief (un pont, un 
appartement de deux étages, etc.). Ce nez que l’on voit jouer du piano 
dans des images d’archives, chevaucher un er destrier ou danser en tutu 
apparaît bientôt comme le «ça» au sens freudien du terme, soit l’élément 
refoulé qui vous bondit à la gure… après s’en être détaché ! Il peut 
symboliser l’identité profonde d’un compositeur condamné à dissimuler 
ses pensées pour survivre dans l’URRS de Staline. Il peut signier aussi la 
part insolente, instinctive et indomptable d’un artiste comme Kentridge, 
propre à glisser des sous-textes subversifs dans les œuvres apparemment 
les plus inoensives. Il n’en reste pas moins le protagoniste d’une soirée 
d’opéra qui ne ressemble à aucune autre, et qui s’apparente à une gigan-
tesque installation aussi démente que séduisante.
LES NOTES N°4 - Décembre  2010
Les Notes sont éditées par L'association des Amis du Festival d'Art Lyrique d'Aix-en-Provence - Hôtel de Gaillard-d'Agoult,
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